Le Sillon (30 août 2018) - Entretien avec Valérie Manteau

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LA rentrée du Tripode ? un seul roman.

LE SILLON

Entretien avec

va l é r i e manteau parution 30 août 2018


UN E J EUN E FEMME REJOIN T SON A M A N T À I S TA N BU L . A L OR S QU E L A V I L L E SE DÉ FA I T AU RY T H M E DE SE S CONTR ADICTIONS ET DE L A VIOLENCE D ’ É TAT, D ’AUC U N S LU T T E N T E N C OR E POUR LEUR LIBERT É . ELLE-MÊME DÉCOU V RE , AU FIL DE SES ERR A NCES, L’ H I S TOI R E D E H R A N T DI N K , JOU R NA LISTE A R M ÉN IEN DE T U RQUIE A SSA SSIN É POU R AVOIR DÉF EN DU U N IDÉAL DE PAIX. APRÈS CALME ET TRANQUILLE ( LE TRIPODE, 2016 ) , LE SILLON EST LE DEUXIÈME ROMAN DE VALÉRIE MANTEAU

LE SILLON VALÉRIE M ANTEAU 30 AOÛT 2018 280 PAGES 9782370551672 17,00 €


LE SILLON  EST VOTRE DEUXIÈME LIVRE : QUE REPRÉSENTE T- IL APRÈS CALME ET TRANQUILLE ?

Tout est allé très vite pour Calme et tranquille, le texte était sorti tout seul et avant que j’y comprenne quoi que ce soit, il était édité. Y a-t-il un suivant à un texte comme Calme et tranquille, ce n’était pas évident. Il n’y avait justement pas de sillon, de voie à suivre. J’avais envie d’essayer, parce que l’écriture de Calme et tranquille dans son mode autobiographique très libre a ouvert comme une seconde piste dans ma vie ; et je n’avais pas très envie d’y renoncer. Le Sillon est le résultat d’une année vécue en réalité augmentée, à la fois dans la vie, et dans l’écriture. J’ai recommencé à écrire très vite après avoir fini le premier, bien avant qu’il sorte en librairie. Tout était bouclé, j’étais à ÇA AURAIT Istanbul, en tête à tête avec une histoire PU N’ÊTRE d’amour au point mort, j’avais des proQU’UNE LONGUE blèmes de visa. Je suis partie faire un tour en Grèce, me suis retrouvée seule COMPLAINTE à Thessalonique, avec une montagne de AMOUREUSE, non-dits et de choses à régler, tant que je MAIS ISTANBUL n’avais plus d’autre option qu’écrire. J’ai M’A RAPPELÉE. fait quelques pages, la première est presque telle quelle dans Le Sillon (« Éveillée ou endormie je rêve… »). Ça aurait pu n’être qu’une longue complainte amoureuse, mais Istanbul m’a rappelée, et le tressage de mes errances sentimentales et des convulsions de la Turquie m’a donné le fil du livre à dérouler. VOUS AVEZ PASSÉ PRÈS DE DEUX ANS ENTRE ISTANBUL ET MARSEILLE. QUELS SONT VOS LIENS AVEC LA TURQUIE ?

Ma première rencontre avec Istanbul est à peu près celle que je raconte dans le livre : une visite touristique il y a quelques années, le coup de foudre, et l’empilement de rencontres qui font que je m’y sens plus chez moi que partout ailleurs. Je n’ai cessé d’y retourner depuis, autant que possible — c’est à dire trop peu à mon goût en ce moment, mais en alternant les périodes où je travaille à Marseille et les congés


Çilem Doğan, accusée du meurtre de son mari qui la violentait et qui l’avait forcée à la prostitution. Elle a été condamnée à 15 ans de prison en 2015, et fut rapidement relâchée grâce à l’immense mobilisation de l’opinion publique et des milieux féministes turcs. Ce portrait photographique marque la narratrice du Sillon.

sabbatiques, j’arrive à y passer autant de temps que souhaitable, car c’est aussi une ville usante. Passionnante bien sûr, mais qui me renvoie à tous les coins de rue à la violence du monde contemporain, à ses contradictions insolubles, mortelles peut-être. QU’EST- CE QUE REPRÉSENTE ISTANBUL ? DE QUOI EST- ELLE LE SYMBOLE, OU LE POINT DE RENCONTRE ? QU’A -T- ELLE À LA FOIS DE SI INTIME ET DE SI LOINTAIN ?

Istanbul est une fourmilière qui s’agite au milieu des vestiges d’un empire glorieux, millénaire, multiculturel, temporairement déchu (mais le temporaire pourrait bien durer des siècles, l’histoire est longue)… Cela lui donne une poésie magnifique, et une grande tension. J’aime vivre là-bas pour des raisons basiques et largement partagées par ceux qui ont visité la ville : c’est le plus bel endroit du monde et les Turcs ont un art de vivre que je ne connais nulle part ailleurs. Le problème, c’est que ceux que je fréquente ont un ressenti


différent de mon amour inconditionnel et naïf : ils se sentent minoritaires, dans un pays extrêmement polarisé, dont l’histoire est violente et menaçante. J’ai beau avoir conscience de cela (c’est de toute manière difficile à ignorer depuis la tentative de coup d’État de 2016) je continue à aimer la ville, mais il y a une vraie sensation de précarité, de bascule dans un nouveau système qui ne va pas être facile à vivre pour les gens comme nous. EN QUOI LA VILLE A PU OFFRIR UN MIROIR À VOS PROPRES TOURMENTS ?

Le côté miroir joue d’abord et surtout au niveau politique, historique, il me semble évident qu’il y a une grande IL M’A SEMBLÉ QUE similarité (avec mille décalages bien LA TURQUIE AVAIT sûr) entre la Turquie et la France. Le 10 ANS D’AVANCE ET côté capitale d’empire orpheline, le QUE NOUS DEVRIONS nationalisme, la mélancolie de n’être VITE COMPRENDRE plus le centre du monde, et une forme d’insouciance perdue ces dernières CETTE HISTOIRE, PARCE QUE C’ÉTAIT années par la violence des attentats. Au niveau personnel, un autre miroir LA NÔTRE. m’a donné du grain à moudre, c’est l’assassinat en janvier 2007 du journaliste d’origine arménienne Hrant Dink, en pleine rue à Istanbul, qui a immensément choqué et divisé la société turque, entre ceux qui sont sortis manifester le 23 janvier aux cris de « Nous sommes tous arméniens », et les autres. Pour moi qui ai découvert cette histoire en 2015, juste après les attentats de Charlie au cours desquels j’ai perdu des proches, alors que la France avec son nombrilisme habituel avait l’impression d’inaugurer l’ère des attentats et d’être en première ligne de ce qui allait arriver au reste du monde, il m’a semblé que la Turquie avait 10 ans d’avance et que nous devrions vite comprendre cette histoire parce que c’était la nôtre.


Hrant Dink POURQUOI AVOIR CHOISI L’HISTOIRE DU JOURNALISTE HR ANT DINK COMME POINT DE DÉPART DE LA QUÊTE DE LA NARR ATRICE ?

Pendant des mois j’ai dit aux gens que je rencontrais que j’écrivais « un livre sur Hrant », comme si ça allait être un essai, un portrait, une enquête. En fait à aucun moment il ne fut question de cela, je suis toujours restée au niveau métatextuel : j’écrivais sur ce que cela faisait bouger dans ma vie, dans la vie d’une étrangère vivant à Istanbul en 2016-2017, de se mettre dans la peau de quelqu’un qui écrit sur Hrant, c’est-à-dire un sujet politique, douloureux, clivant. Le souvenir de Hrant incarne un point de rassemblement pour tous les militants des droits de l’homme en Turquie ; voire pour tous les démocrates. C’est un deuil commun que j’ai en quelque sorte endossé. Cela m’a ouvert la porte du cœur de gens merveilleux, cela m’a aussi coupée d’autres. L’homme qui partage ma vie au début du livre n’a pas voulu me suivre sur cette pente qui remue pour lui une fêlure, une défaite.


EFFECTIVEMENT, L’HISTOIRE D’AMOUR S’ÉTIOLE À MESURE QUE PROGRESSE L’ENQUÊTE SUR HR ANT DINK...

Je cite Murat Uyurkulak, Tol : « Écrire un livre ça te pourrit l’existence ». Il y a une rivalité entre l’écriture et la vie, et entre les vivants et les morts. Au fur et à mesure de mon histoire, les personnages qui tiennent bon sont ceux qui ont mis leurs billes du côté de l’écrit — les auteurs dont je cite les textes, qu’ils EN SE RANGEANT soient morts (Hrant Dink), en prison DANS LE SILLON (Asli Erdoğan, Necmiye Alpay, Ahmet DES ÉCRIVAINS, LA Altan), en exil (Pınar Selek), ou qu’ils NARRATRICE CHOISIT prêchent dans le désert du négationDE SAUVER SA PEAU nisme (Fethiye Çetin, Jean Kéhayan), finissent malgré tout par être des per- DE PAPIER. ELLE SE sonnages plus consistants que les COUPE DE CEUX QUI personnages de la vie « réelle », qui SONT DU CÔTÉ DE n’ont que les mots du quotidien, de la LA VIE, CEUX QUI, relation amoureuse par exemple. En se rangeant dans le sillon des FINALEMENT, N’ONT écrivains, la narratrice choisit de PLUS RIEN À FAIRE sauver sa peau de papier. Elle se coupe DANS SON HISTOIRE de ceux qui sont du côté de la vie, ET SONT ÉVINCÉS ceux qui, finalement, n’ont plus rien à faire dans son histoire et sont évincés DU LIVRE. du livre. Cela dit, c’est plus compliqué que ça ; il y a une dialectique dans le roman : certains des auteurs cités – Jean, Asli, Necmiye... – qui n’étaient que des noms au début, deviennent des personnages de la vie quotidienne de la narratrice, en même temps que l’amoureux s’éclipse de sa vie et devient un pur sujet de littérature, il devient une voix au même niveau que la mienne et peut intervenir sur le dispositif du livre quand ça l’arrange. C’est comme si le livre l’avalait.


«  C’EST FOU COMME PARFOIS IL FAUT FAIRE DE GR ANDS DÉTOURS POUR TROU VER CE QU’ON CHERCHAIT JUSTE EN BAS DE CHEZ SOI. » COMME LA NARR ATRICE, AVEZ -VOUS TROU VÉ DES RÉPONSES EN ÉCRIVANT CE ROMAN ?

La littérature est pour moi avant tout un espace de vie commun avec les morts. Il y a des absences auxquelles on n’a pas envie de s’habituer : personnellement, ça ne m’intéresse pas de me résigner à vivre dans un monde où la parole de quelqu’un est éteinte parce qu’un gamin lui a tiré une balle dans la tête. Je préfère passer mon temps dans cette zone un peu floue, où je peux bricoler des rencontres avec des gens que je n’ai pas connus vivants mais qui m’aident à comprendre où sont passés les gens que j’aimais et qui sont morts, et la façon dont je peux les joindre (presque au sens téléphonique). Pouvoir passer deux heures avec Hrant Dink juste en ouvrant un livre, c’est quand même un miracle, ça a débloqué beaucoup de choses dans ma vie. LA NARR ATRICE DÉPEINT À PLUSIEURS REPRISES UNE FR ANCE PÉDANTE ET NON EMPATHIQUE, POUR LE MOINS TRÈS ETHNOCENTRÉE ...

En Turquie comme ailleurs, les Français sont connus pour être outrageusement prétentieux, faire la grève (voire la révolution) à tout bout de champ, ne pas parler d’autres langues que le français, bien s’habiller, bien manger et bien boire, ce qui tout compte fait nous vaut souvent un étonnant capital de sympathie. La France a été une grande source d’inspiration pour Atatürk et cette francophilie persiste aujourd’hui encore dans la bourgeoisie laïque qui a souvent étudié en français et a dans sa bibliothèque Le Petit Prince, Camus, Balzac, Hugo, Beauvoir, Duras... Inutile de dire que cet attachement est bien mal payé en retour, il suffit de voir les discours de nos dirigeants sur la Turquie, il suffit de se demander ce que nous Français connaissons vraiment de cette région du monde qui est pourtant au coeur des enjeux de notre politique étrangère. Il me semble que les Turcs éduqués sont souvent choqués (mais peut-être est-ce moi qui suis honteuse) par notre inculture. Il faut dire qu’on associe encore beaucoup à la France « le pays des droits de l’homme », et une certaine idée de la liberté qui nous


condamne à être décevants voire ridicules — si au moins on ne la ramenait pas tout le temps ! Ce qui est comique (ou tragique, c’est selon) c’est qu’en France on voit très bien la dérive de la Turquie, alors que de l’autre côté Erdoğan ne cesse de prendre l’exemple français comme caution : quand on lui reproche l’état d’urgence il dit regardez la France, quand on lui parle du génocide arménien il dit regardez la guerre d’Algérie. La différence me semble-t-il, c’est qu’en Turquie les démocrates nous appellent à l’aide et subissent leur isolement ; pendant qu’on est tellement appliqués à se raconter qu’on a la démocratie dans les veines qu’on ne voit pas qu’on est dans le même bateau. À l’évidence, le mouvement est général : montée du nationalisme adossé à la religion, effondrement des exigences démocratiques. DÈS LORS, QUEL RÔLE ENDOSSE LA NARR ATRICE FR ANÇAISE EN VOYAGE À ISTANBUL ?

Il y a un assez grand décalage entre ma façon d’être et celle de la narratrice — sinon, ce ne serait pas drôle (quel ennui, même, ce serait). Il peut arriver que mes amis se moquent de mon attachement à Istanbul, qu’ils le trouvent naïf ou romantique, mais moi je les trouve blasés, c’est une question de point de vue et d’usure, sans doute. Finalement, il me semble que je suis tout autant affectée par l’effondrement de la Turquie que n’importe lequel de mes amis turcs, je ne vis pas du tout dans une bulle, contrairement à la narratrice : elle assume beaucoup plus son côté étranger (même si elle est très poreuse à la montée de l’intranquillité turque), elle est plus candide que moi dans sa façon d’aborder la différence culturelle, assez frontale

LA NARRATRICE EST PLUS CANDIDE QUE MOI DANS SA FAÇON D’ABORDER LA DIFFÉRENCE CULTURELLE, ASSEZ FRONTALE (...) IL FAUT AVOUER QUE C’EST UNE QUALITÉ TRÈS PRATIQUE POUR UN PERSONNAGE DE ROMAN, ÇA REND LES CHOSES PLUS SAILLANTES.


pour poser les questions et dire ce qu’elle ressent... ce n’est pas franchement mon cas mais ça m’est très sympathique et il faut avouer que c’est une qualité très pratique pour un personnage de roman, ça rend les choses plus saillantes. Et ça permet de mettre en scène le vrai effort quotidien que cela demande, de sortir de sa zone de confort, d’essayer de trouver sa place dans un pays dont on connaît mal l’histoire, la langue, qui plus est un pays qui va mal comme la Turquie. Elle est souvent à côté de la plaque mais finalement elle arrive à s’adapter et à mener sa barque, plus ou moins... Si je compare sa vivacité d’esprit avec le travail de moine que m’a demandé l’écriture du livre, dans le contexte mouvementé qu’il décrit, je me dis qu’elle a la grâce ! VOUS AVEZ RENCONTRÉ ASLI ERDOĞAN : QUELS FURENT SES LIENS AVEC HR ANT DINK ?

J’ai rencontré Asli quand elle est sortie de prison, je faisais partie de son comité de soutien et nous avions des amis communs grâce auxquels on s’est souvent revues, à Istanbul et en France, depuis qu’elle est en exil. Elle fait partie de ces personnes pour qui prononcer le nom de Hrant suffit à créer un lien de confiance. Le milieu des démocrates turcs à Istanbul est tout petit, tout le monde se connaît, et Hrant faisait partie des personnages emblématiques, fédérateurs. La sociologue Pınar Selek, qui vit aujourd’hui en exil en France, raconte très bien dans son livre Parce qu’il sont arméniens (Liana Levi, 2015) comment Hrant Dink pouvait prendre son téléphone pour appeler n’importe quel intellectuel ou militant qui sortait du rang, notamment des prokurdes comme elle ou Asli, dont la pensée lui semblait intéressante, pour dire


Rencontrons-nous, nous devons unir nos forces et notre désir de vivre en paix. Hrant Dink, c’était l’inverse du communautarisme. Asli était présente à Agos quand les nationalistes ont commencé à menacer le journal et son directeur, quand ils venaient déposer des couronnes mortuaires là où Hrant serait assassiné ; on la reconnaît sur une photo prise dans les locaux par celui qui était l’avocat de Hrant Dink et qui deviendrait « SAVEZ -VOUS CE QUE CELA le sien, dix ans plus tard. Elle a REPRÉSENTE POUR UN écrit après l’assassinat une très belle lettre ouverte à la société HOMME D’ÊTRE ENFERMÉ turque ; et elle s’est rendue DANS L’INQUIÉTUDE D’UNE aux procès des assassins, elle COLOMBE ? » le raconte dans une des chroHRANT DINK ( 1954 – 2007 ) niques d’Özgür Gündem, pour lesquelles elle a été emprisonnée. Elle fait partie de ceux qui ont continué à creuser le sillon. Sa devise « sobrement, personnellement, simplement, je ne veux pas être complice », c’est pour moi la clef de la résistance. On peut tous, on devrait tous s’y retrouver, et aujourd’hui en tant qu’Européens avec ce qui se passe chez nous, à nos portes, sur nos rivages, à nos frontières, ça suffirait à changer l’histoire. Propos recueillis en avril 2018

Défilé populaire le jour de l’enterrement de Hrant Dink


« CE N’EST PAS NOUS QUI AVONS INVENTÉ CETTE COUTUME, ELLE EXISTE DE TOUTE ÉTERNITÉ, DEPUIS TOUJOURS, LES OISELEURS CAPTURENT LES OISEAUX ET LES GENS D’ISTANBUL LES REMETTENT EN LIBERTÉ. » YACHAR KEMAL, CITÉ DANS LE SILLON, VALÉRIE MANTEAU

Crédit photo ci-dessus et couverture : daphnepapin@hotmail.fr

Contact presse Geoffrey Durand geoffrey@le-tripode.net Contact libraires et festivals  Lucie Eple lucie@le-tripode.net


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