Cendres des hommes et des bulletins - Extrait

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des hom mes et des bu lletins

Pierre Senges est notamment l’auteur de La Réfutation majeure, des Fragments de Lichtenberg et de Achab (séquelles), Prix Wepler 2015.

Tout a commencé par une faute d’orthographe, un instant dyslexique. Par la grâce d’une erreur sur les bulletins de vote, un idiot est élu pape en 1455 à la place du grandissime favori. « Ce n’est pas le premier exemple d’injustice née à cause d’une seule lettre de l’alphabet : on a connu des schismes pour moins que ça, des guerres civiles  ». Oui, mais voilà, l’infortuné, furieux, s’autoproclame antipape et décide de parcourir l’Europe pour s’allier les grands de ce monde, réparer la folle erreur.

Ce n dr e s

Auteur et dessinateur argentin, Sergio Aquindo vit à Paris depuis 2000. Il est l’auteur des Jouets Perdus de Romilio Roil, de La Mère Machine et de Harry & the helpless children.

Cen dr es de s hom m e s e t de s bu l l e t i n s Sergio Aquindo – Pierre Senges

21 €

978-2-37055-095-8

En 2010, l’artiste Sergio Aquindo invite l’écrivain Pierre Senges au musée du Louvre pour lui faire observer un tableau de Bruegel, qui demeure un mystère pour les historiens de l’art. Des mendiants à l’allure désastreuse, portant des queues de renard et d’étranges couvre-chefs. D’où viennent ces gens ? Que font-ils là ? Sergio Aquindo et Pierre Senges ont essayé de comprendre. Six ans plus tard, voici leurs hypothèses réunies dans le roman Cendres des hommes et des bulletins.

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Cendres des hommes et des bulletins


Š Le Tripode, 2016


Sergio Aquindo – Pierre Senges

Cendres des hommes et des bulletins



Le jour des Fous, quand l’esclave devient roi et le roi cordonnier, l’homme situé à mi-distance entre la vérité et le mensonge n’a pas besoin de changer de place.





















chapitre I

S y lv e st r e  IV



Échos de la fête des Fous

À Dendermonde, dans la Flandre, au matin de la fête des Fous, on a coutume de coiffer l’un de ces petits singes à queue en point d’interrogation, imprévisibles quand ils accompagnent des joueurs d’orgue, mais précis au moment de tendre le gobelet de la quête – le coiffer d’une mitre, lui coudre une chasuble à sa taille, le poser sur un âne et là, en grande pompe, dans le froid de l’hiver, l’accompagner sept heures durant pour un tour de la ville. Les passants saluent, lancent des fruits ou des fleurs, ou des légumes de saison, mélangent le latin au flamand, mais accordent au singe les honneurs réservés tous les autres jours de l’année à l’archevêque – d’ailleurs, lui aussi, les deux cornes blanches, et l’air de vouloir pardonner tous les péchés à tout le monde, sans distinction. (Le plus difficile, c’est encore d’attraper un singe ; les chroniques nous rapportent des histoires de chasses périlleuses : un singe, même à queue, singe des joueurs d’orgue, ne se trouve pas si facilement – des chiens et des ânes, ça oui, on en a même un peu trop, mais le singe, c’était comme une mangue, de l’exotisme hors de prix).

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Enfin – le capucin une fois attrapé, coiffé comme l’archevêque, on peut inaugurer la fête des Fous : des messes en langue vulgaire, du vin versé dans l’eau bénite, les hosties remplacées par des brioches (momentanément) : toute l’audace de la pâte levée, audace mécréante, pourtant appétissante et dépourvue de la moindre méchanceté, ses alvéoles contredisant la platitude austère christique de l’hostie. Ce jour-là, ce jour-là seulement – après quoi les pâtisseries gonflées d’air et de sucre sont renvoyées en dehors de l’église : qu’il y demeure seulement le froid cru et l’écho des talons d’un bedeau, le bedeau invisible. À Boskoop, de 1407 à 1411, un cochon, toujours le même, a servi la messe chaque troisième dimanche d’avril, secondé par des nymphes – cinq années de sacerdoce et de bonne volonté, en tant que prêtre, ne l’ont pas empêché de finir sa carrière sous les espèces de la saucisse, distribuée aux fidèles.

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Le Conclave de 1455

On sait comment se déroule un conclave, après la mort du pape, à proximité de sa dépouille drapée, sanctifiée, parfumée, au repos, délabrée tout de même (et d’une sécheresse de criquet) – on le sait ou on le devine de l’extérieur : devine le dedans sacré depuis nos alentours profanes. Pour désigner un pape parmi les candidats, il faut la volonté divine, la grâce du Seigneur descendue par la cheminée, une intégrité absolue, en vérité introuvable sur terre, encore moins à Rome, et un réseau de manœuvres petites, grandes, longues, brèves, spontanées, durables, parfois repliées sur elles-mêmes : il ressemble, ce réseau, vu du dehors, au buisson ardent – nous parlons bien du même : le buisson de la Bible. Comme partout ailleurs, dès qu’il y a un jury et une petite foule de pressentis, des figures éternelles se répètent : parmi les papabili, on rencontre un ou deux vrais braves abrutis sonneurs de cloches, un théologien bien trop abstrait pour devenir chef de quoi que ce soit, un bénédictin respecté par tout le monde, malin, l’air d’une fouine et d’un singe mais trop vieux pour bien faire, un fanatique,

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un nerveux, un innocent étonné de faire partie des possibles vainqueurs, un ancien routier du Vatican que le cynisme a rendu insensible à la douleur comme au triomphe, un ambitieux toujours négligé au profit de son voisin, un cardinal de Salzbourg malchanceux depuis l’enfance au point de prendre son existence pour un théâtre de marionnettes (une comédie) – enfin un chérubin, un vrai ange de douceur et de divagation, fils de Célestin V, rond et pâle comme s’il était d’avance parmi les bienheureux, né pour devenir enfant de chœur (et encore), pas évêque de Rome, ni pape d’un milliard de fidèles angoissés par la peste. En plus de tous ceux-là, quelque chose comme le candidat idéal : Salvatore Plombo – fébrile, peut-être, hypersensible, mais vigoureux et instruit, affilié à aucune famille mais apprécié de toutes, aussi à l’aise à Florence et à Pise, avec les guelfes blancs, avec les guelfes noirs, connaisseur du droit canon et des règles internationales, auteur d’une thèse sur le prépuce du Sauveur et d’un traité sur le renforcement des digues sur l’Arno, touché par la grâce, bon économe, témoin des miracles, guérisseur d’hémorroïsses (en tout cas, c’est ce qui se raconte), plutôt diplomate, capable de composer avec les sanguins comme les flegmatiques, assez habile pour réconcilier des dominicains fascinés par l’or des ciboires et des cordeliers pauvres, pauvres et croûteux, en sandales, les ongles noirs – bref, un homme providentiel désigné par le Seigneur.

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On ne connaîtra jamais les détails des délibérations (certains détails existent pour nous être interdits) : les verrous, la vétusté, les pudeurs du Vatican, les mystères de Dieu et de Ses procédures, le folklore chrétien et la pierre du conclave, tout ça fait qu’il nous reste peu de choses, vraiment peu : rien sinon une fumée incertaine au-dessus du toit. (Voilà le peu qu’on en sait : le discours pro eligendo Principe prononcé en chaire par un prélat, l’air et les paroles du Veni Creator, l’oraison du Saint-Esprit récitée par le doyen, des lectures, des serments, la formule Extra Omnes (Tout le monde dehors.) dite par un concierge juste avant la fermeture des portes, les trois serrures, deux clefs confiées au maréchal, le camerlingue et son bâton à glands. Pour le reste : l’obscurité presque totale, des gestes de la main dans cette obscurité, des mouvements de crânes qu’on peine à déchiffrer, des petits papiers, la course des secrétaires d’un bord à l’autre de la table, des prières, des murmures, des murmures puis des éclats de voix, des coups de pied dans les chevilles, le regard de presbyte à l’adresse d’un myope, des sous-entendus en latin que plus personne ne comprend, des noms écrits et raturés, encore une fois écrits, reraturés, le remords confondu avec l’incapacité de tenir une plume et d’associer une forme élémentaire de réalité à des lettres tracées sur une feuille.) La fumée blanche au-dessus du toit : enfin les archevêques savent qu’ils ne sont pas venus espérer pour rien,

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la Vérité se tient tout au bout des volutes, bientôt on montrera le pape nouveau à son balcon. L’élection se déroule en l’an 1455, le peuple des fidèles rassemblés sur la place espère encore (il s’y est habitué), il s’attend à voir paraître Salvatore Plombo, le vigoureux, l’instruit, l’ami de toutes les familles – au lieu de ça, se présente à la balustrade (ce n’est plus un balcon, c’est une balustrade, et les stalles sont devenues des escarpolettes) l’ange de douceur et de divagation, le fils de Célestin V, son visage de lune et son sourire idiot. Il a suffi d’une voix pour commettre l’erreur d’élire au trône suprême (on l’appellera ainsi) un parfait idiot à tête de poire au lieu de ce candidat éclairé : quelqu’un dans la pénombre a confondu Salvatore Plombo le juste avec Silvano Piombo le niais ; les bulletins étaient confus, trois traits de plume mal disposés sur une feuille ont conduit l’un vers le pouvoir, l’autre du côté de l’échec. À ce qu’en disent les livres d’histoire, ce n’est pas l’unique exemple d’injustice à cause d’une seule lettre de l’alphabet : on a connu des schismes pour moins que ça, des guerres civiles, des hommes persécutés, la gratuité de leur persécution, des plaines sanglantes, aucun pardon nulle part, aucun sentiment de culpabilité, y compris chez le secrétaire responsable de la faute de frappe, qui aurait pu au moins venir sur les charniers, y semer quelques fleurs.

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Salvatore Plombo a vu cet imbécile de Silvano devenir pape à sa place sous le nom de Célestin VI, sourire comme un nourrisson sous sa tiare, de ce sourire qui agaçait déjà avant son élection, au temps où il semblait être encore un capucin amateur de carillon et chantait le Ego sum pauper d’une voix perchée au-dessus des autres (pas angélique, acidulée). Salvatore l’a vu revêtir les habits, s’asseoir sur le trône, tâter le porphyre, bénir déjà à tout bout de champ, ou bien se défendre d’un moustique, décider la béatification de sinistres inconnus et tripoter l’anneau avec insistance – ça en devenait gênant.

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