A
la mĂŠmoire de notre ami
Jean-Michel MARCHAL
... Et
la vie continue Jean-Claude EPIS
Un seul être vous manque…. Et la vie continue. Les arbres continueront de pousser, les rivières de couler, le soleil de briller, le vent de souffler. Les graines que l’on a semées donneront une belle fleur, de beaux fruits. Un seul être vous manque…. Et la vie continue. Il faudra toujours payer ses factures, vidanger la voiture, sortir les poubelles, peindre les volets pour ne pas que l’hiver les abîme. Il faudra toujours protester, manifester, taper sur la table, revendiquer. Il faudra toujours rigoler, picoler, jouer, Et chanter ! Il faudra toujours. Un seul être vous manque…. Et la vie continue. Mais putain, qu’est-ce qu’il va me manquer !
Revue trimestrielle culturelle d’expression et de parti pris autoéditée par l’association « Les Refusés »
Tous
les
textes
et
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restent la propriété exclusive de Contacts Par mail à : lesrefuses@free.fr Par courier : Evelyne KUHN 47 rue du Maréchal Oudinot 54000 Nancy Olivier THIRION 29 Avenue Sainte Anne 54520 Laxou
leurs ayants droit respectifs. Toutes reproductions ou utilisations, en dehors
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Dépôt légal : janvier 2006 ©Les Refusés 2006 ISSN : 1777-8832
parution dans un prochain numéro. Ou prendre contact sur notre site web
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Sommaire
Numéro 2
ETAT D’URGENCE • • • • • • • • • • • • • • • p.9 Les bourreaux poétiques des refusés
IN MEMORIAM • • • • • • • • • • • • • • • • p.12 GAMAY
À CHAUD ! • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.14 CRIL LES DÉFIS DE L’ÉCRITURE 2005 • • • p.17 «BABYN LITO» • • • • • • • • • • • • • • •
p.29
AFFAIRE DE CLASSES, AFFAIRE CLASSÉE
p.37
LA JEANNE D’ARC ROUGE • • • • • • • • •
p.49
LES LAPINS • • • • • • • • • • • • • • • • •
p.53
LES BRUITS QUI PENSENT • • • • • • • • •
p.58
Paul FILIPPI
Jean-Claude EPIS Evelyne KUHN
Christine PASINA Damien RAYMOND
Vous n’avez pas le premier numéro de la revue ? Vous souhaitez connaître les points de vente et avoir plus d’infos ?
IGOR JOUE AVEC SES ÉMOTIONS • • • • • • p.67 Rémi MANIETTE
LES DEUX COLONNES DU TEMPLE... • • • • p.71 Xavier BROCKER
AINSI VA LE VASTE CIEL • • • • • • • • • • p.81 Théo - Véronique BLANCHOT
LA MARELLE • • • • • • • • • • • • • • • • • Jacques NICOLLE
p.95
LA PHOTO • • • • • • • • • • • • • • • • • p.103 Louise
PENSE LES ARBRES • • • • • • • • • • • • p.107 Théo - BOREV
LE DIARISTE A LES BOULES • • • • • • • • Olivier THIRION
p.115
CARNET DE CAMPAGNE • • • • • • • • • • p.125 du soldat Anicet Canus au 150 R.I.
CHRONIQUE DU TEMPS DES MURS 2 • • • p.137 Olivier THIRION
CHRONIQUE-COPINAGE • • • • • • • • • • p.139 Evelyne KUHN
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Venez sur notre site internet : http://lesrefuses.free.fr Et découvrez un espace complet et convivial regroupant toutes les informations sur l’association et la revue, un forum de discussion et une boutique en ligne vous permettant de commander votre revue en version imprimée ou informatique (version eBook disponible uniquement sur le site).
Editorial
Philippe Sidre, directeur du Théâtre Gérard Philipe de Frouard.
Matériel et immatériel ne font pas bon ménage. Argent et culture non plus. Peut-on réellement mesurer la culture ? L’art a-t-il une valeur mesurable ? La désagréable expérience* à laquelle est confronté aujourd’hui le Théâtre Gérard Philipe de Frouard ainsi que les permanents et les artistes qui y travaillent
en
est
l’illustration
patente.
Pris dans une double
tourmente
et judiciaire, l’art a
bien du mal à y retrouver
ses
demande
petits.
l’impact
On
de
mesurer
théâtre,
de
création
artistique
Combien
de
combien
d’habitants ?La question
rentabilité
économique est au cœur
système
depuis plusieurs années.
On parle d’objectifs à
atteindre, de seuils de
rentabilité, de moyens
à mettre en œuvre, de
ratios
fiscalisation
lieu la
du
nous
financière
de société.
vous ?
Pour
de
la
de
notre
à
calculer.
La
prouver est
spectateurs
du
qu’un utile
à
avez-
milieu
associatif a également
bouleversé les visions de
la notion de projet, du
faire ensemble. Sans nier
la nécessité des moyens
financiers indispensables
au
fonctionnement
d’un théâtre, on peut se
demander ce qui pousse
nos élus politiques à sans
cesse
des
comptes à court terme, à
essayer de rentabiliser
les créations artistiques.
demander
Cette ambivalence ne cesse de me hanter depuis que j’ai pris la direction de ce lieu en septembre. Au-delà des responsabilités des uns et des autres, c’est une question de choix de société que nous devons nous poser. A entendre beaucoup d’entre nous, l’art serait donc un accessoire, un plaisir supplémentaire que l’on s’offre de temps en temps, un moyen pour décompresser du stress quotidien,
6
un loisir au même titre qu’un farniente estival. Nous sommes tombés bien bas sur l’échelle de la civilisation. Il est sûr que sans art, on peut vivre. Le problème est de se demander comment on peut vivre. L’art pose des questions, renvoie à des interrogations essentielles, invite au savoir, à regarder, écouter, sentir, toucher, penser autrement. Ces fonctions semblent devenir problématiques pour nos modes de fonctionnement contemporains. Nos modes ? Ou les modes que l’on essaie de nous imposer. L’art est tout le contraire du calcul, de la fatalité. Et c’est bien le problème. L’art nous empêche de devenir des moutons de Panurge,de raisonner dans le même sens, de prendre les choses par le même bout, de penser comme l’autre. Alors que nous nous épuisons à construire sans cesse des autoroutes pour les moutons que nous voulons devenir. L’art nous aide à deviner la peur, à nous confronter avec elle, à la sublimer pour mieux la combattre. L’art sert à ouvrir les yeux. Nos réactions devant les incidents des banlieues en sont un monstrueux exemple. Quand des élus en viennent publiquement à rendre responsable la polygamie des immigrés des révoltes, on se dit qu’il reste du chemin à faire et que les théâtres sont plus que jamais utiles. Utiles pour apprendre simplement à éviter de se laisser influencer perpétuellement. Utiles pour nous apercevoir enfin que nous sommes différents. Utiles pour apprendre à penser autrement. Utiles pour apprendre à retrouver le chemin de la pensée et du débat qui fait avancer, qui forge les projets. Au-delà des esthétiques, c’est dans ce combat qu’il nous faut nous engager si on ne veut pas un jour être les seuls à penser autrement qu’avec un écran de télé. * Le théâtre Gérard Philipe de Frouard est en redressement judiciaire depuis octobre 2005. Dessin de Tosca « un théâtre qui ferme c’est un parking qui brûle ! »
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Etat d’urgence Les bourreaux poétiques des refusés
D
«
eux fois par semaine y’a des you-yous dans nos mairies ...» Déjà que c’était difficile de vivre dans la Moselle du bon Docteur Kiffer et de l’extrême droite plurielle ...
Près de chez nous, dans les banlieues modèles pendant que l’on nettoie les racailles au karcher, des femmes seules se suicident, des mères de famille se font défenestrer par leur mari, victimes de la pire des violences... celle qui est dans la tête ... A Paris le petit lapin méchant et bondissant, le speedé de la discrimination positive (coups de matraques pour les enfants d’immigrés et sourire pour les électeurs du front) annonce qu’il faut déposer le bilan des Zep ... « Et oui , ma pauv’ dame...Où donc est le bon temps des colonies? Le temps béni où la France amenait la civilisation et le progrès aux peuples arriérés (comme à Setif en 45 ...?) Au moins, en ce temps-là ils nous respectaient ... » Tiens une idée en passant, rendons les zep utiles pour une fois, expérimentons le nouveau texte de loi sur « les apports de la France outre-mer » dans les zep et confions, aux brigades de CRS qui quadrillent les quartiers, le soin d’enseigner aux jeunes les bienfaits du colonialisme... « Ah bon m’sieur..j’savais pas ..j’croyais les colonies c’était ici...! » Pour rigoler bien sûr! Les banlieues brûlent ? C’est de la faute au rap, à la polygamie, aux étudiants étrangers, peut-être même au couscous qui comme chacun le sait porte en lui les germes de la décadence. Le « détail » revient, le gros blond est en embuscade, de bons blancs peuvent, dans le courrier de notre journal local, écrire des textes ouvertement racistes, le journal les publie, au nom de la liberté d’expression, du débat pourquoi pas du droit au savoir ! Comme chacun sait, le débat pour ces gens- là, c’est 3 minutes pour Hitler, 3 minutes pour les Juifs!
9
Ça y est, c’est le bonheur... enfin ... La Droite se lâche ! La droite de 48, la droite des ligues, de la collaboration, de Vichy, de l’OAS ...La droite de la peur et de la démagogie (pardon du franc parler, de l’anti-langue de bois) Elle était là, cette droite et on le savait pas ! Et bien maintenant on le sait! La droite se lâche ... Le petit lutin démago agité, se montre sous son vrai jour, menaçant tel éditeur, obtenant le départ de tel patron de rédaction... Ne cachons pas notre plaisir : La droite se lâche ... La droite enfin est ellemême, sans pudeur, sans cache-sexe!... Et vous savez pas ? Ça marche, c’est populaire, les gens en redemandent! La droite se lâche et pendant ce temps-là , la gauche, lâche, se cache... Pendant ce temps -là, notre gentille société de profit, pousse dans la logique du tout libéral la culture à devenir un bien de consommation «comme les autres» . Faute de rentabilité les théâtres ferment, des troupes disparaissent, les petites maisons d’édition sont rachetées par des marchands de canons ... Les «Politiques» (quel vilain mot !) arbitrent ... «Mon Dieu quelle horreur, .Il est inadmissible qu’un outil de culture soit déficitaire... Diantre, palsambleu ...Il en va des impôts de nos électeurs... Et tout ça pour des pièces de théâtre dont on ne comprend même pas le titre... Quand on pense qu’avec un déficit pareil on pourrait faire de si beaux trottoirs!» Choix politiques... vous avez dit Choix politiques ..? Pendant ce temps-là aussi les amis meurent ... Y’a une sale odeur, les murs sont gris, le père Ubu n’est pas loin qui pointe son gros nez, on respire comme des relents des années trente ... Alors... Alors, comme disait Francis Blanche dans ses « pensées »...Nous qui sommes non-violents, quand on entend parler de revolver, on sort notre culture...! C’est notre façon, forcément modeste de vous appeler à la RESISTANCE!
10
In
12
memoriam GAMAY
13
LOI
n °2005-158 du
23
février
2005 portant reconnaissance Français rapatriés.
de la
Nation
et
contribution nationale en faveur des
Article 4 : Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée.
14
A
chaud
!
Quelques lignes extraites du « Discours sur le colonialisme » écrit par Aimé CESAIRE, texte dont on célèbre le cinquantenaire cette année.
« Donc camarade, te seront ennemis, de manière haute, lucide et conséquente, Non seulement les gouverneurs sadiques Et préfets tortionnaires, Non seulement colons flagellants et banquiers goulus, Non seulement macrotteurs politiciens lèche chèques Et magistrats aux ordres, Mais pareillement (...) Tous suppôts du capitalisme, Tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, Tous responsables, Tous haïssables, Tous négriers, Tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire. » Aimé CESAIRE
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CRIL Les
défis de l’écriture
2005
Théo
«Il
était une fois une plume...» Marie-Christine Collin Responsable du CRIL 54
Les textes qui sont présentés ici, ont
à écrire.
été écrits dans le cadre de l’opération
Cette année 230 personnes en Lorraine
« Les Défis de l’Ecriture 2005 ».
(dont 90 de Meurthe et Moselle) ont
Cette
opération
écrit sur le thème « Il était une fois…
année
par
les
organisée Centres
chaque
Ressources
une plume ».
Illettrisme des quatre départements
Leurs écrits ont été publiés dans un
lorrains est proposée à des personnes
recueil qui leur a été remis lors d’une
maîtrisant peu les savoirs de base :
cérémonie de clôture de l’opération.
- soit parce qu’elles sont illettrées
Tous les écrits des personnes qui l’ont
(scolarisées en langue française),
accepté figurent dans le recueil. Les
- soit parce qu’elles sont analphabètes
participants à l’opération devaient
( jamais scolarisées),
rendre un texte manuscrit. Certains
- soit parce qu’elles sont Français
ont joint leur texte tapé par eux ou par
Langue Etrangère (et peu scolarisées
leur formateur. Pour la publication,
dans leur langue maternelle).
nous avons fait le choix de mettre les textes soit tels quels, soit retapés
Pour toutes ces personnes, écrire
par nos soins parce que difficilement
n’est ni aisé, ni spontané.
lisibles et reproductibles, soit parfois
Par cette opération il est proposé
corrigés pour l’orthographe. Dans tous
d’écrire sur un thème aux personnes qui
les cas, nous avons souhaité que le
sont en démarche de (ré)apprentissage
travail de son auteur soit valorisé et
des savoirs de base ou à celles qui
reconnu.
n’ont pas franchi cette étape soit
Les auteurs de la revue les Refusés ont
parce qu’elles ne le désirent pas, soit
fait le choix de textes parmi ceux du
parce qu’elles n’osent pas.
département de Meurthe et Moselle.
Il s’agit par là de leur faire vivre une expérience d’écriture et de la
Ces plumes colorées, légères, servant
valoriser,
En
à écrire, à décorer, à voyager, à rêver
effet l’écriture n’est pas qu’un acte
si
minime
soit-elle.
ont fait écrire de très beaux textes à
technique. Ce n’est pas parce qu’on
leurs auteurs. Nous lecteurs, elles nous
ne sait pas beaucoup écrire, qu’on n’a
rendent admiratifs, nous émeuvent,
pas des choses à dire, à exprimer, bref
nous apportent du bonheur.
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«Babyn Lito» l’été
des grand-mères Paul Filippi
Par ordre de pagination : Helicon p.30-31 Tziganopolis p.32-33 Voies p.34-35
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Affaire
de classes, affaire classée Jean-Claude EPIS
C
’était une nuit de novembre à Longwy. Comme d’habitude, il pleuvait et ça caillait. Le commissariat, en haut de la côte des Récollets, était dans la pénombre. L’inspecteur Matoni était de garde. Il profitait du
calme ambiant pour lire l’Equipe. Il avait une semaine de lecture de retard. Le téléphone sonna, il décrocha. -
Matoni, j’écoute. Où ? J’arrive.
Il sortit précipitamment de son bureau et demanda au planton d’appeler Merel. -
Dis-lui de me rejoindre sur le parking de chez Glandois.
De loin, Matoni aperçut le grand bâtiment en ferraille, un peu rouillé avec le nom de l’entreprise écrit en grosses lettres. Le L avait disparu depuis des années mais on pouvait toujours le deviner, comme écrit au pochoir. Les véhicules des pompiers éclairaient la nuit. Il s’approcha du capitaine. -
Salut Maton, on est arrivés trop tard. Y’a deux corps dans les véhicules. Morts, carbonisés.
De la fumée sortait des deux voitures garées sur le parking de l’entreprise Glandois. -
Qui vous a prévenus ?
-
Le gardien de l’usine.
-
On sait qui sont les deux macchabs ?
-
Ça, c’est ton boulot, nous on a fini le nôtre. Salut Maton, à plus.
Ce surnom, il le traînait depuis la maternelle. Tout le monde avait un surnom. En général, c’était un diminutif de nom ou de prénom. Lui, il cumulait une dérivation de son nom et un faciès peu engageant. Son père lui coupait les cheveux à la tondeuse, très courts, bien dégagés autour des oreilles. Comme il était baraqué, son surnom de maton lui allait comme un gant de boxe, même si ça le mettait en rage. Plus tard, quand il est devenu flic, ce surnom lui était resté et ça le faisait plutôt rire.
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L’inspecteur Merel arriva sur le parking dans sa vieille bagnole. -
Salut Maton, qu’est-ce qui se passe ?
-
Deux bagnoles carbonisées avec deux corps dedans. Ça sent le roussi !
-
Très drôle. Qui c’est ?
-
J’en sais rien encore. C’est le planton qui a appelé les pompiers. T’essaie d’en savoir un peu plus avec lui, moi j’attends le légiste qui doit arriver.
Glandois, tout un symbole dans la région. Le père de Matoni y a travaillé pendant 36 ans avant d’en être licencié, du jour au lendemain, à 50 ans. Il allait au boulot, la musette sur le dos et, en arrivant à la pointeuse, le chef d’atelier lui avait dit : -
C’est fini pour toi, Gino, le patron a licencié 80 bonhommes et t’en fais partie.
Il n’avait pas compris, Gino. Pourquoi lui ? Comment on pouvait lui faire ça, à lui ? Il avait tout donné pour l’usine, tout sacrifié pour être reconnu. Et c’est vrai que tout le monde le respectait, Gino, mais le rouleau compresseur de la rentabilité était passé et il s’était fait écraser. Après ça, il s’était mis à picoler, à traîner dans les allées de la galerie marchande du supermarché du coin et il était mort, deux ans après. -
Salut toubib, qu’est-ce que t’en penses, au premier coup d’œil ?
Le médecin légiste était penché sur un des corps. -
Salut Maton, c’est bizarre, cette position. Les corps penchés en avant, sur le volant. Ils n’ont même pas eu le temps de mettre leur ceinture. Ou les voitures ont explosé quand elles ont démarré ou on les a brûlées après.
-
Après quoi ?
-
Après que les conducteurs soient montés à l’intérieur !
-
Ça voudrait dire que les types étaient morts avant de brûler ?
-
Ça, je te le dirai demain parce qu’il faut que j’analyse tout ça.
Merel les rejoignit. -
D’après le planton, la Mercedes est celle de Glandois et la BM, celle de son DRH, un certain Schneider, tout nouveau dans la boîte.
38
-
Il a vu quelque chose ?
-
Non, sa cahute ne donne pas sur le parking, mais sur l’entrée de l’usine. Rien entendu, rien vu si ce n’est de la fumée. Il est sorti et, en voyant les voitures brûler, il a appelé les pompiers.
-
A quelle heure ?
-
22h30.
-
Je crois qu’on ferait mieux d’appeler le commissaire. Y’a encore des
-
Non, personne à cette heure. Les gars qui ont fait 2-10 ont déjà
gars qui bossent dans l’atelier ? quitté l’usine. Je vais me renseigner pour savoir à quelle heure sont partis les derniers ouvriers. Un quart d’heure après, le commissaire Bonenfant les rejoignit. Maton lui fit rapidement un résumé de la situation. -
Nous v’là dans la merde, les gars. Glandois, c’était une pointure. Un sacré client. D’abord, on vérifie qu’il s’agit bien d’eux. Merel vous allez rendre une visite dans les familles. Avec délicatesse, Merel, beaucoup de délicatesse. Vous, Maton, vous travaillez le planton, je veux tout savoir, l’entreprise, la situation économique, l’ambiance, c’est le seul témoin qu’on ait. Alors, tirez-en le maximum. Ça brûle pas tout seul, une bagnole ! Je vais identifier les cartes grises et on se retrouve au commissariat.
-
Y’a pas eu un article dans le Républicain Lorrain sur des licenciements
-
Vous croyez que ça aurait un rapport ?
-
J’sais pas, peut-être. Faut voir, dit Matoni.
dans l’entreprise dernièrement ?
Les voitures étaient bien celles de Glandois et de Schneider. Merel revint au commissariat en indiquant que les deux hommes n’étaient pas chez eux et que la femme de Glandois s’en inquiétait. Schneider vivait seul et il n’avait trouvé personne à son appartement. Matoni fit un compte rendu détaillé de sa conversation avec M. Schmidt, le planton. Glandois et Schneider restaient souvent très tard au bureau et partaient généralement vers 22h20. L’entreprise comptait environ 250 salariés mais devait se séparer de 50 ouvriers dans les jours à venir. Ça avait fait du foin dans la boîte car les gars s’étaient fait virer sans indemnités d’après Schmidt.
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-
Comment c’est possible, demanda le commissaire ?
-
Ils auraient tous fait une faute professionnelle.
-
Tous ? Ça paraît bizarre, non ?
-
Je veux que c’est bizarre. Il ne serait pas à son premier coup tordu, le Glandois !
-
Maton, laissez vos histoires personnelles et familiales en dehors de l’enquête, se fâcha le commissaire.
-
J’irai demain faire un tour à l’usine et je questionnerai les salariés.
-
Voyez aussi les délégués syndicaux, je pense qu’ils peuvent nous en apprendre beaucoup là-dessus.
-
J’y comptais, commissaire.
Dès 6 heures, Maton était aux portes de l’usine. Il voulait interroger les ouvriers de la tournée de 6-2. Le parking de l’entreprise était plein mais les ouvriers s’étaient garés loin des deux voitures carbonisées, comme par méfiance. En passant la grande porte de l’atelier, Matoni aperçut des groupes d’ouvriers qui discutaient autour des machines-outils. Ça devait tartailler ferme à propos des incidents de la veille. Il se dirigea vers le bureau du chef d’atelier. Il se présenta et vit que celui-ci était affolé. -
Mais qu’est-ce qui se passe ? Tout le monde discute, je n’arrive pas à les mettre au boulot. Qu’est-ce qu’est arrivé à la voiture du patron ?
-
Et à celle de M. Schneider, renchérit Matoni. Qu’est-ce que disent les gars ?
-
Des rumeurs, comme quoi leurs bagnoles ont brûlé et que c’est bien fait pour leur gueule !
-
Pas très sympa, tout ça ! Y’avait des problèmes dans l’entreprise ?
-
Oh, vous avez sûrement dû lire la presse. On a licencié 50 bonhommes la semaine dernière, alors l’ambiance n’y est pas.
-
50 d’un coup ? L’entreprise va si mal que ça ?
-
Mais pas du tout. Les carnets de commande sont pleins et on a au moins pour 18 mois de boulot devant nous. Mais, vous savez ce que c’est, si on peut rogner sur les coûts de fabrication….
-
On licencie, je sais, je connais. Les licenciements, ce sont des départs en retraite non remplacés ?
-
Non même pas. Des licenciements secs, comme ils disent. Et sans
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indemnités en plus. C’est ça que les gars n’acceptent pas. -
Comment il s’y est pris, Glandois, pour virer 50 salariés d’un coup ?
-
Ça, je ne sais pas, faut leur demander !
Matoni sentit que le chef d’atelier en savait plus qu’il ne voulait en dire. Il se dirigea vers les ateliers, s’approcha des ouvriers. Il en salua quelques-uns, les plus anciens. C’étaient des copains à son père et ils étaient déjà venus boire un coup à la maison, du temps où son père bossait encore. Il reconnut également des anciens copains de lycée. Ils l’accueillirent avec beaucoup de réticence. Depuis certaines manifs, où les gardes mobiles et les CRS avaient tabassé sans faire de détail, tout le monde faisait l’amalgame : flic = pourri. -
Qu’est-ce tu viens foutre ici, Maton ?
-
J’fais mon boulot les gars. Alors, vous trompez pas de cible. Qu’estce qui s’est passé ?
-
On en sait rien, on est du matin. Demande plutôt à ceux de 2-10. Tu te souviens ce que c’est qu’une tournée, non ? T’as quand même pas oublié d’où tu viens ?
Matoni ne répondit pas, les regarda longuement. Il aurait eu envie de les revoir dans d’autres circonstances, se rappeler les bons souvenirs, les jours de manif où il accompagnait son père, les tournées au bistrot, les dimanches sur la main courante du stade de foot où les anciens lui faisaient boire du vin chaud. -
Comment il a fait, Glandois, pour virer 50 mecs d’un coup, et sans
-
C’est une crevure. C’est bien fait ce qui lui est arrivé. J’espère que
indemnités ? ça le fera réfléchir, la prochaine fois qu’il voudra licencier ! lui répondit Luigi. Matoni ne pouvait pas encore leur dire que leur patron était peut-être mort dans cette voiture et que l’avenir de l’entreprise était désormais plus qu’incertain. -
T’as pas répondu à ma question, Luigi. Comment il a fait ?
-
Faute professionnelle ! Il les a fait picoler et il a convoqué le
-
Comment ça, tous positifs ?
médecin du travail, alcootest. Tous positifs. Luigi lui raconta que vendredi dernier, le patron avait invité les 50 ouvriers à fêter la fin d’une grosse commande. A midi, les gars ont arrêté leurs machines. Le patron avait fait venir un traiteur à l’atelier. On avait mis des tréteaux, des planches, des nappes en papier. Le grand jeu, quoi. Et le vin coulait à volonté. Nous, on trouvait ça bizarre qu’on soit pas tous invités. On a même failli faire
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grève pour protester. Mais Glandois nous a dit que ce serait notre tour la semaine prochaine. Et quand tout le monde était rôti, le médecin du travail débarque et fait un contrôle. Tous positifs, sauf Glandois et cet enculé de Schneider. Etat d’ébriété sur un lieu de travail, que ça s’appelle. -
Attends, je résume. Il fait picoler tout le monde, il appelle la médecine du travail, ils sont tous bourrés. Il requalifie ça en « faute professionnelle ». C’est ça ?
-
T’as tout compris. Alors, qu’ils ne pleurent pas pour leur bagnole, OK ? T’aurais pas fait pareil, toi ?
Matoni était coincé, le cul entre deux chaises. Bien sûr qu’on pouvait comprendre la colère des ouvriers mais de là à brûler deux types…. Il se rendit au local syndical, attenant au réfectoire, près de l’atelier. Césare, le délégué CGT était au téléphone et salua l’inspecteur d’un signe de la main, l’invitant à s’asseoir, le temps de finir sa conversation téléphonique. Il lui montra la cafetière. Matoni se servit un café et attendit en lisant les différents tracts affichés sur les murs du local. Le dernier en date parlait des licenciements. Césare raccrocha et tendit une main généreuse à Matoni. -
Salut Maton, tu viens pour les bagnoles calcinées ?
Ils se connaissaient bien, tous les deux. Ils s’étaient quittés au collège à la fin de la troisième, Césare bifurquant vers le lycée professionnel tandis que lui allait à la grande ville, Nancy, suivre des cours de droit. -
Salut Césare, sale affaire.
-
Oh, ils vont pas pleurer pour deux bagnoles ! Ils ont de quoi s’en payer une autre.
-
Dis-moi, sincèrement, l’histoire de la faute professionnelle, ça tient pas devant les prud’hommes ?
-
Non, on va d’ailleurs déposer une requête. J’ai rendez-vous demain avec l’inspecteur du travail. Simplement, le temps que ce soit annulé ou jugé, les gars, ils touchent rien, ils sont au chômage. Ils ont environ deux ans de retard au tribunal. Même si on est presque sûr de gagner, en attendant, ils font quoi ? Ils ont tous plus de 50 ans. Qui veux–tu qui les embauche ?
-
Et le boulot qui c‘est qui va le faire ? Le chef d’atelier vient de me dire que les carnets de commande sont pleins ?
-
Il va embaucher des jeunes. Des apprentis, des contrats de qualif, des CDD. Que des précaires. Il va toucher des aides du gouvernement,
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ça va lui coûter moins cher. Il a bien préparé son coup, ce p’tit con de Schneider. -
C’est lui qui a pensé à tout ça ?
-
C’est ce qui se dit.
-
Et le Glandois, il n’a rien dit ?
-
Ça doit l’arranger aussi, tu penses bien. De la main-d’œuvre bon marché, malléable, flexible, c’est mieux que des vieux ronchons comme nous.
Césare se servit à son tour un café. -
C’est bizarre que t’enquêtes sur des voitures qui brûlent. Et quel est le rapport avec les licenciements ?
-
Ecoute, Césare, on se connaît depuis longtemps. Alors je vais te donner une info. Simplement, garde-la pour toi encore quelques heures. Y’avait deux corps dans les bagnoles et y’a fort à parier qu’il s’agit de Glandois et de Schneider.
-
Oh putain ! Ils sont morts ?
-
Oui, brûlés mais on pense qu’ils étaient morts avant de cramer.
-
On les aurait butés, alors. Qui a pu faire ça ?
-
C’est pour ça que je suis là. T’as un avis sur la question ?
-
Je vois mal un des gars faire ça. Même s’ils avaient la haine, ça n’en fait pas des assassins pour autant. Y’a des limites quand même !
-
T’as la liste des mecs qui se sont fait virer ?
-
Tu les soupçonnes ? Tu déconnes ou quoi ? Ecoute, si tu veux la liste, demande au bureau du personnel, le service RH comme ils disent maintenant. Mais ne me demande pas de dénoncer quelqu’un !
-
Te fâche pas, Cesare, j’explore toutes les pistes. J’fais mon boulot, c’est tout. On aura plus d’infos dans la journée. Quand ce sera officiel, je t’appelle et tu pourras en parler autour de toi. Moi, à ta place, je me demanderais ce que vous allez devenir sans patron.
Sur ces mots, Matoni retourna dans le bureau du chef d’atelier récupérer la liste des licenciés, rejoignit sa voiture et se dirigea vers le commissariat. Le commissaire l’alpagua dès qu’il en franchit le perron. -
Allez chercher Merel et on se retrouve dans mon bureau.
Bonenfant était tendu. -
Le légiste vient d’appeler. Il s’agit bien de Glandois et de Schneider.
43
Ils ne sont pas morts carbonisés. Ils ont, au préalable, reçu un coup derrière la tête. L’arme du crime serait un objet métallique, genre câble électrique, section 30 mm environ. -
La même arme pour les deux ?
-
Apparemment. Pourquoi ?
-
C’est pas logique. En admettant que quelqu’un ait frappé Glandois en premier, Schneider l’aurait vu et aurait essayé de se défendre ou de se sauver. Or, ils ont été retrouvés dans la même position. Assis au volant. J’en déduis qu’il y avait plusieurs tueurs et donc plusieurs armes du crime.
-
Logique, Matoni, logique. Donc, ils étaient plusieurs à faire le coup. Qu’est-ce que ça a donné à l’usine, ce matin ?
Matoni relata ses entretiens avec les ouvriers et le délégué syndical. -
L’ambiance est pourrie depuis les licenciements, poursuit-il.
-
On le serait à moins, déclara Merel. De là à assassiner quelqu’un, commissaire....
-
Dès que ça va se savoir, je vais avoir la presse sur le dos, le préfet, j’en passe et des meilleures. Va falloir aller vite. Vous me convoquez tous les licenciés, je veux leurs alibis pour hier soir. On en fait notre priorité.
-
Vous avez oublié le Medef, patron. Si tous ceux qui se font virer se transforment en assassins de leur patron, va y avoir du carnage dans leurs rangs.
-
Cessez vos sarcasmes, Matoni. Ce n’est pas le moment.
-
Vous croyez vraiment qu’on peut devenir du jour au lendemain un meurtrier parce qu’on vient de perdre son boulot, même si c’est de façon ignoble ?
-
C’est notre seule piste, pour l’instant. Alors on y va. Un point c’est tout ! hurla le commissaire en tapant du poing sur la table. Moi, je vais voir les familles, essayer de gratter un peu, voir s’ils ont reçu des menaces, des trucs comme ça. On fait un brief dans mon bureau à 18h.
Matoni et Merel allèrent déjeuner chez Mado, un bistrot sympa dont la patronne leur refilait de temps en temps des tuyaux sur les petits dealers du coin. Au moment du café, Matoni demanda à son collègue :
44
-
Comment on partage la liste ? Tu fais les gros, moi les maigres, toi les grands, moi les petits, toi les immigrés, moi les Français, toi le début de l’alphabet, moi la fin, toi les 50/55 ans, moi les plus vieux ? Je préfère que tu choisisses, je les connais presque tous.
-
Comme on a leur adresse, procédons par secteur géographique. On perdra moins de temps, proposa Merel.
Bonenfant regardait sa montre. Ses deux inspecteurs étaient en retard. Il n’avait obtenu aucune information intéressante de la part de la veuve de Glandois et Schneider était célibataire. Merel et Matoni arrivèrent presque en même temps. -
Alors ? demanda le commissaire, impatient.
-
Ils ont tous un alibi et en béton. Ils étaient tous ensemble à la
-
Comment ça, tous ensemble ? Les 50 ?
-
Tout à fait, répondit Merel. La mairie leur a prêté la salle. Ils se
Maison du Peuple pour discuter de la situation, commença Matoni.
sont réunis pour discuter de la situation. Ils étaient tous là. Ils ont quitté la salle à minuit et sont rentrés chez eux dans la cité. -
C’est plus que du béton ça, c’est de la poutrelle métallique comme
-
Pas dans la démarche, patron. Ce qui est étrange, c’est qu’ils
-
Vous les avez tous vus ?
-
Oui, ça aussi, c’est bizarre. Comme s’ils nous attendaient.
-
Vous me les convoquez tous au commissariat. Il doit y avoir une faille
-
Ça ne veut pas dire que ce sont les coupables, patron, osa Matoni.
-
Vous avez une autre piste, vous ? Moi non ! Alors pour l’instant on
alibi ! Ça paraît bizarre, non ? étaient tous là. C’est rare une telle unanimité, renchérit Matoni.
quelque part.
fonce. Les deux inspecteurs passèrent plusieurs jours à interroger tout le monde. Le discours était le même. Ils disaient tous la même chose : qui avait pris la parole, qu’est-ce qu’ils s’étaient dit, ce qu’ils avaient bu. Personne n’était sorti, ni parti avant les autres. Rien. L’enquête s’intéressa aux enfants, aux proches des suspects. Rien non plus.
45
Les obsèques eurent lieu. Toutes les huiles du patronat, de la Métallurgie, la Chambre de Commerce et de l’Industrie et le monde politique accompagnèrent les familles des défunts. La police aussi. Sauf Matoni, qui lui était à la Maison du Peuple en train d’écouter Césare parler de l’avenir de l’entreprise. Alors que le syndicaliste exposait la situation, Matoni entendit une voix derrière lui. -
Alors Cesco, comment vas-tu ?
Cesco ! Ça faisait des années que personne ne l’avait appelé de la sorte. Seul un intime pouvait connaître ce diminutif de son prénom, François, Francesco en italien. Il se retourna et vit Gabriele, un vieux copain de son père. Il tomba dans ses bras, le serra très fort. Ils ne s’étaient pas vus depuis des années ; la dernière fois c’était à l’enterrement de son père. -
Qu’est-ce que ça me fait plaisir de te revoir, Gabriele. Et toi comment vas-tu ?
-
Ma, comme un vieil inutile. Et toi, toujours flic, j’espère ?
-
Tu sais, des fois, j’aimerais faire un autre métier. C’est pas toujours facile.
-
Je sais. T’es mieux ici qu’au cimetière avec les autres, non ? T’en es où dans ton enquête ?
-
Nulle part. Je crois que ceux qu’on recherche sont dans cette salle. Mais je n’ai aucune preuve….et je ne suis pas sûr de vouloir en trouver.
-
C’est dur de choisir un camp, pas vrai ?
Matoni ne répondit pas, laissa filer la remarque de son ami. -
Tu sais, Cesco, je crois que ce serait mieux si tu trouvais pas finalement.
-
Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
-
Justice de classe, police de classe, qu’est-ce qui nous reste à nous, tu veux me le dire ? La vengeance n’est pas une solution mais quand on n’a plus que ça pour se faire entendre….
Matoni marcha pendant plusieurs heures avant de rentrer au commissariat, il avait besoin d’assimiler le message de Gabriele. Concernant l’enquête, il avait presque tout : le quoi, le où, le quand, il avait le comment, il supposait
46
le pourquoi, ne manquait que le qui. Et c’est pour ça qu’il était payé : trouver le qui. Affaire de classes, affaire classée ? Cela le fit sourire. Un jour, la vérité émergerait, dans une discussion, autour d’un verre, dans un bistrot. Un jour, quelqu’un se vanterait, se vendrait. Il s’installa à son bureau, ouvrit le Républicain Lorrain et lut que chez Bartholdi, une entreprise de BTP, on envisageait de supprimer une vingtaine d’emplois. Matoni alluma une cigarette et se dit que,
dans le bassin de Longwy, la
vengeance de classe avait de beaux jours devant elle.
47
La Jeanne d’Arc
rouge Evelyne KUHN
I
l est 7 heures 30 du matin. David, Rémi, Sabrina, Marjorie mettent la clef de contact dans leurs voitures et s’engagent dans la rue principale de Saulnes pour se rendre au Luxembourg. Là, les attend une journée de
travail dans une banque ou une boîte d’informatique. Leurs voisins, Nicky, Marina, Marc, Josie empruntent la même route. Ces derniers sont Luxembourgeois mais, depuis qu’une autoroute relie le Luxembourg au bassin de Longwy, ils ont acheté des maisons à Saulnes, tout en conservant leurs emplois dans leur pays d’origine. Ce soir, tous regagneront leur domicile à Saulnes, petite ville paisible qui, en 25 ans, s’est transformée de ville ouvrière en ville dortoir. David, Rémi, Sabrina, Marjorie ne s’en plaignent pas. A 30 ans, leurs salaires sont supérieurs à ceux de leurs pères à la veille de la retraite. Si le ciel de Saulnes est souvent gris, il n’est plus chargé, comme au temps de leur enfance, des fumées orange dégagées par les usines et la vie de la cité n’est plus rythmée par les trois tournées de huit heures. Mais, se souviennent-ils encore que leurs grands-pères ou leurs arrière-grandspères avaient quitté l’Italie pour venir travailler dans les mines de fer et les usines sidérurgiques du bassin de Longwy ? Ces ouvriers, mis en préretraite en 1979, lors de la liquidation de la sidérurgie, se retrouvent régulièrement au boulodrome, au café pour jouer à la Scopa ou au cimetière pour accompagner un de leurs anciens camarades. Le temps n’a pas effacé la nostalgie de leur jeunesse quand ils rentraient chez eux, fiers du travail accompli, quand ils luttaient pour que les lendemains chantent. Ils l’évoquent parfois, entre eux, après avoir bu plusieurs ballons de rouge, mais pas trop fort car plus personne ne s’intéresse à leurs souvenirs.
49
Il y a un siècle, éclatait la première
des
grande grève ouvrière dans le bassin
appartenaient
de
Longwy.
retenait directement sur le salaire les
de
rébellion
métallurgistes
Premier des
mouvement
mineurs
contre
le
et
des
économats,
ces
au
magasins
patron ;
qui
celui-ci
achats faits dans le mois.
patronat,
A Saulnes, il cessa le travail pendant
qualifié de « déchirure » par ce même
plus d’un mois. S’il put survivre pendant
patronat.
tout ce temps, ce fut certainement
En 1905, le mineur qui travaillait dans
grâce
les mines de fer était trois fois plus
distribuées chaque jour aux grévistes.
exposé aux accidents mortels que son
Le monde rural, les commerçants les
collègue dans les mines de charbon.
soutenaient et leur fournissaient le
Dans les mines de fer du bassin de
charbon et les vivres nécessaires. Sur
Longwy, l’effectif ne comptait qu’un
un terrain cédé par un commerçant,
quart de Français. Le mineur était très
les femmes préparaient les repas.
souvent un émigré italien. Il vivait dans
Les
des cantines qui n’étaient souvent
pères. C’était également le lieu où
que des baraquements en planches insalubres où l’on entassait les lits les uns sur les autres. Il devait payer la poudre,
aux
enfants
première
grève
communistes
rejoignaient orateurs
leurs
syndicaux
prenaient la parole et, le
grande
ouvrière
y
les
Il y a un siècle, éclatait la
soupes
soir, on y organisait des
dans
bals.
le bassin de Longwy.
Les
journées
étaient
les mèches et le carbure nécessaires à
rythmées par les manifestations. C’est
sa tâche. Il travaillait 10 heures par
en 1905, qu’on vit, pour la première
jour, à casser, avec une masse, 19
fois, dans les cortèges du bassin de
tonnes de minerai qu’il chargeait dans
Longwy, apparaître le drapeau rouge
des wagonnets à l’aide d’une pelle. Il
qui devint le symbole de l’identité
était payé au rendement.
ouvrière. Les enfants cueillaient des
Il se mit en grève pour défendre son
coquelicots
pouvoir d’achat, pour réclamer d’être
vêtements
payé à la quinzaine, pour la suppression
manifestation. Les femmes étaient, la
des amendes, pour que le prix de la
plupart du temps, en tête des cortèges
poudre soit le même dans toutes les
et portaient le drapeau rouge, tout
mines, pour désigner un délégué (le
en chantant l’Internationale et la
basculeur) qui contrôlerait le poids
Carmagnole.
des wagonnets chargés de minerai.
Une figure emblématique de cette
Il voulait également la suppression
grève
50
qu’ils avant
reste
fixaient de
à
leurs
rejoindre
encore
la
présente
aujourd’hui dans la mémoire collective
En
arrivant
à
de Saulnes.
découvrirent que les barrières avaient
Elle s’appelait Amélie Braconnier mais
été fermées avec du fil de fer. Là, les
l’Histoire fit d’elle, la Jeanne d’Arc
attendaient les Dragons à cheval.
Rouge.
Marc
Raty
la
voie
sonna
du
clairon
et
charge.
Il
commanda
cortèges,
invectivait les Dragons qui sabraient
le
drapeau
rouge. C’était
la
ils
Elle défilait à cheval, en tête des brandissant
lui-même
ferrée,
les manifestants, n’épargnant ni les une
paysanne,
veuve
d’un
femmes, ni les enfants. Les victimes
capitaine des douanes. Si elle soutenait
furent nombreuses.
ainsi le mouvement des grévistes,
L’émotion fut grande dans toute la
c’était pour dénoncer l’exploitation
région quand la nouvelle se répandit.
de la mine qui avait provoqué des
La majorité de la population de Saulnes
éboulements, détruisant trois de ses
signa
champs de seigle.
Préfet, lui réclamant la révocation du
une
pétition,
destinée
au
maire criminel. Elle accrochait des rubans rouges à la
Lorsque la grève prit fin, les seules
tête de ses vaches et, à leur queue,
concessions,
fixait des rubans jaunes. Les rubans
patronat
rouges pour afficher son soutien aux
paiement à la quinzaine et la possibilité
grévistes et les rubans jaunes pour se
de choisir les basculeurs. Et Marc Raty a
moquer des « Jaunes » qui voulaient
toujours une rue à son nom à Saulnes.
casser la grève et se distinguaient en
Mais le mouvement ouvrier était né
portant un genêt à leur boutonnière.
dans le bassin de Longwy. Le drapeau
Le 22 juillet, plus de 3000 manifestants
rouge
quittèrent Saulnes, à travers bois,
devenus ses emblèmes. Il avait appris
rejoignant les grévistes de Moulaine
à s’organiser autour de la solidarité de
et
classe.
d’Hussigny
pour
y
tenir
des
meetings. Une journée de lutte où chacun se sentait fier d’appartenir à ce mouvement. Lorsque les Saulnois, pleins d’espoir, reprirent le chemin du retour, ils ne se doutaient pas que le patron et maire de la ville, Marc Raty, leur avait tendu un piège.
51
et
aux
accordées
par
le
mineurs,
furent
le
l’Internationale
étaient
Les
lapins
Récit de Christine PASINA
O
n ne quitte jamais Saulnes, parce qu’on s’en souvient; ceux qui sont partis dans le sud du département pour leurs études ou plus loin, se sont installés ailleurs et se retrouvent parfois; ceux qui ne reviendraient
jamais pour y vivre mais reviennent, qui chez les parents, qui sur leur tombe...un jour, par la route nationale qui longe le cimetière à droite, au pied du crassier de l’usine Raty qui n’existe plus. La plupart, fils et filles d’Italiens arrivés de la péninsule sans rien, transplantés dans le sol de la nouvelle patrie « celle où il y a le travail » (comme dit Cavanna). La Lorraine, ce « Texas français », avide de main- d’oeuvre pour les mines et usines du fer en plein essor. Ils ont quitté les champs de la Lombardie, de la Vénétie, les vallées alpines dans la première moitié du XXème siècle, toutes ces terres incapables de nourrir plus de deux ou trois frères par famille. Des Bergamasques, des Frioulans, des Trentins, des mangeurs de polenta que le « Français de souche », comme dirait l’autre, appelle improprement « macaronis », mal propres pensent-ils aussi. Ces Italiens qui font jusqu’à douze heures à l’usine comme fondeurs, casseurs de fonte, forgerons, cultivent ensuite le jardin ou plutôt les jardins, celui attenant à la maison et l’autre sur la hauteur pour « les patates ». Italiens dont les femmes tiennent leur intérieur si propre que la polenta, on pourrait la manger par terre, disait ma mère. Les femmes vont à la messe, se connaissent, mènent leur mari à la baguette, règnent sur la maison. Le père travaille, dort, va au jardin, les 3x8 et ....élève des lapins; parce que l’ouvrier italien élève des lapins. Chez nous, le lapin c’était pas un animal domestique, c’était la viande qu’on n’achète pas. Les lapins nourris à l’herbe, au foin, au son, au pain et au rutabaga. Pendant des années je n’ai pas mangé de lapin, rassasiée jusqu’à plus faim du lapin qu’on nous servait un dimanche sur deux. Mon père le tuait mal, disait ma mère, il avait le geste hésitant, le lapin avait du sang dans les chairs, c’était pas net.
53
Alors, quand il pouvait, c’était le zio
un
Genio qui le tuait. Mon père n’aimait
convaincu.
pas ça. On ne savait plus quoi en faire
N’empêche, la polenta, ça ne pouvait
des pattes de lapin porte-bonheur
pas durer tous les dimanches. Il y avait
qu’il nous donnait, des poils, tous les
les fêtes. Lo zio Genio dont la fille, qui
samedis, différents. On les caressait
tenait un restaurant près de Bergamo
un moment et puis on les oubliait et
sur le lac d’Iseo, lui avait enseigné à
elles partaient à la poubelle. Le lapin,
faire les pâtes : capeletti, tortellis
on le cuisinait en sauce, à «l’umido»,
comme en Emilie romagne ou comme
accompagné de la polenta cuite dans
à Villerupt. Alors Noël et Pâques se
une épaisse casserole de cuivre « le
préparaient en faisant les pâtes. La
pareul ». Elle était démoulée quand
polenta était détrônée pour un temps,
une croûte épaisse et un peu brûlée
devenait l’ordinaire. Les soirées à
se formait sur les parois. La polenta,
confectionner les tortelli et capeletti,
chaque famille a sa manière de la
c’était une savoureuse rationalisation
manger, nous on mettait quelques de
tranches
camembert
qui
s’amollissait en fondant et au-dessus une louche de sauce. La polenta, on l’aime
rien
dégoûté
préparaient
faisant La
pâtes.
polenta
était
détrônée
pour
heures
fin contre-plaqué ou de
temps ...
carton épais que le zio
des
ces
rémunérées.
D’abord des planches de
un
apportait,
de
supplémentaires
grassement
surtout quand on sait d’où elle vient, vallées
peu
service des papilles, des
en
les
ou
du travail, le taylorisme au
Alors Noël et Pâques se
parfois,
la
machine,
les
moules
montagnards
rapportés d’Italie. On faisait de la
paysans, de ces immigrés sans le sou
place, la cuisine devenait un atelier.
dont la polenta avait été le pain et
Lo zio faisait la pâte : des
était à présent le pays. La polenta,
de la farine, de l’eau. Sa femme le
ça ne s’explique pas. Certains Italiens
guidait
du sud de la plaine du Pô la trouvent
mais c’est lui, ensuite qui tournait
souvent trop rustique. Et quand on
la manivelle jusqu’à ce que la pâte
la sert pour la faire découvrir comme
jaune soit fine comme du papier de
un plat exotique outre-alpin à des
soie. La zia l’étalait sur les moules,
amis français, on a beau expliquer,
ma mère plaçait une cuillerée de farce
raconter, ils restent sur leur faim et
à la viande ou un mélange de ricotta,
vous la mangent à petites bouchées,
d’épinard, de muscade et de parmesan.
la fourchette mal à l’aise et le palais
La zia mettait alors la deuxième couche
54
ou
plutôt
le
oeufs,
commandait,
et passait fermement le rouleau pour
belle » dans son jeu
faire adhérer les deux couches l’une
là, c’étaient des soirées faites pour
à l’autre et moi, avec la roulette,
les souvenirs. Soirées qui se sont
quand le moule avait été retourné, je
répétées deux fois par an jusqu’à la
découpais les capelotti et les rangeais
mort du zio en 1970. Les pâtes du zio
sur la planche farinée qui une fois
Genio, on s’en mettait jusque-là pour
complète était placée sur le haut du
tenir jusqu’à la prochaine fois.
buffet.
Pas comme les pâtes du lundi chez
Et lo Zio Genio entonnait : « Il
nous, trop cuites parce que c’était
mazzolini
di
fiori
che
viene
! Ces soirées-
della
jour de lessive et que ma mère faisait
montagna », et nous, on continuait
des allers et retours entre la cuisine
«e graroli bene che non se bagna
et la cave pour tourner le linge et
perche lo voglio regalar ...» Tous les
surveiller la lessiveuse en fer blanc sur
Italiens du nord connaissent cette
le réchaud. Les pâtes vite égouttées
chanson. Elle les a suivis, soutenus
«mal cuites», elle y jetait les restes
jusqu’ici au pays du fer et de la fonte,
de lapin pris dans la sauce gélatineuse
cette chanson légère et
Et
fraîche comme un torrent qui
entretenait puis
quand
la
pâte
on
grattait
était
mazzolini che
toute
di
fiori della
chaleur. Le lundi reste cette odeur de restes de lapin réchauffés au contact des pâtes se mêlant à la vapeur qui
montait de la lessiveuse, une odeur
l’éponge sur la table, ça collait, on
à la fois de pâtes trop cuites et de
s’y
avant
linge bouilli. Le cycle du lapin se
d’éliminer toute la farine de la toile
terminait et ma mère se confondait
cirée. La cuisine propre, défigurée
en excuses, savait que c’était pas
par toutes les planches posées où on
bon, mais bon, pour une fois dans la
peut, la machine démontée, nettoyée,
semaine, elle ferait meilleur demain
rangée, les moules lavés, le reste de
... Au moins il n’y aurait pas de restes
farce boulotté par les mômes, lo zio
de lapin au souper. C’était déjà ça!
sortait le jeu de cartes et on faisait
Il y avait aussi le moment où on tuait
une ou deux parties de scopa avant
les vieux lapins avant l’hiver. Chez
d’aller se coucher. « Sette bello,
nous, on ne cuisinait pas le lapin vieux
putana boia! » hurlait-il en abattant
parce que trop filandreux et coriace.
ses cartes quand il avait le « sept de
Mais le vieux lapin se surpasse, est
plusieurs
on
«Il
qui se liquéfiait à la
passait
reprenait
farine,
Genio :
viene
montagna »
épuisée,
la
Zio
entonnait
leur
nostalgie du pays. Et
lo
fois
55
sublimé quand il devient pâté. Le pâté
faisait pas toute une histoire, on
de lapin, c’était un peu comme les
buvait sans se restreindre, on en
pâtes du zio Genio. Il fallait en tuer
ouvrait une sans faire de commentaire
plusieurs et sans menace aucune,
et on parlait de plus en plus fort ... et
mon père et ma mère en faisaient
ma mère redescendait à la cave prendre
de la chair à pâté avec une machine
un autre bocal de pâté en priant le ciel
à manivelle ... encore. Ma mère y
que ça s’arrête là parce que le pâté
ajoutait des foies de porc, des épices
ne ferait pas six mois avec les frères
et elle pétrissait le tout sur la toile
de mon père qui comme lui savaient
cirée que ça changeait de la farine. A
se tenir à table et se lâchaient chez
la fin, cela faisait un gros tas comme
nous parce que chez eux leurs femmes
une fourmilière compacte et odorante
surveillaient leur ligne.
dans lequel je mettais un doigt; même
Tous ces lapins sacrifiés, dépouillés
cru c’était bon. Ma mère en remplissait
comme
des bocaux pas trop grands, un bout
en vendait les peaux, 20 centimes
de couenne au fond pour la gelée et
l’unité, au marchand de peaux de lapin
en gardait un peu pour faire une sorte
(pourquoi marchand ?) qui passait en
de steak haché qu’elle nous grillait
poussant sa remorque et en criant
à la poêle, un régal. Après un séjour
«Marchand de peaux de lapin !»
dans la lessiveuse (pour les stériliser)
ponctué d’un son de cloche.
l’alchimie terminée, les bocaux bien
Quand ils étaient encore petits, on
rangés sur une étagère de la cave
avait quand même des élans d’affection
attendaient -pas très longtemps- une
comme pour un animal domestique,
occasion, un casse-croûte à la bonne
comme pour un chaton. Quand une
franquette avec un oncle ou l’autre.
mère avait mis bas dans son nid de
«Allez Flora, te casse pas la tête,
foin et de poils, on allait les voir, il
t’as qu’à ouvrir un bocal de pâté !»
y en avait 7 ou 8 blottis l’un contre
Tu parles, elle s’était cassée la tête
l’autre. Ma mère en saisissait un ou
avant, ils faisaient semblant de ne
deux, ils tremblaient de froid, peut-
pas savoir mais ils n’étaient pas avares
être de peur, pressentant leur destin:
de compliments quand ils déposaient
sortir de la cage, c’était passer à la
leur tranche dans l’assiette et que le
casserole. Ils étaient d’une douceur
parfum échappé du pot se répandait
extrême, une boule de poils, les oreilles
dans la cuisine. La vedette c’était
couchées et des yeux craintifs. Parfois
le pâté, pas le vin, à l’arrière-plan
une lapine attrapait «le gros ventre»
forcément. A cette époque, on n’en
et ma mère la soignait avec une poudre
56
on
retire
une
culotte,
on
bien ou mal nommée
«sauve lapin»
Italien du Trentin qui avait initié mon
qu’elle mélangeait au son et au pain
père dont les frères et soeur plutôt
auxquels elle donnait une forte odeur
« classes moyennes » avaient quitté
d’herbes médicinales qui m’est restée
ce monde-là -mais en avait le goût- et
en mémoire. Je revois encore la boîte
s’étaient mariés avec des femmes «qui
verte avec un beau lapin souriant plus
travaillaient ».
proche de Bugs Bunny que des lapins
Et puis mes parents aussi ont déménagé
en cage de chez nous.
« Le sauve
dans la maison dont ils sont devenus
lapin » ne les sauvait pas toujours et
propriétaires, dans la rue du dessous,
il fallait s’occuper des orphelins. Ma
quand l’usine a fermé en 1969 et s’est
mère allait les chercher un par un dans
délestée de son patrimoine immobilier
une serviette éponge pour qu’ils ne
en les vendant à «ses ouvriers». Il n’y
prennent pas froid, les emportait dans
a plus eu de baraque au fond du jardin,
la cuisine et leur donnait le biberon –
plus de lapins (ni de poules d’ailleurs
un biberon de poupée- avec une toute
mais c’est une autre histoire). C’était
petite tétine. Certains, incapables de
plus propre. Ne plus élever de lapins,
boire, s’étouffaient et mouraient en
ne plus faire de lapins, c’était une
faisant un bond. C’était plus triste
forme d’embourgeoisement de l’ouvrier
que les sacrifices du samedi.
italien qui tirait ainsi un trait définitif
Les
pas
sur le lapin nourricier, la baraque
seulement les nourrir, mais nettoyer
lapins
c’était
du
remplacée par la table et les chaises
les cages -quand il fait chaud, quand
en plastique blanc près du barbecue.
la baraque sentait de moins en moins le
On ferait juste le jardin : les poireaux,
foin et de plus en plus l’urine, il fallait
les tomates, les carottes, les salades
inverser- aller à l’herbe; quelquefois
et les fleurs de ma mère qui font de
mon père envoyait mon frère qui râlait,
ce potager un espace où l’alimentaire
obligé
et
d’interrompre
travail,
sa
partie
de
l’ornemental
se
mêlent
et
se
football et empoignait le sac en toile de
répondent. Et pour le lapin (si on y
jute et la faucille. Faire le foin en juin,
tenait encore) on irait au supermarché.
faucher, étendre, retourner plusieurs
La classe ouvrière était au paradis.
fois à la fourche, ramasser, remplir les
P.S. : Aujourd’hui, seul monsieur Zanga
sacs qu’on empile sur la remorque par
élève des lapins dans sa baraque au
trois, tenus ensemble par une corde et
fond d’un jardin qui borde la grimpette.
entassés dans la baraque pour l’hiver.
Le lapin n’est pas perdu pour tout le
Dans la famille, nous étions les seuls à
monde.
élever des lapins. C’était le zio Genio,
octobre 2005
57
Les
bruits qui pensent Damien RAYMOND
Par ordre de pagination : Muse p.59 La Fanfare p.60-61 Musique p.62-63 Pablo POLAKO p.64
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Igor
joue avec ses émotions Rémi MANIETTE
C
’était une fin d’après-midi d’été. Le soleil caniculaire avait définitivement arraché à Igor tout espoir d’activité dynamique et il avait fini sa course - mais était-ce vraiment
une course ? - avachi dans le canapé de cuir blanc cassé de son salon. La climatisation de la pièce apportait un semblant de fraîcheur naturelle et derrière les vitres fermées, il devinait un soleil de plomb qui devait s’amuser à descendre les derniers récalcitrants qui continuaient à déambuler sur le trottoir du boulevard. Dans un ultime effort abdominal soulagé par le balancement simultané des avant-bras, il put atteindre la table basse et se saisir de la télécommande de la télévision. D’un simple clic sur le bon bouton, il s’est retrouvé à la fin d’un jeu télévisé et donc forcément idiot. La gagnante, assez belle en gros plan grâce au travail de qualité des maquilleuses et des cadreurs, sautait de joie au cou d’un animateur qui essayait d’éviter les débordements baveux de la blonde décolorée. Elle venait de gagner son poids en sucettes acidulées Pierrot Gourmand, un micro-ondes, un poste T V 16/9ième, une semaine pour deux dans des îles lointaines, un scooter japonais, 10 000 km de bons d’essence, une reproduction grandeur nature de la Vénus de Milo en faux marbre reconstitué et un salon rouge brique en vachette et armature chêne.
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Igor pensa que tous ces cadeaux
l’hygiène.
empoisonnés allaient
Et
certainement
puis
il
la contraindre à quitter son studio
Interminables
certainement
déjà
encombré
y
eut
des
et
jambes.
légèrement
de
resserrées sur les pieds. Tellement
souvenirs ridicules au profit d’un F2
interminables que même le cadrage en
forcément plus cher. Il n’y avait pas là
contre-plongée interdisait de deviner
de quoi trépigner comme une gazelle en
le fruit défendu. Mais la belle n’était
rut, pensa Igor. Il savait bien que la
pas là pour appâter Igor. Un cheval,
télé rend con mais il estima qu’il avait
certainement rendu fou par la belle,
sous les yeux la preuve que certains
défonça la baie vitrée et termina sa
étaient mieux lotis que d’autres dans
course par un dérapage sur le parquet.
ce domaine. Les dernières images du jeu
A peine la fille a-t-elle le temps de se
défilaient sous ses yeux avec toujours
remettre de cette visite inattendue
la blonde trépignante en bottines.
qu’elle s’effondre de bonheur dans son
- Pas possible qu’on nous montre une
canapé. Le cheval en est maintenant
fille en bottines avec les 45° qu’il
à sauter une rangée de voitures sur
fait. Encore des images réchauffées
une
qui datent de la fin de l’hiver !
est toujours dans le coup, cette fois
Suivit un générique interminable. Et
assise à la terrasse d’un café. Igor eut
toujours la blonde qui trépignait.
juste le temps d’entendre « PMU, jouez avec
Il
existe
imparable
émotions »
avant
la
belle
d’enfoncer
pour
la touche M/A de la télécommande et il s’endormit. Après tout, ce soir,
par la chaleur des studios et des
il était invité aux vingt ans de boîte
appartements : c’est la pub. A la
d’un collègue de bureau. Il avait bien
première note du jingle, le son monte
besoin de récupérer un peu de sommeil
de 25 décibels. C’est ce qui arriva au
par avance.
les
truc
Evidemment,
anéantis
réveiller
un
avenue.
cerveaux
cerveau d’Igor. Vu le jour et l’heure, il savait qu’il aurait droit à une rafale
La soirée s’était bien passée. Il avait
de conseils pour le goûter des mômes.
enfin eu l’occasion de sympathiser
Tous sous blister. C’est plus propre.
avec
Bien sûr, quelques produits lessiviels.
du service comptable. Il la voyait
On ne sait jamais, il y a toujours une
régulièrement
ménagère de moins de cinquante ans
d’ordinateur et des piles de dossiers.
devant son poste. Celles de plus de
Assez quelconque mais hier soir, elle
cinquante ne doivent pas connaître
lui avait semblé presque attirante,
68
Béné,
la
nouvelle
derrière
adjointe
son
écran
au point de l’avoir invitée à quelques
cérébral. Il prit un ticket, cocha le 8,
slows. Un peu boulotte et avec une
le 12 et le 3, donna quatre euros et
haleine chargée d’excès tabagiques
trente centimes à l’édentée qui valida
et d’alcools en tout genre, il avait
sa combinaison avant de lui rendre
préféré
son
en
rester
là.
Simplement,
reçu.
Assez
fière
d’elle,
elle
maintenant, il pourrait la tutoyer en
esquissa un sourire en lui précisant
lui apportant ses notes de frais.
que grâce à l’informatique, il pourrait retirer ses gains dans n’importe quel
En se levant le dimanche matin, ses
PMU.
Enchanté
par
cette
nouvelle
pensées allaient plutôt à la fille au
disposition, il quitta ce lieu d’espoir
cheval qu’à la nouvelle adjointe du
de paradis en laissant les autres à
service comptable. Il sentit peu à peu
leurs réflexions et à leurs tournées de
monter en lui une envie irrésistible de
Kronenbourg.
jouer avec ses émotions. Il préféra ne pas prendre le risque de rencontrer
L’incroyable imagination des créatifs
des voisins de l’immeuble et négligea
publicitaires venait de frapper un
le bar PMU du quartier. Au volant de
grand coup en faisant de ce lieu
la turbo D d’entreprise, il se retrouva
minable, le centre des émotions des
rapidement dans une banlieue sordide.
habitués du dimanche matin.
Il trouva rapidement ce qu’il cherchait dans une galerie marchande suspendue
Le soir, il ne sut pas qu’il avait perdu
au-dessus d’un boulevard défoncé. Un
mais il téléphona à Béné et lui proposa
bar immense y était ouvert. De loin,
un restaurant. A sa voix, il l’avait
l’atmosphère semblait studieuse mais
sentie ravie par cette proposition.
en entrant, il évacua deux mètres cubes de fumée bleuâtre. A l’intérieur,
Lui
le sol était jonché de mégots, de
lentement son téléphone et il se
cendres et de tickets annulés. Des
laissa tomber dans son canapé, les
tablées réfléchissaient à plusieurs
bras écartés en souriant au bonheur
pour trouver la combinaison idéale
naissant.
en compulsant la presse spécialisée. D’autres, solitaires, préféraient la réflexion secrète. Une vieille édentée, dans une cage de verre, lui expliqua à travers un hygiaphone grisé de fumée, le fonctionnement de ce sport
69
aussi
l’était
en
raccrochant
Les
deux colonnes du temple de
Mammon Xavier Brocker
L
’évènement advint neuf jours avant que les fils et filles des Hébreux ne célèbrent Roch-Hachana, l’entrée dans leur nouvelle année, calculée depuis l’instant exact de la création du monde, comme l’on sait.
Pour
les
disciples
du
Galiléen,
aussi,
adeptes
ou
non
des
mystères
numérologiques, la date n’était ni plus ni moins anodine. Le onze du neuvième mois du calendrier, encore que ce mois, pour les anciens, soit en fait le septième décompté à l’aune de jadis, comme l’indique suffisamment le mot septembre. Toutefois, les disciples de celui qu’on invoque sous le nom de « Christ » auraient-ils pu remarquer que la première année de leur troisième et sans doute dernier millenium allait vers son terme. Mais à part quelques moines très âgés, oubliés sur leur roc de la montagne hellène, au Monastère Athos, à l’autre bout de la terre, qui aurait tenté l’analyse de cette date du 11 septembre 2001 ? Elle allait pourtant stigmatiser, de flammes et de sang, la fin d’un cycle, par la mise à bas des deux colonnes, B la septentrionale d’abord, puis J la méridionale, du Temple de MAMMON, la vieille idole de l’Ecriture sacrée, celle dont la ruse la plus démoniaque est de faire croire qu’elle n’existe pas, disait le voyant Baudelaire. ***
71
Si le sigle calendaire semble banal,
IESHOUAH que certains disent fils de
l’évènement
l’Eternel.
survint
en
un
lieu
géographique circonscrit de manière chirurgicale, au cœur précis du centre
Et parmi ces cornes, les deux plus
de la Mégapolis ; elle-même cœur et
belles, les deux plus hautes, dominent
cerveau de l’Etat impérial, « l’Empire
de toute leur superbe. Là sont – ou
State » ; lui-même symbole de l’hyper
plutôt là étaient – les deux colonnes,
puissance universelle, incontestée,
celle de droite et celle de gauche, celle
autiste, univoque depuis douze ans,
de l’or privé et celle de l’or d’Etat – les
depuis la volatilisation bien curieuse
deux chambranles marquant l’entrée
de la tare sur l’autre plateau de la
du temple de MAMMON, la vieille idole,
balance globale.
pourtant puissante et vivace plus que jamais, par delà les siècles.
Non, le lieu n’est pas innocent. Mais rien n’est innocent, en cette histoire. Ici, au confluent de deux fleuves qui
*** Et si nous reparlions de Babel ?
ne sont, cette fois, ni l’Euphrate, ni le Tigre, la nouvelle Alliance Atlantide
Toutes les langues articulées à travers
jette
antiquement
l’univers depuis l’écroulement – déjà –
engloutie un promontoire orgueilleux.
de la première des tours orgueilleuses
vers
sa
mère
s’y entendent, s’y répondent et s’y Nouvelle Atlantis certes, mais nouvelle
mêlent en salmigondis cacophoniques.
Babel aussi. Là et pas ailleurs, le
Toutes
sol granitique, antécambrien, peut
humains,
physiquement autoriser l’édification
débarquées
d’une forêt de tours, comme autant
s’agglomèrent, tandis que d’autres
de
avec
encore inédites s’y expérimentent au
tendus
gré de millions d’orgasmes aléatoires.
prométhéens
tant
de
poings
défis.
Ici,
sacrilèges
les
races,
mille
tous
ethnies, de
la
les
types
certaines veille,
vers le Créateur, l’homme, toujours plus
arrogant,
le
Les petits-enfants lointains de la
ciel. Ici poussent toutes ces cornes
Reine de Saba, veufs de leur Ethiopie
de
nous
inoubliée, après l’escale servile et
parle, au dernier tome des Livres
jamaïquaine, ne s’y sont d’ailleurs
testamentaires, le terrible prophète
pas trompés. A travers leur Bronx,
IOKANAN,
sous leurs bonnets où le soleil arbitre
boucs
va
« gratter »
d’Apocalypse
disciple
dont
préféré
de
ce
72
équitablement entre le vert du chanvre
on
épelle,
en
tempo
binaire,
les
et le rouge sang, dans les vapeurs
adresses postales de cet entonnoir où
hypnotiques du nouvel encens, avec
s’engouffre et s’homogénéise toute
leur mille mélopées, mille scansions
la diversité initiée par le Créateur de
incantatoires, ils sont bien les seuls à
l’espèce qu’on dit « humaine ».
avoir tout compris, les Rastafaris aux visages moites et aux yeux blancs.
***
« New York, nouvelle Babel, nouvelle
Face à la ville africaine, il suffit de
Babylone !
mourrez
passer le pont, celui-là même qui tant
tous, mais nous seuls, les Rastas,
Bientôt
vous
inspira son sous-locataire occasionnel
grâce à notre père Suleiman et notre
et génial, Rollins, ensoleillé souffleur
mère Balkis la Sabéenne, nous serons
de rêves de jazz et de fraternité. Le
sauvés !
vers
pont qui conduit chez les « hassidim »,
votre père Mammon, vous les Blancs,
Tournez-vous
plutôt
autres racines, autres bouclettes,
les thésauriseurs, les esclaves de l’or,
autres
tresses,
et demandez-lui donc de vous secourir,
autres
lucidités,
s’il le peut ! »
mêmes concepts sur l’à-présent et l’à-
Ainsi délire, sous ses tresses, le rasta
venir, si l’on veut bien y réfléchir.
autres et
mystiques,
pourtant
les
halluciné ! Il ne parle pas pour ne rien dire. Nul ne parle pour ne rien dire, en
Williamsburg, Jérusalem mentale où
cette histoire.
chacun, de stricte observance, tourne le dos à la cité idolâtre, renie le Veau ***
d’or et voue à la géhenne éternelle les frères renégats qui, dans les tours,
Un peu plus haut, dans un isolat
devant les écrans et les cours de la
ravagé batave, le long de la rivière de
Bourse qui ne connaissent plus ni jour
l’Est, d’autres incantations s’élèvent.
ni
C’est le tam-tam de l’Afrique nègre
à
qui cogne, comme tape la grosse veine
ancêtres que, dans le Sinaï, fustigea
temporale de celui qui voit venir la Fin.
l’ancêtre Moshé. Tout comme frappa
Et dans ce battement sourd, venu de la
et flagella plus tard, sur le parvis
jungle primordiale, les anthropologues
profané
les
discerner
qui vint non pour abolir mais pour
indéfiniment, martelés, les phonèmes :
accomplir, Ieshoua, fils de Miriam.
plus
avisés
croient
« New York ! New York ! ». Tout comme
73
nuit,
sacrifient
Mammon,
par
comme
les
inlassablement faisaient
usuriers,
leurs
celui
Ces Hébreux, purs entre les purs, ne se
naissent et à leur tour lui rendent
posent pas la même question : bien sûr
grâce. Ne crois-tu pas que l’heure d’un
qu’ils seront sauvés, parce qu’entre
ultime avertissement devait sonner ?
l’Eternel et Mammon, depuis le Veau d’or – et le Veau d’or noir, rigole-t-on
En haut, dans les colonnes majeures
dans les colonnes jumelles – voilà beau
du Temple de Mammon, nommées par
temps qu’ils ont choisi.
les
petits-enfants
de
l’architecte
Hiram, les Fils de la Veuve, B à droite, ***
côté Nord, et J à gauche, côté Sud, les « computers » tournaient à plein
Au
pied
des
colonnes,
Grande
régime, et mille écrans donnaient en
Prostituée s’enhardit de jour en jour.
temps réel, sans trêve ni repos, sans
De plus en plus haut, elle trousse
dimanche, sans shabbat, sans vendredi
ses jupailles et son arrogance ne
mahométan, l’état instantané de la
connaissant
bonne santé de l’idole Mammon en tous
plus
de
la
frein,
elle
invente jour après jour de nouvelles
ses avatars.
obscénités. Temple de la spéculation sur l’Economie Après le puritanisme hypocrite imposé
globalisée, réelle, fondée sur des
par les Fondateurs, les vannes de la
marchandises
et
luxure comme celles du luxe exacerbé
de
Marchandises
ont
fournitures
été
emportées.
Sodomites
et
Services,
des
étant
fournitures comme
existantes,
gomorrhéennes font assaut de gaieté
constatables, dans la réalité du monde
désespérée, sachant bien que la mort
de la matière.
hideuse sanctionnera leurs orgies. Babel,
Babylone,
n’as-tu
pas
été
Du moins tel était le cas, initialement.
de tout temps vouée aux débauches prosélytes ? Et la tradition n’a-t-elle
Temple, depuis peu d’années, d’une
pas retenu le nom de Sardanapale ?
soi-disant
« économie »
tout
nouvellement inventée par Mammon, Babel,
Babylone,
Cité-capitale
du
fondée, celle-là sur la prospective,
célibat hédoniste, des accouplements
les anticipations, les innovations nées
stériles, du génocide préventif des
la veille, voire celles escomptées pour
enfants dans le sein de leur mère,
le lendemain.
les tout-petits que le Créateur avait déjà pleinement constitués pour qu’ils
74
Cette
appropriation
par
des
« joueurs » immatures de richesses
à l’habileté inconcevable.
encore fictives, hypothétiques, mais que l’on se partage et que déjà l’on
Si la fatale horlogerie de la double
consomme par anticipation, c’était le
frappe – double comme lorsque la Mer
blasphème « dernier cri » inventé par
morte surgit une nuit aux rives du
l’idole Mammon, heureuse d’insulter
désert biblique, il y a si longtemps –
ce Futur, cet Avenir qui n’appartient
fut doctement analysée, quels experts
qu’à Celui qui joue continûment son
ont
révélé
rôle de Créateur.
la
localisation
à
extraordinaire
la
Nation
foudroyée
mathématiquement des
deux
points
« Voler à l’Eternel ce qu’il n’a pas
d’impact venus jeter bas, totalement,
encore créé ! », voilà qui est très
complètement,
fort. Jamais le « Malin » n’aurait pu
Mammon ? Ce qui va suivre, nulle
mieux justifier cet attribut !
bouche n’osa le révéler.
C’était plus audacieux encore, que
Si
le « coup » tout juste antérieur qui
aéronefs conduits par les suicidaires
avait enrichi – et ruiné aussi – tant de
avaient frappé les Colonnes trois ou
créatures humaines. Maquiller l’ancien
quatre niveaux plus haut, ces dernières
« Veau d’or », conférer à l’or une
se seraient vues « décapitées » en
autre couleur, noire, et toujours le
quelque sorte ; mais les débris de
faire adorer en sa nouvelle apparence,
la partie supérieure ainsi anéantie
fût-ce
n’eussent point été assez pondéreux
au
prix
massacres,
de
cent
assassinats,
et
mille
invasions,
les
les
percussions,
pour
colonnes
réitérées,
déséquilibrer
de
des
l’ossature
violations des plus solennels serments.
globale des édifices, et provoquer
Oui, en ces colonnes creuses, les
l’écroulement
grands prêtres de Mammon avaient lieu
le sacrifice humain d’un maximum de
de se réjouir.
victimes. ***
total,
spectaculaire,
Mais, en revanche, la configuration topographique de la presqu’île, avec
L’évènement avec
une
advint brutalité
stupéfiante ;
mais
sans
préavis,
soudaine aussi
avec
sa forêt de hauts buildings, interdisait
et
aux appareils d’exercer plus bas leur
la
force d’impact, sans entrer en collision
précision du scalpel sur la tumeur,
avec
placé entre les doigts d’un chirurgien
Alors que c’est ceux-là, ces deux-là, et
75
d’autres
géants
avoisinants.
aucunement leur voisinage, qu’il avait
Cyrille-Athanase, outre l’hébreu, le
été décidé de frapper ; en même temps
latin et le vieux slavon, s’exprimait
que le monde entier, de stupeur.
couramment en anglais, français et quelques
autres
parler
du
idiomes Grec,
profanes,
Les lois de la physique et celles de la
sans
antique
géométrie dans l’espace imposaient
naturellement contemporain.
ou
que les deux impacts s’effectuent là, pas plus haut, en aucun cas plus bas,
Rejeton
à quelques mètres près. Et ainsi fut-il
d’armateurs du Pirée apparentée aux
d’une
richissime
famille
fait.
Goulandris, élevé dans un pensionnat suisse, il avait intégré, aux Etats***
Unis, la prestigieuse université de Princeton, avant de regagner le giron
A l’autre bout de la terre, tout comme
familial. A 28 ans, murmurait-on dans
les quelque six milliards de créatures
l’aristocratie
de l’Eternel en transit à travers ce
grand désespoir de sa famille qu’à la
Temps et cet Espace, quatre dizaines
suite d’une peine de cœur, ce brillant
d’hommes tous barbus, pour la plupart
sujet promis à haute destinée dans
fort âgés, avaient eux aussi vu, de
le monde profane, avait brutalement
leurs
opté pour une vie de prières, de
yeux,
atlantique,
l’évènement sans
cesse
d’Outrerégurgité
hellénique,
c’est
au
privations et de méditations.
jusqu’à la nausée, sur les petits écrans scintillants.
Trente
années
s’étaient
écoulées.
Chaque fin d’après-midi, hormis le Au monastère du Mont Athos, si, comme
septième jour, après l’office de Sixte,
depuis des siècles on prie, on chante
les saints hommes rompaient durant
et on médite, la télévision a depuis
presqu’une heure leur tradition de
quinze ans franchi l’enceinte sacrée ;
mutisme, et Cyrille-Athanase, aussi,
mais placée sous la ferme juridiction
ne dédaignait pas d’échanger quelques
d’un des coadjuteurs du vénérable
commentaires avec tel ou tel.
Père Abbé, empressons-nous de le préciser.
Peu de jours après la catastrophe du 11 septembre – qui n’était d’ailleurs
Ce
l’autorité
pas le 11 septembre pour ces adeptes
audiovisuelle n’était pas n’importe
détenteur
de
du calendrier orthodoxe hérité de
qui, au demeurant. Le Très Révérend
Jules
76
César,
Cyrille-Athanase
fut
respectueusement
abordé
le
« Mon frère, observe ce Signe qui se
benjamin du monastère, que nous ne
trouve dessiné sur tous les billets
désignerons cependant pas du terme
libellés en dollars, billets de couleur
« moinillon » : le frère Marie-Alexis,
verte, quelle qu’en soit la valeur,
pour n’avoir pas encore émis ses vœux
habillés
perpétuels,
la
couleur
de
cette
ses
émeraude que Saint-Jean nous décrit en son Apocalypse comme la plus grosse
velu,
des
aurait
noblement
de
32 ans et arborait un visage sombre, qui
portait
par
découragé
toute
familiarité. Sachant
les
pierreries
ornant
le
diadème
de Satan. Connais-tu le signe du vastes
connaissances
dollar ? » Le crayon dessina un .
et surtout la sagesse colorée de son
« Vois
les
deux
barres
aîné vénéré, le frère Marie-Alexis osa
autour
aborder la question des colonnes de
serpent,
Mammon, qui bourdonnait dans tous
serpent, depuis la Genèse. En ces
les esprits, au risque de perturber les
deux barres, je discerne les colonnes
méditations spirituelles.
jumelles du Temple de Mammon, celles
desquelles oui,
verticales
s’enroule
toujours
ce
le
vieux
que les enfants de l’architecte Hiram, « A la lumière de notre Foi, et en
les fils de la Lumière apportée par le
s’appuyant sur ta science des choses
porteur de Lumière, les fils de la Veuve,
du monde extérieur, science qui m’est
appellent B et J. Ici fut le Centre du
étrangère, pourrais-tu, Père respecté,
Commerce Mondial, qui s’effectue en
dire si cet évènement hors du commun a
dollars, la monnaie que tout homme
un sens ou bien n’a aucun sens ? Et s’il
qui a quelque chose à vendre, sur la
avait un sens, quel serait-il ? »
surface du globe, reconnaît comme pré-éminente. Qui refuse le dollar, la
Le moine aîné le pria de tirer un
Monnaie de l’Idole Mammon ?
tabouret, de s’asseoir face à lui,
Or il est écrit que nul ne peut à la fois
réfléchit de longues minutes, tira un
servir Dieu et Mammon. Moi-même, il y a
morceau de vieux carnet à spirale, ainsi
longtemps, j’ai dû choisir.
qu’un crayon à mine au bout mordillé,
Frère,
ton
de sa manche. Il le fixa dans les yeux,
familier
des
jaugea si l’interlocuteur était apte à
universelle.
comprendre et digne de l’entendre. Puis
étudier
il le pria de ne jamais l’interrompre et
Aussi
de ne lui poser aucune autre question,
je
une fois l’interprétation donnée.
comme
77
et pour
vais le
esprit règles Mais j’y
n’est de
moi,
j’ai
réfléchis
toi,
pas
l’économie pu
les
encore.
Frère
innocent,
parler
en
parabole,
faisait
notre
Maître,
notre Seigneur Jésus Christ.
entier a accepté que le lien de valeur
Imagine un monastère qui, pour faire
fixe et intangible du Dollar (peut se
vivre ceux qui y résident, achète des
créer indéfiniment) avec l’Or (qui est
marchandises à l’extérieur et vend les
un métal physique, concret et limité en
chapelets, les icônes et les bougies
quantité) soit rompu. Et rompu à tout
qu’il
tout
jamais.
cet échange étant comptabilisé en
produit
Depuis
dollars.
américain
Oui, mais il y a dix ans, le déficit annuel
partagé par un X – ce qui pour moi est
du Monastère était de 100 milliards de
significatif – et que d’ailleurs ses
dollars.*
citoyens surnommaient « le Tricheur »,
Il convient pour ce monastère de
le Dollar n’a plus aucun fondement réel
vivre plus modestement, d’une part ;
sinon la valeur que veulent bien lui
d’acheter moins et de vendre plus, de
accorder ceux qui l’acceptent encore.
sorte qu’au bout de quelques années
Aussi, mon jeune frère, la cupidité des
d’économies, cette dette étalée dans
habitants des Etats-Unis, leur frénésie
le temps puisse être effacée. J’ajoute
de confort, de luxe, d’air conditionné,
que le Père Abbé d’un tel monastère
ne
devrait
convoitise,
être
à
l’extérieur,
destitué
et
châtié.
la
volonté au
connaît
d’un
nom
plus
Président
équitablement
de
l’envie,
bornes. le
La
snobisme
Mais l’Esprit Mauvais, qui ne veut
de l’argent sont infinis, pour ces
absolument pas sauver, mais qui veut
malheureux abusés par Mammon. Alors,
perdre ce Monastère, révèle alors qu’il
elle tourne sans cesse, elle s’emballe,
existe dans la cave une imprimerie et
dans
un inépuisable stock de papier vert.
monastère, la machine à imprimer et
Un moine habile ne pourrait-il pas,
l’idole Mammon, elle rigole.
discrètement, nuitamment, créer les
Dix ans après, c’est-à-dire l’année
milliards de dollars manquants ?
dernière, en 2000, le déficit annuel
la
cave
de
ce
malheureux
est ainsi passé de 100 à 450 millions Personne
à
l’extérieur
n’y
verrait
de dollars.* Entends-tu le ricanement
que du feu, puisque ces faux dollars
de Mammon ?
seraient officiels, aussi vrais que les
Pour soutenir son excessif niveau de
vrais, acceptés avec joie par l’univers
vie, voilà un peuple qui a maintenant
entier. D’ailleurs, qui se permettrait
besoin que l’extérieur lui renvoie un
de
Dollar
flux financier de 1,2 milliard de dollars
puisque, depuis le 15 août 1971,
contester
la
valeur
du
chaque jour ! Essentiellement apporté
depuis plus de trente ans, le monde
par une activité que tu aurais du mal à
78
admettre, l’industrie de l’amusement
l’Amérique. »
et du divertissement, des redevances
Le sigle € s’imprima, éclata alors à
portant sur des sons et des images
leurs pupilles comme une évidence.
fugaces. Petit
frère,
crois-tu
qu’un
pareil
« Vois,
couchées les
à
procédé puisse encore longtemps faire
écroulées,
illusion au Monde entier ? Les deux
Mammon. Bientôt cette monnaie de
barres sont tombées, en cette année
singe, du « SINGE DE DIEU », comme
même où s’est créée, de notre côte
dit
de l’Océan Atlantis – qui a englouti la
acceptée par les nations mahométanes
première des Atlantides – une nouvelle
qui vendent le pétrole. »
l’Ecriture,
deux
l’horizontale,
ne
colonnes
sera
même
de
plus
monnaie. Baptisée du nom de notre antique vache, la vache EUROPE de
« La chute des tours, alors, ce fut un
notre mythologie hellène.
signe ? » murmura le frère à la barbe
Le nom de cette nouvelle monnaie, qui
noire, « un signe des Temps » comme
ne peut s’imprimer à volonté, dans une
l’avait dit l’ésotériste français René
cave d’un Fort baptisé du nom d’un
Guénon, qui connaissait l’Apocalypse,
hérétique, c’est… »
bien qu’islamiste sur sa fin.
« C’est l’EURO ! » s’écria vivement le Frère Marie-Athanase, qui avait tout
« Si tu veux », rétorqua le Père à la
compris, n’en revenait pas lui-même,
barbe blanche, avant d’observer un
et avait oublié la condition initiale
silence et de murmurer : « un signe des
mise par son interlocuteur.
Temps, de la Fin du Temps, plutôt ».
« Tu l’as dit ! » marmonna en souriant le Père aîné, en extirpant de sa robe
Car le Père Cyrille-Athanase, outre
noire deux pièces absolument neuves,
l’Economie, connaissait la Musique, et
vu qu’au monastère ni dollar, ni euro,
nourrissait une dilection particulière
ni aucune sorte de monnaie n’avaient
pour Messiaën.
l’occasion de circuler. Et de poursuivre : « Ce n’est pas
*
tout, frère. Regarde bien le sigle
son
qui suit le chiffre, le symbole de
(Gallimard).
cet Euro, qui ne peut être imprimé qu’avec l’accord unanime de toute une confrérie d’experts, dont aucun à ma connaissance n’est stipendié par
79
cité
par
Emmanuel
ouvrage
« Après
TODD
dans
l’empire »
Ainsi
va le vaste ciel
Texte : Théo - Illustrations : Véronique BLANCHOT
Ainsi va le vaste ciel Lambeaux de néant drapés de lumière Au couchant la chaleur d’un horizon muet Au levant l’espoir d’un amour défait. Et quelques nuages solitaires Parcourant l’étendue Muette et dérisoire Et mon désir secret : Parcourir l ‘étendue … Et la couvrir d’un drap de lune Et retenir entre ses lèvres un muet et profond soupir …
81
Sentir son sexe Odeur de pain, de fruits offerts à l’étalage d’un magasin de quartier Odeur de planches coupées près de la menuiserie Branches couvertes de pommes Dans le terrain de mon père Un peu plus loin au nord.
83
Ainsi va le vaste ciel
Nos pauvres litanies
Lambeaux de néant drapés de lumière
Pleurant des jardins inconnus Accrochés aux feuilles sèches qui
L’univers aussi est nu
déjà s’effritent
Du désespoir et de la violence
Nostalgiques des troncs abattus
Du ressort caché
Tendrement enlacés
De la grande explosion
N’ayant à jamais
Et de l’intimité…
Ni la joie de gagner Ni l’émotion de perdre
Tout s’échappe et s’évapore
Banalement vivant
Et les enfants nous regardent
En somme
Avec une infinie tristesse Déjà étrangers
Ainsi va le vaste ciel
Si loin de nous
Lambeaux de néant drapés de
Et de notre inhumaine détresse
lumière
Puissent-ils nous pardonner ?
Il est des lèvres muettes d’où ne monte aucun chant
Ainsi va le vaste ciel
Des sirènes croupies que les marins
Lambeaux de néant drapés de lumière
exècrent Des puits d’où rien ne remonte
Assis à la croisée des chemins
Si ce n’est quelques odeurs de
Nos doigts pliés pour échapper au
méthane
froid
Des prémices gelées
Je nous ai vus oiseaux sur des arbres
Des promesses brûlées
dressés
Des herbes folles jonchant les
Criant au vent du nord
corridors De grands champs de terre rouge
85
Ni arbre Ni source Juste la colère La jalousie La douleur Et le doute Braises mortes des foyers éteints Banquet des tables vides Amour lassé Chaise renversée Pointillé glacé Ainsi va le vaste ciel Lambeaux de néant drapés de lumière Simple gravure Penché sur le pont L’esprit dispersé Dans mon dos je sens Les pas lents des passants
87
Le ciel vire au bleu Au vert Les nuages rougeoient Leur cœur gris blanchâtre Et leur frange est lumière Rose maladif Jaune indécis Pourpre agonisant Ciel étendard d’une armée en déroute Tous les tons pâlissant Et la nuit renaissant Encore Plus tard apparaîtra Blancheur électrique Un fin croissant de lune Au bord ciselé de lait
89
Sous moi, le fleuve n’est que bruit Les passants disparus Je m’arrache à la pierre Et me fonds dans la ville Réconforté de la tristesse du monde Je triomphe de moi-même Penché en avant Un pas après l ‘autre Je marche sur l’impossible
91
Ainsi va la vie Sous le vaste ciel Lambeaux de néant Drapée de lumière.
93
La
marelle Jacques NICOLLE
L
éa ne bouda pas trop longtemps. Bien sûr, elle était très fâchée que Mamy n’ait pas pensé à prendre l’élastique pour jouer l’après-midi au parc avec les copines. D’abord, les mamys, ça oublie toujours tout, et puis après, ça
dit qu’on peut bien jouer à autre chose. C’est pas grave, mon chou, joue donc à la marelle avec Amélie... Voilà, c’était sûr... Et de toute façon, les mamy, elles retiennent jamais les noms des copines : c’est pas Amélie, c’est Emeline. Et Léa, la marelle d’Emeline ... Elle ne sait jouer qu’à ça, Emeline. Enfin, puisque Mamy a encore oublié l’élastique... Résignée et vaguement en colère comme on peut l’être quand on est une petite fille de huit ans contrariée dans ses projets par la négligence des grandes personnes, Léa attendit patiemment qu’Emeline, qui avait déjà tracé sur l’allée du parc les huit cases bornées par le ciel et la terre, lui cède son tour pour la suivre à cloche-pied, un, deux, trois, hop, quatre cinq, six, hop, sept huit, lançant le galet de case en case avant de repartir à nouveau. Autour des deux fillettes commençait à se former un nuage de poussière qui ternissait leurs chaussures et fit même éternuer discrètement Mamy, qui profitait des rayons du doux soleil d’octobre sur un banc voisin. Léa estima qu’elle avait fait assez de concessions jusqu’ici, et que le jeu, qu’elle n’avait du reste pas choisi, l’agaçait, tel qu’Emeline l’avait organisé. Le gravier la faisait déraper, la poussière l’incommodait, et l’imprécision des limites de la grille dessinée par Emeline dans les graviers avait déjà été à l’occasion de plusieurs disputes sur la validité des pas en direction du ciel. On fait autrement ! Prenant en main la direction des opérations, Léa décréta que tous ces problèmes seraient résolus si le parcours se faisait sur le trottoir, à l’entrée du parc. En l’absence de toute opposition de la part d’Emeline, et surtout de Mamy qui pouvait toujours surveiller du coin de l’oeil depuis son banc, elle trouva rapidement une pierre calcaire et grava d’une main sûre un nouveau cheminement sur les dalles de ciment qui offraient un carroyage épatant. Et voilà !
95
Les premiers essais qu’elle en fit
pas être rattrapé de sitôt par son
sans différer lui confirmèrent que
maître. En fait, courir la gueuse ne
son choix était le bon, et sautant
l’intéressait plus réellement depuis
à la poursuite de son palet, elle
lurette ; il avait attendu la cynopause
écoutait avec délectation les fers de
comme on attend la retraite après
ses semelles claquer
sur le béton,
avoir dignement rempli ses offices
surtout lorsqu’elle retombait sur ses
de géniteur sur commande auprès de
deux pieds aux cases doubles. Rapide,
si nombreuses représentantes de sa
nette et sonore, ça c’est de la marelle !
race, triées sur le volet, qu’à présent il aspirait à un repos bien mérité et
***
surtout à une liberté qui lui avait été jusqu’alors trop chichement mesurée à
-Groucho,
aux
immédiatement,
pieds
!
qu’est-ce
Reviens
son goût.
qui
Aujourd’hui, l’occasion était trop
te
prend ! Bertrand,
belle et la douceur de cet après-midi bras
d’automne lui avait mis des fourmis
ballants, la laisse inutile à la main
interloqué,
les
dans les pattes. Il connaissait très bien
droite, regardait Groucho
filer au
le quartier et savait qu’en quelques
petit galop sur le trottoir. Comptant
foulées il retrouverait les bords de la
sur le détachement que dix ans d’âge
Marne dont les berges regorgeaient
peuvent mettre dans la tête d’un
de foulques qu’il adorait dénicher et
labrador quant aux choses du sexe,
effrayer d’un jappement pacifique.
il n’avait pas jugé utile, en arrivant
Pour une fois, Bertrand ne serait pas
au bas des escaliers, de refermer le
là pour gâcher ce plaisir innocent
mousqueton sur l’anneau du collier,
par une sauvage traction sur la laisse.
au passage précis de la jeune bergère
Et peut-être se paierait-il le luxe d’un
allemande
petit plongeon dans l’eau fraîche ...
du
boulanger,
toujours
libre comme l’air, et à laquelle le vieux
Ravi de se découvrir une âme de
chien n’avait tout d’abord accordé
voyou,
qu’un regard courtois et blasé. Et
qui
le voilà maintenant qui cavalait aux
Il aimait beaucoup les enfants et
trousses de l’intrigante en ignorant
regrettait que Bertrand n’ait pas eu
ses rhumatismes ... Quel hypocrite !
la bonne idée d’en engendrer lui-même
Après avoir tourné à l’angle de la
quelques-uns plutôt que d’épuiser son
rue, Groucho ralentit son allure en
fidèle compagnon à la prolifération
laissant filer la belle, certain de ne
de la race canine. Partager les jeux
96
Groucho
résonnait
longeait de
cris
le
parc
d’enfants.
d’un enfant était pour Groucho une
son
cycle
appuyé
à
la
chose rare autant que délicieuse.
des
estaminets.
Justement, à l’entrée du parc deux
l’avaient
gamines sautillaient sur le trottoir en
«Encore un», faisant référence à ce
envoyant devant elles un petit galet.
qu’ils prenaient pour une intempérance
Spontanément, il s’invita à leur partie
notoire et au soliloque inaudible qui
et s’apprêtait à saisir délicatement
lui agitait continuellement les lèvres
le caillou dans sa gueule, lorsque la
pendant qu’il pédalait,
fillette à la robe rouge fit une brusque
qu’il marmonnait le décompte des bars ...
pirouette et retomba sur ses deux pieds
Les cabaretiers auraient pu démentir
dans un double claquement sonore.
cette triste réputation en expliquant
Surpris, Groucho fit un écart qui le
à la jeunesse médisante que le vieux
déporta sur la chaussée.
Joseph était abstinent, ou presque,
Les
façade
garnements
sournoisement
surnommé
prétendant
et qu’à chacune de ses haltes, il ***
effleurait à peine de ses lèvres - seul moment où elles cessaient leur éternel
Cet
après-midi,
était
frémissement - le ballon de rouge limé
maussade. A son âge, il considérait
qu’il laissait aux trois quarts plein
tout
sur le comptoir avant de reprendre
changement
Joseph imposé
à
ses
habitudes
comme
une
tracasserie
sa
déplacée.
Depuis
plus
de
vingt-
compréhensible de lui seul, se limitait
cinq ans, son itinéraire urbain était
en réalité à l’énumération de ses
immuable et connu d’une bonne partie
camarades de combats, moins chanceux
de la population de la localité qui
que lui, au souvenir desquels il buvait,
reconnaissait de loin sa silhouette
très modérément, ajoutant au fil des
paisible
jours de nouveaux noms à ce mémorial
et
massive,
juchée
sur
bicyclette.
Et
son éternel vélo, pieds en canard
intime et solitaire.
et
genoux
écartés,
son
monologue,
progressant
Aujourd’hui, Joseph pestait contre
lentement au fil des rues dans une
les travaux de voirie qui lui imposaient
trajectoire apparemment mal assurée.
une
Les enfants - cet âge est sans pitié
perturbaient son rituel et l’obligeaient
- en avaient immédiatement déduit
à emprunter bien inutilement l’Allée
que Joseph buvait. Et de fait,
du
la
déviation
Parc
dépourvue
inaccoutumée,
évidemment
trentaine de bistrots que comptait la
de tout café. Pour ajouter à son
commune étaient autant d’étapes de
mécontentement, la chaussée était
son cheminement, où l’on retrouvait
irrégulièrement
97
pavée
et
il
devait
redoubler d’adresse et de vigilance
de clinique, de le remplacer pour une
pour se maintenir en équilibre. L’âge,
demi-journée. Le service des urgences
le poids et l’extrême lenteur de son
en traumatologie ne laisse guère de
train ne lui facilitait pas la tâche.
répit, et rien n’est plus éreintant que
L’entrée du parc marquait la fin de
d’en assurer les gardes aux journées
cet innommable Chemin des Dames,
de pointe, notamment les samedis et
et il se croyait bientôt tiré d’affaire,
dimanches, jours de prédilection des
lorsqu’un
sauta
fous du volant, des intrépides des
précipitamment du trottoir pour se
gros
sports à risques et à rixes, et autres
lancer dans ses roues, le culbutant
pourvoyeurs des salles d’accueil. En
lourdement sur la chaussée avant de
quelques semaines d’internat, Jean-
s’éclipser en trottinant.
Marc avait eu le loisir de mesurer
Assis sur le pavé, Joseph balbutiait
combien
de
l’angle
grignote les forces vives, et Sabine,
inhabituel que formaient sa jambe
qui partageait sa vie depuis six mois,
douleur
droite
et
alors
que
passants
vieux
en
sa
chien
observant
cuisse,
quelques
venaient
le
secourir.
Du
reste,
courte
cette
trêve
ce
trop
dans
son
emploi du temps chargé n’avait pas été de tout repos
***
pour
ses
sens
...
type
d’astreinte
vous
d’augurer des conditions probables du quotidien d’une
compagne
de
chirurgien. Ces dernières perspectives déjà
nourri
avaient de
nombreuses négociations orageuses Jean-Marc se retourna sur le dos
au terme desquelles chacun était resté
et s’étira voluptueusement, prenant
sur ses positions respectives : il n’était
garde de ne pas éveiller Sabine qui
pas question d’entraver une vocation
commençait à s’assoupir, un sourire
certaine et un avenir brillant, pas plus
de contentement au coin des lèvres.
qu’il n’était concevable de gâcher une
Personnellement,
douillette vie de famille.
il
n’avait
aucun
penchant pour les siestes de l’après-
Cela dit, une demi-journée de répit
midi lorsqu’elles n’avaient pour seul
impromptue n’était pas à mépriser, et
but que le repos du corps et de l’esprit.
Jean-Marc était sur le point de faire
Du reste, cette trop courte trêve dans
quelques concessions aux vues de
son emploi du temps chargé n’avait pas
Sabine sur les agréments de la vie de
été de tout repos pour ses sens ...
couple lorsque la sonnerie téléphone
Enfin, il ne regrettait pas d’avoir cédé
le tira de cet amollissement passager.
à l’aimable offre de François, son chef
Oui, le service des urgences savait bien
98
qu’aujourd’hui la permanence était
compagnie de cinq de ses camarades,
assurée par le Docteur François Chemin.
il avait contribué à relever l’animation
Non, on ne parvenait malheureusement
de la Guinguette dont l’ambiance lui
pas à joindre ce dernier qui n’avait pas
paraissait quelque peu morose. Le
«branché son bip». Si, le cas semblait
patron de la boîte de nuit était venu
sérieux, s’agissant d’un cycliste âgé,
présenter l’addition et n’avait pas tari
victime d’une chute, qui présentait
d’éloges sur la moralité de la jeunesse
une fracture comminutive du tibia
d’aujourd’hui comme sur le sérieux du
droit. D’accord, il arrivait tout de
travail des éducateurs.
suite, on l’attendait.
La matinée s’était poursuivie par
Entrer plus avant dans l’échange de
un
vue qui s’ensuivit entre Jean-Marc et
éducateur
Sabine, réveillée par le coup de fil,
Complètement à côté de la plaque
relèverait de la plus pure indiscrétion
l’éduc’, rien compris à son problème ...
et conduirait à remettre inutilement
De toutes façons, personne ne l’avait
en
question
légitimes
sans
intérêt
responsable
du
du
jeune
groupe.
opinions
jamais compris, de sa mère qui n’avait
également
jamais pu le supporter aux éducateurs
partagées, tant sur les fondements de
du foyer qui n’arrêtaient pas de lui
la vie de couple que sur les sacerdoces
prendre la tête, en passant par le juge
professionnels. Bornons-nous donc à
qui l’avait placé dans ce «lieu de vie»
préciser que Jean-Marc prit sans fléchir
débile.
la direction de l’hôpital pendant que
Et l’éducateur en question avait eu
Sabine, toute aussi résolue, réunit en
l’idée simplement géniale d’emmener
un clin d’oeil ses affaires de plage. Dix
le groupe à la piscine, pour recentrer
minutes plus tard, elle entamait une
le projet, comme il disait; génial ...
série de vingt longueurs de piscine,
Comme si de barboter dans cette flotte
histoire de calmer son courroux.
tièdasse
fermement
de
sermon
établies
et
et
javellisée
pouvait
lui
apporter quelque chose de plus, alors ***
qu’on ne lui avait même pas appris à nager. Après un quart d’heure passé à
Maintenant,
Franck
était
d’une
ingurgiter l’eau chlorée du petit bain,
humeur massacrante. La journée avait
Franck avait regagné les vestiaires
commencé par une convocation dans le
sous prétexte d’aller satisfaire un
bureau du directeur du foyer et il avait
besoin pressant.
dû s’expliquer sur les circonstances
A
dans lesquelles, la nuit passée, en
mouillés plaqués sur son front butté,
99
présent
rhabillé,
les
cheveux
désoeuvré, il déambulait entre les
cala
casiers
fauteuil présidentiel de la salle des commissions numéro quatre, encore
il tomba en arrêt devant une porte
déserte, qu’il avait pu réserver en
métallique
était
usant de sa conviction auprès du
apparent, visiblement mal fermée. Les
secrétariat général, en dehors de
lieux étant déserts, il n’hésita pas
toute procédure régulière. En effet,
longtemps avant de plonger la main
bien
dans la niche et, écartant quelques
de
effets féminins, en extrait un sac de
d’aucune
toile de poids prometteur.
par l’Assemblée que par son propre
dont
le
pêne
il
un
n’était
fonction
groupe chargé
officielle
tant
groupe. Cependant, il ambitionnait de ne pas finir son mandat, qu’il
inventaire
:
craignait bien être le dernier, sans
au
attacher son nom à un grand moment
contenu
documents
la
dans
porte
du
derrière
qu’inscrit l’opposition,
des toilettes, Franck fit un rapide plusieurs
l’abri
en
le
reniflant.
à
consigne
dans
A l’extrémité de la troisième rangée,
Bien
de
confortablement
du
sac
d’identité
nom de Sabine Dupin, six feuillets
de
dactylographiés
lettre
manière ou d’une autre. Or l’actuelle
signée par un
dont
une
l’histoire
parlementaire,
d’une
député suivie d’une
composition de la Chambre ne pouvait
liste de noms et d’adresses, une
que lui laisser peu d’espoir, tant
petite
un
les projets de loi du Gouvernement
chèques,
étaient immanquablement votés à la
trousse
peigne, mais
un
surtout
agréablement
de
maquillage,
carnet un
de
joli
garni.
portefeuille Franck
eut
quasi-unanimité. Et
précisément,
entendait
siphon
d’absorber
coup et ébranler la majorité, voire la
l’ensemble des papiers, même réduits
Nation toute entière, à l’occasion de
en confettis et en actionnant quatre
la mise aux voix du prochain texte,
fois la chasse d’eau. Empocher la
promis comme les autres semblait-
somme de trois mille huit cent vingt
il, à une adoption sans coup férir. A
francs et laisser le reste des affaires
défaut de voir passer à la postérité
sur place lui paru en revanche d’une
une loi Parison on parlerait bientôt
facilité déconcertante.
du camouflet Parison.
toilettes
frapper
un
Parison
quelque difficulté à convaincre le des
bien
Fernand
grand
A cette fin, il avait oeuvré en franc***
tireur, sans l’accord des responsables de son groupe, et mené, parallèlement
Le
député
Fernand
Parison
se
100
aux discussions du texte, un patient
et discret travail de lobbying auprès
d’attente. Aux cent coups, il se rua
des collègues de l’opposition et de
dans le vestibule au moment précis où
la majorité. A sa grande surprise, il
sa secrétaire en franchissait le seuil,
avait pu constater que, en dépit des
le visage bouffi de larmes.
consignes de vote déjà connues, bon
- Mais enfin, Sabine, qu’est-ce que
nombre d’entre eux étaient tout prêts
vous fichez ?
à s’en démarquer, soit par conviction profonde, soit avec une légère arrière
***
pensée électoraliste, mais voulaient avant tout se consulter et se compter
Le
pour ne pas prendre le risque de se
Nationale adoptait par 402 voix contre
singulariser demain par un veto isolé.
58 voix et 13 abstentions la loi numéro
C’est pourquoi la préparation de
81-908.
la réunion qui allait suivre avait pris
Ce jour-là, Léa Legendre jouait à
des
Dans
l’élastique dans l’allée centrale du
la logique de ce complot, Fernand
parc Pompon, sans se douter qu’elle
Parison s’était assuré de la discrétion
venait
absolue de sa secrétaire particulière
l’abolition de la peine de mort.
allures
de
conspiration.
par une gratification substantielle et lui avait confié avant-hier le soin exclusif de convoquer les conjurés pour ce soir. Aucun double des listes ne devait être conservé, pas plus que de la lettre explicitant l’ordre du jour. Mais il faisait toute confiance à cette collaboratrice toute aussi charmante qu’efficace : c’était une perle. La
perle
se
faisait
toutefois
attendre aujourd’hui. Fernand Parison était certes arrivé avec cinq minutes d’avance, mais son impatience fébrile se muait progressivement en anxiété devant la salle toujours vide : toujours pas de secrétaire, et, plus grave encore, pas le moindre parlementaire en
vue
après
une
demi-heure
101
9
octobre
de
1981,
contribuer
l’Assemblée
largement
à
La
photo Louise
E
lle l’avait reçue au mois d’avril. Par le net, sur son ordinateur. Cette photo avait été prise au mois de janvier. Elle calcula, cela faisait un peu plus de deux mois auparavant.
Sa première impression, fut de ne pas se trouver jolie. Mais était-ce bien la première? Parce que ce qui la frappa vraiment, fut de constater qu’elle était au centre de la photo. Juste au centre de ce rectangle. Elle aurait pu le vérifier en en traçant les diagonales. D’ailleurs, elle vérifia, en passant doucement deux doigts sur l’écran. Un commentaire accompagnait la photo. « Tu regardes le photographe avec une belle intensité.» L’expression la surprit et la toucha. De plus, elle ne pouvait pas le nier. Tout lui revint alors en mémoire. Le jour, le moment où cette photo avait été prise. Elle avait senti l’appareil la viser, elle avait vu le photographe, elle avait ressenti une vive émotion, d’où le regard sans doute. Le geste l’avait étonnée, lui avait plu. Quelle en était l’intention ? Elle ne pouvait pas le savoir. Alors, elle occultait, que faire de cela ? Pas un mot, aucune certitude. Ne pas penser, ne pas s’émouvoir plus que dans l’instant. Car après, de toute façon, elle se retrouvera seule. Ne pas se donner d’illusions, ça n’était pas la première fois. Cette photo, ce regard destiné au photographe… Cette tension dans le visage…
103
Son père. Comme tous les jours, elle s’était précipitée à l’hôpital. Ce jour-là, elle avait déjà conduit sa mère auprès de lui pour voler une heure, presque deux et se réfugier dans l’amitié, (se faire prendre en photo ?). Mais elle avait dû quitter la table amie, la proximité du photographe. De toute façon … Pourtant; elle l’entendit : « Tu t’en vas déjà ? » … A peine deux heures trop vite passées. Quand elle reçut cette photo, au mois d’avril, elle fut surprise de son existence, de l’instant où elle avait été prise. Ce souvenir qui revenait avec de nouvelles émotions. Car entre temps… Mais la nuit, qui suivit, elle se réveilla et, sans que rien ne l’en avertisse, elle pleura jusqu’au matin. Et réalisa. S’être vue dans ces moments où tous les jours elle rendait visite à son père, comme si la photo devenait aussi un souvenir de cette époque révolue, qu’elle regrettait presque malgré toute la douleur, toutes les souffrances, toutes les mutilations, toutes les frustrations dont elle avait été le témoin impuissant… Elle s’accusa aussi de sadisme d’avoir pu regarder quotidiennement cet homme, son père, dans un tel état de souffrances qu’il endurait avec un stoïcisme quasi incompréhensible. La mort y avait mis un terme. Elle n’avait pas pleuré pendant le temps de l’hôpital. Elle n’avait pas pleuré quand la mort était venue. Pourtant, à la dernière visite, elle aurait voulu fuir en hurlant…Elle était restée. La photo. Pourquoi cette photo qui lui apportait un tout autre message, une espérance, la fit-elle tant pleurer ? Le photographe. Ils se retrouvaient. Se re-trouvaient, par rapport à quand, par rapport à quoi ? Cette photo était arrivée un dimanche. C’était un cadeau, une ébauche de réponse aux questions enfouies. Quelle
est,
aujourd’hui,
l’intensité
du
regard
qu’elle
pose
sur
le
photographe ? Elle ne se trouve pas belle sur cette photo, mais c’est un souvenir si précieux…
104
Pense
les arbres
Texte : ThĂŠo - Illustrations :Borev
Pense les arbres Comme des libellules Froissent l’eau de la mare Pense les arbres Classe des jours de dettes Sur des pages rougies
107
Pense les arbres Comme ton père Aligne les pieds de tomates Au jardin Pense les arbres Comme autant de souffrance Sur l’étal du marchand
108
Pense les arbres Comme une plaie ouverte Au doigt du charretier Pense les arbres Comme un lacis de branches Qui porte un nid profond
109
Pense les arbres Comme un horizon bleu Comme une vallée enfouie Dans l’aube du chemin Pense les arbres Comme un vent qui se meure Comme une écharpe de neige
110
Pense les arbres Comme des cris d’enfants Qui fleurissent les roches Pense les arbres Comme une sÊpulture Comme un tas de fumier
111
112
Pense les arbres Comme le chant du coucou Ou le champ de betteraves Pense les arbres Et Êcoute leur cœur Qui au-dedans du tien Rythme la mort qui vient
113
Le
diariste a les boules Olivier THIRION
Lundi Pâtes à midi, restes le soir. Mardi La télé est en panne ; il me reste la radio à piles. Le courant est toujours coupé. Il pleut. Tout à l’heure, sur le palier du second, j’ai trouvé un cadavre en partie mangé par les rats, je me suis dit : «Tiens, la concierge est dans l’escalier…» Mercredi C’est mon jour de sortie. En prenant mon café, dans l’éternel estaminet de l’universel coin de rue qui délimite mon territoire (et ma seule sortie autorisée), je me suis aperçu que personne ne me regardait. J’en ai conclu que mon apparence était parfaitement banale. Cela aurait dû me troubler, cela m’a rassuré. Un peu plus tard, j’ai cherché, dans le miroir placé derrière le bar, à lire mon reflet. Je n’y suis pas parvenu. Je suis donc parfaitement transparent, du moins à mon propre regard. Cela aurait dû m’affoler. Cela m’a simplement amusé. Assis près de la porte des toilettes, sous une affiche vantant un apéritif anisé, trois énormes poussahs buvaient de la bière en ahanant. Ils étaient parfaitement identiques. Chauves, portant de vastes pantalons retenus par des bretelles. Trois frères peut-être. A un moment, leur regard a croisé le mien. Ils ont souri ensemble, dégageant deux rangées de dents en or. Où donc les ai-je déjà vus ?
115
Jeudi
bien ne pas travailler vu que l’atelier
Remontant
qui
m’appartient. Je l’ai reçu en héritage
mènent à mon nid d’aigle et passant
d’un vieil oncle qui a sans doute
respectivement devant l’appartement
voulu me punir de quelques méfaits
du premier, du second, du troisième
remontant à l’enfance. Parfois je vide
puis du quatrième, je me suis dit que
un travailleur, pour le plaisir. J’en
la vie est belle mais les marches un peu
embauche un autre, si possible moins
raides.
compétent et j’observe. Les ouvriers me
Les locataires du premier traînaient de
prennent pour une sorte de parasite
lourds cartons…
qui traîne là, ou bien alors pour un
«Vous déménagez ?»
mouchard. S’ils savaient. ..
«Ils arrivent …faut laisser la place…
Le dernier embauché est un gros type
ils arrivent.»
chauve. Il porte un vaste pantalon gris
tenu par des bretelles. Je l’observe
Mon chat a fait une fois de plus ses
toute la journée. Il me regarde en
griffes sur le tapis du salon. Il a fallu
coin, il me fait peur, j’ai l’impression
que je change la litière ; ce con s’est
qu’il me comprend. Il est mon miroir. Un
encore purgé avec LA plante. La plante,
miroir sans tain. Qui sait qui se cache
l’unique, trône alternativement dans
derrière lui pour m’observer ?
le séjour et dans la salle de bain,
Devant chez moi, un gros camion de
pièces géographiquement opposées.
déménagement bloquait le trottoir. Les
Je décide de l’emplacement selon que
gros types du café, portant toujours
le soleil se lève à l’ouest ou à l’est.
des pantalons trop larges retenus
Cette plante n’a plus de feuilles,
par des bretelles, déchargeaient des
le
caisses de fer et les montaient dans
chat
Je
les
les
pense
a
cinq
étages
toutes
parfois,
bouffées. par
pure
l’appartement du premier.
vengeance arboricole, à acheter une
«Vous êtes déménageurs ?»
plante
carnivore
«Non, c’est nous qu’on emménage !»
avec
des
que
morceaux
je
nourrirais du
chat.
dirent-ils en chœur en partant d’un gros rire gras.
Vendredi
Je suis allé au travail. Le travail
Samedi
n’est pas venu à moi. J’ai souri à mes
Quand je me suis levé, je n’avais
collègues. Ils m’ont évité. Je ne leur
aucun
en veux pas. Je travaille dans un coin
m’a fallu un effort formidable pour
de l’atelier. Je pourrais tout aussi
ouvrir les yeux, bouger, sentir, me
116
projet.
Strictement
rien.
Il
moucher,
m’étirer,
m’extraire…
Les ouvriers avaient envahi l’avenue.
J’ai eu l’impression d’accomplir un
Ils avaient l’air de profiter de la vie…
exploit. Je me suis abstenu de penser
les cons ! J’ai donné dix balles à un
pendant tout ce temps. Je suis très
sdf. Il m’a montré sa bouteille, comme
fort
penser.
un «trop fait», «hep m’sieur merci,
Finalement, en surface, une idée a
c’est pour mon ticket de bus». J’ai
émergé… Une idée fugace et floue :
croisé deux phlébites, une infection
il existait un vide d’un certain nombre
utérine, une lymphangite et quatre
d’heures avant de se rendormir, vide
aérophagies.
qu’il fallait remplir d’une manière ou
En rentrant, je suis passé devant le
d’une autre.
terrain de boules. Quatre gros étaient
J’ai tenté de me souvenir de mes
là à jouer, à râler, à s’apostropher.
rêves. Je ne voyais que le regard
J’ai reconnu, dans celui qui pointait,
vacant du gros de l’atelier. Dans mon
l’obèse de l’atelier. Les trois autres
rêve, je lui demandais : «Etes-vous
étaient
bouddhiste ?» Sa bouche devenait
Quand j’ai traversé la place, ils se
aussi ronde que ses pupilles rondes :
sont interrompus pour me regarder
«Non,
fixement…Leurs
pour
m’abstenir
moi
pas
de
bouddhiste,
moi
les
locataires
du
regards
premier.
étaient
bouliste…»
comme dépeuplés, aussi déserts que
En début d’après-midi, j’ai fait un
l’éclat de leurs sphères métalliques.
petit somme. La sieste est un repère
universel, un rappel …
Dimanche
Vivre, il s’agit de vivre, d’occuper un
Pas
espace, de communiquer avec d’autres
projets en me levant. Pisser, prendre
êtres, de manger aussi.
un
S’agiter comme s’agitent les paramécies
raisonnablement qualifier de projets,
sous un microscope.
ces substrats de vie ?
plus café,
qu’ se
hier,
je
n’avais
recoucher…
de
peut-on
Je me sentais comme un objet d’étude,
«Et merde» furent mes premières
un
paroles.
animalcule
Qu’importe bactérie, justifier Mon
laboratoire.
l’ivresse, pourvu de
après-midi
justifié
de
comme
que ton
de on
petite
Ensuite, une main qui gratte une
puisses
fesse sur deux, un chat qui gratte à
existence.
la porte, une tentative, vite avortée,
tu
sieste,
je
l’ai
légitime
un
de masturbation, un gosse qui braille à l’étage du dessus…
investissement.
Un soupir, une idée qui germe au
Ensuite je suis allé me promener.
fond
117
d’une
tête
désespérément
vide… l’impossibilité d’une pensée
jouaient aux boules, dès qu’ils m’ont
cohérente. Le regard qui fait le tour
aperçu, ils ont à nouveau cessé de
de la chambre, mais est-ce bien une
jouer…
chambre ? Il y a un lit mais aussi
J’ai entendu distinctement :
une cuisinière !... Des vêtements en
«Tiens, voilà le cochonnet…»
tas, des chaussettes… (Se résigner
Ne pas sortir, ne pas sortir tant que la
à
faim ne le commande pas.
renifler
les
chaussettes)
…des
papiers gras, une ou deux canettes,
Un dimanche comme les autres. Surtout
des cendriers… plein de cendriers
ne pas avoir de projet, ne pas respirer,
pleins…
ou à peine, ne pas bouger, ou si peu,
«Ainsi donc je fume» première pensée
ne pas exister pour ne pas attirer sur
construite de la journée …
soi l’impatience des autres.
Car il s’agit toujours d’impatience.
«Et merde j’ai dit encore …» J’ai
dû
dire
aussi
«faut
Impatient que
j’y
mort
pour
celui
qui
occuper
Impatient
pensée, qui m’est venue juste après,
mort
fut : «faut que j’y aille, soit, mais
Impatient le rat, le chien qui guettent
où ?»
pour bouffer votre pauvre carcasse.
Où aller un dimanche matin ? La rue
J’ai horreur des dimanches… !
n’est pas sûre. Il y a les milices qui
patrouillent et vous embarquent dieu
Lundi
sait où, il y a les chiens qui mordent,
Une semaine déjà que j’ai commencé ce
il y a le syndicat qui vérifie si vous
cahier…
êtes à jour de votre cotisation. Le
Ce matin, j’ai été réveillé par le bruit
chef d’îlot qui vous apostrophe, les
infernal de la fenêtre du salon qui
monceaux de poubelles éventrées, les
volait en éclats. Au milieu des débris
gosses arrogants, les vieilles femmes
de verre, j’ai trouvé une boule de
qui hurlent dans les recoins obscurs
pétanque. Une message était écrit au
pour éloigner d’elles les spectres…
marqueur : «La boule n’est jamais loin
Il y a les trottoirs défoncés, les
du cochonnet !»
carcasses de voitures brûlées, les
gamines de treize ans qui racolent, les
Avant
anciens combattants, les alcoolos qui
Avant, c’est sûr il y a eu un avant.
croupissent…
Aussi vrai qu’à une époque il y a eu un
Je suis allé sur la place, les gros
soleil.
118
qui
votre
espace.
aille…». Je m’en souviens parce que la
pour
celui
attend votre
piquer
attend vos
votre
affaires.
Un avant avec des gens, un avant
de ses hémorroïdes.
avec des voisins qui descendaient des escaliers propres avec de saines
Elle me dit (entre la poire et le
poubelles
fromage
bien
fermées
à
chaque
et
alors
que
j’engageais
bras, promenaient des chiens gentils,
les négociations pour entamer en sa
avaient de jolis enfants bien élevés qui
compagnie la traversée de l’après-midi
disaient «bonjour monsieur» des gens
dans une chambre d’hôtel)
qui trompaient gentiment leur femme
« Vous ne trouvez pas que les gens
ou leur mari avec de jolies maîtresses
changent dans cette ville ?»
et de tendres amants. Un avant où
Et de me raconter que ses voisins
la police renseignait au carrefour,
avaient tous déménagé, remplacés le
où
jour même par un genre particulier de
de
gentils
citoyens
inlassablement :
répétaient
«bonjour,
merci,
citoyens, tous mâles, tous gros, tous
pardon de vous avoir dérangé, auriez-
chauves…
vous l’heure, du feu ? (rayer les
«Et tous boulistes…», dis-je …
mentions inutiles) Beau temps, n’est-
«Je vois que vous les avez aussi
ce pas ? Vos enfants ont fait une
déjà rencontrés…», me dit –elle en
bonne rentrée ? Vous viendrez boire
désignant du menton le clone de nos
l’apéro un de ces jours ?»
voisins qui venait de prendre position
derrière le bar.
A midi, j’ai partagé mon repas avec
une
Mardi
femme
dont
soigneusement sept
l’intestin purgé
grossesses,
été
deux, pas très bien habillés, très polis.
Mais
Leurs costumes élimés n’arrivaient pas
à sa huitième couche, elle refusa
à contenir les quintaux de graisse qui
obstinément
débordaient de partout.
à
cause
après
Ils sont venus tôt ce matin. Ils étaient
sept
accouchements
et
a
pendant
antérieurs. toute
intervention,
d’hémorroïdes
devenues
Ils
ont
dit
de
possible
la après
police.
C’est
fois, après la délivrance, ne pratiquant
Ils m’ont montré une photo de la
aucune purge, elle ne resta constipée
femme avec laquelle j’ai mangé hier.
que huit jours, et non seulement elle
J’ai dit «oui, c’est une amie».
n’eut pas à se plaindre, au point de vue
Ils m’ont dit que son cadavre avait été
de sa santé générale, de s’être ainsi
retrouvé au matin dans la rivière…
abstenue, mais elle eut grandement à
lesté de boules de pétanque…
s’en louer au point de vue particulier
Ils m’ont demandé mon emploi du temps
119
bien
être
subitement douloureuses. Or, cette
tout.
de la veille, je le leur ai donné, ils sont
sur le bouton démarrer de la barre de
repartis.
tâche. Et ma journée s’est mise en
Plus tard, je les ai vus traîner près de
marche. J’ai pointé le menu programme
l’atelier.
puis
Plus tard encore, je les ai croisés,
sélectionné les jeux de caractères
comme chaque soir, en train de jouer
installés dans un coin de mon cerveau
aux boules sur la place près de chez
et correspondants au choix réalisé
moi.
dans le menu et j’ai déplacé la barre
Devant leur appartement, j’en ai même
outil à la limite de mon champ de
vu un qui descendait sa poubelle.
vision en inversant, par un subtil
cliquer
Ils savent, c’est sûr, ils savent. Je ne
qui me reliait à l’icône, tentant de
sais pas quoi mais c’est certain, ils
visualiser les propriétés de mon fichier
savent.
personnel. Puis, je choisis une zone de
Que me reproche-t-on ? J’ai toujours
conscience afin d’y définir un niveau
payé mes contraventions, mes impôts et
de sécurité, quelque part pas loin
le reste. Je traverse sur les clous, je respecte les personnes âgées. Je travaille tous les lundis de pentecôte. Je ne
Ils ils
savent, savent.
pas
Je
quoi
certain,
c’est ne
mais ils
l’option
glisser,
sûr, sais c’est
savent.
« et
le
après ».
lien
J’ai
hypertexte
des sites ne nécessitant pas de serveur de proxy. Ayant ainsi défini un site de
confiance
à
partir
duquel j’estimais pouvoir
vote pas ou alors seulement pour notre
télécharger des fichiers sans risque,
maire, je n’achète jamais le journal.
j’ouvris les yeux et je vis que j’étais
Je vais deux fois par an sur la tombe
nu !
de mon père. Je possède quelques
biens. J’aime ma ville. Je suis encore
Il advint, qu’un peu plus tard, un
jeune. Je dénonce toujours mes voisins
bruit dans la rue attira mon attention.
qui ne payent pas leur redevance. Je
Passait devant chez moi une femme
suis absolument transparent. Je ne
déjà âgée, tirant trois enfants par les
fréquente jamais les prostituées.
bras. Trois chiards hideux, morveux et
La seule chose, dont on pourrait
sales, piaillant et s’agitant comme de
éventuellement me faire grief, serait
la vermine sur un tas de viande.
de ne pas aimer la pétanque….
Elle semblait avoir vécu si longtemps
dans
Mercredi
choses du temps que je m’étonnais
De mon lit, j’ai cliqué mentalement
que le syndicat n’ait pas fait le
120
l’indifférence
heureuse
aux
rapprochement. En fait, il semblait
plus petit interpeller ses frères avec
évident
un accent étrange « Alors Marcel, tu
que
les
bureaucrates,
assis benoîtement dans leur bureau
tires ou tu pointes ? »
climatisé,
La mère se retourna à ce moment et je
d’abord,
s’étaient puis
étonnés les
vis dans ses yeux un éclair de terreur
sourcils, et finalement, lors d’une
…éclair vite éteint par les trois boules
réunion
qu’elle reçut sur le front.
de
avaient
synthèse,
froncé finirent
par
médire d’elle.Mais les bureaucrates
Les trois compères partirent d’un fou
du syndicat ne pouvaient percevoir ce
rire et le plus petit qui semblait avoir
que mes yeux me permirent de voir. Ses
une âme de leader dit « Te, pas mal
trois gosses lui lâchèrent tout d’abord
frérots, on dirait qu’elle est Fanny, la
la main, elle continua de marcher
garce ! »
en
Laissant son corps sur la chaussée,
les
apostrophant
bruyamment.
Le plus petit, soudain, sembla se
ils
recroqueviller, tomba sur le sol, poussa
rejoignant les cohortes des nouveaux
un cri et se releva d’un bon. Derrière
adeptes du club de boules, en route
ma fenêtre, stupéfait, j’assistais à la
vers la place, afin d’accomplir leur
métamorphose d’un enfant merdeux en
étrange cérémonie. Par rangs de dix,
grosse larve boulistique. Son ventre
tous chauves, tous énormes, portant
grossit, gonfla, enfla… ses cheveux
fièrement
tombèrent et l’on vit apparaître un
étincelantes.
crâne chauve et brillant …Il poussa
alors une sorte de rugissement …Ses
Jeudi
frères se retournèrent et coururent
Je n’ai pas dormi de la nuit.
vers lui, sans doute dans l’espoir de lui
Au petit matin, j’ai décidé que j’avais
porter secours, mais déjà, eux-mêmes
été l’objet d’une hallucination.
entamaient
Je
leur
métamorphose…
partirent
suis
vers
au
parti
le
côté
à
la
boulevard,
leurs
boules
recherche
de
Moins de trois minutes plus tard, les
croissants… à la boulangerie du coin,
trois gaillards formaient un cercle
le type, qui a quitté son fournil pour
indistinct dans la rue et sortaient,
me servir, me regardait avec des yeux
d’un
vides…
sac
apparu
enchantement,
de
comme lourdes
par boules
Je ne me suis pas laissé avoir par ses
striées aux reflets d’argent.
habits blancs et son sourire s’ouvrant
La
sur deux rangées de métal…
mère
continuait
à
vociférer,
exhortant sa marmaille à accélérer.
Bien
J’entendis
lustrant un pain rond et strié avec un
alors
distinctement,
le
121
sûr
gras,
bien
sûr
chauve,
chiffon…
Sans date
« Et pour vous, ce sera ? »
Les heures passent, le temps défile
Mais déjà j’étais dehors…je suis sûr
lentement,
que son rire me pourchassait.
fois à ma porte…Régulièrement, un
En
courant
vers
chez
moi,
je
me
on
a
frappé
plusieurs
projectile vient frapper mes volets
suis heurté à quatre jumeaux …ils
clos…je
occupaient ostensiblement la largeur
boule…
sais
bien
que
c’est
une
du trottoir et tenaient déployé leur
Le temps se défile, je respire, j’urine,
journal.
je renifle…
En première page un gros titre, sous
L’eau du robinet a été coupée …
ma photo prise visiblement devant la
A chaque fois que je jette un coup d’œil
boulangerie que je venais de quitter :
par les interstices des volets, ils sont
« D’étranges citoyens agressent nos
plus nombreux devant chez moi…
boulangers ! »
J’économise les piles de ma radio…
J’ai paniqué, j’ai traversé la rue de peur qu’ils ne lèvent les yeux de leur
Sans date
journal et me reconnaissent.
Une seule émission, en boucle : la finale
Une voiture m’a frôlé, un gros, avec
de la coupe du monde de pétanque… !
des lunettes fumées, tenait le volant, il a klaxonné, les quatre ont levé la
Ils
tête, ils m’ont montré du doigt, je me
gouvernent, les boules sont un sport
sont
partout,
les
gros
nous
suis mis à courir …
national…Ils s’infiltrent …je n’ose
J’ai fait tout un tas de détours pour
plus aller à la fenêtre…
rentrer chez moi… Sur le palier du premier, j’ai collé une
Il faut que je parte d’ici, il faut que je
oreille à la porte, à l’intérieur, on
tente une sortie…
entendait des glissements feutrés, Demain je quitte la ville …
comme si l’on déplaçait des meubles. Je me suis enfermé, j’ai poussé, contre la porte, l’armoire du salon, puis je
Sans date
suis allé fermer les volets. Devant
Surtout ne pas dormir… si je m’endors,
la porte, une dizaines de boulistes
je vais me transformer…Je pense tout
étaient assis sur le trottoir, masse de
le temps au travail, ça m’empêche de
chair, énormes, les bras croisés, deux
grossir.
dizaines d’ yeux fixant ma fenêtre…
122
Sans date Il faut engager une lutte à mort, il est temps que justice se fasse. Je vais détruire leur nid, je vais éradiquer leur race, arracher le mal à la racine… Si personne ne s’interpose, ils vont dominer le monde… Ce sont eux qui massacrent les prostituées, violent les enfants, éliminent les étrangers… Ils sont la lie de la terre, le cancer qui nous gagne. Ils sont la dégénérescence de notre société, l’avilissement des valeurs de notre civilisation. Demain sera le jour de la renaissance, le jour où l’homme enfin mènera le juste combat contre la fatalité de son déclin. Sans date Ils viennent d’entrer dans mon appartement… Je les entends, ils doivent être des milliers … La porte s’ouvre… Adieu…
123
Carnet
de campagne
du soldat Anicet Canus au 150 R.I.
L
e souvenir que j’ai gardé de mon grand-père est celui d’un vieil homme qui pleurait en regardant «Sans famille» à la télévision. Il est mort en 1968, j’étais encore très jeune. Ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard que j’ai eu connaissance des carnets qu’il avait écrits tout le temps de sa mobilisation lors de la Première Guerre Mondiale. Je ne l’avais jamais entendu en parler. Après avoir lu quelques passages de ses textes, j’ai pensé qu’il serait bon de les sauvegarder en les recopiant. Nous avons commencé ce travail en famille. En tapant le récit de sa vie dans les tranchées, j’ai réalisé que mon grand-père, quand il l’écrivait, était plus jeune que mon fils qui le lisait avec moi. Il avait vingt et un ans en 1916 et vivait alors en enfer, témoin des atrocités et de la barbarie des hommes, de l’absurdité de la guerre. J’ai été bouleversée de découvrir ce qu’il avait vécu, autant que d’avoir fait connaissance avec un aïeul qui n’avait pas été qu’un vieil homme silencieux. Voici le carnet de campagne du soldat Anicet Canus, mon grand-père. Christine Bonamour
125
Premier carnet du 28 février 1916 au 17 mai 1917.
Pourtant j’en ai mis un coup.
28/2/1916. Quitté les tranchées ce
2/3/1916. Cantonnés à Epense. On ne
matin. Les deux mamelles et notre gourbi pourvu du 150 non éclaté. Départ demain 6 h ½ du matin. Pourvu que ce ne soit pas pour Verdun. A noter la navigation de ce matin dans les boyaux. Les pauvres patelins que Les
Nous sommes en ligne directe, en route sur Bar le Duc.
sait rien. Mercredi 8/3/1916. Comme mardi gras, hier ce fut épatant. Après avoir été étudier la mitrailleuse, je rentre et pan alerte. En tenue à 5h et départ ce
Hurlus, Saint Jean Mesnil.
matin à 7 h, soit 14 h après ! Démonté
29/2/1916. Départ de Somme Tourbe 7
départ le laisser aux autres -. Départ
et remonté 3 fois le sac - pour au
h moins le quart.
7 h ¼. Remicourt- Givry en ArgonneCharmontois le Roy. Au fur et à mesure
La Croix en Champagne 8 h. Arrivée à 9 h moins le quart. Détruit complètement. Se rebattit. Des civils. Herpont 10 h ½. Grande halte 11 heures et demie. Départ 1 h. Varimont 2 h. Epense 3 h ½. On y passe la nuit. Pour combien de temps ? Voilà ! A Varimont une bonne vieille pleure en nous voyant passer. Cela me serre le
qu’on approche du pays, le boche semble s’éloigner. Senart et grande halte après, à midi et demie. Heureux d’avoir une botte de fumier pour s’asseoir. Triaucourt. Arrivée à Pretz en Argonne à 4 h. Sauf quelques maisons, le pays est bien démoli. On va passer la nuit sur le foin d’un grenier.
cœur.
Vendredi 9/3/1916. Départ 7 h matin.
1/3/1916. De garde à Epense. On ne
arrivée à Autrécourt à midi. Rencontre
Evres- Nubécourt- Fleury sur Aire et
parle pas de la destination. Au poste, je trouve Vieillard. Etonné d’être encore en vie et, tout en écartant les questions de politique, convient qu’il doit y avoir un Dieu protecteur. Nettoyage lieutenant
que
naturellement
trouve
le
insuffisant.
126
d’évacués de la région verdunoise. Samedi
11/3/1916.
Midi,
arrivée
à
Jubécourt. Passé à Froidos et Ville sur Cousances. Dimanche 12/3/1916. Campé et, pardessus le marché, beau soleil.
Promenade. Assisté à la descente d’un
de culotte, plus de culotte plus de
avion - boche paraît-il -. Comme civils,
bonhomme.
cela ne vaut pas ici les belles filles
par ici. Je me demande comment j’en
vues en passant à Triaucourt. Et que
sortirais. Chauvel a été blessé près de
de boue ! ! Pas de vin, sauf à 2 f 25
moi l’avant-dernière nuit. Le veinard.
le litre.
Incendie ces 2 dernières nuits chez
Les
obus
pleuvent
dru
M. Veautrin. Cette après-midi, à 1 km 14/3/1916.
Le
d’ici, un avion allemand a été descendu
commandant n’a pas de cœur de nous
Marche
très
dure.
en flammes, pas loin de Chattancourt.
mener ainsi. Les sales côtes ! On campe
Le bout de mes pieds dépasse de mes
en plein air. On nous allège encore un
chaussettes. Cela me gène. Alerte
peu en nous ajoutant treize paquets
toute l’après-midi. Que va-t-il arriver
de cartouches. Et attention, ce sont
de neuf ?
des munitions de réserve. Défense de Dimanche
les manger.
19/3/1916.
Ah
quel
Assisté à la descente d’un ballon
bombardement encore cette nuit ! Un
saucisse
éclat est venu me frapper à la cuisse
parti
à
la
dérive,
des
mais n’a pas voulu rentrer. Mon second
passagers en parachute. Epatant.
voisin blessé à la main. 16/3/1916. Réveillé bien courbaturé - les pierres sont dures -. Au réveil,
Mardi 21/3/1916.
petite discussion sous la toile. Notre
fatigante et déménagement un peu
coiffeur est dégoûté d’appartenir à la
plus loin. Le coin ne vaut pas mieux
famille Adam-Eve où les enfants frères
mais il me semble pouvoir y respirer un
et sœurs ont été mariés ensemble.
peu plus librement.
C’est tout de même vrai que c’est pas
Viens
propre. La pluie commence.
correspondances - toujours en plein
de
Cette nuit, corvée
faire
quelques
air -. Heureusement, il ne pleut pas. Samedi 18/3/1916. Un grave accident :
Vais un peu me reposer encore et je
en piochant, voilà que les pattes
tâcherais de creuser un peu mon lit.
de mes bretelles craquent. Il faut raccommoder
en
22/3/1916. Les obus tombent dru en
brillant, va nous faire repérer par les
ce moment. Chattancourt en reçoit
boches qui volent au-dessus. Enfin
quelques uns, ainsi que le village
le travail est fait. Heureusement,
plus loin qui doit être Marre. Le front
parce
est bien biscornu sur ce point. Nous
que
mais
plus
de
l’aiguille,
bretelles
plus
127
sommes pour ainsi dire dans le fond
de la tranchée. Et puis le plus terrible,
d’un fer à cheval. A droite, à gauche et
c’est
en avant des boches. Feux croisés par
revienne pas. Pas question de nous
conséquent. Heureusement, le pays
relever encore. Touché hier le nouveau
est accidenté : beaucoup de crêtes,
masque,
de fonds.
pratique.
Décidément nous sommes bien plantés
temps a l’air de se remettre.
la
pluie.
enfin, 3
h
Pourvu
assez
qu’il
n’en
commode
après-midi :
et
soleil.
Le
comme officiers. Cette nuit durant le
bombardement,
travaillions,
Lundi 27/3/1916. Hier, grande pluie
sous-
et ensuite nuit dans un boyau plus en avant. Tristement. Froid atroce
sur notre chantier pour s’abriter plus
et gadouille épouvantable. En plus,
loin. Je crois qu’il ne faut compter
un petit arrosage boche ainsi que ce
que sur soi dans ce bazar-ci puisque
matin en rentrant dans notre coin. Pas
chacun ne pense qu’à soi.
touché assez à manger aujourd’hui.
Cette
gueulard
nous
lieutenant nous a en vitesse plaqués
notre
quand
après-midi,
incendie
Bombardement de Chattancourt et de
continuel à Marre. A la tombée du jour,
Marre.
une attaque se déclenche à notre
Gros incendie à Chattancourt. Pas
gauche et se continue en ce moment.
de corvée cette nuit en raison de la
Bombardement de nos environs. Sans
fatigue d’hier.
doute
pour
détourner
l’attention
du point où ils allaient attaquer. Le
Mardi 28/3/1916. Aujourd’hui, pluie
bouquet : il pleut. Nous voilà bien !
très
Pas d’abris. Se coucher dans la boue et
Chattancourt continue. Douzième jour
l’eau, ce n’est pas épatant. Pourtant
que nous sommes dans ce coin. Cela
il faut y passer. La température est
commence à bien faire. Ce n’est pas
quelque peu rafraîchie.
amusant de recevoir l’eau sur le dos
forte.
Le
bombardement
de
et de coucher dans la boue. Si encore 23/3/1916. Pluie hier et la nuit. C’est
je pouvais compter les gouttes de
pitoyable. Le bombardement continue
pluie, j’aurais le plaisir d’établir une
de tous côtés.
statistique. Mais cela tombe si fort ! Hier, on a fait une petite flambée avec
Samedi 25/3/1916. Gelée cette nuit.
les planches venant des ruines de Clès
Cette nuit, serré la main à Léon
et nous avons fait chauffer un peu
Collignon. Malgré le froid, nuit pas
de jus. Que c’est beau le feu et qu’un
mauvaise. J’avais mis du foin au fond
quart de jus est délicieux ! ! !
128
Jeudi 30/3 /1916. Vers les midi : radieux
La nourriture devient plutôt maigre
soleil.
– le ravitaillement ne se faisant pas
Pour le moment, travail de sape avec le
facilement par ici –. En attendant, on
copain Duhamel.
fait un cran de plus à la ceinture.
Tuyau :
ce
soir,
nous
prenons
la
première ligne. Attendons.
Jeudi 6/4/1916. Après-midi. Il devait
Rafales de 75 pour ne pas changer
y avoir relève la nuit dernière et
et jusqu’alors pas trop de marmitage
le
Boche. Hier corvée de démolition à
Nous voici encore là. Pas dormi de la
Chattancourt pour garnir le gourbi
nuit. Suis très las. Et pas à manger
du colonel. Repas aux lentilles ! Les
aujourd’hui. Il me restait 2 biscuits et
boches
ne
sont
certainement
régiment
est
arrivé
trop
tard.
pas
une boîte de singe : assez pour tromper
si bien nourris que nous. C’est une
la faim. Depuis 3 jours, j’étais pas très
consolation.
portant. Les coliques commencent à se passer. Hier, devant nous, un Boche,
31/3/1916.
Première
ligne,
blessé
sérieusement
sans
doute,
heureusement qu’il fait beau. Drôle de
hurlait. Le pauvre diable. Plus bas, un
secteur. Pioché la glaise toute la nuit
petit poste boche a été démoli par les
dernière.
155.
Dormi une heure de jour et à remettre cela cette nuit. Vers midi, un avion
Dimanche 9/4/1916. Relevé le soir du
français bimoteur s’est fait descendre.
6. Longue marche, mauvais chemin.
Il fait pas très chaud dans la glaise.
On trouve la soupe à 2h du matin à la
Les lignes boches sont très proches.
sortie d’un bois. Il était temps.
On entend causer ces messieurs et le
2h de sommeil et départ.
bruit de leurs outils toute la nuit.
Notre lieutenant de campagne est bon gars (Fournelle). Le 7, arrivée à
Lundi 3/4 /1916. Beau soleil. Toujours
Julvécourt avec fort mal aux pieds.
sur le flanc du Mort Homme.
Rien à acheter au village. Déception
Un village qui doit être Esnes brûle à
formidable ! ! Enfin, tout près, à Ville
deux endroits.
sur Cousance, il y a du pinard à 3f la
Toujours croire
bombardés.
que
les
Je
finis
Shrappennells
par
bouteille. J’y suis allé hier.
sont
Change de linge, débarbouillé. Quel
inoffensifs. Avant-hier, j’ai souffert
plaisir ! Aujourd’hui, le canon tonne
de la soif atrocement, puis, ayant
bien fort. Beau soleil. Je viens de laver
bu trop d’eau, me voici détraqué.
mon linge à la rivière. Je suis content
129
que c’est fait. Ce matin, dans mon
adjudant ! ! Il m’apprend que Dupuis
linge propre, 3 victimes : 2 poux et une
Lucien serait fou et que nous allons
puce, mais des monstres.
sans doute remonter là-haut pour 8
Revu le copain Clément hier.
jours, et ensuite, aller au repos aux
La compagnie était plus mal encore
environs de Bar.
comme secteur que la mienne.
A
Ce matin,
bourrage de crâne en grand.
il y a du vin à 1f20. C’est
noter
le
rapport
d’aujourd’hui :
bien ça ma veine. Dimanche 16/4/1916. Mort Homme. Lundi 10/4/1916. En m’informant du
Deux jours et deux nuits de mauvais
copain Collot, j’apprends qu’il est
temps
resté là-haut en morceaux. Il dormait,
assez bonne et aujourd’hui un peu
un obus est rappliqué dessus. Enterré
de soleil. On peut sortir le nez du
à
cache-nez et les doigts des poches.
Chattancourt.
Sommes
encore
à
Julvécourt. Je
reçois
et
enfin
la
dernière
nuit
Heureusement parce que j’ai assez de d’Henri
correspondances à faire. Ce n’est donc
Roussel : un briquet, du chocolat.
un
petit
colis
pas la tranchée où nous étions qui fut
Toujours le beau soleil et beaucoup de
prise puisque nous y revoici. C’est
canons en face.
à droite. Contre-attaque, vendredi dernier, infructueuse je crois.
Mardi 11/4/1916. Julvécourt. Reçu 5f du Comité Meusien. Les journaux de ce
Mardi 18/4/1916. En cantonnement.
matin nous annoncent une bataille de
Quitté
dimanche au Mort Homme. La tranchée
dimanche
avancée où nous étions est prise. Il
cela peut signifier ? En attendant, il
était temps que nous nous débinions.
pleut. Grand nettoyage. Et pourquoi ?
Pauvre 151, qu’a-t-il dû prendre ?
Pour remettre cela demain ou après ?
Le repos continue. On ne nous embête
Reçu hier ou aujourd’hui deux colis qui
presque pas.
auraient mieux fait de venir dans les
C’est épatant.
tranchées où on la crevait.
12/4/1916. On va partir. On remet
Mercredi
cela.
cantonnement. Bombardements assez
les
tranchées
au
lundi.
19/4/1916.
la
nuit
Qu’est-ce
Toujours
du que
en
proches cette nuit et aussi vers les 13/4/1916. En cantonnement. Viens
11 heures ce matin. Du renfort de la
de voir Pora Connire ; je le trouve
classe 16 nous est arrivé. Reçu ce matin
130
un colis de Louise. J’en suis vraiment
tranchées, des cadavres, des débris.
confus. Elle est tout plein gentille
Les permissions vont-elles reprendre
quand même. Sans doute qu’avant eux
si nous allons au repos ? Aurai-je
nous allons monter là-haut. Si c’est
cette veine ? Rab de croix de guerre.
pour changer, décarrer d’ici.
Tordant !
Jeudi 27/4/1916. Remonté dans ce
Vendredi 28/4/1916. Pas de chance :
secteur du Mort Homme du 19 au 20.
ce soir, nous n’allons qu’à demi repos
V Jeudi, samedi et Pâques, violents
comme la dernière fois. Donc nous
et terribles bombardements et cela
appartenons toujours au secteur et
avec
adieux
de
la
pluie.
Triste
moment.
les
permissions.
Cantonnés
Changements continuels de boyaux.
là-bas et risquer encore de s’y faire
Quelle vie abrutissante ! Le vendredi
bombarder
Saint : à déplorer la mort du pauvre
possible de s’y nettoyer, c’est plein
grand-père Hegglin et de ce cher Allain.
de poux.
Tristes moments. Gaillard et Capelier
Beau temps toujours. Bombardements
blessés. Ravages de tous côtés.
de tous côtés mais assez raisonnables
Attaques contre attaques pour le
auprès de la semaine dernière.
boyau perdu par le 151 quand nous
Attendons
étions au repos le 9 et 10. Julvécourt
qu’il y a toujours l’espérance.
ne
m’amuse
toujours.
pas.
Pas
Heureusement
est repris maintenant, même dépassé. Toujours aussi mal nourris. A noter
Samedi 29/4/1916. Relevé en effet pour
l’émotion et la trouille de certains à
quelques jours et … naturellement
l’annonce que la 6
allait participer
bombardements. Ce qui ne me dit rien
à une attaque. Heureusement que
du tout. Beau temps, mais grand vent.
tous ne sont pas ainsi. Nous n’avons
Vais passer la nuit dans un petit coin
été sûrs pleinement qu’en réserve.
déniché où j’espère qu’il n’y a rien à
Prochainement, la relève je crois.
craindre.
Depuis dimanche, beau soleil. Temps
tué et Dagerier blessé. Cela devient
épatant. Ce matin, nous voici dans
moche.
un coin d’où j’aperçois deux buissons
Je reçois un colis de Maman qui me fait
couverts de verdure. Oh que c’est
rudement plaisir. J’étais sur le point
beau ! Il est vrai que le Mort Homme
de me l’accrocher ce soir !
ème
Le
camarade
Guernesson
est bien dépourvu de végétation. On ne s’aperçoit pas du mouvement
Lundi 1/5/1916. Toujours au demi repos.
de la nature. Rien que des trous, des
Le temps se brouille un peu. Hier soir, il
131
est passé 47 prisonniers dont plusieurs
Commercy. Aujourd’hui, Vaucouleurs.
de la Croix Rouge. Remontons-nous ?
Est-ce vraiment la peine de se battre
Ou allons-nous plus loin ? On ne sait
et mourir pour un monde comme celui
encore rien.
qui
vit
à
l’arrière ?
Que
de
mesquineries. Jeudi 4/5/1916. Encore bombardé ici.
De tristes choses s’y passent. C’est
Je crois que nous barrons au repos ce
à vous dégoûter de tout. Cet après-
soir. Peut-être en autos ! !
midi, j’ai eu la pluie et sans doute que
Les civils se demandent s’ils veulent
j’aurais le plaisir d’avoir aussi ce temps
rester ou ficher le camp. Ca doit être
pour mon dimanche.
le père Joffre qui nous vaut cela. Il est venu hier pour des décorations. Je ne
Mercredi 17/5/1916. Rentré l’avant-
l’ai pas vu, j’étais de garde, ayant une
dernière nuit. Le collier est repris. J’ai
capote trop sale (ajouté après sur le
eu la moitié de ma perme de mauvais
carnet).
temps et maintenant, il fait une grande chaleur. Beau temps de promenade
Samedi 6/5/1916. Arrivés hier au repos
dans les bois.
à Saudrupt. Pris le train et débarqué à Sommelonne.
Dimanche 21/5/1916.
Je trouve ici les familles Lepée et
Toujours à Saudrupt d’où nous filons
Gozillon. Ici pinard ! bath ! Ce soir,
demain paraît-il. Beau temps. Vais
petit repas à trois : lapin, salade,
aller déjeuner chez M. Gozillon. En
omelette, dans des assiettes ! ! On ne
attendant, j’ai un petit brin de cafard.
parle pas de personne.
J’aurais dû partir la nuit dernière pour Void et j’aurais encore passé une
Lundi 8/5/1916. Hier virée jusque Bar
belle journée là-bas. Pourtant, à quoi
le Duc. Revoir les copains et le pays m’a
bon ? Le plaisir ne serait-il pas un peu
fait grand plaisir. Rentré ce matin à 8h
refroidi ? Enfin, j’ai voulu ce qui est
½. J’aurais dû en prendre un peu plus
arrivé. Je ne dois m’en prendre qu’à
long.
moi ; bien qu’il me semble toujours, avoir fait ce que je devais faire. Et si
Samedi 13/5/1916. Enfin en permission.
j’ai brisé ce que j’aurais pu avoir de
Parti de Saudrupt, le mercredi soir,
bonheur, ne vais-je pas demain risquer
arrivé à Void le jeudi à 5h du matin.
pire encore et si j’y laisse ma peau,
Que c’est bon de respirer l’air du
tout ne serait-il pas fini ?
pays ! Jeudi, Ville Issey et Vacon. Hier,
Lundi 22/5/1916. Départ en auto ce
132
matin de Saudrupt.
Varney près Bar le Duc.
Dimanche 28/5/1916. Depuis le 24,
8/6/1916.
revenu en enfer. La ligne est changée. Ces messieurs d’en face ont profité de l’absence du 150 pour avancer. Hier attaque par la 7ème pas réussie. Les obus sont toujours aussi drus et gros. Jeudi 1/6/1916. Mort Homme. Descendu de première ligne avant-hier. Sommes un peu à l’arrière. Travaux de nuit. Cela a fait six jours de ligne. Y retourneronsnous ? Si oui, ça sera pour 6 jours en réserve. Ces 6 jours passés furent assez troublés et semés d’incidents. Le 29, Duhamel fut tué près de moi par un 77 éclatant sur le parapet. Je n’ai qu’une égratignure sur le nez. A noter, la première nuit, un boche vient réveiller un bleu de la classe 16 en disant camarade. La nuit du 28 au 29, deux autres viennent se rendre. Signe d’attaque. Le 29 en effet, la 7ème compagnie, qui devait recommencer son attaque, voit ses projets entravés par un terrible bombardement. A la nuit,
déclenchement
de
l’attaque
sur notre droite. Les boches ont dû avancer. Hier, le 3ème Bataillon a fait l’attaque que devait faire la 7ème.. Ils sont arrivés à la source paraît-il. 200 prisonniers et plusieurs mitrailleuses.
Nouvelle phase de la guerre :
les Bulgares pénètrent en Grèce. Pas de résistance. Qu’est-ce encore ?
En
cantonnement.
Après
comme toujours les alternatives des tuyaux. Nous voici embarqués en autos ce matin et arrivés à Varney. On parle d’y rester quelques jours puis d’aller par étape vers la région du nouveau secteur,
lequel
serait
en
Lorraine
assez tranquille. Pour le 150, cela m’étonne. Du petit discours du colonel Dillmann et du gal Pétain lorsque nous étions à Saudrupt, nous avons su la fin qui ne nous avait pas été lue : « et je renvoie la 40ème Division au Mort Homme parce que je n’ai confiance qu’en elle ! ! ! » Tirons le rideau. Nous sommes remplacés par les messieurs du Midi ! Attention. Chattancourt sera bientôt aux boches. Sur les journaux : victoire des Russes ! Bataille navale au Jutland. Ca chie. Dimanche Pentecôte 11/6/1916. Le soir du 9, allé à Bar. Camille était parti Liouville. Son père très malade, peut-être mort. Passé la nuit chez Henri
Roussel.
Aujourd’hui
départ
tout à l’heure après la soupe du soir pour Fains. Sans doute lieu de notre rembarquement. Je reçois la réponse du beau-frère de Duhamel. Mercredi 14/6/1916. Arrivés en auto, hier, à Meligny le Grand, à dix km de Void.
133
Je comptais aller passer la journée à Void mais, voilà que ce soir, ordre brusque de partir demain. On prendrait un secteur vers le fort des Paroches. Gabriel est venu me voir en vélo. J’ai eu le tort de ne pas filer en vélo. Cet aprèsmidi pour revenir ce soir. Rien de nouveau de Camille Lavaux. Pourvu que ce temps de pluie finisse. J’ai toujours mes chaussettes trouées.
134
Chronique
du temps des murs
2
ceuta no pasaran 0livier THIRION
L
es badauds, les promeneurs du dimanche,
s’amoncellent,
en
grappes éparses et disparaissent,
enfin ... L’homme reste, accroché à la base de
du passage et au bout du voyage,
l’arbre. Il est très grand, il regarde
peut-être vous les rendra-t-on ...
le fleuve. Près de lui sommeille une
– On n’a pas de nom, on vient juste
barque.
d’être créé.
– Vous habitez la cité ? « Monsieur, êtes-vous l’homme qui
– Non, on ne fait que passer.
traverse ? Ou bien gardez-vous le
– Que passer ? Dans ce cas montez ! »
pont ? » La barque est si petite, si frêle, si Les leur
deux
amants,
regard
je
qu’ils
suppose
sont
à
vieille que très vite elle s’enfonce
amants,
sous leurs poids conjugués. Le passeur
s’approchent. Ils ne sont pas blonds,
sourit,
l’eau
ni blancs de peau. Ils parlent un
amants se rapprochent, s’enserrent, se
étrange sabir. Ils survolent le chemin,
dissipent, et doucement, s’enfoncent
suspendus à leurs rêves, à moins que
comme une seule pierre.
ceux-ci ne les portent.
Sans
un
envahit
bruit,
l’esquif.
sans
un
Les
cri,
disparaissent. L’homme au pied du marronnier, c’est
Et le grand homme s’en va, en riant dans
un marronnier, énorme et nonchalant,
le courant, à grandes brasses coulées.
je le vois mieux à présent. Absent à lui-
D’un bord à l’autre du fleuve les
même, abandonné à l’eau qui passe.
badauds applaudissent.
« - Vous voulez passer ?
On entend des hourras, des vivats, des
- On ne sait, on nous a dit qu’il fallait
bravos. Le grand homme se hisse sur la
payer.
rive et salut le public.
- Donnez-moi vos noms, pour seul prix
ILS NE SONT PAS PASSES !
137
Un
repère des amis de là-bas si j’y suis Evelyne KUHN
N
ous sommes en 2005 après Jésus Christ. Toute la France est mobilisée par la karchérisation. Toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles citoyens résiste encore et toujours au lavage de cerveau.
Ce village s’appelle Bouxurulles et se situe dans le canton de Charmes, dans les Vosges. Il ne compte que 120 âmes mais, le 7 octobre dernier, il a vu s’ouvrir un repère des amis « De là-bas si j’y suis », l’émission de Daniel Mermet. Le repère a élu domicile dans le foyer rural qui servait autrefois de prison, avant de devenir la salle des pompes des pompiers, puis le lieu de rendez-vous des jeunes du village. Désormais, chaque premier vendredi du mois, il attend la nuit tombée pour se transformer en café et ses dimensions proches de celles d’une maison de poupée ne l’intimident pas face à ses voisins que sont l’église et le cimetière car il est le lieu de la vie et de la résistance aux prêts à penser. Ses fondateurs se sont retrouvés le 21 avril 2000 pour refuser le projet d’un site d’enfouissement des déchets à Rugney *, une commune proche de Bouxurulles. Après 212 semaines de mobilisation, ils ont réussi à faire échouer ce projet de décharge et à préserver les nappes minérales vosgiennes. Cette lutte leur a donné envie de continuer à fédérer leurs concitoyens autour d’autres actions. La proposition de Daniel Mermet, sur France Inter, d’ouvrir des repères où les gens se retrouveraient pour partager des idées, pour débattre, leur a plu. Une annonce lancée sur les ondes a suffi pour que, le 7 octobre, vingt-trois personnes poussent la porte de ce café.
139
Les présentations faites, les discussions ont jailli spontanément, comme si tous ces gens se connaissaient depuis toujours. Autour du bar placé sur la mezzanine où officie Pascal, ou dans la salle du bas autour des grandes tables en bois, les conversations vont bon train. Refus de cette société qui nous pousse à consommer de plus en plus jusqu’à en devenir esclave. Refus de croire que le travail soit la seule raison de vivre de l’être humain. Alors, on boit un verre de vin (c’est Jeannot qui le fait !), on mange une part de tarte, on joue de la guitare, on parle, on rit, on vit. Et cette expérience s’est renouvelée le 4 novembre, le 2 décembre. Le prochain rendez-vous est prévu pour le vendredi 6 janvier. Chacun viendra avec un vœu, une douceur, une idée, un instrument de musique ou simplement sa voix et l’année 2006 débutera à Bouxurulles sous le signe de l’espoir. Si cette aventure vous tente, soyez les bienvenus ! * pour plus de renseignements : www.vigi-decharges.org
140
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