LesRefusés - N°2

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A

la mĂŠmoire de notre ami

Jean-Michel MARCHAL



... Et

la vie continue Jean-Claude EPIS

Un seul être vous manque…. Et la vie continue. Les arbres continueront de pousser, les rivières de couler, le soleil de briller, le vent de souffler. Les graines que l’on a semées donneront une belle fleur, de beaux fruits. Un seul être vous manque…. Et la vie continue. Il faudra toujours payer ses factures, vidanger la voiture, sortir les poubelles, peindre les volets pour ne pas que l’hiver les abîme. Il faudra toujours protester, manifester, taper sur la table, revendiquer. Il faudra toujours rigoler, picoler, jouer, Et chanter ! Il faudra toujours. Un seul être vous manque…. Et la vie continue. Mais putain, qu’est-ce qu’il va me manquer !


Revue trimestrielle culturelle d’expression et de parti pris autoéditée par l’association « Les Refusés »

Tous

les

textes

et

illustrations

restent la propriété exclusive de Contacts Par mail à : lesrefuses@free.fr Par courier : Evelyne KUHN 47 rue du Maréchal Oudinot 54000 Nancy Olivier THIRION 29 Avenue Sainte Anne 54520 Laxou

leurs ayants droit respectifs. Toutes reproductions ou utilisations, en dehors

du

strictement

cadre

privé,

interdites

sans

sont leur

consentement. Pour tout contact avec un auteur ou

un

illustrateur,

contacter

l’Association « Les Refusés » aux adresses indiquées ci-contre.

Conception graphique

Vous pouvez envoyer, à ces mêmes

Julien CLAUDE www.claudeine.com contact@claudeine.com

adresses, vos créations en vue d’une

Achevé d’imprimer en Janvier 2006 à l’imprimerie APACHE COLOR, 9 rue des Michottes 54000 Nancy

Dépôt légal : janvier 2006 ©Les Refusés 2006 ISSN : 1777-8832

parution dans un prochain numéro. Ou prendre contact sur notre site web

http://lesrefuses.free.fr


Sommaire

Numéro 2

ETAT D’URGENCE • • • • • • • • • • • • • • • p.9 Les bourreaux poétiques des refusés

IN MEMORIAM • • • • • • • • • • • • • • • • p.12 GAMAY

À CHAUD ! • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.14 CRIL LES DÉFIS DE L’ÉCRITURE 2005 • • • p.17 «BABYN LITO» • • • • • • • • • • • • • • •

p.29

AFFAIRE DE CLASSES, AFFAIRE CLASSÉE

p.37

LA JEANNE D’ARC ROUGE • • • • • • • • •

p.49

LES LAPINS • • • • • • • • • • • • • • • • •

p.53

LES BRUITS QUI PENSENT • • • • • • • • •

p.58

Paul FILIPPI

Jean-Claude EPIS Evelyne KUHN

Christine PASINA Damien RAYMOND

Vous n’avez pas le premier numéro de la revue ? Vous souhaitez connaître les points de vente et avoir plus d’infos ?

IGOR JOUE AVEC SES ÉMOTIONS • • • • • • p.67 Rémi MANIETTE

LES DEUX COLONNES DU TEMPLE... • • • • p.71 Xavier BROCKER

AINSI VA LE VASTE CIEL • • • • • • • • • • p.81 Théo - Véronique BLANCHOT

LA MARELLE • • • • • • • • • • • • • • • • • Jacques NICOLLE

p.95

LA PHOTO • • • • • • • • • • • • • • • • • p.103 Louise

PENSE LES ARBRES • • • • • • • • • • • • p.107 Théo - BOREV

LE DIARISTE A LES BOULES • • • • • • • • Olivier THIRION

p.115

CARNET DE CAMPAGNE • • • • • • • • • • p.125 du soldat Anicet Canus au 150 R.I.

CHRONIQUE DU TEMPS DES MURS 2 • • • p.137 Olivier THIRION

CHRONIQUE-COPINAGE • • • • • • • • • • p.139 Evelyne KUHN

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Venez sur notre site internet : http://lesrefuses.free.fr Et découvrez un espace complet et convivial regroupant toutes les informations sur l’association et la revue, un forum de discussion et une boutique en ligne vous permettant de commander votre revue en version imprimée ou informatique (version eBook disponible uniquement sur le site).


Editorial

Philippe Sidre, directeur du Théâtre Gérard Philipe de Frouard.

Matériel et immatériel ne font pas bon ménage. Argent et culture non plus. Peut-on réellement mesurer la culture ? L’art a-t-il une valeur mesurable ? La désagréable expérience* à laquelle est confronté aujourd’hui le Théâtre Gérard Philipe de Frouard ainsi que les permanents et les artistes qui y travaillent

en

est

l’illustration

patente.

Pris dans une double

tourmente

et judiciaire, l’art a

bien du mal à y retrouver

ses

demande

petits.

l’impact

On

de

mesurer

théâtre,

de

création

artistique

Combien

de

combien

d’habitants ?La question

rentabilité

économique est au cœur

système

depuis plusieurs années.

On parle d’objectifs à

atteindre, de seuils de

rentabilité, de moyens

à mettre en œuvre, de

ratios

fiscalisation

lieu la

du

nous

financière

de société.

vous ?

Pour

de

la

de

notre

à

calculer.

La

prouver est

spectateurs

du

qu’un utile

à

avez-

milieu

associatif a également

bouleversé les visions de

la notion de projet, du

faire ensemble. Sans nier

la nécessité des moyens

financiers indispensables

au

fonctionnement

d’un théâtre, on peut se

demander ce qui pousse

nos élus politiques à sans

cesse

des

comptes à court terme, à

essayer de rentabiliser

les créations artistiques.

demander

Cette ambivalence ne cesse de me hanter depuis que j’ai pris la direction de ce lieu en septembre. Au-delà des responsabilités des uns et des autres, c’est une question de choix de société que nous devons nous poser. A entendre beaucoup d’entre nous, l’art serait donc un accessoire, un plaisir supplémentaire que l’on s’offre de temps en temps, un moyen pour décompresser du stress quotidien,

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un loisir au même titre qu’un farniente estival. Nous sommes tombés bien bas sur l’échelle de la civilisation. Il est sûr que sans art, on peut vivre. Le problème est de se demander comment on peut vivre. L’art pose des questions, renvoie à des interrogations essentielles, invite au savoir, à regarder, écouter, sentir, toucher, penser autrement. Ces fonctions semblent devenir problématiques pour nos modes de fonctionnement contemporains. Nos modes ? Ou les modes que l’on essaie de nous imposer. L’art est tout le contraire du calcul, de la fatalité. Et c’est bien le problème. L’art nous empêche de devenir des moutons de Panurge,de raisonner dans le même sens, de prendre les choses par le même bout, de penser comme l’autre. Alors que nous nous épuisons à construire sans cesse des autoroutes pour les moutons que nous voulons devenir. L’art nous aide à deviner la peur, à nous confronter avec elle, à la sublimer pour mieux la combattre. L’art sert à ouvrir les yeux. Nos réactions devant les incidents des banlieues en sont un monstrueux exemple. Quand des élus en viennent publiquement à rendre responsable la polygamie des immigrés des révoltes, on se dit qu’il reste du chemin à faire et que les théâtres sont plus que jamais utiles. Utiles pour apprendre simplement à éviter de se laisser influencer perpétuellement. Utiles pour nous apercevoir enfin que nous sommes différents. Utiles pour apprendre à penser autrement. Utiles pour apprendre à retrouver le chemin de la pensée et du débat qui fait avancer, qui forge les projets. Au-delà des esthétiques, c’est dans ce combat qu’il nous faut nous engager si on ne veut pas un jour être les seuls à penser autrement qu’avec un écran de télé. * Le théâtre Gérard Philipe de Frouard est en redressement judiciaire depuis octobre 2005. Dessin de Tosca « un théâtre qui ferme c’est un parking qui brûle ! »

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Etat d’urgence Les bourreaux poétiques des refusés

D

«

eux fois par semaine y’a des you-yous dans nos mairies ...» Déjà que c’était difficile de vivre dans la Moselle du bon Docteur Kiffer et de l’extrême droite plurielle ...

Près de chez nous, dans les banlieues modèles pendant que l’on nettoie les racailles au karcher, des femmes seules se suicident, des mères de famille se font défenestrer par leur mari, victimes de la pire des violences... celle qui est dans la tête ... A Paris le petit lapin méchant et bondissant, le speedé de la discrimination positive (coups de matraques pour les enfants d’immigrés et sourire pour les électeurs du front) annonce qu’il faut déposer le bilan des Zep ... « Et oui , ma pauv’ dame...Où donc est le bon temps des colonies? Le temps béni où la France amenait la civilisation et le progrès aux peuples arriérés (comme à Setif en 45 ...?) Au moins, en ce temps-là ils nous respectaient ... » Tiens une idée en passant, rendons les zep utiles pour une fois, expérimentons le nouveau texte de loi sur « les apports de la France outre-mer » dans les zep et confions, aux brigades de CRS qui quadrillent les quartiers, le soin d’enseigner aux jeunes les bienfaits du colonialisme... « Ah bon m’sieur..j’savais pas ..j’croyais les colonies c’était ici...! » Pour rigoler bien sûr! Les banlieues brûlent ? C’est de la faute au rap, à la polygamie, aux étudiants étrangers, peut-être même au couscous qui comme chacun le sait porte en lui les germes de la décadence. Le « détail » revient, le gros blond est en embuscade, de bons blancs peuvent, dans le courrier de notre journal local, écrire des textes ouvertement racistes, le journal les publie, au nom de la liberté d’expression, du débat pourquoi pas du droit au savoir ! Comme chacun sait, le débat pour ces gens- là, c’est 3 minutes pour Hitler, 3 minutes pour les Juifs!

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Ça y est, c’est le bonheur... enfin ... La Droite se lâche ! La droite de 48, la droite des ligues, de la collaboration, de Vichy, de l’OAS ...La droite de la peur et de la démagogie (pardon du franc parler, de l’anti-langue de bois) Elle était là, cette droite et on le savait pas ! Et bien maintenant on le sait! La droite se lâche ... Le petit lutin démago agité, se montre sous son vrai jour, menaçant tel éditeur, obtenant le départ de tel patron de rédaction... Ne cachons pas notre plaisir : La droite se lâche ... La droite enfin est ellemême, sans pudeur, sans cache-sexe!... Et vous savez pas ? Ça marche, c’est populaire, les gens en redemandent! La droite se lâche et pendant ce temps-là , la gauche, lâche, se cache... Pendant ce temps -là, notre gentille société de profit, pousse dans la logique du tout libéral la culture à devenir un bien de consommation «comme les autres» . Faute de rentabilité les théâtres ferment, des troupes disparaissent, les petites maisons d’édition sont rachetées par des marchands de canons ... Les «Politiques» (quel vilain mot !) arbitrent ... «Mon Dieu quelle horreur, .Il est inadmissible qu’un outil de culture soit déficitaire... Diantre, palsambleu ...Il en va des impôts de nos électeurs... Et tout ça pour des pièces de théâtre dont on ne comprend même pas le titre... Quand on pense qu’avec un déficit pareil on pourrait faire de si beaux trottoirs!» Choix politiques... vous avez dit Choix politiques ..? Pendant ce temps-là aussi les amis meurent ... Y’a une sale odeur, les murs sont gris, le père Ubu n’est pas loin qui pointe son gros nez, on respire comme des relents des années trente ... Alors... Alors, comme disait Francis Blanche dans ses « pensées »...Nous qui sommes non-violents, quand on entend parler de revolver, on sort notre culture...! C’est notre façon, forcément modeste de vous appeler à la RESISTANCE!

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In

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memoriam GAMAY


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LOI

n °2005-158 du

23

février

2005 portant reconnaissance Français rapatriés.

de la

Nation

et

contribution nationale en faveur des

Article 4 : Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée.

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A

chaud

!

Quelques lignes extraites du « Discours sur le colonialisme » écrit par Aimé CESAIRE, texte dont on célèbre le cinquantenaire cette année.

« Donc camarade, te seront ennemis, de manière haute, lucide et conséquente, Non seulement les gouverneurs sadiques Et préfets tortionnaires, Non seulement colons flagellants et banquiers goulus, Non seulement macrotteurs politiciens lèche chèques Et magistrats aux ordres, Mais pareillement (...) Tous suppôts du capitalisme, Tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, Tous responsables, Tous haïssables, Tous négriers, Tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire. » Aimé CESAIRE

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CRIL Les

défis de l’écriture

2005

Théo


«Il

était une fois une plume...» Marie-Christine Collin Responsable du CRIL 54

Les textes qui sont présentés ici, ont

à écrire.

été écrits dans le cadre de l’opération

Cette année 230 personnes en Lorraine

« Les Défis de l’Ecriture 2005 ».

(dont 90 de Meurthe et Moselle) ont

Cette

opération

écrit sur le thème « Il était une fois…

année

par

les

organisée Centres

chaque

Ressources

une plume ».

Illettrisme des quatre départements

Leurs écrits ont été publiés dans un

lorrains est proposée à des personnes

recueil qui leur a été remis lors d’une

maîtrisant peu les savoirs de base :

cérémonie de clôture de l’opération.

- soit parce qu’elles sont illettrées

Tous les écrits des personnes qui l’ont

(scolarisées en langue française),

accepté figurent dans le recueil. Les

- soit parce qu’elles sont analphabètes

participants à l’opération devaient

( jamais scolarisées),

rendre un texte manuscrit. Certains

- soit parce qu’elles sont Français

ont joint leur texte tapé par eux ou par

Langue Etrangère (et peu scolarisées

leur formateur. Pour la publication,

dans leur langue maternelle).

nous avons fait le choix de mettre les textes soit tels quels, soit retapés

Pour toutes ces personnes, écrire

par nos soins parce que difficilement

n’est ni aisé, ni spontané.

lisibles et reproductibles, soit parfois

Par cette opération il est proposé

corrigés pour l’orthographe. Dans tous

d’écrire sur un thème aux personnes qui

les cas, nous avons souhaité que le

sont en démarche de (ré)apprentissage

travail de son auteur soit valorisé et

des savoirs de base ou à celles qui

reconnu.

n’ont pas franchi cette étape soit

Les auteurs de la revue les Refusés ont

parce qu’elles ne le désirent pas, soit

fait le choix de textes parmi ceux du

parce qu’elles n’osent pas.

département de Meurthe et Moselle.

Il s’agit par là de leur faire vivre une expérience d’écriture et de la

Ces plumes colorées, légères, servant

valoriser,

En

à écrire, à décorer, à voyager, à rêver

effet l’écriture n’est pas qu’un acte

si

minime

soit-elle.

ont fait écrire de très beaux textes à

technique. Ce n’est pas parce qu’on

leurs auteurs. Nous lecteurs, elles nous

ne sait pas beaucoup écrire, qu’on n’a

rendent admiratifs, nous émeuvent,

pas des choses à dire, à exprimer, bref

nous apportent du bonheur.

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«Babyn Lito» l’été

des grand-mères Paul Filippi

Par ordre de pagination : Helicon p.30-31 Tziganopolis p.32-33 Voies p.34-35

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Affaire

de classes, affaire classée Jean-Claude EPIS

C

’était une nuit de novembre à Longwy. Comme d’habitude, il pleuvait et ça caillait. Le commissariat, en haut de la côte des Récollets, était dans la pénombre. L’inspecteur Matoni était de garde. Il profitait du

calme ambiant pour lire l’Equipe. Il avait une semaine de lecture de retard. Le téléphone sonna, il décrocha. -

Matoni, j’écoute. Où ? J’arrive.

Il sortit précipitamment de son bureau et demanda au planton d’appeler Merel. -

Dis-lui de me rejoindre sur le parking de chez Glandois.

De loin, Matoni aperçut le grand bâtiment en ferraille, un peu rouillé avec le nom de l’entreprise écrit en grosses lettres. Le L avait disparu depuis des années mais on pouvait toujours le deviner, comme écrit au pochoir. Les véhicules des pompiers éclairaient la nuit. Il s’approcha du capitaine. -

Salut Maton, on est arrivés trop tard. Y’a deux corps dans les véhicules. Morts, carbonisés.

De la fumée sortait des deux voitures garées sur le parking de l’entreprise Glandois. -

Qui vous a prévenus ?

-

Le gardien de l’usine.

-

On sait qui sont les deux macchabs ?

-

Ça, c’est ton boulot, nous on a fini le nôtre. Salut Maton, à plus.

Ce surnom, il le traînait depuis la maternelle. Tout le monde avait un surnom. En général, c’était un diminutif de nom ou de prénom. Lui, il cumulait une dérivation de son nom et un faciès peu engageant. Son père lui coupait les cheveux à la tondeuse, très courts, bien dégagés autour des oreilles. Comme il était baraqué, son surnom de maton lui allait comme un gant de boxe, même si ça le mettait en rage. Plus tard, quand il est devenu flic, ce surnom lui était resté et ça le faisait plutôt rire.

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L’inspecteur Merel arriva sur le parking dans sa vieille bagnole. -

Salut Maton, qu’est-ce qui se passe ?

-

Deux bagnoles carbonisées avec deux corps dedans. Ça sent le roussi !

-

Très drôle. Qui c’est ?

-

J’en sais rien encore. C’est le planton qui a appelé les pompiers. T’essaie d’en savoir un peu plus avec lui, moi j’attends le légiste qui doit arriver.

Glandois, tout un symbole dans la région. Le père de Matoni y a travaillé pendant 36 ans avant d’en être licencié, du jour au lendemain, à 50 ans. Il allait au boulot, la musette sur le dos et, en arrivant à la pointeuse, le chef d’atelier lui avait dit : -

C’est fini pour toi, Gino, le patron a licencié 80 bonhommes et t’en fais partie.

Il n’avait pas compris, Gino. Pourquoi lui ? Comment on pouvait lui faire ça, à lui ? Il avait tout donné pour l’usine, tout sacrifié pour être reconnu. Et c’est vrai que tout le monde le respectait, Gino, mais le rouleau compresseur de la rentabilité était passé et il s’était fait écraser. Après ça, il s’était mis à picoler, à traîner dans les allées de la galerie marchande du supermarché du coin et il était mort, deux ans après. -

Salut toubib, qu’est-ce que t’en penses, au premier coup d’œil ?

Le médecin légiste était penché sur un des corps. -

Salut Maton, c’est bizarre, cette position. Les corps penchés en avant, sur le volant. Ils n’ont même pas eu le temps de mettre leur ceinture. Ou les voitures ont explosé quand elles ont démarré ou on les a brûlées après.

-

Après quoi ?

-

Après que les conducteurs soient montés à l’intérieur !

-

Ça voudrait dire que les types étaient morts avant de brûler ?

-

Ça, je te le dirai demain parce qu’il faut que j’analyse tout ça.

Merel les rejoignit. -

D’après le planton, la Mercedes est celle de Glandois et la BM, celle de son DRH, un certain Schneider, tout nouveau dans la boîte.

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-

Il a vu quelque chose ?

-

Non, sa cahute ne donne pas sur le parking, mais sur l’entrée de l’usine. Rien entendu, rien vu si ce n’est de la fumée. Il est sorti et, en voyant les voitures brûler, il a appelé les pompiers.

-

A quelle heure ?

-

22h30.

-

Je crois qu’on ferait mieux d’appeler le commissaire. Y’a encore des

-

Non, personne à cette heure. Les gars qui ont fait 2-10 ont déjà

gars qui bossent dans l’atelier ? quitté l’usine. Je vais me renseigner pour savoir à quelle heure sont partis les derniers ouvriers. Un quart d’heure après, le commissaire Bonenfant les rejoignit. Maton lui fit rapidement un résumé de la situation. -

Nous v’là dans la merde, les gars. Glandois, c’était une pointure. Un sacré client. D’abord, on vérifie qu’il s’agit bien d’eux. Merel vous allez rendre une visite dans les familles. Avec délicatesse, Merel, beaucoup de délicatesse. Vous, Maton, vous travaillez le planton, je veux tout savoir, l’entreprise, la situation économique, l’ambiance, c’est le seul témoin qu’on ait. Alors, tirez-en le maximum. Ça brûle pas tout seul, une bagnole ! Je vais identifier les cartes grises et on se retrouve au commissariat.

-

Y’a pas eu un article dans le Républicain Lorrain sur des licenciements

-

Vous croyez que ça aurait un rapport ?

-

J’sais pas, peut-être. Faut voir, dit Matoni.

dans l’entreprise dernièrement ?

Les voitures étaient bien celles de Glandois et de Schneider. Merel revint au commissariat en indiquant que les deux hommes n’étaient pas chez eux et que la femme de Glandois s’en inquiétait. Schneider vivait seul et il n’avait trouvé personne à son appartement. Matoni fit un compte rendu détaillé de sa conversation avec M. Schmidt, le planton. Glandois et Schneider restaient souvent très tard au bureau et partaient généralement vers 22h20. L’entreprise comptait environ 250 salariés mais devait se séparer de 50 ouvriers dans les jours à venir. Ça avait fait du foin dans la boîte car les gars s’étaient fait virer sans indemnités d’après Schmidt.

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-

Comment c’est possible, demanda le commissaire ?

-

Ils auraient tous fait une faute professionnelle.

-

Tous ? Ça paraît bizarre, non ?

-

Je veux que c’est bizarre. Il ne serait pas à son premier coup tordu, le Glandois !

-

Maton, laissez vos histoires personnelles et familiales en dehors de l’enquête, se fâcha le commissaire.

-

J’irai demain faire un tour à l’usine et je questionnerai les salariés.

-

Voyez aussi les délégués syndicaux, je pense qu’ils peuvent nous en apprendre beaucoup là-dessus.

-

J’y comptais, commissaire.

Dès 6 heures, Maton était aux portes de l’usine. Il voulait interroger les ouvriers de la tournée de 6-2. Le parking de l’entreprise était plein mais les ouvriers s’étaient garés loin des deux voitures carbonisées, comme par méfiance. En passant la grande porte de l’atelier, Matoni aperçut des groupes d’ouvriers qui discutaient autour des machines-outils. Ça devait tartailler ferme à propos des incidents de la veille. Il se dirigea vers le bureau du chef d’atelier. Il se présenta et vit que celui-ci était affolé. -

Mais qu’est-ce qui se passe ? Tout le monde discute, je n’arrive pas à les mettre au boulot. Qu’est-ce qu’est arrivé à la voiture du patron ?

-

Et à celle de M. Schneider, renchérit Matoni. Qu’est-ce que disent les gars ?

-

Des rumeurs, comme quoi leurs bagnoles ont brûlé et que c’est bien fait pour leur gueule !

-

Pas très sympa, tout ça ! Y’avait des problèmes dans l’entreprise ?

-

Oh, vous avez sûrement dû lire la presse. On a licencié 50 bonhommes la semaine dernière, alors l’ambiance n’y est pas.

-

50 d’un coup ? L’entreprise va si mal que ça ?

-

Mais pas du tout. Les carnets de commande sont pleins et on a au moins pour 18 mois de boulot devant nous. Mais, vous savez ce que c’est, si on peut rogner sur les coûts de fabrication….

-

On licencie, je sais, je connais. Les licenciements, ce sont des départs en retraite non remplacés ?

-

Non même pas. Des licenciements secs, comme ils disent. Et sans

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indemnités en plus. C’est ça que les gars n’acceptent pas. -

Comment il s’y est pris, Glandois, pour virer 50 salariés d’un coup ?

-

Ça, je ne sais pas, faut leur demander !

Matoni sentit que le chef d’atelier en savait plus qu’il ne voulait en dire. Il se dirigea vers les ateliers, s’approcha des ouvriers. Il en salua quelques-uns, les plus anciens. C’étaient des copains à son père et ils étaient déjà venus boire un coup à la maison, du temps où son père bossait encore. Il reconnut également des anciens copains de lycée. Ils l’accueillirent avec beaucoup de réticence. Depuis certaines manifs, où les gardes mobiles et les CRS avaient tabassé sans faire de détail, tout le monde faisait l’amalgame : flic = pourri. -

Qu’est-ce tu viens foutre ici, Maton ?

-

J’fais mon boulot les gars. Alors, vous trompez pas de cible. Qu’estce qui s’est passé ?

-

On en sait rien, on est du matin. Demande plutôt à ceux de 2-10. Tu te souviens ce que c’est qu’une tournée, non ? T’as quand même pas oublié d’où tu viens ?

Matoni ne répondit pas, les regarda longuement. Il aurait eu envie de les revoir dans d’autres circonstances, se rappeler les bons souvenirs, les jours de manif où il accompagnait son père, les tournées au bistrot, les dimanches sur la main courante du stade de foot où les anciens lui faisaient boire du vin chaud. -

Comment il a fait, Glandois, pour virer 50 mecs d’un coup, et sans

-

C’est une crevure. C’est bien fait ce qui lui est arrivé. J’espère que

indemnités ? ça le fera réfléchir, la prochaine fois qu’il voudra licencier ! lui répondit Luigi. Matoni ne pouvait pas encore leur dire que leur patron était peut-être mort dans cette voiture et que l’avenir de l’entreprise était désormais plus qu’incertain. -

T’as pas répondu à ma question, Luigi. Comment il a fait ?

-

Faute professionnelle ! Il les a fait picoler et il a convoqué le

-

Comment ça, tous positifs ?

médecin du travail, alcootest. Tous positifs. Luigi lui raconta que vendredi dernier, le patron avait invité les 50 ouvriers à fêter la fin d’une grosse commande. A midi, les gars ont arrêté leurs machines. Le patron avait fait venir un traiteur à l’atelier. On avait mis des tréteaux, des planches, des nappes en papier. Le grand jeu, quoi. Et le vin coulait à volonté. Nous, on trouvait ça bizarre qu’on soit pas tous invités. On a même failli faire

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grève pour protester. Mais Glandois nous a dit que ce serait notre tour la semaine prochaine. Et quand tout le monde était rôti, le médecin du travail débarque et fait un contrôle. Tous positifs, sauf Glandois et cet enculé de Schneider. Etat d’ébriété sur un lieu de travail, que ça s’appelle. -

Attends, je résume. Il fait picoler tout le monde, il appelle la médecine du travail, ils sont tous bourrés. Il requalifie ça en « faute professionnelle ». C’est ça ?

-

T’as tout compris. Alors, qu’ils ne pleurent pas pour leur bagnole, OK ? T’aurais pas fait pareil, toi ?

Matoni était coincé, le cul entre deux chaises. Bien sûr qu’on pouvait comprendre la colère des ouvriers mais de là à brûler deux types…. Il se rendit au local syndical, attenant au réfectoire, près de l’atelier. Césare, le délégué CGT était au téléphone et salua l’inspecteur d’un signe de la main, l’invitant à s’asseoir, le temps de finir sa conversation téléphonique. Il lui montra la cafetière. Matoni se servit un café et attendit en lisant les différents tracts affichés sur les murs du local. Le dernier en date parlait des licenciements. Césare raccrocha et tendit une main généreuse à Matoni. -

Salut Maton, tu viens pour les bagnoles calcinées ?

Ils se connaissaient bien, tous les deux. Ils s’étaient quittés au collège à la fin de la troisième, Césare bifurquant vers le lycée professionnel tandis que lui allait à la grande ville, Nancy, suivre des cours de droit. -

Salut Césare, sale affaire.

-

Oh, ils vont pas pleurer pour deux bagnoles ! Ils ont de quoi s’en payer une autre.

-

Dis-moi, sincèrement, l’histoire de la faute professionnelle, ça tient pas devant les prud’hommes ?

-

Non, on va d’ailleurs déposer une requête. J’ai rendez-vous demain avec l’inspecteur du travail. Simplement, le temps que ce soit annulé ou jugé, les gars, ils touchent rien, ils sont au chômage. Ils ont environ deux ans de retard au tribunal. Même si on est presque sûr de gagner, en attendant, ils font quoi ? Ils ont tous plus de 50 ans. Qui veux–tu qui les embauche ?

-

Et le boulot qui c‘est qui va le faire ? Le chef d’atelier vient de me dire que les carnets de commande sont pleins ?

-

Il va embaucher des jeunes. Des apprentis, des contrats de qualif, des CDD. Que des précaires. Il va toucher des aides du gouvernement,

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ça va lui coûter moins cher. Il a bien préparé son coup, ce p’tit con de Schneider. -

C’est lui qui a pensé à tout ça ?

-

C’est ce qui se dit.

-

Et le Glandois, il n’a rien dit ?

-

Ça doit l’arranger aussi, tu penses bien. De la main-d’œuvre bon marché, malléable, flexible, c’est mieux que des vieux ronchons comme nous.

Césare se servit à son tour un café. -

C’est bizarre que t’enquêtes sur des voitures qui brûlent. Et quel est le rapport avec les licenciements ?

-

Ecoute, Césare, on se connaît depuis longtemps. Alors je vais te donner une info. Simplement, garde-la pour toi encore quelques heures. Y’avait deux corps dans les bagnoles et y’a fort à parier qu’il s’agit de Glandois et de Schneider.

-

Oh putain ! Ils sont morts ?

-

Oui, brûlés mais on pense qu’ils étaient morts avant de cramer.

-

On les aurait butés, alors. Qui a pu faire ça ?

-

C’est pour ça que je suis là. T’as un avis sur la question ?

-

Je vois mal un des gars faire ça. Même s’ils avaient la haine, ça n’en fait pas des assassins pour autant. Y’a des limites quand même !

-

T’as la liste des mecs qui se sont fait virer ?

-

Tu les soupçonnes ? Tu déconnes ou quoi ? Ecoute, si tu veux la liste, demande au bureau du personnel, le service RH comme ils disent maintenant. Mais ne me demande pas de dénoncer quelqu’un !

-

Te fâche pas, Cesare, j’explore toutes les pistes. J’fais mon boulot, c’est tout. On aura plus d’infos dans la journée. Quand ce sera officiel, je t’appelle et tu pourras en parler autour de toi. Moi, à ta place, je me demanderais ce que vous allez devenir sans patron.

Sur ces mots, Matoni retourna dans le bureau du chef d’atelier récupérer la liste des licenciés, rejoignit sa voiture et se dirigea vers le commissariat. Le commissaire l’alpagua dès qu’il en franchit le perron. -

Allez chercher Merel et on se retrouve dans mon bureau.

Bonenfant était tendu. -

Le légiste vient d’appeler. Il s’agit bien de Glandois et de Schneider.

43


Ils ne sont pas morts carbonisés. Ils ont, au préalable, reçu un coup derrière la tête. L’arme du crime serait un objet métallique, genre câble électrique, section 30 mm environ. -

La même arme pour les deux ?

-

Apparemment. Pourquoi ?

-

C’est pas logique. En admettant que quelqu’un ait frappé Glandois en premier, Schneider l’aurait vu et aurait essayé de se défendre ou de se sauver. Or, ils ont été retrouvés dans la même position. Assis au volant. J’en déduis qu’il y avait plusieurs tueurs et donc plusieurs armes du crime.

-

Logique, Matoni, logique. Donc, ils étaient plusieurs à faire le coup. Qu’est-ce que ça a donné à l’usine, ce matin ?

Matoni relata ses entretiens avec les ouvriers et le délégué syndical. -

L’ambiance est pourrie depuis les licenciements, poursuit-il.

-

On le serait à moins, déclara Merel. De là à assassiner quelqu’un, commissaire....

-

Dès que ça va se savoir, je vais avoir la presse sur le dos, le préfet, j’en passe et des meilleures. Va falloir aller vite. Vous me convoquez tous les licenciés, je veux leurs alibis pour hier soir. On en fait notre priorité.

-

Vous avez oublié le Medef, patron. Si tous ceux qui se font virer se transforment en assassins de leur patron, va y avoir du carnage dans leurs rangs.

-

Cessez vos sarcasmes, Matoni. Ce n’est pas le moment.

-

Vous croyez vraiment qu’on peut devenir du jour au lendemain un meurtrier parce qu’on vient de perdre son boulot, même si c’est de façon ignoble ?

-

C’est notre seule piste, pour l’instant. Alors on y va. Un point c’est tout ! hurla le commissaire en tapant du poing sur la table. Moi, je vais voir les familles, essayer de gratter un peu, voir s’ils ont reçu des menaces, des trucs comme ça. On fait un brief dans mon bureau à 18h.

Matoni et Merel allèrent déjeuner chez Mado, un bistrot sympa dont la patronne leur refilait de temps en temps des tuyaux sur les petits dealers du coin. Au moment du café, Matoni demanda à son collègue :

44


-

Comment on partage la liste ? Tu fais les gros, moi les maigres, toi les grands, moi les petits, toi les immigrés, moi les Français, toi le début de l’alphabet, moi la fin, toi les 50/55 ans, moi les plus vieux ? Je préfère que tu choisisses, je les connais presque tous.

-

Comme on a leur adresse, procédons par secteur géographique. On perdra moins de temps, proposa Merel.

Bonenfant regardait sa montre. Ses deux inspecteurs étaient en retard. Il n’avait obtenu aucune information intéressante de la part de la veuve de Glandois et Schneider était célibataire. Merel et Matoni arrivèrent presque en même temps. -

Alors ? demanda le commissaire, impatient.

-

Ils ont tous un alibi et en béton. Ils étaient tous ensemble à la

-

Comment ça, tous ensemble ? Les 50 ?

-

Tout à fait, répondit Merel. La mairie leur a prêté la salle. Ils se

Maison du Peuple pour discuter de la situation, commença Matoni.

sont réunis pour discuter de la situation. Ils étaient tous là. Ils ont quitté la salle à minuit et sont rentrés chez eux dans la cité. -

C’est plus que du béton ça, c’est de la poutrelle métallique comme

-

Pas dans la démarche, patron. Ce qui est étrange, c’est qu’ils

-

Vous les avez tous vus ?

-

Oui, ça aussi, c’est bizarre. Comme s’ils nous attendaient.

-

Vous me les convoquez tous au commissariat. Il doit y avoir une faille

-

Ça ne veut pas dire que ce sont les coupables, patron, osa Matoni.

-

Vous avez une autre piste, vous ? Moi non ! Alors pour l’instant on

alibi ! Ça paraît bizarre, non ? étaient tous là. C’est rare une telle unanimité, renchérit Matoni.

quelque part.

fonce. Les deux inspecteurs passèrent plusieurs jours à interroger tout le monde. Le discours était le même. Ils disaient tous la même chose : qui avait pris la parole, qu’est-ce qu’ils s’étaient dit, ce qu’ils avaient bu. Personne n’était sorti, ni parti avant les autres. Rien. L’enquête s’intéressa aux enfants, aux proches des suspects. Rien non plus.

45


Les obsèques eurent lieu. Toutes les huiles du patronat, de la Métallurgie, la Chambre de Commerce et de l’Industrie et le monde politique accompagnèrent les familles des défunts. La police aussi. Sauf Matoni, qui lui était à la Maison du Peuple en train d’écouter Césare parler de l’avenir de l’entreprise. Alors que le syndicaliste exposait la situation, Matoni entendit une voix derrière lui. -

Alors Cesco, comment vas-tu ?

Cesco ! Ça faisait des années que personne ne l’avait appelé de la sorte. Seul un intime pouvait connaître ce diminutif de son prénom, François, Francesco en italien. Il se retourna et vit Gabriele, un vieux copain de son père. Il tomba dans ses bras, le serra très fort. Ils ne s’étaient pas vus depuis des années ; la dernière fois c’était à l’enterrement de son père. -

Qu’est-ce que ça me fait plaisir de te revoir, Gabriele. Et toi comment vas-tu ?

-

Ma, comme un vieil inutile. Et toi, toujours flic, j’espère ?

-

Tu sais, des fois, j’aimerais faire un autre métier. C’est pas toujours facile.

-

Je sais. T’es mieux ici qu’au cimetière avec les autres, non ? T’en es où dans ton enquête ?

-

Nulle part. Je crois que ceux qu’on recherche sont dans cette salle. Mais je n’ai aucune preuve….et je ne suis pas sûr de vouloir en trouver.

-

C’est dur de choisir un camp, pas vrai ?

Matoni ne répondit pas, laissa filer la remarque de son ami. -

Tu sais, Cesco, je crois que ce serait mieux si tu trouvais pas finalement.

-

Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

-

Justice de classe, police de classe, qu’est-ce qui nous reste à nous, tu veux me le dire ? La vengeance n’est pas une solution mais quand on n’a plus que ça pour se faire entendre….

Matoni marcha pendant plusieurs heures avant de rentrer au commissariat, il avait besoin d’assimiler le message de Gabriele. Concernant l’enquête, il avait presque tout : le quoi, le où, le quand, il avait le comment, il supposait

46


le pourquoi, ne manquait que le qui. Et c’est pour ça qu’il était payé : trouver le qui. Affaire de classes, affaire classée ? Cela le fit sourire. Un jour, la vérité émergerait, dans une discussion, autour d’un verre, dans un bistrot. Un jour, quelqu’un se vanterait, se vendrait. Il s’installa à son bureau, ouvrit le Républicain Lorrain et lut que chez Bartholdi, une entreprise de BTP, on envisageait de supprimer une vingtaine d’emplois. Matoni alluma une cigarette et se dit que,

dans le bassin de Longwy, la

vengeance de classe avait de beaux jours devant elle.

47



La Jeanne d’Arc

rouge Evelyne KUHN

I

l est 7 heures 30 du matin. David, Rémi, Sabrina, Marjorie mettent la clef de contact dans leurs voitures et s’engagent dans la rue principale de Saulnes pour se rendre au Luxembourg. Là, les attend une journée de

travail dans une banque ou une boîte d’informatique. Leurs voisins, Nicky, Marina, Marc, Josie empruntent la même route. Ces derniers sont Luxembourgeois mais, depuis qu’une autoroute relie le Luxembourg au bassin de Longwy, ils ont acheté des maisons à Saulnes, tout en conservant leurs emplois dans leur pays d’origine. Ce soir, tous regagneront leur domicile à Saulnes, petite ville paisible qui, en 25 ans, s’est transformée de ville ouvrière en ville dortoir. David, Rémi, Sabrina, Marjorie ne s’en plaignent pas. A 30 ans, leurs salaires sont supérieurs à ceux de leurs pères à la veille de la retraite. Si le ciel de Saulnes est souvent gris, il n’est plus chargé, comme au temps de leur enfance, des fumées orange dégagées par les usines et la vie de la cité n’est plus rythmée par les trois tournées de huit heures. Mais, se souviennent-ils encore que leurs grands-pères ou leurs arrière-grandspères avaient quitté l’Italie pour venir travailler dans les mines de fer et les usines sidérurgiques du bassin de Longwy ? Ces ouvriers, mis en préretraite en 1979, lors de la liquidation de la sidérurgie, se retrouvent régulièrement au boulodrome, au café pour jouer à la Scopa ou au cimetière pour accompagner un de leurs anciens camarades. Le temps n’a pas effacé la nostalgie de leur jeunesse quand ils rentraient chez eux, fiers du travail accompli, quand ils luttaient pour que les lendemains chantent. Ils l’évoquent parfois, entre eux, après avoir bu plusieurs ballons de rouge, mais pas trop fort car plus personne ne s’intéresse à leurs souvenirs.

49


Il y a un siècle, éclatait la première

des

grande grève ouvrière dans le bassin

appartenaient

de

Longwy.

retenait directement sur le salaire les

de

rébellion

métallurgistes

Premier des

mouvement

mineurs

contre

le

et

des

économats,

ces

au

magasins

patron ;

qui

celui-ci

achats faits dans le mois.

patronat,

A Saulnes, il cessa le travail pendant

qualifié de « déchirure » par ce même

plus d’un mois. S’il put survivre pendant

patronat.

tout ce temps, ce fut certainement

En 1905, le mineur qui travaillait dans

grâce

les mines de fer était trois fois plus

distribuées chaque jour aux grévistes.

exposé aux accidents mortels que son

Le monde rural, les commerçants les

collègue dans les mines de charbon.

soutenaient et leur fournissaient le

Dans les mines de fer du bassin de

charbon et les vivres nécessaires. Sur

Longwy, l’effectif ne comptait qu’un

un terrain cédé par un commerçant,

quart de Français. Le mineur était très

les femmes préparaient les repas.

souvent un émigré italien. Il vivait dans

Les

des cantines qui n’étaient souvent

pères. C’était également le lieu où

que des baraquements en planches insalubres où l’on entassait les lits les uns sur les autres. Il devait payer la poudre,

aux

enfants

première

grève

communistes

rejoignaient orateurs

leurs

syndicaux

prenaient la parole et, le

grande

ouvrière

y

les

Il y a un siècle, éclatait la

soupes

soir, on y organisait des

dans

bals.

le bassin de Longwy.

Les

journées

étaient

les mèches et le carbure nécessaires à

rythmées par les manifestations. C’est

sa tâche. Il travaillait 10 heures par

en 1905, qu’on vit, pour la première

jour, à casser, avec une masse, 19

fois, dans les cortèges du bassin de

tonnes de minerai qu’il chargeait dans

Longwy, apparaître le drapeau rouge

des wagonnets à l’aide d’une pelle. Il

qui devint le symbole de l’identité

était payé au rendement.

ouvrière. Les enfants cueillaient des

Il se mit en grève pour défendre son

coquelicots

pouvoir d’achat, pour réclamer d’être

vêtements

payé à la quinzaine, pour la suppression

manifestation. Les femmes étaient, la

des amendes, pour que le prix de la

plupart du temps, en tête des cortèges

poudre soit le même dans toutes les

et portaient le drapeau rouge, tout

mines, pour désigner un délégué (le

en chantant l’Internationale et la

basculeur) qui contrôlerait le poids

Carmagnole.

des wagonnets chargés de minerai.

Une figure emblématique de cette

Il voulait également la suppression

grève

50

qu’ils avant

reste

fixaient de

à

leurs

rejoindre

encore

la

présente


aujourd’hui dans la mémoire collective

En

arrivant

à

de Saulnes.

découvrirent que les barrières avaient

Elle s’appelait Amélie Braconnier mais

été fermées avec du fil de fer. Là, les

l’Histoire fit d’elle, la Jeanne d’Arc

attendaient les Dragons à cheval.

Rouge.

Marc

Raty

la

voie

sonna

du

clairon

et

charge.

Il

commanda

cortèges,

invectivait les Dragons qui sabraient

le

drapeau

rouge. C’était

la

ils

Elle défilait à cheval, en tête des brandissant

lui-même

ferrée,

les manifestants, n’épargnant ni les une

paysanne,

veuve

d’un

femmes, ni les enfants. Les victimes

capitaine des douanes. Si elle soutenait

furent nombreuses.

ainsi le mouvement des grévistes,

L’émotion fut grande dans toute la

c’était pour dénoncer l’exploitation

région quand la nouvelle se répandit.

de la mine qui avait provoqué des

La majorité de la population de Saulnes

éboulements, détruisant trois de ses

signa

champs de seigle.

Préfet, lui réclamant la révocation du

une

pétition,

destinée

au

maire criminel. Elle accrochait des rubans rouges à la

Lorsque la grève prit fin, les seules

tête de ses vaches et, à leur queue,

concessions,

fixait des rubans jaunes. Les rubans

patronat

rouges pour afficher son soutien aux

paiement à la quinzaine et la possibilité

grévistes et les rubans jaunes pour se

de choisir les basculeurs. Et Marc Raty a

moquer des « Jaunes » qui voulaient

toujours une rue à son nom à Saulnes.

casser la grève et se distinguaient en

Mais le mouvement ouvrier était né

portant un genêt à leur boutonnière.

dans le bassin de Longwy. Le drapeau

Le 22 juillet, plus de 3000 manifestants

rouge

quittèrent Saulnes, à travers bois,

devenus ses emblèmes. Il avait appris

rejoignant les grévistes de Moulaine

à s’organiser autour de la solidarité de

et

classe.

d’Hussigny

pour

y

tenir

des

meetings. Une journée de lutte où chacun se sentait fier d’appartenir à ce mouvement. Lorsque les Saulnois, pleins d’espoir, reprirent le chemin du retour, ils ne se doutaient pas que le patron et maire de la ville, Marc Raty, leur avait tendu un piège.

51

et

aux

accordées

par

le

mineurs,

furent

le

l’Internationale

étaient



Les

lapins

Récit de Christine PASINA

O

n ne quitte jamais Saulnes, parce qu’on s’en souvient; ceux qui sont partis dans le sud du département pour leurs études ou plus loin, se sont installés ailleurs et se retrouvent parfois; ceux qui ne reviendraient

jamais pour y vivre mais reviennent, qui chez les parents, qui sur leur tombe...un jour, par la route nationale qui longe le cimetière à droite, au pied du crassier de l’usine Raty qui n’existe plus. La plupart, fils et filles d’Italiens arrivés de la péninsule sans rien, transplantés dans le sol de la nouvelle patrie « celle où il y a le travail » (comme dit Cavanna). La Lorraine, ce « Texas français », avide de main- d’oeuvre pour les mines et usines du fer en plein essor. Ils ont quitté les champs de la Lombardie, de la Vénétie, les vallées alpines dans la première moitié du XXème siècle, toutes ces terres incapables de nourrir plus de deux ou trois frères par famille. Des Bergamasques, des Frioulans, des Trentins, des mangeurs de polenta que le « Français de souche », comme dirait l’autre, appelle improprement « macaronis », mal propres pensent-ils aussi. Ces Italiens qui font jusqu’à douze heures à l’usine comme fondeurs, casseurs de fonte, forgerons, cultivent ensuite le jardin ou plutôt les jardins, celui attenant à la maison et l’autre sur la hauteur pour « les patates ». Italiens dont les femmes tiennent leur intérieur si propre que la polenta, on pourrait la manger par terre, disait ma mère. Les femmes vont à la messe, se connaissent, mènent leur mari à la baguette, règnent sur la maison. Le père travaille, dort, va au jardin, les 3x8 et ....élève des lapins; parce que l’ouvrier italien élève des lapins. Chez nous, le lapin c’était pas un animal domestique, c’était la viande qu’on n’achète pas. Les lapins nourris à l’herbe, au foin, au son, au pain et au rutabaga. Pendant des années je n’ai pas mangé de lapin, rassasiée jusqu’à plus faim du lapin qu’on nous servait un dimanche sur deux. Mon père le tuait mal, disait ma mère, il avait le geste hésitant, le lapin avait du sang dans les chairs, c’était pas net.

53


Alors, quand il pouvait, c’était le zio

un

Genio qui le tuait. Mon père n’aimait

convaincu.

pas ça. On ne savait plus quoi en faire

N’empêche, la polenta, ça ne pouvait

des pattes de lapin porte-bonheur

pas durer tous les dimanches. Il y avait

qu’il nous donnait, des poils, tous les

les fêtes. Lo zio Genio dont la fille, qui

samedis, différents. On les caressait

tenait un restaurant près de Bergamo

un moment et puis on les oubliait et

sur le lac d’Iseo, lui avait enseigné à

elles partaient à la poubelle. Le lapin,

faire les pâtes : capeletti, tortellis

on le cuisinait en sauce, à «l’umido»,

comme en Emilie romagne ou comme

accompagné de la polenta cuite dans

à Villerupt. Alors Noël et Pâques se

une épaisse casserole de cuivre « le

préparaient en faisant les pâtes. La

pareul ». Elle était démoulée quand

polenta était détrônée pour un temps,

une croûte épaisse et un peu brûlée

devenait l’ordinaire. Les soirées à

se formait sur les parois. La polenta,

confectionner les tortelli et capeletti,

chaque famille a sa manière de la

c’était une savoureuse rationalisation

manger, nous on mettait quelques de

tranches

camembert

qui

s’amollissait en fondant et au-dessus une louche de sauce. La polenta, on l’aime

rien

dégoûté

préparaient

faisant La

pâtes.

polenta

était

détrônée

pour

heures

fin contre-plaqué ou de

temps ...

carton épais que le zio

des

ces

rémunérées.

D’abord des planches de

un

apportait,

de

supplémentaires

grassement

surtout quand on sait d’où elle vient, vallées

peu

service des papilles, des

en

les

ou

du travail, le taylorisme au

Alors Noël et Pâques se

parfois,

la

machine,

les

moules

montagnards

rapportés d’Italie. On faisait de la

paysans, de ces immigrés sans le sou

place, la cuisine devenait un atelier.

dont la polenta avait été le pain et

Lo zio faisait la pâte : des

était à présent le pays. La polenta,

de la farine, de l’eau. Sa femme le

ça ne s’explique pas. Certains Italiens

guidait

du sud de la plaine du Pô la trouvent

mais c’est lui, ensuite qui tournait

souvent trop rustique. Et quand on

la manivelle jusqu’à ce que la pâte

la sert pour la faire découvrir comme

jaune soit fine comme du papier de

un plat exotique outre-alpin à des

soie. La zia l’étalait sur les moules,

amis français, on a beau expliquer,

ma mère plaçait une cuillerée de farce

raconter, ils restent sur leur faim et

à la viande ou un mélange de ricotta,

vous la mangent à petites bouchées,

d’épinard, de muscade et de parmesan.

la fourchette mal à l’aise et le palais

La zia mettait alors la deuxième couche

54

ou

plutôt

le

oeufs,

commandait,


et passait fermement le rouleau pour

belle » dans son jeu

faire adhérer les deux couches l’une

là, c’étaient des soirées faites pour

à l’autre et moi, avec la roulette,

les souvenirs. Soirées qui se sont

quand le moule avait été retourné, je

répétées deux fois par an jusqu’à la

découpais les capelotti et les rangeais

mort du zio en 1970. Les pâtes du zio

sur la planche farinée qui une fois

Genio, on s’en mettait jusque-là pour

complète était placée sur le haut du

tenir jusqu’à la prochaine fois.

buffet.

Pas comme les pâtes du lundi chez

Et lo Zio Genio entonnait : « Il

nous, trop cuites parce que c’était

mazzolini

di

fiori

che

viene

! Ces soirées-

della

jour de lessive et que ma mère faisait

montagna », et nous, on continuait

des allers et retours entre la cuisine

«e graroli bene che non se bagna

et la cave pour tourner le linge et

perche lo voglio regalar ...» Tous les

surveiller la lessiveuse en fer blanc sur

Italiens du nord connaissent cette

le réchaud. Les pâtes vite égouttées

chanson. Elle les a suivis, soutenus

«mal cuites», elle y jetait les restes

jusqu’ici au pays du fer et de la fonte,

de lapin pris dans la sauce gélatineuse

cette chanson légère et

Et

fraîche comme un torrent qui

entretenait puis

quand

la

pâte

on

grattait

était

mazzolini che

toute

di

fiori della

chaleur. Le lundi reste cette odeur de restes de lapin réchauffés au contact des pâtes se mêlant à la vapeur qui

montait de la lessiveuse, une odeur

l’éponge sur la table, ça collait, on

à la fois de pâtes trop cuites et de

s’y

avant

linge bouilli. Le cycle du lapin se

d’éliminer toute la farine de la toile

terminait et ma mère se confondait

cirée. La cuisine propre, défigurée

en excuses, savait que c’était pas

par toutes les planches posées où on

bon, mais bon, pour une fois dans la

peut, la machine démontée, nettoyée,

semaine, elle ferait meilleur demain

rangée, les moules lavés, le reste de

... Au moins il n’y aurait pas de restes

farce boulotté par les mômes, lo zio

de lapin au souper. C’était déjà ça!

sortait le jeu de cartes et on faisait

Il y avait aussi le moment où on tuait

une ou deux parties de scopa avant

les vieux lapins avant l’hiver. Chez

d’aller se coucher. « Sette bello,

nous, on ne cuisinait pas le lapin vieux

putana boia! » hurlait-il en abattant

parce que trop filandreux et coriace.

ses cartes quand il avait le « sept de

Mais le vieux lapin se surpasse, est

plusieurs

on

«Il

qui se liquéfiait à la

passait

reprenait

farine,

Genio :

viene

montagna »

épuisée,

la

Zio

entonnait

leur

nostalgie du pays. Et

lo

fois

55


sublimé quand il devient pâté. Le pâté

faisait pas toute une histoire, on

de lapin, c’était un peu comme les

buvait sans se restreindre, on en

pâtes du zio Genio. Il fallait en tuer

ouvrait une sans faire de commentaire

plusieurs et sans menace aucune,

et on parlait de plus en plus fort ... et

mon père et ma mère en faisaient

ma mère redescendait à la cave prendre

de la chair à pâté avec une machine

un autre bocal de pâté en priant le ciel

à manivelle ... encore. Ma mère y

que ça s’arrête là parce que le pâté

ajoutait des foies de porc, des épices

ne ferait pas six mois avec les frères

et elle pétrissait le tout sur la toile

de mon père qui comme lui savaient

cirée que ça changeait de la farine. A

se tenir à table et se lâchaient chez

la fin, cela faisait un gros tas comme

nous parce que chez eux leurs femmes

une fourmilière compacte et odorante

surveillaient leur ligne.

dans lequel je mettais un doigt; même

Tous ces lapins sacrifiés, dépouillés

cru c’était bon. Ma mère en remplissait

comme

des bocaux pas trop grands, un bout

en vendait les peaux, 20 centimes

de couenne au fond pour la gelée et

l’unité, au marchand de peaux de lapin

en gardait un peu pour faire une sorte

(pourquoi marchand ?) qui passait en

de steak haché qu’elle nous grillait

poussant sa remorque et en criant

à la poêle, un régal. Après un séjour

«Marchand de peaux de lapin !»

dans la lessiveuse (pour les stériliser)

ponctué d’un son de cloche.

l’alchimie terminée, les bocaux bien

Quand ils étaient encore petits, on

rangés sur une étagère de la cave

avait quand même des élans d’affection

attendaient -pas très longtemps- une

comme pour un animal domestique,

occasion, un casse-croûte à la bonne

comme pour un chaton. Quand une

franquette avec un oncle ou l’autre.

mère avait mis bas dans son nid de

«Allez Flora, te casse pas la tête,

foin et de poils, on allait les voir, il

t’as qu’à ouvrir un bocal de pâté !»

y en avait 7 ou 8 blottis l’un contre

Tu parles, elle s’était cassée la tête

l’autre. Ma mère en saisissait un ou

avant, ils faisaient semblant de ne

deux, ils tremblaient de froid, peut-

pas savoir mais ils n’étaient pas avares

être de peur, pressentant leur destin:

de compliments quand ils déposaient

sortir de la cage, c’était passer à la

leur tranche dans l’assiette et que le

casserole. Ils étaient d’une douceur

parfum échappé du pot se répandait

extrême, une boule de poils, les oreilles

dans la cuisine. La vedette c’était

couchées et des yeux craintifs. Parfois

le pâté, pas le vin, à l’arrière-plan

une lapine attrapait «le gros ventre»

forcément. A cette époque, on n’en

et ma mère la soignait avec une poudre

56

on

retire

une

culotte,

on


bien ou mal nommée

«sauve lapin»

Italien du Trentin qui avait initié mon

qu’elle mélangeait au son et au pain

père dont les frères et soeur plutôt

auxquels elle donnait une forte odeur

« classes moyennes » avaient quitté

d’herbes médicinales qui m’est restée

ce monde-là -mais en avait le goût- et

en mémoire. Je revois encore la boîte

s’étaient mariés avec des femmes «qui

verte avec un beau lapin souriant plus

travaillaient ».

proche de Bugs Bunny que des lapins

Et puis mes parents aussi ont déménagé

en cage de chez nous.

« Le sauve

dans la maison dont ils sont devenus

lapin » ne les sauvait pas toujours et

propriétaires, dans la rue du dessous,

il fallait s’occuper des orphelins. Ma

quand l’usine a fermé en 1969 et s’est

mère allait les chercher un par un dans

délestée de son patrimoine immobilier

une serviette éponge pour qu’ils ne

en les vendant à «ses ouvriers». Il n’y

prennent pas froid, les emportait dans

a plus eu de baraque au fond du jardin,

la cuisine et leur donnait le biberon –

plus de lapins (ni de poules d’ailleurs

un biberon de poupée- avec une toute

mais c’est une autre histoire). C’était

petite tétine. Certains, incapables de

plus propre. Ne plus élever de lapins,

boire, s’étouffaient et mouraient en

ne plus faire de lapins, c’était une

faisant un bond. C’était plus triste

forme d’embourgeoisement de l’ouvrier

que les sacrifices du samedi.

italien qui tirait ainsi un trait définitif

Les

pas

sur le lapin nourricier, la baraque

seulement les nourrir, mais nettoyer

lapins

c’était

du

remplacée par la table et les chaises

les cages -quand il fait chaud, quand

en plastique blanc près du barbecue.

la baraque sentait de moins en moins le

On ferait juste le jardin : les poireaux,

foin et de plus en plus l’urine, il fallait

les tomates, les carottes, les salades

inverser- aller à l’herbe; quelquefois

et les fleurs de ma mère qui font de

mon père envoyait mon frère qui râlait,

ce potager un espace où l’alimentaire

obligé

et

d’interrompre

travail,

sa

partie

de

l’ornemental

se

mêlent

et

se

football et empoignait le sac en toile de

répondent. Et pour le lapin (si on y

jute et la faucille. Faire le foin en juin,

tenait encore) on irait au supermarché.

faucher, étendre, retourner plusieurs

La classe ouvrière était au paradis.

fois à la fourche, ramasser, remplir les

P.S. : Aujourd’hui, seul monsieur Zanga

sacs qu’on empile sur la remorque par

élève des lapins dans sa baraque au

trois, tenus ensemble par une corde et

fond d’un jardin qui borde la grimpette.

entassés dans la baraque pour l’hiver.

Le lapin n’est pas perdu pour tout le

Dans la famille, nous étions les seuls à

monde.

élever des lapins. C’était le zio Genio,

octobre 2005

57


Les

bruits qui pensent Damien RAYMOND

Par ordre de pagination : Muse p.59 La Fanfare p.60-61 Musique p.62-63 Pablo POLAKO p.64

58










Igor

joue avec ses émotions Rémi MANIETTE

C

’était une fin d’après-midi d’été. Le soleil caniculaire avait définitivement arraché à Igor tout espoir d’activité dynamique et il avait fini sa course - mais était-ce vraiment

une course ? - avachi dans le canapé de cuir blanc cassé de son salon. La climatisation de la pièce apportait un semblant de fraîcheur naturelle et derrière les vitres fermées, il devinait un soleil de plomb qui devait s’amuser à descendre les derniers récalcitrants qui continuaient à déambuler sur le trottoir du boulevard. Dans un ultime effort abdominal soulagé par le balancement simultané des avant-bras, il put atteindre la table basse et se saisir de la télécommande de la télévision. D’un simple clic sur le bon bouton, il s’est retrouvé à la fin d’un jeu télévisé et donc forcément idiot. La gagnante, assez belle en gros plan grâce au travail de qualité des maquilleuses et des cadreurs, sautait de joie au cou d’un animateur qui essayait d’éviter les débordements baveux de la blonde décolorée. Elle venait de gagner son poids en sucettes acidulées Pierrot Gourmand, un micro-ondes, un poste T V 16/9ième, une semaine pour deux dans des îles lointaines, un scooter japonais, 10 000 km de bons d’essence, une reproduction grandeur nature de la Vénus de Milo en faux marbre reconstitué et un salon rouge brique en vachette et armature chêne.

67


Igor pensa que tous ces cadeaux

l’hygiène.

empoisonnés allaient

Et

certainement

puis

il

la contraindre à quitter son studio

Interminables

certainement

déjà

encombré

y

eut

des

et

jambes.

légèrement

de

resserrées sur les pieds. Tellement

souvenirs ridicules au profit d’un F2

interminables que même le cadrage en

forcément plus cher. Il n’y avait pas là

contre-plongée interdisait de deviner

de quoi trépigner comme une gazelle en

le fruit défendu. Mais la belle n’était

rut, pensa Igor. Il savait bien que la

pas là pour appâter Igor. Un cheval,

télé rend con mais il estima qu’il avait

certainement rendu fou par la belle,

sous les yeux la preuve que certains

défonça la baie vitrée et termina sa

étaient mieux lotis que d’autres dans

course par un dérapage sur le parquet.

ce domaine. Les dernières images du jeu

A peine la fille a-t-elle le temps de se

défilaient sous ses yeux avec toujours

remettre de cette visite inattendue

la blonde trépignante en bottines.

qu’elle s’effondre de bonheur dans son

- Pas possible qu’on nous montre une

canapé. Le cheval en est maintenant

fille en bottines avec les 45° qu’il

à sauter une rangée de voitures sur

fait. Encore des images réchauffées

une

qui datent de la fin de l’hiver !

est toujours dans le coup, cette fois

Suivit un générique interminable. Et

assise à la terrasse d’un café. Igor eut

toujours la blonde qui trépignait.

juste le temps d’entendre « PMU, jouez avec

Il

existe

imparable

émotions »

avant

la

belle

d’enfoncer

pour

la touche M/A de la télécommande et il s’endormit. Après tout, ce soir,

par la chaleur des studios et des

il était invité aux vingt ans de boîte

appartements : c’est la pub. A la

d’un collègue de bureau. Il avait bien

première note du jingle, le son monte

besoin de récupérer un peu de sommeil

de 25 décibels. C’est ce qui arriva au

par avance.

les

truc

Evidemment,

anéantis

réveiller

un

avenue.

cerveaux

cerveau d’Igor. Vu le jour et l’heure, il savait qu’il aurait droit à une rafale

La soirée s’était bien passée. Il avait

de conseils pour le goûter des mômes.

enfin eu l’occasion de sympathiser

Tous sous blister. C’est plus propre.

avec

Bien sûr, quelques produits lessiviels.

du service comptable. Il la voyait

On ne sait jamais, il y a toujours une

régulièrement

ménagère de moins de cinquante ans

d’ordinateur et des piles de dossiers.

devant son poste. Celles de plus de

Assez quelconque mais hier soir, elle

cinquante ne doivent pas connaître

lui avait semblé presque attirante,

68

Béné,

la

nouvelle

derrière

adjointe

son

écran


au point de l’avoir invitée à quelques

cérébral. Il prit un ticket, cocha le 8,

slows. Un peu boulotte et avec une

le 12 et le 3, donna quatre euros et

haleine chargée d’excès tabagiques

trente centimes à l’édentée qui valida

et d’alcools en tout genre, il avait

sa combinaison avant de lui rendre

préféré

son

en

rester

là.

Simplement,

reçu.

Assez

fière

d’elle,

elle

maintenant, il pourrait la tutoyer en

esquissa un sourire en lui précisant

lui apportant ses notes de frais.

que grâce à l’informatique, il pourrait retirer ses gains dans n’importe quel

En se levant le dimanche matin, ses

PMU.

Enchanté

par

cette

nouvelle

pensées allaient plutôt à la fille au

disposition, il quitta ce lieu d’espoir

cheval qu’à la nouvelle adjointe du

de paradis en laissant les autres à

service comptable. Il sentit peu à peu

leurs réflexions et à leurs tournées de

monter en lui une envie irrésistible de

Kronenbourg.

jouer avec ses émotions. Il préféra ne pas prendre le risque de rencontrer

L’incroyable imagination des créatifs

des voisins de l’immeuble et négligea

publicitaires venait de frapper un

le bar PMU du quartier. Au volant de

grand coup en faisant de ce lieu

la turbo D d’entreprise, il se retrouva

minable, le centre des émotions des

rapidement dans une banlieue sordide.

habitués du dimanche matin.

Il trouva rapidement ce qu’il cherchait dans une galerie marchande suspendue

Le soir, il ne sut pas qu’il avait perdu

au-dessus d’un boulevard défoncé. Un

mais il téléphona à Béné et lui proposa

bar immense y était ouvert. De loin,

un restaurant. A sa voix, il l’avait

l’atmosphère semblait studieuse mais

sentie ravie par cette proposition.

en entrant, il évacua deux mètres cubes de fumée bleuâtre. A l’intérieur,

Lui

le sol était jonché de mégots, de

lentement son téléphone et il se

cendres et de tickets annulés. Des

laissa tomber dans son canapé, les

tablées réfléchissaient à plusieurs

bras écartés en souriant au bonheur

pour trouver la combinaison idéale

naissant.

en compulsant la presse spécialisée. D’autres, solitaires, préféraient la réflexion secrète. Une vieille édentée, dans une cage de verre, lui expliqua à travers un hygiaphone grisé de fumée, le fonctionnement de ce sport

69

aussi

l’était

en

raccrochant



Les

deux colonnes du temple de

Mammon Xavier Brocker

L

’évènement advint neuf jours avant que les fils et filles des Hébreux ne célèbrent Roch-Hachana, l’entrée dans leur nouvelle année, calculée depuis l’instant exact de la création du monde, comme l’on sait.

Pour

les

disciples

du

Galiléen,

aussi,

adeptes

ou

non

des

mystères

numérologiques, la date n’était ni plus ni moins anodine. Le onze du neuvième mois du calendrier, encore que ce mois, pour les anciens, soit en fait le septième décompté à l’aune de jadis, comme l’indique suffisamment le mot septembre. Toutefois, les disciples de celui qu’on invoque sous le nom de « Christ » auraient-ils pu remarquer que la première année de leur troisième et sans doute dernier millenium allait vers son terme. Mais à part quelques moines très âgés, oubliés sur leur roc de la montagne hellène, au Monastère Athos, à l’autre bout de la terre, qui aurait tenté l’analyse de cette date du 11 septembre 2001 ? Elle allait pourtant stigmatiser, de flammes et de sang, la fin d’un cycle, par la mise à bas des deux colonnes, B la septentrionale d’abord, puis J la méridionale, du Temple de MAMMON, la vieille idole de l’Ecriture sacrée, celle dont la ruse la plus démoniaque est de faire croire qu’elle n’existe pas, disait le voyant Baudelaire. ***

71


Si le sigle calendaire semble banal,

IESHOUAH que certains disent fils de

l’évènement

l’Eternel.

survint

en

un

lieu

géographique circonscrit de manière chirurgicale, au cœur précis du centre

Et parmi ces cornes, les deux plus

de la Mégapolis ; elle-même cœur et

belles, les deux plus hautes, dominent

cerveau de l’Etat impérial, « l’Empire

de toute leur superbe. Là sont – ou

State » ; lui-même symbole de l’hyper

plutôt là étaient – les deux colonnes,

puissance universelle, incontestée,

celle de droite et celle de gauche, celle

autiste, univoque depuis douze ans,

de l’or privé et celle de l’or d’Etat – les

depuis la volatilisation bien curieuse

deux chambranles marquant l’entrée

de la tare sur l’autre plateau de la

du temple de MAMMON, la vieille idole,

balance globale.

pourtant puissante et vivace plus que jamais, par delà les siècles.

Non, le lieu n’est pas innocent. Mais rien n’est innocent, en cette histoire. Ici, au confluent de deux fleuves qui

*** Et si nous reparlions de Babel ?

ne sont, cette fois, ni l’Euphrate, ni le Tigre, la nouvelle Alliance Atlantide

Toutes les langues articulées à travers

jette

antiquement

l’univers depuis l’écroulement – déjà –

engloutie un promontoire orgueilleux.

de la première des tours orgueilleuses

vers

sa

mère

s’y entendent, s’y répondent et s’y Nouvelle Atlantis certes, mais nouvelle

mêlent en salmigondis cacophoniques.

Babel aussi. Là et pas ailleurs, le

Toutes

sol granitique, antécambrien, peut

humains,

physiquement autoriser l’édification

débarquées

d’une forêt de tours, comme autant

s’agglomèrent, tandis que d’autres

de

avec

encore inédites s’y expérimentent au

tendus

gré de millions d’orgasmes aléatoires.

prométhéens

tant

de

poings

défis.

Ici,

sacrilèges

les

races,

mille

tous

ethnies, de

la

les

types

certaines veille,

vers le Créateur, l’homme, toujours plus

arrogant,

le

Les petits-enfants lointains de la

ciel. Ici poussent toutes ces cornes

Reine de Saba, veufs de leur Ethiopie

de

nous

inoubliée, après l’escale servile et

parle, au dernier tome des Livres

jamaïquaine, ne s’y sont d’ailleurs

testamentaires, le terrible prophète

pas trompés. A travers leur Bronx,

IOKANAN,

sous leurs bonnets où le soleil arbitre

boucs

va

« gratter »

d’Apocalypse

disciple

dont

préféré

de

ce

72


équitablement entre le vert du chanvre

on

épelle,

en

tempo

binaire,

les

et le rouge sang, dans les vapeurs

adresses postales de cet entonnoir où

hypnotiques du nouvel encens, avec

s’engouffre et s’homogénéise toute

leur mille mélopées, mille scansions

la diversité initiée par le Créateur de

incantatoires, ils sont bien les seuls à

l’espèce qu’on dit « humaine ».

avoir tout compris, les Rastafaris aux visages moites et aux yeux blancs.

***

« New York, nouvelle Babel, nouvelle

Face à la ville africaine, il suffit de

Babylone !

mourrez

passer le pont, celui-là même qui tant

tous, mais nous seuls, les Rastas,

Bientôt

vous

inspira son sous-locataire occasionnel

grâce à notre père Suleiman et notre

et génial, Rollins, ensoleillé souffleur

mère Balkis la Sabéenne, nous serons

de rêves de jazz et de fraternité. Le

sauvés !

vers

pont qui conduit chez les « hassidim »,

votre père Mammon, vous les Blancs,

Tournez-vous

plutôt

autres racines, autres bouclettes,

les thésauriseurs, les esclaves de l’or,

autres

tresses,

et demandez-lui donc de vous secourir,

autres

lucidités,

s’il le peut ! »

mêmes concepts sur l’à-présent et l’à-

Ainsi délire, sous ses tresses, le rasta

venir, si l’on veut bien y réfléchir.

autres et

mystiques,

pourtant

les

halluciné ! Il ne parle pas pour ne rien dire. Nul ne parle pour ne rien dire, en

Williamsburg, Jérusalem mentale où

cette histoire.

chacun, de stricte observance, tourne le dos à la cité idolâtre, renie le Veau ***

d’or et voue à la géhenne éternelle les frères renégats qui, dans les tours,

Un peu plus haut, dans un isolat

devant les écrans et les cours de la

ravagé batave, le long de la rivière de

Bourse qui ne connaissent plus ni jour

l’Est, d’autres incantations s’élèvent.

ni

C’est le tam-tam de l’Afrique nègre

à

qui cogne, comme tape la grosse veine

ancêtres que, dans le Sinaï, fustigea

temporale de celui qui voit venir la Fin.

l’ancêtre Moshé. Tout comme frappa

Et dans ce battement sourd, venu de la

et flagella plus tard, sur le parvis

jungle primordiale, les anthropologues

profané

les

discerner

qui vint non pour abolir mais pour

indéfiniment, martelés, les phonèmes :

accomplir, Ieshoua, fils de Miriam.

plus

avisés

croient

« New York ! New York ! ». Tout comme

73

nuit,

sacrifient

Mammon,

par

comme

les

inlassablement faisaient

usuriers,

leurs

celui


Ces Hébreux, purs entre les purs, ne se

naissent et à leur tour lui rendent

posent pas la même question : bien sûr

grâce. Ne crois-tu pas que l’heure d’un

qu’ils seront sauvés, parce qu’entre

ultime avertissement devait sonner ?

l’Eternel et Mammon, depuis le Veau d’or – et le Veau d’or noir, rigole-t-on

En haut, dans les colonnes majeures

dans les colonnes jumelles – voilà beau

du Temple de Mammon, nommées par

temps qu’ils ont choisi.

les

petits-enfants

de

l’architecte

Hiram, les Fils de la Veuve, B à droite, ***

côté Nord, et J à gauche, côté Sud, les « computers » tournaient à plein

Au

pied

des

colonnes,

Grande

régime, et mille écrans donnaient en

Prostituée s’enhardit de jour en jour.

temps réel, sans trêve ni repos, sans

De plus en plus haut, elle trousse

dimanche, sans shabbat, sans vendredi

ses jupailles et son arrogance ne

mahométan, l’état instantané de la

connaissant

bonne santé de l’idole Mammon en tous

plus

de

la

frein,

elle

invente jour après jour de nouvelles

ses avatars.

obscénités. Temple de la spéculation sur l’Economie Après le puritanisme hypocrite imposé

globalisée, réelle, fondée sur des

par les Fondateurs, les vannes de la

marchandises

et

luxure comme celles du luxe exacerbé

de

Marchandises

ont

fournitures

été

emportées.

Sodomites

et

Services,

des

étant

fournitures comme

existantes,

gomorrhéennes font assaut de gaieté

constatables, dans la réalité du monde

désespérée, sachant bien que la mort

de la matière.

hideuse sanctionnera leurs orgies. Babel,

Babylone,

n’as-tu

pas

été

Du moins tel était le cas, initialement.

de tout temps vouée aux débauches prosélytes ? Et la tradition n’a-t-elle

Temple, depuis peu d’années, d’une

pas retenu le nom de Sardanapale ?

soi-disant

« économie »

tout

nouvellement inventée par Mammon, Babel,

Babylone,

Cité-capitale

du

fondée, celle-là sur la prospective,

célibat hédoniste, des accouplements

les anticipations, les innovations nées

stériles, du génocide préventif des

la veille, voire celles escomptées pour

enfants dans le sein de leur mère,

le lendemain.

les tout-petits que le Créateur avait déjà pleinement constitués pour qu’ils

74

Cette

appropriation

par

des


« joueurs » immatures de richesses

à l’habileté inconcevable.

encore fictives, hypothétiques, mais que l’on se partage et que déjà l’on

Si la fatale horlogerie de la double

consomme par anticipation, c’était le

frappe – double comme lorsque la Mer

blasphème « dernier cri » inventé par

morte surgit une nuit aux rives du

l’idole Mammon, heureuse d’insulter

désert biblique, il y a si longtemps –

ce Futur, cet Avenir qui n’appartient

fut doctement analysée, quels experts

qu’à Celui qui joue continûment son

ont

révélé

rôle de Créateur.

la

localisation

à

extraordinaire

la

Nation

foudroyée

mathématiquement des

deux

points

«  Voler à l’Eternel ce qu’il n’a pas

d’impact venus jeter bas, totalement,

encore créé ! », voilà qui est très

complètement,

fort. Jamais le « Malin » n’aurait pu

Mammon ? Ce qui va suivre, nulle

mieux justifier cet attribut !

bouche n’osa le révéler.

C’était plus audacieux encore, que

Si

le « coup » tout juste antérieur qui

aéronefs conduits par les suicidaires

avait enrichi – et ruiné aussi – tant de

avaient frappé les Colonnes trois ou

créatures humaines. Maquiller l’ancien

quatre niveaux plus haut, ces dernières

« Veau d’or », conférer à l’or une

se seraient vues « décapitées » en

autre couleur, noire, et toujours le

quelque sorte ; mais les débris de

faire adorer en sa nouvelle apparence,

la partie supérieure ainsi anéantie

fût-ce

n’eussent point été assez pondéreux

au

prix

massacres,

de

cent

assassinats,

et

mille

invasions,

les

les

percussions,

pour

colonnes

réitérées,

déséquilibrer

de

des

l’ossature

violations des plus solennels serments.

globale des édifices, et provoquer

Oui, en ces colonnes creuses, les

l’écroulement

grands prêtres de Mammon avaient lieu

le sacrifice humain d’un maximum de

de se réjouir.

victimes. ***

total,

spectaculaire,

Mais, en revanche, la configuration topographique de la presqu’île, avec

L’évènement avec

une

advint brutalité

stupéfiante ;

mais

sans

préavis,

soudaine aussi

avec

sa forêt de hauts buildings, interdisait

et

aux appareils d’exercer plus bas leur

la

force d’impact, sans entrer en collision

précision du scalpel sur la tumeur,

avec

placé entre les doigts d’un chirurgien

Alors que c’est ceux-là, ces deux-là, et

75

d’autres

géants

avoisinants.


aucunement leur voisinage, qu’il avait

Cyrille-Athanase, outre l’hébreu, le

été décidé de frapper ; en même temps

latin et le vieux slavon, s’exprimait

que le monde entier, de stupeur.

couramment en anglais, français et quelques

autres

parler

du

idiomes Grec,

profanes,

Les lois de la physique et celles de la

sans

antique

géométrie dans l’espace imposaient

naturellement contemporain.

ou

que les deux impacts s’effectuent là, pas plus haut, en aucun cas plus bas,

Rejeton

à quelques mètres près. Et ainsi fut-il

d’armateurs du Pirée apparentée aux

d’une

richissime

famille

fait.

Goulandris, élevé dans un pensionnat suisse, il avait intégré, aux Etats***

Unis, la prestigieuse université de Princeton, avant de regagner le giron

A l’autre bout de la terre, tout comme

familial. A 28 ans, murmurait-on dans

les quelque six milliards de créatures

l’aristocratie

de l’Eternel en transit à travers ce

grand désespoir de sa famille qu’à la

Temps et cet Espace, quatre dizaines

suite d’une peine de cœur, ce brillant

d’hommes tous barbus, pour la plupart

sujet promis à haute destinée dans

fort âgés, avaient eux aussi vu, de

le monde profane, avait brutalement

leurs

opté pour une vie de prières, de

yeux,

atlantique,

l’évènement sans

cesse

d’Outrerégurgité

hellénique,

c’est

au

privations et de méditations.

jusqu’à la nausée, sur les petits écrans scintillants.

Trente

années

s’étaient

écoulées.

Chaque fin d’après-midi, hormis le Au monastère du Mont Athos, si, comme

septième jour, après l’office de Sixte,

depuis des siècles on prie, on chante

les saints hommes rompaient durant

et on médite, la télévision a depuis

presqu’une heure leur tradition de

quinze ans franchi l’enceinte sacrée ;

mutisme, et Cyrille-Athanase, aussi,

mais placée sous la ferme juridiction

ne dédaignait pas d’échanger quelques

d’un des coadjuteurs du vénérable

commentaires avec tel ou tel.

Père Abbé, empressons-nous de le préciser.

Peu de jours après la catastrophe du 11 septembre – qui n’était d’ailleurs

Ce

l’autorité

pas le 11 septembre pour ces adeptes

audiovisuelle n’était pas n’importe

détenteur

de

du calendrier orthodoxe hérité de

qui, au demeurant. Le Très Révérend

Jules

76

César,

Cyrille-Athanase

fut


respectueusement

abordé

le

« Mon frère, observe ce Signe qui se

benjamin du monastère, que nous ne

trouve dessiné sur tous les billets

désignerons cependant pas du terme

libellés en dollars, billets de couleur

« moinillon » : le frère Marie-Alexis,

verte, quelle qu’en soit la valeur,

pour n’avoir pas encore émis ses vœux

habillés

perpétuels,

la

couleur

de

cette

ses

émeraude que Saint-Jean nous décrit en son Apocalypse comme la plus grosse

velu,

des

aurait

noblement

de

32 ans et arborait un visage sombre, qui

portait

par

découragé

toute

familiarité. Sachant

les

pierreries

ornant

le

diadème

de Satan. Connais-tu le signe du vastes

connaissances

dollar ? » Le crayon dessina un .

et surtout la sagesse colorée de son

« Vois

les

deux

barres

aîné vénéré, le frère Marie-Alexis osa

autour

aborder la question des colonnes de

serpent,

Mammon, qui bourdonnait dans tous

serpent, depuis la Genèse. En ces

les esprits, au risque de perturber les

deux barres, je discerne les colonnes

méditations spirituelles.

jumelles du Temple de Mammon, celles

desquelles oui,

verticales

s’enroule

toujours

ce

le

vieux

que les enfants de l’architecte Hiram, « A la lumière de notre Foi, et en

les fils de la Lumière apportée par le

s’appuyant sur ta science des choses

porteur de Lumière, les fils de la Veuve,

du monde extérieur, science qui m’est

appellent B et J. Ici fut le Centre du

étrangère, pourrais-tu, Père respecté,

Commerce Mondial, qui s’effectue en

dire si cet évènement hors du commun a

dollars, la monnaie que tout homme

un sens ou bien n’a aucun sens ? Et s’il

qui a quelque chose à vendre, sur la

avait un sens, quel serait-il ? »

surface du globe, reconnaît comme pré-éminente. Qui refuse le dollar, la

Le moine aîné le pria de tirer un

Monnaie de l’Idole Mammon ?

tabouret, de s’asseoir face à lui,

Or il est écrit que nul ne peut à la fois

réfléchit de longues minutes, tira un

servir Dieu et Mammon. Moi-même, il y a

morceau de vieux carnet à spirale, ainsi

longtemps, j’ai dû choisir.

qu’un crayon à mine au bout mordillé,

Frère,

ton

de sa manche. Il le fixa dans les yeux,

familier

des

jaugea si l’interlocuteur était apte à

universelle.

comprendre et digne de l’entendre. Puis

étudier

il le pria de ne jamais l’interrompre et

Aussi

de ne lui poser aucune autre question,

je

une fois l’interprétation donnée.

comme

77

et pour

vais le

esprit règles Mais j’y

n’est de

moi,

j’ai

réfléchis

toi,

pas

l’économie pu

les

encore.

Frère

innocent,

parler

en

parabole,

faisait

notre

Maître,


notre Seigneur Jésus Christ.

entier a accepté que le lien de valeur

Imagine un monastère qui, pour faire

fixe et intangible du Dollar (peut se

vivre ceux qui y résident, achète des

créer indéfiniment) avec l’Or (qui est

marchandises à l’extérieur et vend les

un métal physique, concret et limité en

chapelets, les icônes et les bougies

quantité) soit rompu. Et rompu à tout

qu’il

tout

jamais.

cet échange étant comptabilisé en

produit

Depuis

dollars.

américain

Oui, mais il y a dix ans, le déficit annuel

partagé par un X – ce qui pour moi est

du Monastère était de 100 milliards de

significatif – et que d’ailleurs ses

dollars.*

citoyens surnommaient « le Tricheur »,

Il convient pour ce monastère de

le Dollar n’a plus aucun fondement réel

vivre plus modestement, d’une part ;

sinon la valeur que veulent bien lui

d’acheter moins et de vendre plus, de

accorder ceux qui l’acceptent encore.

sorte qu’au bout de quelques années

Aussi, mon jeune frère, la cupidité des

d’économies, cette dette étalée dans

habitants des Etats-Unis, leur frénésie

le temps puisse être effacée. J’ajoute

de confort, de luxe, d’air conditionné,

que le Père Abbé d’un tel monastère

ne

devrait

convoitise,

être

à

l’extérieur,

destitué

et

châtié.

la

volonté au

connaît

d’un

nom

plus

Président

équitablement

de

l’envie,

bornes. le

La

snobisme

Mais l’Esprit Mauvais, qui ne veut

de l’argent sont infinis, pour ces

absolument pas sauver, mais qui veut

malheureux abusés par Mammon. Alors,

perdre ce Monastère, révèle alors qu’il

elle tourne sans cesse, elle s’emballe,

existe dans la cave une imprimerie et

dans

un inépuisable stock de papier vert.

monastère, la machine à imprimer et

Un moine habile ne pourrait-il pas,

l’idole Mammon, elle rigole.

discrètement, nuitamment, créer les

Dix ans après, c’est-à-dire l’année

milliards de dollars manquants ?

dernière, en 2000, le déficit annuel

la

cave

de

ce

malheureux

est ainsi passé de 100 à 450 millions Personne

à

l’extérieur

n’y

verrait

de dollars.* Entends-tu le ricanement

que du feu, puisque ces faux dollars

de Mammon ?

seraient officiels, aussi vrais que les

Pour soutenir son excessif niveau de

vrais, acceptés avec joie par l’univers

vie, voilà un peuple qui a maintenant

entier. D’ailleurs, qui se permettrait

besoin que l’extérieur lui renvoie un

de

Dollar

flux financier de 1,2 milliard de dollars

puisque, depuis le 15 août 1971,

contester

la

valeur

du

chaque jour ! Essentiellement apporté

depuis plus de trente ans, le monde

par une activité que tu aurais du mal à

78


admettre, l’industrie de l’amusement

l’Amérique. »

et du divertissement, des redevances

Le sigle € s’imprima, éclata alors à

portant sur des sons et des images

leurs pupilles comme une évidence.

fugaces. Petit

frère,

crois-tu

qu’un

pareil

« Vois,

couchées les

à

procédé puisse encore longtemps faire

écroulées,

illusion au Monde entier ? Les deux

Mammon. Bientôt cette monnaie de

barres sont tombées, en cette année

singe, du « SINGE DE DIEU », comme

même où s’est créée, de notre côte

dit

de l’Océan Atlantis – qui a englouti la

acceptée par les nations mahométanes

première des Atlantides – une nouvelle

qui vendent le pétrole. »

l’Ecriture,

deux

l’horizontale,

ne

colonnes

sera

même

de

plus

monnaie. Baptisée du nom de notre antique vache, la vache EUROPE de

« La chute des tours, alors, ce fut un

notre mythologie hellène.

signe ? »   murmura le frère à la barbe

Le nom de cette nouvelle monnaie, qui

noire, « un signe des Temps » comme

ne peut s’imprimer à volonté, dans une

l’avait dit l’ésotériste français René

cave d’un Fort baptisé du nom d’un

Guénon, qui connaissait l’Apocalypse,

hérétique, c’est… »

bien qu’islamiste sur sa fin.

« C’est l’EURO ! » s’écria vivement le Frère Marie-Athanase, qui avait tout

« Si tu veux », rétorqua le Père à la

compris, n’en revenait pas lui-même,

barbe blanche, avant d’observer un

et avait oublié la condition initiale

silence et de murmurer : « un signe des

mise par son interlocuteur.

Temps, de la Fin du Temps, plutôt ».

« Tu l’as dit ! » marmonna en souriant le Père aîné, en extirpant de sa robe

Car le Père Cyrille-Athanase, outre

noire deux pièces absolument neuves,

l’Economie, connaissait la Musique, et

vu qu’au monastère ni dollar, ni euro,

nourrissait une dilection particulière

ni aucune sorte de monnaie n’avaient

pour Messiaën.

l’occasion de circuler. Et de poursuivre : «  Ce n’est pas

*

tout, frère. Regarde bien le sigle

son

qui suit le chiffre, le symbole de

(Gallimard).

cet Euro, qui ne peut être imprimé qu’avec l’accord unanime de toute une confrérie d’experts, dont aucun à ma connaissance n’est stipendié par

79

cité

par

Emmanuel

ouvrage

« Après

TODD

dans

l’empire »



Ainsi

va le vaste ciel

Texte : Théo - Illustrations : Véronique BLANCHOT

Ainsi va le vaste ciel Lambeaux de néant drapés de lumière Au couchant la chaleur d’un horizon muet Au levant l’espoir d’un amour défait. Et quelques nuages solitaires Parcourant l’étendue Muette et dérisoire Et mon désir secret : Parcourir l ‘étendue … Et la couvrir d’un drap de lune Et retenir entre ses lèvres un muet et profond soupir …

81



Sentir son sexe Odeur de pain, de fruits offerts à l’étalage d’un magasin de quartier Odeur de planches coupées près de la menuiserie Branches couvertes de pommes Dans le terrain de mon père Un peu plus loin au nord.

83



Ainsi va le vaste ciel

Nos pauvres litanies

Lambeaux de néant drapés de lumière

Pleurant des jardins inconnus Accrochés aux feuilles sèches qui

L’univers aussi est nu

déjà s’effritent

Du désespoir et de la violence

Nostalgiques des troncs abattus

Du ressort caché

Tendrement enlacés

De la grande explosion

N’ayant à jamais

Et de l’intimité…

Ni la joie de gagner Ni l’émotion de perdre

Tout s’échappe et s’évapore

Banalement vivant

Et les enfants nous regardent

En somme

Avec une infinie tristesse Déjà étrangers

Ainsi va le vaste ciel

Si loin de nous

Lambeaux de néant drapés de

Et de notre inhumaine détresse

lumière

Puissent-ils nous pardonner ?

Il est des lèvres muettes d’où ne monte aucun chant

Ainsi va le vaste ciel

Des sirènes croupies que les marins

Lambeaux de néant drapés de lumière

exècrent Des puits d’où rien ne remonte

Assis à la croisée des chemins

Si ce n’est quelques odeurs de

Nos doigts pliés pour échapper au

méthane

froid

Des prémices gelées

Je nous ai vus oiseaux sur des arbres

Des promesses brûlées

dressés

Des herbes folles jonchant les

Criant au vent du nord

corridors De grands champs de terre rouge

85



Ni arbre Ni source Juste la colère La jalousie La douleur Et le doute Braises mortes des foyers éteints Banquet des tables vides Amour lassé Chaise renversée Pointillé glacé Ainsi va le vaste ciel Lambeaux de néant drapés de lumière Simple gravure Penché sur le pont L’esprit dispersé Dans mon dos je sens Les pas lents des passants

87



Le ciel vire au bleu Au vert Les nuages rougeoient Leur cœur gris blanchâtre Et leur frange est lumière Rose maladif Jaune indécis Pourpre agonisant Ciel étendard d’une armée en déroute Tous les tons pâlissant Et la nuit renaissant Encore Plus tard apparaîtra Blancheur électrique Un fin croissant de lune Au bord ciselé de lait

89



Sous moi, le fleuve n’est que bruit Les passants disparus Je m’arrache à la pierre Et me fonds dans la ville Réconforté de la tristesse du monde Je triomphe de moi-même Penché en avant Un pas après l ‘autre Je marche sur l’impossible

91



Ainsi va la vie Sous le vaste ciel Lambeaux de néant Drapée de lumière.

93



La

marelle Jacques NICOLLE

L

éa ne bouda pas trop longtemps. Bien sûr, elle était très fâchée que Mamy n’ait pas pensé à prendre l’élastique pour jouer l’après-midi au parc avec les copines. D’abord, les mamys, ça oublie toujours tout, et puis après, ça

dit qu’on peut bien jouer à autre chose. C’est pas grave, mon chou, joue donc à la marelle avec Amélie... Voilà, c’était sûr... Et de toute façon, les mamy, elles retiennent jamais les noms des copines : c’est pas Amélie, c’est Emeline. Et Léa, la marelle d’Emeline ... Elle ne sait jouer qu’à ça, Emeline. Enfin, puisque Mamy a encore oublié l’élastique... Résignée et vaguement en colère comme on peut l’être quand on est une petite fille de huit ans contrariée dans ses projets par la négligence des grandes personnes, Léa attendit patiemment qu’Emeline, qui avait déjà tracé sur l’allée du parc les huit cases bornées par le ciel et la terre, lui cède son tour pour la suivre à cloche-pied, un, deux, trois, hop, quatre cinq, six, hop, sept huit, lançant le galet de case en case avant de repartir à nouveau. Autour des deux fillettes commençait à se former un nuage de poussière qui ternissait leurs chaussures et fit même éternuer discrètement Mamy, qui profitait des rayons du doux soleil d’octobre sur un banc voisin. Léa estima qu’elle avait fait assez de concessions jusqu’ici, et que le jeu, qu’elle n’avait du reste pas choisi, l’agaçait, tel qu’Emeline l’avait organisé. Le gravier la faisait déraper, la poussière l’incommodait, et l’imprécision des limites de la grille dessinée par Emeline dans les graviers avait déjà été à l’occasion de plusieurs disputes sur la validité des pas en direction du ciel. On fait autrement ! Prenant en main la direction des opérations, Léa décréta que tous ces problèmes seraient résolus si le parcours se faisait sur le trottoir, à l’entrée du parc. En l’absence de toute opposition de la part d’Emeline, et surtout de Mamy qui pouvait toujours surveiller du coin de l’oeil depuis son banc, elle trouva rapidement une pierre calcaire et grava d’une main sûre un nouveau cheminement sur les dalles de ciment qui offraient un carroyage épatant. Et voilà !

95


Les premiers essais qu’elle en fit

pas être rattrapé de sitôt par son

sans différer lui confirmèrent que

maître. En fait, courir la gueuse ne

son choix était le bon, et sautant

l’intéressait plus réellement depuis

à la poursuite de son palet, elle

lurette ; il avait attendu la cynopause

écoutait avec délectation les fers de

comme on attend la retraite après

ses semelles claquer

sur le béton,

avoir dignement rempli ses offices

surtout lorsqu’elle retombait sur ses

de géniteur sur commande auprès de

deux pieds aux cases doubles. Rapide,

si nombreuses représentantes de sa

nette et sonore, ça c’est de la marelle !

race, triées sur le volet, qu’à présent il aspirait à un repos bien mérité et

***

surtout à une liberté qui lui avait été jusqu’alors trop chichement mesurée à

-Groucho,

aux

immédiatement,

pieds

!

qu’est-ce

Reviens

son goût.

qui

Aujourd’hui, l’occasion était trop

te

prend ! Bertrand,

belle et la douceur de cet après-midi bras

d’automne lui avait mis des fourmis

ballants, la laisse inutile à la main

interloqué,

les

dans les pattes. Il connaissait très bien

droite, regardait Groucho

filer au

le quartier et savait qu’en quelques

petit galop sur le trottoir. Comptant

foulées il retrouverait les bords de la

sur le détachement que dix ans d’âge

Marne dont les berges regorgeaient

peuvent mettre dans la tête d’un

de foulques qu’il adorait dénicher et

labrador quant aux choses du sexe,

effrayer d’un jappement pacifique.

il n’avait pas jugé utile, en arrivant

Pour une fois, Bertrand ne serait pas

au bas des escaliers, de refermer le

là pour gâcher ce plaisir innocent

mousqueton sur l’anneau du collier,

par une sauvage traction sur la laisse.

au passage précis de la jeune bergère

Et peut-être se paierait-il le luxe d’un

allemande

petit plongeon dans l’eau fraîche ...

du

boulanger,

toujours

libre comme l’air, et à laquelle le vieux

Ravi de se découvrir une âme de

chien n’avait tout d’abord accordé

voyou,

qu’un regard courtois et blasé. Et

qui

le voilà maintenant qui cavalait aux

Il aimait beaucoup les enfants et

trousses de l’intrigante en ignorant

regrettait que Bertrand n’ait pas eu

ses rhumatismes ... Quel hypocrite !

la bonne idée d’en engendrer lui-même

Après avoir tourné à l’angle de la

quelques-uns plutôt que d’épuiser son

rue, Groucho ralentit son allure en

fidèle compagnon à la prolifération

laissant filer la belle, certain de ne

de la race canine. Partager les jeux

96

Groucho

résonnait

longeait de

cris

le

parc

d’enfants.


d’un enfant était pour Groucho une

son

cycle

appuyé

à

la

chose rare autant que délicieuse.

des

estaminets.

Justement, à l’entrée du parc deux

l’avaient

gamines sautillaient sur le trottoir en

«Encore un», faisant référence à ce

envoyant devant elles un petit galet.

qu’ils prenaient pour une intempérance

Spontanément, il s’invita à leur partie

notoire et au soliloque inaudible qui

et s’apprêtait à saisir délicatement

lui agitait continuellement les lèvres

le caillou dans sa gueule, lorsque la

pendant qu’il pédalait,

fillette à la robe rouge fit une brusque

qu’il marmonnait le décompte des bars ...

pirouette et retomba sur ses deux pieds

Les cabaretiers auraient pu démentir

dans un double claquement sonore.

cette triste réputation en expliquant

Surpris, Groucho fit un écart qui le

à la jeunesse médisante que le vieux

déporta sur la chaussée.

Joseph était abstinent, ou presque,

Les

façade

garnements

sournoisement

surnommé

prétendant

et qu’à chacune de ses haltes, il ***

effleurait à peine de ses lèvres - seul moment où elles cessaient leur éternel

Cet

après-midi,

était

frémissement - le ballon de rouge limé

maussade. A son âge, il considérait

qu’il laissait aux trois quarts plein

tout

sur le comptoir avant de reprendre

changement

Joseph imposé

à

ses

habitudes

comme

une

tracasserie

sa

déplacée.

Depuis

plus

de

vingt-

compréhensible de lui seul, se limitait

cinq ans, son itinéraire urbain était

en réalité à l’énumération de ses

immuable et connu d’une bonne partie

camarades de combats, moins chanceux

de la population de la localité qui

que lui, au souvenir desquels il buvait,

reconnaissait de loin sa silhouette

très modérément, ajoutant au fil des

paisible

jours de nouveaux noms à ce mémorial

et

massive,

juchée

sur

bicyclette.

Et

son éternel vélo, pieds en canard

intime et solitaire.

et

genoux

écartés,

son

monologue,

progressant

Aujourd’hui, Joseph pestait contre

lentement au fil des rues dans une

les travaux de voirie qui lui imposaient

trajectoire apparemment mal assurée.

une

Les enfants - cet âge est sans pitié

perturbaient son rituel et l’obligeaient

- en avaient immédiatement déduit

à emprunter bien inutilement l’Allée

que Joseph buvait. Et de fait,

du

la

déviation

Parc

dépourvue

inaccoutumée,

évidemment

trentaine de bistrots que comptait la

de tout café. Pour ajouter à son

commune étaient autant d’étapes de

mécontentement, la chaussée était

son cheminement, où l’on retrouvait

irrégulièrement

97

pavée

et

il

devait


redoubler d’adresse et de vigilance

de clinique, de le remplacer pour une

pour se maintenir en équilibre. L’âge,

demi-journée. Le service des urgences

le poids et l’extrême lenteur de son

en traumatologie ne laisse guère de

train ne lui facilitait pas la tâche.

répit, et rien n’est plus éreintant que

L’entrée du parc marquait la fin de

d’en assurer les gardes aux journées

cet innommable Chemin des Dames,

de pointe, notamment les samedis et

et il se croyait bientôt tiré d’affaire,

dimanches, jours de prédilection des

lorsqu’un

sauta

fous du volant, des intrépides des

précipitamment du trottoir pour se

gros

sports à risques et à rixes, et autres

lancer dans ses roues, le culbutant

pourvoyeurs des salles d’accueil. En

lourdement sur la chaussée avant de

quelques semaines d’internat, Jean-

s’éclipser en trottinant.

Marc avait eu le loisir de mesurer

Assis sur le pavé, Joseph balbutiait

combien

de

l’angle

grignote les forces vives, et Sabine,

inhabituel que formaient sa jambe

qui partageait sa vie depuis six mois,

douleur

droite

et

alors

que

passants

vieux

en

sa

chien

observant

cuisse,

quelques

venaient

le

secourir.

Du

reste,

courte

cette

trêve

ce

trop

dans

son

emploi du temps chargé n’avait pas été de tout repos

***

pour

ses

sens

...

type

d’astreinte

vous

d’augurer des conditions probables du quotidien d’une

compagne

de

chirurgien. Ces dernières perspectives déjà

nourri

avaient de

nombreuses négociations orageuses Jean-Marc se retourna sur le dos

au terme desquelles chacun était resté

et s’étira voluptueusement, prenant

sur ses positions respectives : il n’était

garde de ne pas éveiller Sabine qui

pas question d’entraver une vocation

commençait à s’assoupir, un sourire

certaine et un avenir brillant, pas plus

de contentement au coin des lèvres.

qu’il n’était concevable de gâcher une

Personnellement,

douillette vie de famille.

il

n’avait

aucun

penchant pour les siestes de l’après-

Cela dit, une demi-journée de répit

midi lorsqu’elles n’avaient pour seul

impromptue n’était pas à mépriser, et

but que le repos du corps et de l’esprit.

Jean-Marc était sur le point de faire

Du reste, cette trop courte trêve dans

quelques concessions aux vues de

son emploi du temps chargé n’avait pas

Sabine sur les agréments de la vie de

été de tout repos pour ses sens ...

couple lorsque la sonnerie téléphone

Enfin, il ne regrettait pas d’avoir cédé

le tira de cet amollissement passager.

à l’aimable offre de François, son chef

Oui, le service des urgences savait bien

98


qu’aujourd’hui la permanence était

compagnie de cinq de ses camarades,

assurée par le Docteur François Chemin.

il avait contribué à relever l’animation

Non, on ne parvenait malheureusement

de la Guinguette dont l’ambiance lui

pas à joindre ce dernier qui n’avait pas

paraissait quelque peu morose. Le

«branché son bip». Si, le cas semblait

patron de la boîte de nuit était venu

sérieux, s’agissant d’un cycliste âgé,

présenter l’addition et n’avait pas tari

victime d’une chute, qui présentait

d’éloges sur la moralité de la jeunesse

une fracture comminutive du tibia

d’aujourd’hui comme sur le sérieux du

droit. D’accord, il arrivait tout de

travail des éducateurs.

suite, on l’attendait.

La matinée s’était poursuivie par

Entrer plus avant dans l’échange de

un

vue qui s’ensuivit entre Jean-Marc et

éducateur

Sabine, réveillée par le coup de fil,

Complètement à côté de la plaque

relèverait de la plus pure indiscrétion

l’éduc’, rien compris à son problème ...

et conduirait à remettre inutilement

De toutes façons, personne ne l’avait

en

question

légitimes

sans

intérêt

responsable

du

du

jeune

groupe.

opinions

jamais compris, de sa mère qui n’avait

également

jamais pu le supporter aux éducateurs

partagées, tant sur les fondements de

du foyer qui n’arrêtaient pas de lui

la vie de couple que sur les sacerdoces

prendre la tête, en passant par le juge

professionnels. Bornons-nous donc à

qui l’avait placé dans ce «lieu de vie»

préciser que Jean-Marc prit sans fléchir

débile.

la direction de l’hôpital pendant que

Et l’éducateur en question avait eu

Sabine, toute aussi résolue, réunit en

l’idée simplement géniale d’emmener

un clin d’oeil ses affaires de plage. Dix

le groupe à la piscine, pour recentrer

minutes plus tard, elle entamait une

le projet, comme il disait; génial ...

série de vingt longueurs de piscine,

Comme si de barboter dans cette flotte

histoire de calmer son courroux.

tièdasse

fermement

de

sermon

établies

et

et

javellisée

pouvait

lui

apporter quelque chose de plus, alors ***

qu’on ne lui avait même pas appris à nager. Après un quart d’heure passé à

Maintenant,

Franck

était

d’une

ingurgiter l’eau chlorée du petit bain,

humeur massacrante. La journée avait

Franck avait regagné les vestiaires

commencé par une convocation dans le

sous prétexte d’aller satisfaire un

bureau du directeur du foyer et il avait

besoin pressant.

dû s’expliquer sur les circonstances

A

dans lesquelles, la nuit passée, en

mouillés plaqués sur son front butté,

99

présent

rhabillé,

les

cheveux


désoeuvré, il déambulait entre les

cala

casiers

fauteuil présidentiel de la salle des commissions numéro quatre, encore

il tomba en arrêt devant une porte

déserte, qu’il avait pu réserver en

métallique

était

usant de sa conviction auprès du

apparent, visiblement mal fermée. Les

secrétariat général, en dehors de

lieux étant déserts, il n’hésita pas

toute procédure régulière. En effet,

longtemps avant de plonger la main

bien

dans la niche et, écartant quelques

de

effets féminins, en extrait un sac de

d’aucune

toile de poids prometteur.

par l’Assemblée que par son propre

dont

le

pêne

il

un

n’était

fonction

groupe chargé

officielle

tant

groupe. Cependant, il ambitionnait de ne pas finir son mandat, qu’il

inventaire

:

craignait bien être le dernier, sans

au

attacher son nom à un grand moment

contenu

documents

la

dans

porte

du

derrière

qu’inscrit l’opposition,

des toilettes, Franck fit un rapide plusieurs

l’abri

en

le

reniflant.

à

consigne

dans

A l’extrémité de la troisième rangée,

Bien

de

confortablement

du

sac

d’identité

nom de Sabine Dupin, six feuillets

de

dactylographiés

lettre

manière ou d’une autre. Or l’actuelle

signée par un

dont

une

l’histoire

parlementaire,

d’une

député suivie d’une

composition de la Chambre ne pouvait

liste de noms et d’adresses, une

que lui laisser peu d’espoir, tant

petite

un

les projets de loi du Gouvernement

chèques,

étaient immanquablement votés à la

trousse

peigne, mais

un

surtout

agréablement

de

maquillage,

carnet un

de

joli

garni.

portefeuille Franck

eut

quasi-unanimité. Et

précisément,

entendait

siphon

d’absorber

coup et ébranler la majorité, voire la

l’ensemble des papiers, même réduits

Nation toute entière, à l’occasion de

en confettis et en actionnant quatre

la mise aux voix du prochain texte,

fois la chasse d’eau. Empocher la

promis comme les autres semblait-

somme de trois mille huit cent vingt

il, à une adoption sans coup férir. A

francs et laisser le reste des affaires

défaut de voir passer à la postérité

sur place lui paru en revanche d’une

une loi Parison on parlerait bientôt

facilité déconcertante.

du camouflet Parison.

toilettes

frapper

un

Parison

quelque difficulté à convaincre le des

bien

Fernand

grand

A cette fin, il avait oeuvré en franc***

tireur, sans l’accord des responsables de son groupe, et mené, parallèlement

Le

député

Fernand

Parison

se

100

aux discussions du texte, un patient


et discret travail de lobbying auprès

d’attente. Aux cent coups, il se rua

des collègues de l’opposition et de

dans le vestibule au moment précis où

la majorité. A sa grande surprise, il

sa secrétaire en franchissait le seuil,

avait pu constater que, en dépit des

le visage bouffi de larmes.

consignes de vote déjà connues, bon

- Mais enfin, Sabine, qu’est-ce que

nombre d’entre eux étaient tout prêts

vous fichez ?

à s’en démarquer, soit par conviction profonde, soit avec une légère arrière

***

pensée électoraliste, mais voulaient avant tout se consulter et se compter

Le

pour ne pas prendre le risque de se

Nationale adoptait par 402 voix contre

singulariser demain par un veto isolé.

58 voix et 13 abstentions la loi numéro

C’est pourquoi la préparation de

81-908.

la réunion qui allait suivre avait pris

Ce jour-là, Léa Legendre jouait à

des

Dans

l’élastique dans l’allée centrale du

la logique de ce complot, Fernand

parc Pompon, sans se douter qu’elle

Parison s’était assuré de la discrétion

venait

absolue de sa secrétaire particulière

l’abolition de la peine de mort.

allures

de

conspiration.

par une gratification substantielle et lui avait confié avant-hier le soin exclusif de convoquer les conjurés pour ce soir. Aucun double des listes ne devait être conservé, pas plus que de la lettre explicitant l’ordre du jour. Mais il faisait toute confiance à cette collaboratrice toute aussi charmante qu’efficace : c’était une perle. La

perle

se

faisait

toutefois

attendre aujourd’hui. Fernand Parison était certes arrivé avec cinq minutes d’avance, mais son impatience fébrile se muait progressivement en anxiété devant la salle toujours vide : toujours pas de secrétaire, et, plus grave encore, pas le moindre parlementaire en

vue

après

une

demi-heure

101

9

octobre

de

1981,

contribuer

l’Assemblée

largement

à



La

photo Louise

E

lle l’avait reçue au mois d’avril. Par le net, sur son ordinateur. Cette photo avait été prise au mois de janvier. Elle calcula, cela faisait un peu plus de deux mois auparavant.

Sa première impression, fut de ne pas se trouver jolie. Mais était-ce bien la première? Parce que ce qui la frappa vraiment, fut de constater qu’elle était au centre de la photo. Juste au centre de ce rectangle. Elle aurait pu le vérifier en en traçant les diagonales. D’ailleurs, elle vérifia, en passant doucement deux doigts sur l’écran. Un commentaire accompagnait la photo. « Tu regardes le photographe avec une belle intensité.» L’expression la surprit et la toucha. De plus, elle ne pouvait pas le nier. Tout lui revint alors en mémoire. Le jour, le moment où cette photo avait été prise. Elle avait senti l’appareil la viser, elle avait vu le photographe, elle avait ressenti une vive émotion, d’où le regard sans doute. Le geste l’avait étonnée, lui avait plu. Quelle en était l’intention ? Elle ne pouvait pas le savoir. Alors, elle occultait, que faire de cela ? Pas un mot, aucune certitude. Ne pas penser, ne pas s’émouvoir plus que dans l’instant. Car après, de toute façon, elle se retrouvera seule. Ne pas se donner d’illusions, ça n’était pas la première fois. Cette photo, ce regard destiné au photographe… Cette tension dans le visage…

103


Son père. Comme tous les jours, elle s’était précipitée à l’hôpital. Ce jour-là, elle avait déjà conduit sa mère auprès de lui pour voler une heure, presque deux et se réfugier dans l’amitié, (se faire prendre en photo ?). Mais elle avait dû quitter la table amie, la proximité du photographe. De toute façon … Pourtant; elle l’entendit : « Tu t’en vas déjà ? » … A peine deux heures trop vite passées. Quand elle reçut cette photo, au mois d’avril, elle fut surprise de son existence, de l’instant où elle avait été prise. Ce souvenir qui revenait avec de nouvelles émotions. Car entre temps… Mais la nuit, qui suivit, elle se réveilla et, sans que rien ne l’en avertisse, elle pleura jusqu’au matin. Et réalisa. S’être vue dans ces moments où tous les jours elle rendait visite à son père, comme si la photo devenait aussi un souvenir de cette époque révolue, qu’elle regrettait presque malgré toute la douleur, toutes les souffrances, toutes les mutilations, toutes les frustrations dont elle avait été le témoin impuissant… Elle s’accusa aussi de sadisme d’avoir pu regarder quotidiennement cet homme, son père, dans un tel état de souffrances qu’il endurait avec un stoïcisme quasi incompréhensible. La mort y avait mis un terme. Elle n’avait pas pleuré pendant le temps de l’hôpital. Elle n’avait pas pleuré quand la mort était venue. Pourtant, à la dernière visite, elle aurait voulu fuir en hurlant…Elle était restée. La photo. Pourquoi cette photo qui lui apportait un tout autre message, une espérance, la fit-elle tant pleurer ? Le photographe. Ils se retrouvaient. Se re-trouvaient, par rapport à quand, par rapport à quoi ? Cette photo était arrivée un dimanche. C’était un cadeau, une ébauche de réponse aux questions enfouies. Quelle

est,

aujourd’hui,

l’intensité

du

regard

qu’elle

pose

sur

le

photographe ? Elle ne se trouve pas belle sur cette photo, mais c’est un souvenir si précieux…

104




Pense

les arbres

Texte : ThĂŠo - Illustrations :Borev

Pense les arbres Comme des libellules Froissent l’eau de la mare Pense les arbres Classe des jours de dettes Sur des pages rougies

107


Pense les arbres Comme ton père Aligne les pieds de tomates Au jardin Pense les arbres Comme autant de souffrance Sur l’étal du marchand

108


Pense les arbres Comme une plaie ouverte Au doigt du charretier Pense les arbres Comme un lacis de branches Qui porte un nid profond

109


Pense les arbres Comme un horizon bleu Comme une vallée enfouie Dans l’aube du chemin Pense les arbres Comme un vent qui se meure Comme une écharpe de neige

110


Pense les arbres Comme des cris d’enfants Qui fleurissent les roches Pense les arbres Comme une sÊpulture Comme un tas de fumier

111


112


Pense les arbres Comme le chant du coucou Ou le champ de betteraves Pense les arbres Et Êcoute leur cœur Qui au-dedans du tien Rythme la mort qui vient

113



Le

diariste a les boules Olivier THIRION

Lundi Pâtes à midi, restes le soir.   Mardi La télé est en panne ; il me reste la radio à piles. Le courant est toujours coupé. Il pleut. Tout à l’heure, sur le palier du second, j’ai trouvé un cadavre en partie mangé par les rats, je me suis dit : «Tiens, la concierge est dans l’escalier…»   Mercredi C’est mon jour de sortie. En prenant mon café, dans l’éternel estaminet de l’universel coin de rue qui délimite mon territoire (et ma seule sortie autorisée), je me suis aperçu que personne ne me regardait. J’en ai conclu que mon apparence était parfaitement banale. Cela aurait dû me troubler, cela m’a rassuré. Un peu plus tard, j’ai cherché, dans le miroir placé derrière le bar, à lire mon reflet. Je n’y suis pas parvenu. Je suis donc parfaitement transparent, du moins à mon propre regard. Cela aurait dû m’affoler. Cela m’a simplement amusé. Assis près de la porte des toilettes, sous une affiche vantant un apéritif anisé, trois énormes poussahs buvaient de la bière en ahanant. Ils étaient parfaitement identiques. Chauves, portant de vastes pantalons retenus par des bretelles. Trois frères peut-être. A un moment, leur regard a croisé le mien. Ils ont souri ensemble, dégageant deux rangées de dents en or. Où donc les ai-je déjà vus ?

115


Jeudi

bien ne pas travailler vu que l’atelier

Remontant

qui

m’appartient. Je l’ai reçu en héritage

mènent à mon nid d’aigle et passant

d’un vieil oncle qui a sans doute

respectivement devant l’appartement

voulu me punir de quelques méfaits

du premier, du second, du troisième

remontant à l’enfance. Parfois je vide

puis du quatrième, je me suis dit que

un travailleur, pour le plaisir. J’en

la vie est belle mais les marches un peu

embauche un autre, si possible moins

raides.

compétent et j’observe. Les ouvriers me

Les locataires du premier traînaient de

prennent pour une sorte de parasite

lourds cartons…

qui traîne là, ou bien alors pour un

«Vous déménagez ?»

mouchard. S’ils savaient. ..

«Ils arrivent …faut laisser la place…

Le dernier embauché est un gros type

ils arrivent.»

chauve. Il porte un vaste pantalon gris

tenu par des bretelles. Je l’observe

Mon chat a fait une fois de plus ses

toute la journée. Il me regarde en

griffes sur le tapis du salon. Il a fallu

coin, il me fait peur, j’ai l’impression

que je change la litière ; ce con s’est

qu’il me comprend. Il est mon miroir. Un

encore purgé avec LA plante. La plante,

miroir sans tain. Qui sait qui se cache

l’unique, trône alternativement dans

derrière lui pour m’observer ?

le séjour et dans la salle de bain,

Devant chez moi, un gros camion de

pièces géographiquement opposées.

déménagement bloquait le trottoir. Les

Je décide de l’emplacement selon que

gros types du café, portant toujours

le soleil se lève à l’ouest ou à l’est.

des pantalons trop larges retenus

Cette plante n’a plus de feuilles,

par des bretelles, déchargeaient des

le

caisses de fer et les montaient dans

chat

Je

les

les

pense

a

cinq

étages

toutes

parfois,

bouffées. par

pure

l’appartement du premier.

vengeance arboricole, à acheter une

«Vous êtes déménageurs ?»

plante

carnivore

«Non, c’est nous qu’on emménage !»

avec

des

que

morceaux

je

nourrirais du

chat.

dirent-ils en chœur en partant d’un gros rire gras.

Vendredi

Je suis allé au travail. Le travail

Samedi

n’est pas venu à moi. J’ai souri à mes

Quand je me suis levé, je n’avais

collègues. Ils m’ont évité. Je ne leur

aucun

en veux pas. Je travaille dans un coin

m’a fallu un effort formidable pour

de l’atelier. Je pourrais tout aussi

ouvrir les yeux, bouger, sentir, me

116

projet.

Strictement

rien.

Il


moucher,

m’étirer,

m’extraire…

Les ouvriers avaient envahi l’avenue.

J’ai eu l’impression d’accomplir un

Ils avaient l’air de profiter de la vie…

exploit. Je me suis abstenu de penser

les cons ! J’ai donné dix balles à un

pendant tout ce temps. Je suis très

sdf. Il m’a montré sa bouteille, comme

fort

penser.

un «trop fait», «hep m’sieur merci,

Finalement, en surface, une idée a

c’est pour mon ticket de bus». J’ai

émergé… Une idée fugace et floue :

croisé deux phlébites, une infection

il existait un vide d’un certain nombre

utérine, une lymphangite et quatre

d’heures avant de se rendormir, vide

aérophagies.

qu’il fallait remplir d’une manière ou

En rentrant, je suis passé devant le

d’une autre.

terrain de boules. Quatre gros étaient

J’ai tenté de me souvenir de mes

là à jouer, à râler, à s’apostropher.

rêves. Je ne voyais que le regard

J’ai reconnu, dans celui qui pointait,

vacant du gros de l’atelier. Dans mon

l’obèse de l’atelier. Les trois autres

rêve, je lui demandais : «Etes-vous

étaient

bouddhiste ?» Sa bouche devenait

Quand j’ai traversé la place, ils se

aussi ronde que ses pupilles rondes :

sont interrompus pour me regarder

«Non,

fixement…Leurs

pour

m’abstenir

moi

pas

de

bouddhiste,

moi

les

locataires

du

regards

premier.

étaient

bouliste…»

comme dépeuplés, aussi déserts que

En début d’après-midi, j’ai fait un

l’éclat de leurs sphères métalliques.

petit somme. La sieste est un repère

universel, un rappel …

Dimanche

Vivre, il s’agit de vivre, d’occuper un

Pas

espace, de communiquer avec d’autres

projets en me levant. Pisser, prendre

êtres, de manger aussi.

un

S’agiter comme s’agitent les paramécies

raisonnablement qualifier de projets,

sous un microscope.

ces substrats de vie ?

plus café,

qu’ se

hier,

je

n’avais

recoucher…

de

peut-on

Je me sentais comme un objet d’étude,

«Et merde» furent mes premières

un

paroles.

animalcule

Qu’importe bactérie, justifier Mon

laboratoire.

l’ivresse, pourvu de

après-midi

justifié

de

comme

que ton

de on

petite

Ensuite, une main qui gratte une

puisses

fesse sur deux, un chat qui gratte à

existence.

la porte, une tentative, vite avortée,

tu

sieste,

je

l’ai

légitime

un

de masturbation, un gosse qui braille à l’étage du dessus…

investissement.

Un soupir, une idée qui germe au

Ensuite je suis allé me promener.

fond

117

d’une

tête

désespérément


vide… l’impossibilité d’une pensée

jouaient aux boules, dès qu’ils m’ont

cohérente. Le regard qui fait le tour

aperçu, ils ont à nouveau cessé de

de la chambre, mais est-ce bien une

jouer…

chambre ? Il y a un lit mais aussi

J’ai entendu distinctement :

une cuisinière !... Des vêtements en

«Tiens, voilà le cochonnet…»

tas, des chaussettes… (Se résigner

Ne pas sortir, ne pas sortir tant que la

à

faim ne le commande pas.

renifler

les

chaussettes)

…des

papiers gras, une ou deux canettes,

Un dimanche comme les autres. Surtout

des cendriers… plein de cendriers

ne pas avoir de projet, ne pas respirer,

pleins…

ou à peine, ne pas bouger, ou si peu,

«Ainsi donc je fume» première pensée

ne pas exister pour ne pas attirer sur

construite de la journée …

soi l’impatience des autres.

Car il s’agit toujours d’impatience.

«Et merde j’ai dit encore …» J’ai

dire

aussi

«faut

Impatient que

j’y

mort

pour

celui

qui

occuper

Impatient

pensée, qui m’est venue juste après,

mort

fut : «faut que j’y aille, soit, mais

Impatient le rat, le chien qui guettent

où ?»

pour bouffer votre pauvre carcasse.

Où aller un dimanche matin ? La rue

J’ai horreur des dimanches… !

n’est pas sûre. Il y a les milices qui

patrouillent et vous embarquent dieu

Lundi

sait où, il y a les chiens qui mordent,

Une semaine déjà que j’ai commencé ce

il y a le syndicat qui vérifie si vous

cahier…

êtes à jour de votre cotisation. Le

Ce matin, j’ai été réveillé par le bruit

chef d’îlot qui vous apostrophe, les

infernal de la fenêtre du salon qui

monceaux de poubelles éventrées, les

volait en éclats. Au milieu des débris

gosses arrogants, les vieilles femmes

de verre, j’ai trouvé une boule de

qui hurlent dans les recoins obscurs

pétanque. Une message était écrit au

pour éloigner d’elles les spectres…

marqueur : «La boule n’est jamais loin

Il y a les trottoirs défoncés, les

du cochonnet !»

carcasses de voitures brûlées, les

gamines de treize ans qui racolent, les

Avant

anciens combattants, les alcoolos qui

Avant, c’est sûr il y a eu un avant.

croupissent…

Aussi vrai qu’à une époque il y a eu un

Je suis allé sur la place, les gros

soleil.

118

qui

votre

espace.

aille…». Je m’en souviens parce que la

pour

celui

attend votre

piquer

attend vos

votre

affaires.


Un avant avec des gens, un avant

de ses hémorroïdes.

avec des voisins qui descendaient des escaliers propres avec de saines

Elle me dit (entre la poire et le

poubelles

fromage

bien

fermées

à

chaque

et

alors

que

j’engageais

bras, promenaient des chiens gentils,

les négociations pour entamer en sa

avaient de jolis enfants bien élevés qui

compagnie la traversée de l’après-midi

disaient «bonjour monsieur» des gens

dans une chambre d’hôtel)

qui trompaient gentiment leur femme

« Vous ne trouvez pas que les gens

ou leur mari avec de jolies maîtresses

changent dans cette ville ?»

et de tendres amants. Un avant où

Et de me raconter que ses voisins

la police renseignait au carrefour,

avaient tous déménagé, remplacés le

jour même par un genre particulier de

de

gentils

citoyens

inlassablement :

répétaient

«bonjour,

merci,

citoyens, tous mâles, tous gros, tous

pardon de vous avoir dérangé, auriez-

chauves…

vous l’heure, du feu ?  (rayer les

«Et tous boulistes…», dis-je …

mentions inutiles) Beau temps, n’est-

«Je vois que vous les avez aussi

ce pas ? Vos enfants ont fait une

déjà rencontrés…», me dit –elle en

bonne rentrée ? Vous viendrez boire

désignant du menton le clone de nos

l’apéro un de ces jours ?»

voisins qui venait de prendre position

derrière le bar.

A midi, j’ai partagé mon repas avec

une

Mardi

femme

dont

soigneusement sept

l’intestin purgé

grossesses,

été

deux, pas très bien habillés, très polis.

Mais

Leurs costumes élimés n’arrivaient pas

à sa huitième couche, elle refusa

à contenir les quintaux de graisse qui

obstinément

débordaient de partout.

à

cause

après

Ils sont venus tôt ce matin. Ils étaient

sept

accouchements

et

a

pendant

antérieurs. toute

intervention,

d’hémorroïdes

devenues

Ils

ont

dit

de

possible

la après

police.

C’est

fois, après la délivrance, ne pratiquant

Ils m’ont montré une photo de la

aucune purge, elle ne resta constipée

femme avec laquelle j’ai mangé hier.

que huit jours, et non seulement elle

J’ai dit «oui, c’est une amie».

n’eut pas à se plaindre, au point de vue

Ils m’ont dit que son cadavre avait été

de sa santé générale, de s’être ainsi

retrouvé au matin dans la rivière…

abstenue, mais elle eut grandement à

lesté de boules de pétanque…

s’en louer au point de vue particulier

Ils m’ont demandé mon emploi du temps

119

bien

être

subitement douloureuses. Or, cette

tout.


de la veille, je le leur ai donné, ils sont

sur le bouton démarrer de la barre de

repartis.

tâche. Et ma journée s’est mise en

Plus tard, je les ai vus traîner près de

marche. J’ai pointé le menu programme

l’atelier.

puis

Plus tard encore, je les ai croisés,

sélectionné les jeux de caractères

comme chaque soir, en train de jouer

installés dans un coin de mon cerveau

aux boules sur la place près de chez

et correspondants au choix réalisé

moi.

dans le menu et j’ai déplacé la barre

Devant leur appartement, j’en ai même

outil à la limite de mon champ de

vu un qui descendait sa poubelle.

vision en inversant, par un subtil

cliquer

Ils savent, c’est sûr, ils savent. Je ne

qui me reliait à l’icône, tentant de

sais pas quoi mais c’est certain, ils

visualiser les propriétés de mon fichier

savent.

personnel. Puis, je choisis une zone de

Que me reproche-t-on ? J’ai toujours

conscience afin d’y définir un niveau

payé mes contraventions, mes impôts et

de sécurité, quelque part pas loin

le reste. Je traverse sur les clous, je respecte les personnes âgées. Je travaille tous les lundis de pentecôte. Je ne

Ils ils

savent, savent.

pas

Je

quoi

certain,

c’est ne

mais ils

l’option

glisser,

sûr, sais c’est

savent.

« et

le

après ».

lien

J’ai

hypertexte

des sites ne nécessitant pas de serveur de proxy. Ayant ainsi défini un site de

confiance

à

partir

duquel j’estimais pouvoir

vote pas ou alors seulement pour notre

télécharger des fichiers sans risque,

maire, je n’achète jamais le journal.

j’ouvris les yeux et je vis que j’étais

Je vais deux fois par an sur la tombe

nu !

de mon père. Je possède quelques

biens. J’aime ma ville. Je suis encore

Il advint, qu’un peu plus tard, un

jeune. Je dénonce toujours mes voisins

bruit dans la rue attira mon attention.

qui ne payent pas leur redevance. Je

Passait devant chez moi une femme

suis absolument transparent. Je ne

déjà âgée, tirant trois enfants par les

fréquente jamais les prostituées.

bras. Trois chiards hideux, morveux et

La seule chose, dont on pourrait

sales, piaillant et s’agitant comme de

éventuellement me faire grief, serait

la vermine sur un tas de viande.

de ne pas aimer la pétanque….

Elle semblait avoir vécu si longtemps

dans

Mercredi

choses du temps que je m’étonnais

De mon lit, j’ai cliqué mentalement

que le syndicat n’ait pas fait le

120

l’indifférence

heureuse

aux


rapprochement. En fait, il semblait

plus petit interpeller ses frères avec

évident

un accent étrange « Alors Marcel, tu

que

les

bureaucrates,

assis benoîtement dans leur bureau

tires ou tu pointes ? »

climatisé,

La mère se retourna à ce moment et je

d’abord,

s’étaient  puis

étonnés les

vis dans ses yeux un éclair de terreur

sourcils, et finalement, lors d’une

…éclair vite éteint par les trois boules

réunion

qu’elle reçut sur le front.

de

avaient

synthèse,

froncé finirent

par

médire d’elle.Mais les bureaucrates

Les trois compères partirent d’un fou

du syndicat ne pouvaient percevoir ce

rire et le plus petit qui semblait avoir

que mes yeux me permirent de voir. Ses

une âme de leader dit « Te, pas mal

trois gosses lui lâchèrent tout d’abord

frérots, on dirait qu’elle est Fanny, la

la main, elle continua de marcher

garce ! »

en

Laissant son corps sur la chaussée,

les

apostrophant

bruyamment.

Le plus petit, soudain, sembla se

ils

recroqueviller, tomba sur le sol, poussa

rejoignant les cohortes des nouveaux

un cri et se releva d’un bon. Derrière

adeptes du club de boules, en route

ma fenêtre, stupéfait, j’assistais à la

vers la place, afin d’accomplir leur

métamorphose d’un enfant merdeux en

étrange cérémonie. Par rangs de dix,

grosse larve boulistique. Son ventre

tous chauves, tous énormes, portant

grossit, gonfla, enfla… ses cheveux

fièrement

tombèrent et l’on vit apparaître un

étincelantes.

crâne chauve et brillant …Il poussa

alors une sorte de rugissement …Ses

Jeudi

frères se retournèrent et coururent

Je n’ai pas dormi de la nuit.

vers lui, sans doute dans l’espoir de lui

Au petit matin, j’ai décidé que j’avais

porter secours, mais déjà, eux-mêmes

été l’objet d’une hallucination.

entamaient

Je

leur

métamorphose…

partirent

suis

vers

au

parti

le

côté

à

la

boulevard,

leurs

boules

recherche

de

Moins de trois minutes plus tard, les

croissants… à la boulangerie du coin,

trois gaillards formaient un cercle

le type, qui a quitté son fournil pour

indistinct dans la rue et sortaient,

me servir, me regardait avec des yeux

d’un

vides…

sac

apparu

enchantement,

de

comme lourdes

par boules

Je ne me suis pas laissé avoir par ses

striées aux reflets d’argent.

habits blancs et son sourire s’ouvrant

La

sur deux rangées de métal…

mère

continuait

à

vociférer,

exhortant sa marmaille à accélérer.

Bien

J’entendis

lustrant un pain rond et strié avec un

alors

distinctement,

le

121

sûr

gras,

bien

sûr

chauve,


chiffon…

Sans date

« Et pour vous, ce sera ? »

Les heures passent, le temps défile

Mais déjà j’étais dehors…je suis sûr

lentement,

que son rire me pourchassait.

fois à ma porte…Régulièrement, un

En

courant

vers

chez

moi,

je

me

on

a

frappé

plusieurs

projectile vient frapper mes volets

suis heurté à quatre jumeaux …ils

clos…je

occupaient ostensiblement la largeur

boule…

sais

bien

que

c’est

une

du trottoir et tenaient déployé leur

Le temps se défile, je respire, j’urine,

journal.

je renifle…

En première page un gros titre, sous

L’eau du robinet a été coupée …

ma photo prise visiblement devant la

A chaque fois que je jette un coup d’œil

boulangerie que je venais de quitter :

par les interstices des volets, ils sont

« D’étranges citoyens agressent nos

plus nombreux devant chez moi…

boulangers ! »

J’économise les piles de ma radio…

J’ai paniqué, j’ai traversé la rue de peur qu’ils ne lèvent les yeux de leur

Sans date

journal et me reconnaissent.

Une seule émission, en boucle : la finale

Une voiture m’a frôlé, un gros, avec

de la coupe du monde de pétanque… !

des lunettes fumées, tenait le volant, il a klaxonné, les quatre ont levé la

Ils

tête, ils m’ont montré du doigt, je me

gouvernent, les boules sont un sport

sont

partout,

les

gros

nous

suis mis à courir …

national…Ils s’infiltrent …je n’ose

J’ai fait tout un tas de détours pour

plus aller à la fenêtre…

rentrer chez moi… Sur le palier du premier, j’ai collé une

Il faut que je parte d’ici, il faut que je

oreille à la porte, à l’intérieur, on

tente une sortie…

entendait des glissements feutrés, Demain je quitte la ville …

comme si l’on déplaçait des meubles. Je me suis enfermé, j’ai poussé, contre la porte, l’armoire du salon, puis je

Sans date

suis allé fermer les volets. Devant

Surtout ne pas dormir… si je m’endors,

la porte, une dizaines de boulistes

je vais me transformer…Je pense tout

étaient assis sur le trottoir, masse de

le temps au travail, ça m’empêche de

chair, énormes, les bras croisés, deux

grossir.

dizaines d’ yeux fixant ma fenêtre…

122


Sans date Il faut engager une lutte à mort, il est temps que justice se fasse. Je vais détruire leur nid, je vais éradiquer leur race, arracher le mal à la racine… Si personne ne s’interpose, ils vont dominer le monde… Ce sont eux qui massacrent les prostituées, violent les enfants, éliminent les étrangers… Ils sont la lie de la terre, le cancer qui nous gagne. Ils sont la dégénérescence de notre société, l’avilissement des valeurs de notre civilisation. Demain sera le jour de la renaissance, le jour où l’homme enfin mènera le juste combat contre la fatalité de son déclin.   Sans date Ils viennent d’entrer dans mon appartement… Je les entends, ils doivent être des milliers …   La porte s’ouvre… Adieu…

123



Carnet

de campagne

du soldat Anicet Canus au 150 R.I.

L

e souvenir que j’ai gardé de mon grand-père est celui d’un vieil homme qui pleurait en regardant «Sans famille» à la télévision. Il est mort en 1968, j’étais encore très jeune. Ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard que j’ai eu connaissance des carnets qu’il avait écrits tout le temps de sa mobilisation lors de la Première Guerre Mondiale. Je ne l’avais jamais entendu en parler. Après avoir lu quelques passages de ses textes, j’ai pensé qu’il serait bon de les sauvegarder en les recopiant. Nous avons commencé ce travail en famille. En tapant le récit de sa vie dans les tranchées, j’ai réalisé que mon grand-père, quand il l’écrivait, était plus jeune que mon fils qui le lisait avec moi. Il avait vingt et un ans en 1916 et vivait alors en enfer, témoin des atrocités et de la barbarie des hommes, de l’absurdité de la guerre. J’ai été bouleversée de découvrir ce qu’il avait vécu, autant que d’avoir fait connaissance avec un aïeul qui n’avait pas été qu’un vieil homme silencieux. Voici le carnet de campagne du soldat Anicet Canus, mon grand-père. Christine Bonamour

125


Premier carnet du 28 février 1916 au 17 mai 1917.

Pourtant j’en ai mis un coup.

28/2/1916. Quitté les tranchées ce

2/3/1916. Cantonnés à Epense. On ne

matin. Les deux mamelles et notre gourbi pourvu du 150 non éclaté. Départ demain 6 h ½ du matin. Pourvu que ce ne soit pas pour Verdun. A noter la navigation de ce matin dans les boyaux. Les pauvres patelins que Les

Nous sommes en ligne directe, en route sur Bar le Duc.

sait rien. Mercredi 8/3/1916. Comme mardi gras, hier ce fut épatant. Après avoir été étudier la mitrailleuse, je rentre et pan alerte. En tenue à 5h et départ ce

Hurlus, Saint Jean Mesnil.

matin à 7 h, soit 14 h après ! Démonté

29/2/1916. Départ de Somme Tourbe 7

départ le laisser aux autres -. Départ

et remonté 3 fois le sac - pour au

h moins le quart.

7 h ¼. Remicourt- Givry en ArgonneCharmontois le Roy. Au fur et à mesure

La Croix en Champagne 8 h. Arrivée à 9 h moins le quart. Détruit complètement. Se rebattit. Des civils. Herpont 10 h ½. Grande halte 11 heures et demie. Départ 1 h. Varimont 2 h. Epense 3 h ½. On y passe la nuit. Pour combien de temps ? Voilà ! A Varimont une bonne vieille pleure en nous voyant passer. Cela me serre le

qu’on approche du pays, le boche semble s’éloigner. Senart et grande halte après, à midi et demie. Heureux d’avoir une botte de fumier pour s’asseoir. Triaucourt. Arrivée à Pretz en Argonne à 4 h. Sauf quelques maisons, le pays est bien démoli. On va passer la nuit sur le foin d’un grenier.

cœur.

Vendredi 9/3/1916. Départ 7 h matin.

1/3/1916. De garde à Epense. On ne

arrivée à Autrécourt à midi. Rencontre

Evres- Nubécourt- Fleury sur Aire et

parle pas de la destination. Au poste, je trouve Vieillard. Etonné d’être encore en vie et, tout en écartant les questions de politique, convient qu’il doit y avoir un Dieu protecteur. Nettoyage lieutenant

que

naturellement

trouve

le

insuffisant.

126

d’évacués de la région verdunoise. Samedi

11/3/1916.

Midi,

arrivée

à

Jubécourt. Passé à Froidos et Ville sur Cousances. Dimanche 12/3/1916. Campé et, pardessus le marché, beau soleil.


Promenade. Assisté à la descente d’un

de culotte, plus de culotte plus de

avion - boche paraît-il -. Comme civils,

bonhomme.

cela ne vaut pas ici les belles filles

par ici. Je me demande comment j’en

vues en passant à Triaucourt. Et que

sortirais. Chauvel a été blessé près de

de boue ! ! Pas de vin, sauf à 2 f 25

moi l’avant-dernière nuit. Le veinard.

le litre.

Incendie ces 2 dernières nuits chez

Les

obus

pleuvent

dru

M. Veautrin. Cette après-midi, à 1 km 14/3/1916.

Le

d’ici, un avion allemand a été descendu

commandant n’a pas de cœur de nous

Marche

très

dure.

en flammes, pas loin de Chattancourt.

mener ainsi. Les sales côtes ! On campe

Le bout de mes pieds dépasse de mes

en plein air. On nous allège encore un

chaussettes. Cela me gène. Alerte

peu en nous ajoutant treize paquets

toute l’après-midi. Que va-t-il arriver

de cartouches. Et attention, ce sont

de neuf ?

des munitions de réserve. Défense de Dimanche

les manger.

19/3/1916.

Ah

quel

Assisté à la descente d’un ballon

bombardement encore cette nuit ! Un

saucisse

éclat est venu me frapper à la cuisse

parti

à

la

dérive,

des

mais n’a pas voulu rentrer. Mon second

passagers en parachute. Epatant.

voisin blessé à la main. 16/3/1916. Réveillé bien courbaturé - les pierres sont dures -. Au réveil,

Mardi 21/3/1916.

petite discussion sous la toile. Notre

fatigante et déménagement un peu

coiffeur est dégoûté d’appartenir à la

plus loin. Le coin ne vaut pas mieux

famille Adam-Eve où les enfants frères

mais il me semble pouvoir y respirer un

et sœurs ont été mariés ensemble.

peu plus librement.

C’est tout de même vrai que c’est pas

Viens

propre. La pluie commence.

correspondances - toujours en plein

de

Cette nuit, corvée

faire

quelques

air -. Heureusement, il ne pleut pas. Samedi 18/3/1916. Un grave accident :

Vais un peu me reposer encore et je

en piochant, voilà que les pattes

tâcherais de creuser un peu mon lit.

de mes bretelles craquent. Il faut raccommoder

en

22/3/1916. Les obus tombent dru en

brillant, va nous faire repérer par les

ce moment. Chattancourt en reçoit

boches qui volent au-dessus. Enfin

quelques uns, ainsi que le village

le travail est fait. Heureusement,

plus loin qui doit être Marre. Le front

parce

est bien biscornu sur ce point. Nous

que

mais

plus

de

l’aiguille,

bretelles

plus

127


sommes pour ainsi dire dans le fond

de la tranchée. Et puis le plus terrible,

d’un fer à cheval. A droite, à gauche et

c’est

en avant des boches. Feux croisés par

revienne pas. Pas question de nous

conséquent. Heureusement, le pays

relever encore. Touché hier le nouveau

est accidenté : beaucoup de crêtes,

masque,

de fonds.

pratique.

Décidément nous sommes bien plantés

temps a l’air de se remettre.

la

pluie.

enfin, 3

h

Pourvu

assez

qu’il

n’en

commode

après-midi :

et

soleil.

Le

comme officiers. Cette nuit durant le

bombardement,

travaillions,

Lundi 27/3/1916. Hier, grande pluie

sous-

et ensuite nuit dans un boyau plus en avant. Tristement. Froid atroce

sur notre chantier pour s’abriter plus

et gadouille épouvantable. En plus,

loin. Je crois qu’il ne faut compter

un petit arrosage boche ainsi que ce

que sur soi dans ce bazar-ci puisque

matin en rentrant dans notre coin. Pas

chacun ne pense qu’à soi.

touché assez à manger aujourd’hui.

Cette

gueulard

nous

lieutenant nous a en vitesse plaqués

notre

quand

après-midi,

incendie

Bombardement de Chattancourt et de

continuel à Marre. A la tombée du jour,

Marre.

une attaque se déclenche à notre

Gros incendie à Chattancourt. Pas

gauche et se continue en ce moment.

de corvée cette nuit en raison de la

Bombardement de nos environs. Sans

fatigue d’hier.

doute

pour

détourner

l’attention

du point où ils allaient attaquer. Le

Mardi 28/3/1916. Aujourd’hui, pluie

bouquet : il pleut. Nous voilà bien !

très

Pas d’abris. Se coucher dans la boue et

Chattancourt continue. Douzième jour

l’eau, ce n’est pas épatant. Pourtant

que nous sommes dans ce coin. Cela

il faut y passer. La température est

commence à bien faire. Ce n’est pas

quelque peu rafraîchie.

amusant de recevoir l’eau sur le dos

forte.

Le

bombardement

de

et de coucher dans la boue. Si encore 23/3/1916. Pluie hier et la nuit. C’est

je pouvais compter les gouttes de

pitoyable. Le bombardement continue

pluie, j’aurais le plaisir d’établir une

de tous côtés.

statistique. Mais cela tombe si fort ! Hier, on a fait une petite flambée avec

Samedi 25/3/1916. Gelée cette nuit.

les planches venant des ruines de Clès

Cette nuit, serré la main à Léon

et nous avons fait chauffer un peu

Collignon. Malgré le froid, nuit pas

de jus. Que c’est beau le feu et qu’un

mauvaise. J’avais mis du foin au fond

quart de jus est délicieux ! ! !

128


Jeudi 30/3 /1916. Vers les midi : radieux

La nourriture devient plutôt maigre

soleil.

– le ravitaillement ne se faisant pas

Pour le moment, travail de sape avec le

facilement par ici –. En attendant, on

copain Duhamel.

fait un cran de plus à la ceinture.

Tuyau :

ce

soir,

nous

prenons

la

première ligne. Attendons.

Jeudi 6/4/1916. Après-midi. Il devait

Rafales de 75 pour ne pas changer

y avoir relève la nuit dernière et

et jusqu’alors pas trop de marmitage

le

Boche. Hier corvée de démolition à

Nous voici encore là. Pas dormi de la

Chattancourt pour garnir le gourbi

nuit. Suis très las. Et pas à manger

du colonel. Repas aux lentilles ! Les

aujourd’hui. Il me restait 2 biscuits et

boches

ne

sont

certainement

régiment

est

arrivé

trop

tard.

pas

une boîte de singe : assez pour tromper

si bien nourris que nous. C’est une

la faim. Depuis 3 jours, j’étais pas très

consolation.

portant. Les coliques commencent à se passer. Hier, devant nous, un Boche,

31/3/1916.

Première

ligne,

blessé

sérieusement

sans

doute,

heureusement qu’il fait beau. Drôle de

hurlait. Le pauvre diable. Plus bas, un

secteur. Pioché la glaise toute la nuit

petit poste boche a été démoli par les

dernière.

155.

Dormi une heure de jour et à remettre cela cette nuit. Vers midi, un avion

Dimanche 9/4/1916. Relevé le soir du

français bimoteur s’est fait descendre.

6. Longue marche, mauvais chemin.

Il fait pas très chaud dans la glaise.

On trouve la soupe à 2h du matin à la

Les lignes boches sont très proches.

sortie d’un bois. Il était temps.

On entend causer ces messieurs et le

2h de sommeil et départ.

bruit de leurs outils toute la nuit.

Notre lieutenant de campagne est bon gars (Fournelle). Le 7, arrivée à

Lundi 3/4 /1916. Beau soleil. Toujours

Julvécourt avec fort mal aux pieds.

sur le flanc du Mort Homme.

Rien à acheter au village. Déception

Un village qui doit être Esnes brûle à

formidable ! ! Enfin, tout près, à Ville

deux endroits.

sur Cousance, il y a du pinard à 3f la

Toujours croire

bombardés.

que

les

Je

finis

Shrappennells

par

bouteille. J’y suis allé hier.

sont

Change de linge, débarbouillé. Quel

inoffensifs. Avant-hier, j’ai souffert

plaisir ! Aujourd’hui, le canon tonne

de la soif atrocement, puis, ayant

bien fort. Beau soleil. Je viens de laver

bu trop d’eau, me voici détraqué.

mon linge à la rivière. Je suis content

129


que c’est fait. Ce matin, dans mon

adjudant ! ! Il m’apprend que Dupuis

linge propre, 3 victimes : 2 poux et une

Lucien serait fou et que nous allons

puce, mais des monstres.

sans doute remonter là-haut pour 8

Revu le copain Clément hier.

jours, et ensuite, aller au repos aux

La compagnie était plus mal encore

environs de Bar.

comme secteur que la mienne.

A

Ce matin,

bourrage de crâne en grand.

il y a du vin à 1f20. C’est

noter

le

rapport

d’aujourd’hui :

bien ça ma veine. Dimanche 16/4/1916. Mort Homme. Lundi 10/4/1916. En m’informant du

Deux jours et deux nuits de mauvais

copain Collot, j’apprends qu’il est

temps

resté là-haut en morceaux. Il dormait,

assez bonne et aujourd’hui un peu

un obus est rappliqué dessus. Enterré

de soleil. On peut sortir le nez du

à

cache-nez et les doigts des poches.

Chattancourt.

Sommes

encore

à

Julvécourt. Je

reçois

et

enfin

la

dernière

nuit

Heureusement parce que j’ai assez de d’Henri

correspondances à faire. Ce n’est donc

Roussel : un briquet, du chocolat.

un

petit

colis

pas la tranchée où nous étions qui fut

Toujours le beau soleil et beaucoup de

prise puisque nous y revoici. C’est

canons en face.

à droite. Contre-attaque, vendredi dernier, infructueuse je crois.

Mardi 11/4/1916. Julvécourt. Reçu 5f du Comité Meusien. Les journaux de ce

Mardi 18/4/1916. En cantonnement.

matin nous annoncent une bataille de

Quitté

dimanche au Mort Homme. La tranchée

dimanche

avancée où nous étions est prise. Il

cela peut signifier ? En attendant, il

était temps que nous nous débinions.

pleut. Grand nettoyage. Et pourquoi ?

Pauvre 151, qu’a-t-il dû prendre ?

Pour remettre cela demain ou après ?

Le repos continue. On ne nous embête

Reçu hier ou aujourd’hui deux colis qui

presque pas.

auraient mieux fait de venir dans les

C’est épatant.

tranchées où on la crevait.

12/4/1916. On va partir. On remet

Mercredi

cela.

cantonnement. Bombardements assez

les

tranchées

au

lundi.

19/4/1916.

la

nuit

Qu’est-ce

Toujours

du que

en

proches cette nuit et aussi vers les 13/4/1916. En cantonnement. Viens

11 heures ce matin. Du renfort de la

de voir Pora Connire ; je le trouve

classe 16 nous est arrivé. Reçu ce matin

130


un colis de Louise. J’en suis vraiment

tranchées, des cadavres, des débris.

confus. Elle est tout plein gentille

Les permissions vont-elles reprendre

quand même. Sans doute qu’avant eux

si nous allons au repos ? Aurai-je

nous allons monter là-haut. Si c’est

cette veine ? Rab de croix de guerre.

pour changer, décarrer d’ici.

Tordant !

Jeudi 27/4/1916. Remonté dans ce

Vendredi 28/4/1916. Pas de chance :

secteur du Mort Homme du 19 au 20.

ce soir, nous n’allons qu’à demi repos

V Jeudi, samedi et Pâques, violents

comme la dernière fois. Donc nous

et terribles bombardements et cela

appartenons toujours au secteur et

avec

adieux

de

la

pluie.

Triste

moment.

les

permissions.

Cantonnés

Changements continuels de boyaux.

là-bas et risquer encore de s’y faire

Quelle vie abrutissante ! Le vendredi

bombarder

Saint : à déplorer la mort du pauvre

possible de s’y nettoyer, c’est plein

grand-père Hegglin et de ce cher Allain.

de poux.

Tristes moments. Gaillard et Capelier

Beau temps toujours. Bombardements

blessés. Ravages de tous côtés.

de tous côtés mais assez raisonnables

Attaques contre attaques pour le

auprès de la semaine dernière.

boyau perdu par le 151 quand nous

Attendons

étions au repos le 9 et 10. Julvécourt

qu’il y a toujours l’espérance.

ne

m’amuse

toujours.

pas.

Pas

Heureusement

est repris maintenant, même dépassé. Toujours aussi mal nourris. A noter

Samedi 29/4/1916. Relevé en effet pour

l’émotion et la trouille de certains à

quelques jours et … naturellement

l’annonce que la 6

allait participer

bombardements. Ce qui ne me dit rien

à une attaque. Heureusement que

du tout. Beau temps, mais grand vent.

tous ne sont pas ainsi. Nous n’avons

Vais passer la nuit dans un petit coin

été sûrs pleinement qu’en réserve.

déniché où j’espère qu’il n’y a rien à

Prochainement, la relève je crois.

craindre.

Depuis dimanche, beau soleil. Temps

tué et Dagerier blessé. Cela devient

épatant. Ce matin, nous voici dans

moche.

un coin d’où j’aperçois deux buissons

Je reçois un colis de Maman qui me fait

couverts de verdure. Oh que c’est

rudement plaisir. J’étais sur le point

beau ! Il est vrai que le Mort Homme

de me l’accrocher ce soir !

ème

Le

camarade

Guernesson

est bien dépourvu de végétation. On ne s’aperçoit pas du mouvement

Lundi 1/5/1916. Toujours au demi repos.

de la nature. Rien que des trous, des

Le temps se brouille un peu. Hier soir, il

131


est passé 47 prisonniers dont plusieurs

Commercy. Aujourd’hui, Vaucouleurs.

de la Croix Rouge. Remontons-nous ?

Est-ce vraiment la peine de se battre

Ou allons-nous plus loin ? On ne sait

et mourir pour un monde comme celui

encore rien.

qui

vit

à

l’arrière ?

Que

de

mesquineries. Jeudi 4/5/1916. Encore bombardé ici.

De tristes choses s’y passent. C’est

Je crois que nous barrons au repos ce

à vous dégoûter de tout. Cet après-

soir. Peut-être en autos ! !

midi, j’ai eu la pluie et sans doute que

Les civils se demandent s’ils veulent

j’aurais le plaisir d’avoir aussi ce temps

rester ou ficher le camp. Ca doit être

pour mon dimanche.

le père Joffre qui nous vaut cela. Il est venu hier pour des décorations. Je ne

Mercredi 17/5/1916. Rentré l’avant-

l’ai pas vu, j’étais de garde, ayant une

dernière nuit. Le collier est repris. J’ai

capote trop sale (ajouté après sur le

eu la moitié de ma perme de mauvais

carnet).

temps et maintenant, il fait une grande chaleur. Beau temps de promenade

Samedi 6/5/1916. Arrivés hier au repos

dans les bois.

à Saudrupt. Pris le train et débarqué à Sommelonne.

Dimanche 21/5/1916.

Je trouve ici les familles Lepée et

Toujours à Saudrupt d’où nous filons

Gozillon. Ici pinard ! bath ! Ce soir,

demain paraît-il. Beau temps. Vais

petit repas à trois : lapin, salade,

aller déjeuner chez M. Gozillon. En

omelette, dans des assiettes ! ! On ne

attendant, j’ai un petit brin de cafard.

parle pas de personne.

J’aurais dû partir la nuit dernière pour Void et j’aurais encore passé une

Lundi 8/5/1916. Hier virée jusque Bar

belle journée là-bas. Pourtant, à quoi

le Duc. Revoir les copains et le pays m’a

bon ? Le plaisir ne serait-il pas un peu

fait grand plaisir. Rentré ce matin à 8h

refroidi ? Enfin, j’ai voulu ce qui est

½. J’aurais dû en prendre un peu plus

arrivé. Je ne dois m’en prendre qu’à

long.

moi ; bien qu’il me semble toujours, avoir fait ce que je devais faire. Et si

Samedi 13/5/1916. Enfin en permission.

j’ai brisé ce que j’aurais pu avoir de

Parti de Saudrupt, le mercredi soir,

bonheur, ne vais-je pas demain risquer

arrivé à Void le jeudi à 5h du matin.

pire encore et si j’y laisse ma peau,

Que c’est bon de respirer l’air du

tout ne serait-il pas fini ?

pays ! Jeudi, Ville Issey et Vacon. Hier,

Lundi 22/5/1916. Départ en auto ce

132


matin de Saudrupt.

Varney près Bar le Duc.

Dimanche 28/5/1916. Depuis le 24,

8/6/1916.

revenu en enfer. La ligne est changée. Ces messieurs d’en face ont profité de l’absence du 150 pour avancer. Hier attaque par la 7ème pas réussie. Les obus sont toujours aussi drus et gros. Jeudi 1/6/1916. Mort Homme. Descendu de première ligne avant-hier. Sommes un peu à l’arrière. Travaux de nuit. Cela a fait six jours de ligne. Y retourneronsnous ? Si oui, ça sera pour 6 jours en réserve. Ces 6 jours passés furent assez troublés et semés d’incidents. Le 29, Duhamel fut tué près de moi par un 77 éclatant sur le parapet. Je n’ai qu’une égratignure sur le nez. A noter, la première nuit, un boche vient réveiller un bleu de la classe 16 en disant camarade. La nuit du 28 au 29, deux autres viennent se rendre. Signe d’attaque. Le 29 en effet, la 7ème compagnie, qui devait recommencer son attaque, voit ses projets entravés par un terrible bombardement. A la nuit,

déclenchement

de

l’attaque

sur notre droite. Les boches ont dû avancer. Hier, le 3ème Bataillon a fait l’attaque que devait faire la 7ème.. Ils sont arrivés à la source paraît-il. 200 prisonniers et plusieurs mitrailleuses.

Nouvelle phase de la guerre :

les Bulgares pénètrent en Grèce. Pas de résistance. Qu’est-ce encore ?

En

cantonnement.

Après

comme toujours les alternatives des tuyaux. Nous voici embarqués en autos ce matin et arrivés à Varney. On parle d’y rester quelques jours puis d’aller par étape vers la région du nouveau secteur,

lequel

serait

en

Lorraine

assez tranquille. Pour le 150, cela m’étonne. Du petit discours du colonel Dillmann et du gal Pétain lorsque nous étions à Saudrupt, nous avons su la fin qui ne nous avait pas été lue : «  et je renvoie la 40ème Division au Mort Homme parce que je n’ai confiance qu’en elle ! ! ! » Tirons le rideau. Nous sommes remplacés par les messieurs du Midi ! Attention. Chattancourt sera bientôt aux boches. Sur les journaux : victoire des Russes ! Bataille navale au Jutland. Ca chie. Dimanche Pentecôte 11/6/1916. Le soir du 9, allé à Bar. Camille était parti Liouville. Son père très malade, peut-être mort. Passé la nuit chez Henri

Roussel.

Aujourd’hui

départ

tout à l’heure après la soupe du soir pour Fains. Sans doute lieu de notre rembarquement. Je reçois la réponse du beau-frère de Duhamel. Mercredi 14/6/1916. Arrivés en auto, hier, à Meligny le Grand, à dix km de Void.

133


Je comptais aller passer la journée à Void mais, voilà que ce soir, ordre brusque de partir demain. On prendrait un secteur vers le fort des Paroches. Gabriel est venu me voir en vélo. J’ai eu le tort de ne pas filer en vélo. Cet aprèsmidi pour revenir ce soir. Rien de nouveau de Camille Lavaux. Pourvu que ce temps de pluie finisse. J’ai toujours mes chaussettes trouées.

134




Chronique

du temps des murs

2

ceuta no pasaran 0livier THIRION

L

es badauds, les promeneurs du dimanche,

s’amoncellent,

en

grappes éparses et disparaissent,

enfin ... L’homme reste, accroché à la base de

du passage et au bout du voyage,

l’arbre. Il est très grand, il regarde

peut-être vous les rendra-t-on ...

le fleuve. Près de lui sommeille une

– On n’a pas de nom, on vient juste

barque.

d’être créé.

– Vous habitez la cité ? «  Monsieur, êtes-vous l’homme qui

– Non, on ne fait que passer.

traverse ? Ou bien gardez-vous le

– Que passer ? Dans ce cas montez ! »

pont ?  » La barque est si petite, si frêle, si Les leur

deux

amants,

regard

je

qu’ils

suppose

sont

à

vieille que très vite elle s’enfonce

amants,

sous leurs poids conjugués. Le passeur

s’approchent. Ils ne sont pas blonds,

sourit,

l’eau

ni blancs de peau. Ils parlent un

amants se rapprochent, s’enserrent, se

étrange sabir. Ils survolent le chemin,

dissipent, et doucement, s’enfoncent

suspendus à leurs rêves, à moins que

comme une seule pierre.

ceux-ci ne les portent.

Sans

un

envahit

bruit,

l’esquif.

sans

un

Les

cri,

disparaissent. L’homme au pied du marronnier, c’est

Et le grand homme s’en va, en riant dans

un marronnier, énorme et nonchalant,

le courant, à grandes brasses coulées.

je le vois mieux à présent. Absent à lui-

D’un bord à l’autre du fleuve les

même, abandonné à l’eau qui passe.

badauds applaudissent.

«  - Vous voulez passer ?

On entend des hourras, des vivats, des

- On ne sait, on nous a dit qu’il fallait

bravos. Le grand homme se hisse sur la

payer.

rive et salut le public.

- Donnez-moi vos noms, pour seul prix

ILS NE SONT PAS PASSES !

137



Un

repère des amis de là-bas si j’y suis Evelyne KUHN

N

ous sommes en 2005 après Jésus Christ. Toute la France est mobilisée par la karchérisation. Toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles citoyens résiste encore et toujours au lavage de cerveau.

Ce village s’appelle Bouxurulles et se situe dans le canton de Charmes, dans les Vosges. Il ne compte que 120 âmes mais, le 7 octobre dernier, il a vu s’ouvrir un repère des amis « De là-bas si j’y suis », l’émission de Daniel Mermet. Le repère a élu domicile dans le foyer rural qui servait autrefois de prison, avant de devenir la salle des pompes des pompiers, puis le lieu de rendez-vous des jeunes du village. Désormais, chaque premier vendredi du mois, il attend la nuit tombée pour se transformer en café et ses dimensions proches de celles d’une maison de poupée ne l’intimident pas face à ses voisins que sont l’église et le cimetière car il est le lieu de la vie et de la résistance aux prêts à penser. Ses fondateurs se sont retrouvés le 21 avril 2000 pour refuser le projet d’un site d’enfouissement des déchets à Rugney *, une commune proche de Bouxurulles. Après 212 semaines de mobilisation, ils ont réussi à faire échouer ce projet de décharge et à préserver les nappes minérales vosgiennes. Cette lutte leur a donné envie de continuer à fédérer leurs concitoyens autour d’autres actions. La proposition de Daniel Mermet, sur France Inter, d’ouvrir des repères où les gens se retrouveraient pour partager des idées, pour débattre, leur a plu. Une annonce lancée sur les ondes a suffi pour que, le 7 octobre, vingt-trois personnes poussent la porte de ce café.

139


Les présentations faites, les discussions ont jailli spontanément, comme si tous ces gens se connaissaient depuis toujours. Autour du bar placé sur la mezzanine où officie Pascal, ou dans la salle du bas autour des grandes tables en bois, les conversations vont bon train. Refus de cette société qui nous pousse à consommer de plus en plus jusqu’à en devenir esclave. Refus de croire que le travail soit la seule raison de vivre de l’être humain. Alors, on boit un verre de vin (c’est Jeannot qui le fait !), on mange une part de tarte, on joue de la guitare, on parle, on rit, on vit. Et cette expérience s’est renouvelée le 4 novembre, le 2 décembre. Le prochain rendez-vous est prévu pour le vendredi 6 janvier. Chacun viendra avec un vœu, une douceur, une idée, un instrument de musique ou simplement sa voix et l’année 2006 débutera à Bouxurulles sous le signe de l’espoir. Si cette aventure vous tente, soyez les bienvenus ! * pour plus de renseignements : www.vigi-decharges.org

140




5

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