JEU NOUVEAU - EXTRAIT - Un roman de Raphaël Meltz

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Comment faire comprendre Mexico ? Comment faire pour que cette ville soudain soit comme un être vivant, ce corps urbain permettre d’en connaître la chair, la texture de la peau, les odeurs évidemment, les frissonnements et les moments fiévreux, la douceur du sommeil et les soupirs de colère, que Mexico soudain ne soit plus le nom d’un lieu, qu’elle soit ta ville comme on dit ma chérie — moi c’est devenu ma ville très vite, très vite y marcher y rouler était une forme d’extase amoureuse, j’étais bien tout simplement, tout me plaisait en elle, tout ou presque car Polanco, le quartier des ambassades où je devais aller travailler chaque matin, m’était invisible, n’existait pas. Combien d’écrivains ont voulu la raconter, la décrire, l’appréhender, ont voulu faire le livre sur Mexico, écrire à la hauteur de la ville, à sa hauteur comme on dirait à sa puissance, combien d’écrivains ont fini par s’y noyer, romans foisonnants vibrionnants épuisants, parfois pas désagréables mais qui courent naïvement comme s’ils étaient le lièvre et Mexico c’est la tortue, elle s’en fout de toi elle sera toujours plus puissante — il vaut mieux tenter autre chose, ne pas essayer d’être à sa hauteur (personne n’y arrivera jamais), juste l’offrir, cette ville. Comme un cadeau qu’on peut se partager à l’infini car il ne sera jamais possible de véritablement l’altérer, c’est l’espoir que j’ai, que l’occidentalisation ne parviendra jamais à détruire son intensité, que mille Starbucks ne pourront pas vraiment l’abîmer, qu’elle sera, à tout jamais, plus forte, que personne n’y arrivera, que personne n’y a réussi, que toujours se répète ce qu’avait annoncé l’empereur Quauhtemoczin [Cuauhtémoc] le 12 août 1521, la veille de la chute de Tenochtitlán, – 24 –


lors d’un Conseil de gouvernement, alors que presque toute la ville, tout l’Empire étaient aux mains des Espagnols, alors que le pouvoir aztèque savait que c’était perdu, que le monde allait continuer mais leur monde s’arrêter : Axcan tehhuantzitzin tiquintotequimaquiliah in topilhuan : Macamo quicalhuilican, ma quinnonotzacan inpilhuan huel quenin moyetzinotiyez in imahcoquizaliz, quenin occeppa moehualtiz in totohaltzin ; ihuan huel quenin mochicahuilihtzinoz huel quenin moquitzontiliz hueyica inehtotiliztzin inin totlazohtlalnantzin Anáhuac. (Alors chargeons nos enfants / De ne rien oublier, de transmettre / À leurs enfants combien sera intense / La renaissance / Notre soleil se lèvera à nouveau / Et il montrera sa puissance / Et elle accomplira enfin sa promesse / Notre terre vénérée et aimée Anáhuac.) Offrir cette ville : par la route 113.

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C’est quoi, un paysage ? Mille philosophes pourront gloser sur la notion de sujet agissant, sur le regard transformant un paysage, donnant une identité au ça-étant-là, mais soyons, nous, pragmatiques : faisons-nous mulot, faisons-nous musaraigne, faisons-nous monarque, peu importe, faisons-nous yeux animaux et immémoriaux, yeux de 1337, yeux de 1521, yeux de 1862, yeux de 1944, yeux d’aujourd’hui, et tout ce que nous voyons racontons-le, 1337 les deux volcans sont là, à droite, ici collines désordonnées et végétation qui s’embroussaille, sèche et jaune sauf si c’est la saison des pluies ; 1521 la route existe, celle qui deviendra la route 113 existe, c’est un chemin de terre qui serpente adoucit la pente pour les hommes et les chevaux, et il y a des champs, des zones différenciées que l’homme travaille, qu’il vient travailler ; 1862 cette route mène aux villages au sud de Mexico, c’est une voie de passage pour qui vient de Yautepec et va au marché aux plantes de Xochimilco, en partant à cheval le matin à cinq heures retour vers vingt heures, ou alors arrêt à Milpa Alta, petit bourg commerçant où l’on peut facilement passer la nuit ; 1944, la route est toujours en terre mais il y a ces grosses bagnoles américaines, Ford Super Deluxe, Chrysler Windsor, Chevrolet Fleetline, noires ou crème à l’arrière rebondi, poussiéreuses bien sûr mais quel confort, les bourgeois aventureux de Mexico vont dans leurs villas de Tlayacapan, et puis des camions d’agaves pour faire la tequila à Milpa Alta, et évidemment autour un peu de bétail, il y a des fermes dans la montagne et les bêtes qui paissent, la ruralité n’a pas encore compris qu’au nord, juste un peu plus loin, la ville allait devenir monstrueuse, allait tout avaler, le tram qui descend jusqu’à San Gregorio bientôt ne sera plus une ligne qui va vers la campagne mais un segment enserré dans la – 26 –


trame insécable de Mexico ; aujourd’hui c’est vous là putain dans cette Nissan March de location, c’est vous avec quelqu’un que vous cherchez à séduire, et vous vous êtes dit allez on tente, on va voir si par hasard un petit voyage sur la route 113, une entrée étrange dans la troisième ville du monde par un chemin de campagne ça pourrait déclencher un truc, ça pourrait lui donner, à l’autre, envie de se jeter dans un avenir avec vous, d’autres utilisent des artifices qui ont fait leurs preuves au cours des millénaires passés, rouge à lèvres glossy (poudre musquée), carte platinum (pièces d’or), blagues haut de gamme (plaisanteries de qualité), mais vous c’est autre chose, vous pensez que ça va faire chavirer l’autre cette route, en fait c’est l’inverse et vous le savez très bien, c’est plutôt que vous voulez tester l’autre, sa capacité à aimer ça, à vibrer de ça, à plonger avec vous dans le bonheur de ressentir la puissance de cette route banale de campagne qu’on trouverait n’importe où en France à 122 mètres d’altitude, ici c’est 2 600, et voilà le Popocatépetl comme une carte postale monumentale qui jaillirait sur votre droite, vous avez presque les larmes aux yeux, c’est le dernier virage dans la forêt, une dernière montée, 2 888 mètres précisément, une courbe à gauche, et là à droite, à vos pieds, à tes pieds, Milpa Alta, le quartier le plus au sud de la ville de Mexico, des milliers de petites maisons sagement rangées, mais trop tard il aurait fallu se garer sur le bas-côté au niveau de ces baraquements-restaurants « Mirador », non il faut continuer, il faut vivre l’expérience en entier, sans pause, sans hésitations, c’est la descente, souvent la route bouchonne un peu ici, cette simple route de campagne reçoit en écho, onde frémissante de véhicules déjà trop nombreux, les embouteillages du sud de Mexico, et puis il y a un tope, un dos-d’âne au bas d’une ligne droite en descente, pour obliger à freiner, et c’est aussi un endroit où les peseros, les petits bus privés, déposent emmènent les gens qui habitent là, dans les villages, mais administrativement ce ne sont pas des villages, c’est bien la ville de Mexico, CDMX, ce sont des habitants d’une ville, c’est le début de la ville, tout à coup les habitations se rapprochent, et puis un dernier tournant, une longue ligne droite et tout bascule, alignement de petites maisons basses colorées, presque toutes des magasins, papelería (papeterie) tortillería (vente de tortillas) abarrotes (épicerie) vulcanizadora (garage, tôlerie) pollos (poulets crus ou cuits) farmacia, c’est une rue de la ville, la route est devenue rue comme le – 27 –


carrosse citrouille (sans que je puisse décider laquelle des deux serait la citrouille, j’aime tant les deux en réalité), tu roules dans Mexico, dans cette ambiance qui t’est si familière quand tu y es (mais quels éprouvants efforts tu dois fournir quand tu es loin pour tenter d’en retrouver le souvenir), et selon la rue, c’est soit le monde occidental banalisé, les sinistres Burger King HSBC Italian Coffee, soit des petites boutiques, des boutiques uniques, c’est sans doute ça qui fait que ce pays, que ces pays, ceux qui ont encore ça, parviennent à nous rendre heureux, à nous dire que le monde n’est pas mort encore, pas terrassé par les autres, les connards, les princes de la finance, les appâteurs de classes moyennes, les dévoreurs d’humanité, les constructeurs de virtualité — en réalité, arriver à Mexico par la route 113, ce n’est pas arriver dans une ville, c’est entrer dans le monde, dans le monde au sens propre du terme, c’est comme arriver de nulle part et être dans le monde, c’est donc comme naître ou comme une structure extraterrestre sans consistance qui atterrit sur la planète Terre, qui se met à exister soudain seulement par le fait d’être arrivée, entrer dans Mexico c’est ça, c’est découvrir le monde, mais ce n’est pas une métaphore attends c’est vraiment ça, c’est un monde pour de vrai, le monde entier est là, tu n’en connaissais rien avant d’arriver là, avant de poser un pied à San Gregorio, regarde cette ville c’est trop en fait, elle confronte trop d’univers différents, trop d’atmosphères, trop de lieux propres, trop de géographies distinctes, trop d’appels vers tout, elle est docteurs, elle est prénoms, elle est fruits, elle est villes du monde, elle est une deuxième fois villes du monde, elle est compositeurs, elle est écrivains, elle est lacs, elle est barrages, elle est montagnes, elle est mers, elle est dieux, elle est planètes, elle est mers lunaires, elle est révolutionnaires, elle est techniques d’impression, mais ce n’est pas qu’une histoire de toponymes, de noms de rues, c’est simplement qu’il y a tout dans cette ville, rien ne te manquera jamais, ni l’eau des lacs ni les sommets des montagnes, il y a des ranchs il y a des fermes il y a des usines il y a des lotissements des maisons des gratte-ciel des HLM des forêts des prairies, il y a autant de musées que d’activités humaines, musée du Jouet musée de la Charrería (rodéo) musée de la Lumière musée de la Torture musée de la Banque musée des Chemins de fer musée de la Caricature musée de la Tequila musée des Minerais musée de la Tolérance musée des Chaussures, il y a tous les artisans – 28 –


possibles, tu peux te faire réparer un ventilateur un lave-linge une Coccinelle un vidéoprojecteur une chaussure trouée un drone, tu peux partir en vacances dans cette ville, autour des canaux de Xochimilco, camper au pied de l’Ajusco, louer une cabane pour pêcher au-dessus du Desierto de los Leones, t’installer dans une petite maison de campagne à Coyoacán, puis revenir en zone urbaine, tu peux y passer ta vie entière sans jamais cesser de voyager. Ta vie entière. L’entrée, la sortie. Sur plusieurs routes, plusieurs axes en étoile autour de la ville, j’ai cherché ça, simplement ça : découvrir le dernier habitant de Mexico, Mexico au sens de l’agglomération, peu importe que ce soit encore la ville administrative, simplement le dernier humain qui habite là, le dernier avant la pure montagne, plus exactement le dernier d’un maillage continu, le dernier de ce tapis urbain qui finit par finir, par exemple au sud-ouest, un peu après le Desierto de Los Leones (un lieu récréatif montagne et air pur, qu’aiment bien fréquenter les Mexicains mais aussi les expats avec leurs gros VTT, les fins de semaine), delegación Cuajimalpa, colonia Xalpa, une rue qui s’appelle San Miguel parce qu’elle va devenir un chemin forestier qui monte vers le Cerro San Miguel, rue pavée au début, puis en terre, il y a des maisons qui font presque riches, grandes et joyeuses, et puis des petites baraques fragiles, tôles et récup, il y a des compteurs électriques tout neufs qui montrent que la zone vient d’être raccordée, et puis cette toute dernière maison avant la forêt, et sa boîte aux lettres avec l’adresse écrite en gros 58 San Miguel Mexico DF, comme une fierté à être une partie de cette ville, à en être (mais le savent-ils, y pensent-ils, ceux qui habitent ici ?) les tout derniers habitants, en attendant que d’autres, d’autres, s’installent quelques mètres encore plus loin. Parfois soudain la vue se lève sur Mexico, je n’en ai jamais vraiment compris les raisons d’ailleurs, pourquoi parfois le temps semblait clair mais on ne voyait rien, et pourquoi après une matinée enfermé dans mon bureau je devais partir vers le sud pour un rendez-vous à la CU, la Ciudad Universitaria, l’UNAM en bref, ville polluée comme d’habitude, et brutalement les volcans étaient là, les deux, l’Iztaccíhuatl mais surtout le Popocatépetl, il est plus loin mais c’est lui que tu vois en premier quand tu prends le segundo piso, le deuxième étage du – 29 –


périphérique, vers le sud, brutalement tu ne vois que lui, cette énorme masse pointue marron, mais d’un marron pas aimable, d’un marron que même un amateur de marron ne peut pas aimer, un marron qu’on ne choisirait pas même pour des bottes sous une longue jupe ou le mur extérieur d’un atelier à la campagne, un marron qu’on aimerait ne jamais voir dans la terre qu’on bêche, une terre sèche française d’été est plus vivante que lui, ce marron-là vient d’un outre-monde qui n’a rien à partager avec nous, c’est un marron sorti des entrailles de la terre qui s’est jeté sur ses pentes et a figé le paysage à jamais de cette teinte que nous craignons parce qu’elle nous rappelle la mort, nos corps enterrés mangés par la terre, dissous par la terre, c’est la terre nourrie du sang des milliers de sacrifiés par les Aztèques, par les Espagnols, par les Mexicains — ce jour-là le Popocatépetl m’a fait peur vraiment, sa sévère présence était comme pour dire qu’on ne serait pas là longtemps, pas seulement moi, pas seulement ma génération, mais nous les hommes, nous le genre humain, il me toisait et me disait tu peux me regarder comme ils m’ont regardé tous, avec crainte ou admiration, tu peux me regarder mais moi je ne te regarde pas, tu n’es rien, tu n’es rien, vous n’êtes rien vous les hommes, vous ne faites qu’un petit tour, vous êtes si faibles si fragiles, moi je suis le lien entre le cœur brûlant de la terre et le ciel, je suis puissance, je suis laideur, je suis colère, je suis volcan, je suis vivant, presque éternellement vivant. Une autre fois je roulais sur le segundo piso sortant vers l’autoroute de Cuernavaca et soudain j’ai compris quelque chose de la ville, de sa partie sud, il y avait le petit volcan Teuhtli avec son chapeau plat, et derrière lui les deux grands, Popocatépetl et Iztaccíhuatl, et les autres dont je ne connaissais pas le nom, toutes ces montagnes qui surgissaient du sol et qui semblaient dire, dire aux Toltèques des années 1010 fondant Milpa Alta, aux Chichimèques des années 1210 envahissant Milpa Alta, aux révolutionnaires de l’armée de Zapata des années 1910 se réfugiant à Milpa Alta, aux derniers exilés ruraux des années 2010 s’installant à Milpa Alta, leur dire à tous ce sol est pour vous, installez-vous et vivez vos vies d’hommes, mais nous montagnes nous ne serons pas, nous ne serons jamais partie de vos univers, vous nous idolâtrerez puis quand vous perdrez vos croyances – 30 –


vous continuerez à nous respecter cette fois en établissant des zones protégées, des parcs nationaux — et c’est ainsi qu’un peu partout dans Mexico il reste ces montagnes inhabitées entourées de vingt-cinq millions d’habitants. Variante : rentrant un soir par la 95D, la même route mais dans l’autre sens, un dimanche (l’air était moins pollué que d’habitude, moins de voitures dans la ville), j’ai vu, lumière limpide, j’ai vu et c’était la première fois (c’était aussi la dernière fois) Mexico en entier parfaitement lisible, je lisais la ville, je percevais la cuvette, les montagnes desquelles je débouchais, sud-ouest ; les petites montagnes du nord — avec le pic des Antennes précisément visible, à trente-cinq kilomètres de là — ; les deux volcans, un peu dans les nuages mais avec leurs sommets émergés chacun des deux, sud-est ; les montagnes vertes et moyennes de la route de Puebla, plein est ; (l’Ajusco je ne la voyais pas encore, elle m’était cachée, juste sur ma gauche) ; et puis la ville, la ligne de gratte-ciel de l’avenue Reforma, un peu plus loin au bout l’aéroport (c’étaient les avions dans le ciel qui me l’indiquaient, toutes les deux minutes virage au-dessus de Chapultepec pour se mettre dans l’axe de la piste), à l’extrême gauche de nouveaux gratte-ciel, plus clairement modernes, Santa Fe ; bien entendu le Teuhtli et son chapeau plat sur ma droite, bientôt derrière moi ; j’entrais dans cette ville, à nouveau être à Mexico, être de Mexico, comprendre que cette ville existe, et je n’ai jamais vécu ça à un tel point, l’âme de la ville en faire partie, être Mexico. Autre variante, une autre fois : en regardant la ville depuis le segundo piso j’ai soudain perçu, comme un extralucide qui voit l’avenir, j’ai soudain perçu qu’elle allait disparaître, j’ai vu le big one comme ils disent, l’énorme tremblement de terre, ce n’était pas rien, j’ai vu tout s’effondrer, j’ai vu les nuages de poussière soudain soufflés par le vent et en dessous rien que des ruines, Mexico détruite, ma ville détruite, évidemment les millions de morts mais surtout se dire cette fois tout est perdu, à jamais, tout est perdu même mes souvenirs : décombres. Il ne reste plus rien.

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Campos Elíseos, 339, à Polanco : l’ambassade de France. Tout cela, toute cette histoire, a commencé lors d’une de ces « réunions de chancellerie », mercredi dix-sept heures dix-neuf heures, où chaque semaine il était question de faire le point sur le néant de nos activités, autour de l’ambassadeur ; ce jour-là il était d’une humeur incompréhensible, parfois silencieux l’air triste et ailleurs, parfois très impliqué concentré et remonté, et à un moment, lassitude de sa part, sentiment d’échec permanent de son action, ou peut-être envie de tout envoyer balader, bref vers 18 h 48 cette injonction : il faut décloisonner. Que chacun sorte de sa chapelle. Je veux mélanger les idées les concepts les contacts. Mon Dieu sortons de notre routine. Que la France soit vivante à nouveau. Nous sommes peut-être la dernière chance. Je vous en conjure. Que faites-vous, chacun dans votre misérable petit réduit. Qu’advienne enfin quelque chose, et à 18 h 53 nous voilà à devoir former des paires arbitraires, et c’est lui (l’ambassadeur, c’est presque un roi) qui décrète, qui nous unit l’un à l’autre, laissant son mol index se pointer sur l’un puis sur l’autre : que ce binôme accomplisse ma volonté. Et celui-ci. Et celui-ci. Et celui-ci. Soit : L’attachée agricole : une quadra, genre de brune discrète au nez pointu et aux jupes amples, sérieuse et polie, que je ne connaissais qu’à peine, ses exposés sur la coopération française dans les campagnes mexicaines, nouveaux systèmes d’irrigation, informatisation des mono-exploitations, rationalisation des temps de culture, ne me passionnaient guère — elle s’appelait Natacha (pourquoi pas ?). L’attaché audiovisuel : un technocrate. Ce qui ne laissait de me – 32 –


surprendre. Un garçon de trente-quatre ans sérieux sinistre, qui connaissait l’organigramme de l’Institut français (dont il était issu) sur le bout des doigts, mais donnait le sentiment d’avoir vécu son dernier moment d’émotion au cinéma en voyant Crin-Blanc à l’âge de cinq ans ; il m’arrivait parfois de m’échauffer tout seul en lui parlant de films de René Clair, mais c’était comme tenter de partager ses émotions avec un parpaing. C’est pas grave, François (j’ai vite renoncé). Ensemble : un cycle de films ruraux à la Cineteca Nacional ? L’intégrale Robert Bresson dans les campagnes du Chiapas ? L’attaché économique : si grand et maigre qu’il me donnait le vertige. Beau gosse avec une série de trois bracelets en tissu au poignet gauche. Classieux, le Pedro, il m’intimidait presque (trop beau pour être tout à fait honnête ?). L’attachée universitaire : une jeune femme insignifiante. Thèse de sociologie. Rire suraigu. Noëlle. Fayotage vingt-quatre sur vingtquatre (capable d’envoyer, après un attentat en France, un mail à l’ambassadeur en pleine nuit pour lui proposer ses services pour tenir des tours de garde. Toute l’ambassade en copie. On cherche toujours une option de menace, ici). Ensemble : un colloque au Colegio de México, « Une histoire croisée de l’industrie en France et au Mexique » ? Des conférences universitaires dans les filiales des groupes français installés au Mexique, remise à niveau en sciences humaines pour les employés de Cartier, Safran, Lafarge, Thalès, Engie, Louis Vuitton, Schneider, Air France ? L’attaché linguistique : transparent. Ancien professeur de FLE, cette drôle de chose : français langue étrangère. Puis : ancien directeur de l’Allian­ce française de San Luis Potosí. Et là : attaché à l’ambassade, pour œuvrer en faveur du développement de la langue française, dommage pour elle. Philippe ? L’attaché scientifique : sympathique garçon, chercheur en biologie marine, qui avait bourlingué sur toute la planète au long de sa vie professionnelle ; récompensé par cet ultime poste avant la retraite. De 1982 à nos jours, c’est-à-dire pendant l’intégralité de sa carrière professionnelle, un fil rouge avait guidé ses recherches : l’île de Clipperton, petit îlot appartenant à la France situé au large du Mexique (au large, – 33 –


au sens propre : à 1 100 kilomètres des côtes mexicaines). La quasitotalité de son travail d’attaché scientifique tournait autour de cet îlot ; je l’appelais : Lucien, roi de Clipperton. Ensemble : mettre des grands panneaux bilingues français-oiseau pour apprendre quelques rudiments aux fous masqués de Clipperton, qui sont à peu près cent mille ? Proposer à toutes les Alliances françaises du Mexique des petits fascicules L’Histoire de la science française pour les nuls ? L’attaché culturel : moi. Passé, en franchissant l’Atlantique, du statut d’écrivain à celui d’attaché culturel : enfermé dans mon bureau à faire tourner une éprouvante machine bureaucratique buvant à pleines gorgées mon énergie vitale, il n’était plus question pour moi d’écrire, hormis ces kilomètres de mots techniques sans portée autre que celle consistant à faire avancer la vaine cause que j’étais censé défendre : le rayonnement de la culture française. Je pratiquais ce métier, pour lequel il n’existe ni guide ni vade-mecum, en tâtonnant, en croyant réussir à ne pas trop me renier sans pour autant jamais me persuader qu’il y avait quoi que ce soit d’un peu sensé, dans mes choix, dans ma façon de les appliquer, de les commenter. Je subissais les choses, d’acteur de ma vie j’étais devenu non spectateur, mais plutôt valideur : je ne faisais plus que répondre à des demandes. Lors de mon premier entretien d’évaluation, au bout de quelques mois de travail, l’ambassadeur avait noté que j’étais un « excellent » attaché culturel ; je lui avais demandé s’il avait déjà écrit de quelqu’un qu’il était un « médiocre » attaché culturel ; en souriant, il m’avait répondu jamais mais vous savez Raphaël il y a d’autres façons de faire savoir quand quelqu’un n’est pas à la hauteur du job. Cela m’avait achevé : j’avais un job. Un job. L’attaché de défense : Georges Pitoufeaux. Ou plutôt le lieutenant-colonel Pitoufeaux. Un vieux soldat, ou un jeune militaire, difficile à dire, un de ces hommes dont il est impossible de se souvenir, s’il n’est pas là devant toi, impossible de se souvenir s’il a les cheveux qui blanchissent et une petite barbe bien taillée noir de jais, ou les cheveux encore sombres mais une barbe poivre et sel, et cette façon de serrer la main, une main ni molle ni ferme, ni chaleureuse ni glaciale, cette façon de parler sans vraiment regarder, – 34 –


cette façon de paraître sûr de soi tout en manquant tellement de confiance dans les fondamentaux intimes ; cette façon d’être sans être, de ne jamais trancher, d’attendre toujours que les autres aient donné leur avis avant d’émettre le sien, qui de toutes façons ne sera jamais cinglant, cette manière de sourire devant les plaisanteries au second degré sans jamais prendre le risque d’en faire, d’attendre toujours qu’une autorité, ambassadeur, hiérarchie du ministère de la Défense, grand frère, syndic de copropriété, prenne la décision à laquelle il se conformera. Comment ne pas penser à monsieur Ouine : Pitoufeaux, je crois ne jamais l’avoir entendu dire clairement « oui », ou « non », c’étaient toujours des formes de « peut-être », de « pourquoi pas », de « à voir » (« a ver » en espagnol, qu’il parlait très bien mais avec un accent français étouffant) — pour monter un projet ensemble c’était évidemment un avantage pour moi, n’ayant jamais eu, pour ma part, de difficulté à prendre des décisions (bonnes ou mauvaises, peu importe après tout, ce ne sont jamais que : des décisions). Il était grand, bien bâti, pas gras comme le sont souvent les expatriés noyés dans les repas officiels et l’alcool de jouvence, quelque chose de sa quinquagénarité lui donnait un genre d’élégance, bref il aurait pu être beau, mais quelque chose n’allait pas. Quelque chose : quoi ? Quelque chose n’allait pas, dans sa façon de se tenir droit, cette image qu’il voulait donner (s’en rendait-il compte ?) d’un garçon sûr de lui et en mouvement était immédiatement démentie par son regard (et pour cette raison peut-être, peut-être seulement, il portait souvent des lunettes de soleil) qui avait à voir avec l’absence, l’absence de certitudes, l’absence de précision, l’absence de bonté (et il m’avait fallu attendre d’avoir près de quarante ans, de travailler dans un « bureau » pour découvrir cela, ces humains qui semblaient de loin adultes mais restés pas complètement construits, pas complètement finis, pas non plus des enfants car c’est beau le cerveau d’un enfant, non, des êtres mal dessinés, tout simplement, pas vraiment bien dessinés et pourtant ils occupaient tout l’espace, ils s’installaient dans ces bureaux, ils prenaient la parole dans les réunions, étaient capables de raisonnements presque construits, mais je voyais bien, et j’avais le sentiment d’être le seul à m’en rendre compte, qu’il manquait des pièces au tout, que cela ne reposait sur rien de solide, qu’il n’y avait – 35 –


pas de colonne mentale, que tout en eux était décentré, l’autorité ma/paternelle, l’autorité professionnelle, les goûts, rien ne venait vraiment d’un cœur central, tout était fragile mais une fragilité toujours cachée, comme un jouet en plastique made in China super brillant que tu regarderas avec envie des semaines durant sur tel étalage et qui va te péter entre les mains quelques heures après que tu l’auras acheté — ç’aurait été mieux juste d’y rêver). Son nom de Pitoufeaux évidemment était assez drôle à Mexico : les Pitufos (prononcer « pitoufosse »), ce sont les Schtroumpfs — du coup devant les Mexicains il prononçait toujours son nom de manière incorrecte, ajoutant une diérèse imaginaire pour en changer la sonorité, un feu- avant la finale (un fé- aurait laissé entendre feo, « moche » en espagnol), Pi-tou-feu-aux, pour éviter de devoir se présenter ainsi aux plus haut gradés de l’armée mexicaine : « Enchanté, je suis le lieutenant-colonel Schtroumpf, je représente l’armée française sur le territoire de votre pays (et aussi au Guatemala, au Honduras, au Salvador). » Et là, dans cette salle hideuse du cinquième étage, l’ambassadeur souriant nous pointait tous les deux du doigt : l’attaché de défense, l’attaché culturel. Ensemble ? Faire quelque chose ensemble ? Comme immédiatement contaminé par le lieutenant-colonel indécis je m’étais dit voyons voir, il faut dire que la semaine précédente j’avais accompagné les concerts d’un quatuor de flûtes traversières reprenant des standards du rock dans une étonnante configuration (4 fl + 1 dms), après déjà deux tournées triomphales au Mexique ils revenaient jouer à guichets fermés dans des salles de taille conséquente sans que je me souvienne véritablement pour quelle raison j’avais accepté de soutenir leur projet onze mois plus tôt. Pitoufeaux, que je connaissais alors à peine, me semblait un moins cruel destin que ces quatre flûtistes qui me racontaient, sanglots longs en gorge, leurs émouvants souvenirs de Jean-Pierre Rampal, qu’ils avaient eu, chacun d’entre eux, comme professeur sans pour autant jamais se croiser à l’époque. Réunis des années plus tard : « Le Quatuor Flamboyant » ; j’étais un peu las. Allez ! L’ambassadeur ravi et frétillant avait convoqué l’attachée de presse de l’ambassade et nous avait mis deux par deux sur l’immense – 36 –


terrasse, avec le parc Chapultepec (section 1 à gauche, section 2 à droite) en arrière-plan, et les montagnes, l’Ajusco (point culminant de la ville de Mexico, 3 930 mètres) qui se devine ou se voit selon la qualité de l’air — vue bêtement gâchée en 2014 par la tour Virreyes penchée avec un manque total de grâce. Et bim, photos ! (Et après : bam, tweet ; et enfin : boum, Instagram. Mon Dieu.) Sortie de la réunion, dans cet état relâché où les salariés semblent presque vivre un peu, reprendre leur souffle, leur identité, osent sourire, se dire les choses, mais ça ne durera pas, c’est juste leur façon d’expulser la tension des deux heures précédentes, quelques instants et puis chacun se referme à nouveau sur sa mollesse ; les mines étaient sombres ce jour-là, pas tant parce que l’ambassadeur avait mal choisi ses binômes, avait créé des situations potentiellement explosives, que parce que personne n’avait envie, n’était capable, ne pouvait vraiment envisager de travailler pour de vrai avec quelqu’un d’autre. Les saluts furent froids. Chacun promit à son nouveau best collègue de vite organiser cette sous-classification dans l’ordre de la réunion : la réunion en tête à tête. Pitoufeaux m’avait demandé de l’attendre à la sortie de l’ambassade ; il était passé dans son bureau mettre son imperméable gris et prendre un immense parapluie noir, et un mémoire de maîtrise qu’un étudiant mexicain lui avait dédicacé, intitulé « Les guerres extérieures menées par le Mexique de 1821 à nos jours ». Il me le tendit ; ça pourra te donner des idées, avait-il lancé sans me regarder en face. Départ. Vélo. Ce quart d’heure où, chaque soir, j’essayais de laisser ma peau d’attaché culturel, comme une carapace, un film plastique que j’aurais accroché au fauteuil de mon bureau et le temps de rouler il se déroulait s’étirait, devenait de plus en plus fin, de plus en plus transparent, finissait par partir sans vraiment disparaître, restait toujours le souvenir de cette chose m’enveloppant et m’empêchant d’être moi ; et chaque matin quart d’heure dans l’autre sens, ambassade de Cuba, ambassade d’Allemagne, ambassade d’Israël, chacune me préparait, m’enveloppait d’une couche supplémentaire, les microns devenant millimètres, presque centimètres de la bulle de plastique – 37 –


factice dans laquelle je devais, toute la journée, me débattre. Crier dans un silence ouaté.

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