L A C A R TO T H È QU E
Unepremièreversiondel’introductionetdequelques-unsdes textesquiapparaissentdanscetteanthologieaétépubliéeen 2004danslerecueilCettefois-ci,ÉditionsRumeurDesÂges. L’éditeursaisitcetteoccasionpourremercieHélèneHenry, tant pour sa belle humeur que les élans de sa traduction. © Lev Rubinstein, 2015, pour les textes © Le Tripode, 2018, pour les traductions
L A C A R T O T H È QU E Une anthologie de 30 textes de Lev Rubinstein Introduction et traduction de Hélène Henry
INVENTAIRE
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Catalogue de trouvailles théâtrales Événement sans dénomination Du début jusqu’à la fin Programme d’échange d’expériences Présupposés préromantiques Élégie Apostrophes amicales de 1983 Des si et des signes Car il est dit Toujours plus loin Angelus poeticus Du jeudi au vendredi Ça. Ou autre chose Le poète et la foule Apparition du héros La vie est partout Concert domestique L’habitude de faire un drame de tout « Maman faisait les vitres... » Sonnet 66
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« Cette fois-ci... » Poésie pure Le temps passe Un autre nom Questions de littérature Album mélancolique Écriture régulière Me voici « Là c’est moi... » L’échelle des êtres
INTRODUCTION
Lev Rubinstein est un classique du « Conceptualisme de Moscou », cette nouvelle avant-garde qui, vers 1970, a bousculé l’habitus littéraire soviétique en réinventant la forme du poème. Pour Rubinstein, ce fut l’ « écriture-sur-fiches ». Ses textes sont connus et traduits dans la plupart des langues européennes. En Russie, il a depuis longtemps trouvé son public grâce à des lecturesperformances personnelles, à des recueils bien édités (Limbach et NLO) et au spectacle vivant : mises en espace, ballet, travail en musique, etc. Un recueil complet de ses textes-sur-fiches (1975-2008) est paru en 2015 à Moscou (La Grande Cartothèque, Éditions Novoe Izdatelstvo). Le présent livre s’appuie sur cette édition. Rubinstein a aujourd’hui abandonné l’« écriture-sur-fiche » et poursuit un travail d’essayiste et d’humoriste, portant un regard sans concessions sur la Russie d’aujourd’hui, son régime, sa société et sa culture. Mais si le temps où les Conceptualistes disséquaient expérimentalement le langage-mort est passé, les textes de Rubinstein, eux, sont restés vivants.
Lev Rubinstein récuse le nom de poète. Interrogé sur ce qu’il fait, il parlera de la nécessaire réflexivité de l’art, de la connivence de principe entre les arts graphiques et ceux du langage, de son intérêt pour tout texte qui n’est pas fiction, et du temps, lointain déjà, où il a dû inventer la « mise-en-fiches » pour échapper à l’entropie. En 1975, bibliothécaire à Moscou, Lev Rubinstein écrit des poèmes de forme classique. Il sait par cœur, en bon intellectuel de sa génération, Pouchkine et Mandelstam (il y ajoute Tolstoï, qu’il admire). Il prête l’oreille au langage des rues et des marchés (langage cuit de l’homo sovieticus), et hante les ateliers et les cuisines où, en ces années de stagnation, se discute et s’élabore l’art non-officiel. C’est alors qu’il invente, dans une logique que lui dicte son temps, un nouveau « genre artistique » la « mise en fiches ». Comme ses pareils à cette époque, il théorise et adore s’autodécrire : « Au milieu des années 1970, j’ai inventé un genre personnel, celui du texte-sur-fiche , qui répondait alors chez moi à un besoin de surmonter la force d’inertie de la page. Plus encore : il s’agissait, par l’invention d’un genre inédit, d’amener le samizdat, en quoi on pouvait voir alors une situation à jamais figée, à déborder le cadre socio-culturel pour conquérir l’esthétique. Ce genre a montré une vitalité qui m’a étonné moi-même, se révélant capable d’importants développements et modifications internes. »
La « mise en fiches » devient la signature de Rubinstein. L’idée de segmenter son texte en l’inscrivant, phrase après phrase, sur de simples fiches perforées, lui a été suggérée par son quotidien de bibliothécaire, par les pratiques picturales de démultiplication du Pop Art américain, et par l’espoir qu’un discours donné à « voir » en pièces détachées serait capable de réveiller le lecteur-auditeur engourdi par le soviétisme ordinaire. Le principe est celui de l’écriture-catalogue. Sur chaque fiche perforée figure un énoncé (y compris l’énoncé-zéro, le blanc) issu de territoires variés du langage : formules toutes faites du quotidien, citations, quasi-citations, citations fausses, poèmes authentiques ou fabriqués, exemples de grammaire, dictons et sentences, jargon scientifique, juridique ou philologique, chansons, lambeaux de textes narratifs, interjections, jeux de mots, tics divers... Rubinstein découpe les langages, les juxtapose, les mêle et les heurte, dans un système d’échos qui crée un « grand texte » doté d’une cohérence inédite et d’un rythme individuel. Pour accéder à une nouvelle unité, analogue à celle que produisent dans le poème classique les contraintes formelles de la versification, mais différente dans ses moyens et ses enjeux, le texte de Rubinstein fut tout d’abord énoncé dans un dispositif dont il était
étroitement dépendant. Il était, d’une part, texte-objet défini par les fiches de carton perforées, écrites à la main, rangées en liasses enserrées d’un élastique. Et il était, d’autre part, texte-performance, puisqu’il s’actualisait dans une lecture théâtralisée, agie et proférée, de préférence, par Rubinstein lui-même. La lecture a sa cadence, ses césures, ses retours : geste de la main qui prend puis replace la fiche, pauses, effets d’intonation (fausses conclusions, prolongation d’attentes, redites inopinées, longueurs diverses des énoncés). « C’est une visualisation du texte, une théâtralisation, une oralisation. » Ainsi s’est construit un objet « rubinsteinien », incongru et jubilatoire, qui déstabilisait les représentations familières. Livré maintenant sous forme de livre, il continue à nous faire douter à la fois des mots et du monde, mais, du même mouvement, leur donne vie. Hélène Henry
NOTE SUR LA PR ÉSENTE ÉDITION
Les textes de Lev Rubinstein ont été initialement conçus sur des fiches, certains peuvent en regrouper plus d’une centaine. Plusieurs éditions ont essayé de reproduire graphiquement ce principe textuel, d’autres ont privilégié une numérotation pour le signaler. Nous avons pour notre part fait le choix de reproduire chaque fiche sous la simple forme d’une strophe. Un saut de ligne matérialise ansi le temps de suspension entre deux fiches. Dans cette logique, il faut comprendre trois sauts de ligne successifs dans un texte comme l’indication, caractéristique de l’humour de Lev Rubinstein, d’une fiche vierge.
CATALOGUE DE TROUVAILLES THÉÂTRALES 1976
On peut décider de se consacrer à n’importe quoi ; À l’établissement d’une unité notionnelle, en y sacrifiant presque tout son temps ; À l’établissement de relations causales et consécutives, en négligeant tout le reste ; À l’établissement d’une médiation entre gouvernant et gouverné, sans savoir quelle issue pourra être tenue pour positive ; À l’élaboration d’une classification des possibilités en fonction de leur potentiel comique ; À celle d’une classification des passions du point de vue de l’étendue de leurs conséquences ; À celle d’une classification des énoncés en fonction de leur signification contextuelle ;
À celle d’une classification des comportements en fonction de leur motivation contextuelle ; À celle d’une classification des humeurs en fonction de leur degré d’indéfinition ; À celle d’une classification des événements en fonction de leur prédictibilité ; À celle d’une classification des situations en fonction de leur verrouillage ; À celle d’une classification des doutes en fonction de leur indécidabilité ; On peut écarter tous les doutes rien qu’en instaurant un puissant facteur d’organisation rythmique de l’existence – mais c’est justement là qu’est la difficulté ; On peut se consacrer à n’importe quelle autre tâche, à condition de ne pas trop entrer dans les détails ; On peut commencer par où on veut, on peut être sûr qu’en l’occurrence n’importe quel début sera prometteur ;
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On peut faire un absolu de n’importe quelle faiblesse passagère en l’érigeant en principe structurant ; On peut donner à n’importe quelle attitude – la circonspection par exemple – des dimensions proprement cosmiques ; On peut faire usage de tous les droits accordés par hasard sans avoir besoin qu’ils soient proclamés ; On peut délivrer une grande leçon de tolérance, mais de façon à ce que personne ne s’en aperçoive ; On peut parasiter autrui à la lisière de d’automystification et de l’autocritique, sans beaucoup s’interroger sur les limites du permissible ; On peut s’arrêter à la limite du permissible, pour songer à ce qu’on appelle les conséquences ; On peut s’arrêter devant la nécessité d’un choix, comme on peut franchir le seuil d’une nécessité imaginaire ; On peut définir les événements, mais on ne peut pas les prévoir ;
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On peut tout planifier dans les moindres détails, mais on peut aussi ne pas le faire ; On peut se mouvoir au plus touffu de l’expérience sensuelle en se guidant uniquement sur des signes et représentations virtuelles ; On peut se mouvoir dans la forêt des notions sans s’occuper le moins du monde du but réel du voyage ; On peut détecter les ressorts d’actions diverses et n’en laisser rien savoir à personne ; On peut prêcher le contraire de ce à quoi on ajoute foi, et inversement, sans le moindre risque d’être découvert ; On peut sans problème prendre une chose pour une autre et se réjouir de sa trouvaille sans risquer de se tromper ; On peut sans problème remplacer une chose par une autre sans risquer de tomber dans une hérésie morale ; On peut sans grand problème se nourrir de l’énergie d’une secrète mélancolie ; On peut ne rien regarder, mais tout voir ; – 20 –
On peut tout voir mais ne rien comprendre ; On peut n’accorder d’attention à rien ; ou bien, au contraire, faire attention à tout ; et puis on peut prêter attention à ce qui paraît le plus important ; On peut se voir en rêve comme à distance dans un rôle fort peu engageant et se réveiller tout gêné et honteux – mais c’est là une question privée ; On peut, se voyant soi-même à distance, être saisi d’horreur, mais on peut aussi être très satisfait ; On peut éviter les rencontres, les regards, les conversations et ainsi de suite, mais n’est-il pas préférable de s’en remettre au destin ; On peut construire presque machinalement des situations mythologiques ; On peut se retrouver dans une situation plus qu’ambigüe ; On peut passer à proximité, s’arrêter boire une tasse de thé et bavarder un peu ; On peut deviser sur tous les sujets qu’on veut et aussi longtemps qu’on veut en ne prêtant attention qu’à la facture du discours ; – 21 –
On peut parfaitement rester ensemble sans le moindre risque de se lasser l’un de l’autre, mais il faut savoir faire ; On peut se terroriser réciproquement par des semiallusions menaçantes, avec le résultat inverse de celui qu’on escomptait ; On peut se scruter réciproquement avec une telle circonspection que cela peut devenir un jeu assez captivant ; On peut parler de la même chose pendant des heures sans sentiment de saturation, mais c’est difficile ; On peut ne pas se parler pendant des heures, puis se dire au revoir comme si de rien n’était ; On peut achever une bonne fois pour toutes une conversation entamée, puis voir ce qui en résultera ; On peut estimer que certaines questions resteront ouvertes ; On peut compliquer, mais aussi simplifier les choses à tel point qu’il n’y aura simplement plus rien à dire ;
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On peut pratiquer la mystification à un point tel que la simple possibilité de la démystification prend un caractère illusoire ; On peut être si fatigués l’un de l’autre qu’on verra surgir la possibilité de stimulations relationnelles neuves et inédites ; On peut parfaitement se passer d’une assistance réciproque explicite : un accord muet sera suffisant ; On peut épier avec une délectation sans bornes la conversation d’autrui en se réjouissant d’un succès comme si on l’avait provoqué ; On peut avoir recours à divers raffinements pour que la joie ne connaisse véritablement pas de bornes ; On peut faire une réunion pour discuter de la situation présente ; On peut faire une réunion pour décider de ce qui doit l’emporter : – une inévitable percée vers une nouvelle réalité métaphysique, ou bien la peur pathologique d’un faux pas ; – la compréhension intellectuelle de la sortie du champ de l’automatisation ou l’attachement émotionnel à ce champ ; – 23 –
– la prise de conscience claire de sa liberté de choix ou bien le désir d’adhérer à a volonté de l’usurpateur ; – Le voix d’un repos désiré ou bien quelque chose d’autre ; – et ainsi de suite ; On peut parler du danger que constitue la vocifération quand partout elle passe pour de la plurivocité ; On peut indéfiniment échanger des impressions passagères, mais qui peut dire dans quelle mesure cela est productif ; On peut parler sérieusement de l’idée de productivité, mais qui sait ce que cela signifie en fait ; On peut débattre de tout cela ni plus ni moins sérieusement que ce que requiert l’objet du débat ; On peut s’imaginer d’un coup avoir trouvé une solution définitive, mais de cela il faut justement se méfier ; On peut porter d’un coup son regard sur l’une des nombreuses manifestations du réel, et dire ensuite qu’il s’agissait d’un choix d’objet fortuit ; – 24 –
On peut d’un coup crier à qui veut l’entendre ce qu’on ne dirait pas même en confidence ; On peut avoir d’un coup honte de ce qu’on a dit et tenter de le neutraliser à l’aide de ce qu’on dit ensuite ; On peut, sans exaltation ni coquetterie, faire d’un coup l’annonce de sa propre inanité, mais cela est, d’une part, presque impossible et, d’autre part, absolument facultatif ; On peut énoncer ce qui est, de fait, sa dernière volonté, mais de manière si terrible, que la même idée viendra à tout le monde ; On peut, par la simple énonciation d’un nom, faire que d’un coup tout le monde s’entreregarde ; On peut d’un coup toucher les gens et se les concilier par la banalité extrême de ses jugements ; On peut dire toutes les sottises possibles sans se soucier de l’effet produit ; On peut s’éloigner à l’infini de son objet ou s’en approcher, sans s’abaisser à des généralisations d’aucune sorte ; – 25 –
On peut, sans doute, présenter l’affaire de telle façon que personne ne lui reste étranger ; On peut vérifier une énième fois que tout est à sa place ; pour cela, il faut se retourner brusquement ; On peut s’en aller à tout instant, et arriver à tout instant, rien que pour vérifier que tout est à sa place ; On peut dire quelque chose en passant, on peut aussi ne rien dire ; On peut dans un long soupir énoncer tout ce que l’on sait, mais le sens de ce qu’on aura dit sera justement le soupir ; On peut se rapprocher pour entendre ce qui est dit ; On peut d’un coup entendre dire ce que soi-même on sait ; On peut apprendre tout l’indispensable même sans recourir aux interrogatoires ; On peut, au fait, sans savoir de quoi il est question, se sentir ivre de la sensation d’une parenté intérieure ; – 26 –
On peut se représenter n’importe qui dans n’importe quelle situation, et ce sera une trouvaille théâtrale ; On peut, sans risquer de faire rire, espérer que votre voix sera tout de même entendue, cela aussi, c’est une trouvaille théâtrale ; On peut même ignorer ce qui nous paraît indigne de passer pour une trouvaille théâtrale ; On peut ne bouger ni au sens propre, ni au sens figuré, car cela aussi passera pour une trouvaille théâtrale ; On peut en définitive prendre un peu de tout dans un ordre et des proportions arbitraires, tout le monde comprendra que c’est une trouvaille théâtrale ; On peut aiguiser son sens théâtral à tel point que l’un des dormeurs se réveillera tout à coup dans la peau d’un super-comédien ; On peut expliquer cela par les raisons les plus diverses ;
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On peut expliquer cela, par exemple, par la peur d’un faux-pas, mais il y a peu de chance pour que ce soit la bonne explication ; On peut prendre les faibles miroitements de notions aux contours flous comme le retour du lyrisme débridé des siècles passés ; On peut considérer que toute forme devenue consciente est conservatrice, et partir de là pour évaluer les choses ; On peut considérer que tel fut le début, telle sera la fin ; On peut considérer qu’il se passe quelque chose d’absolument extraordinaire ; On peut considérer que rien ne s’est passé ; On peut tout à fait ne rien remarquer ; On peut savoir à l’avance comment vont finir les choses, mais il est hautement non théâtral de dévoiler ce savoir ; On peut ériger en principe de construction l’indétermination elle-même ;
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On peut ne pas s’opposer à la nature qui réclame à grands cris le repos et l’inactivité ; On peut parfaitement se contenter des restes de victoires passées, mais à quoi bon ; On peut, même dans les vaines manipulations de la mémoire, chercher le signal d’une salvation authentique ; On peut, dans le fait même de la convention théâtrale, voir le signe secret d’un figement fatal ; On peut éviter le figement fatal en assimilant convenablement le principe de théâtralité ; On peut, du reste, ne pas se pénétrer de l’esprit de trouvaille théâtrale, mais cela, on n’y peut rien ; On peut ne pas même accueillir les possibilités offertes et considérer que rien ne s’est produit ; On peut continuer dans le même esprit ; On peut mettre fin à tout cela à tout instant – c’est là la dignité des trouvailles théâtrales ; On peut faire halte un moment, puis reprendre avec une force accrue ; – 29 –
On peut tout répéter depuis le début ; On peut ne pas penser aux conséquences : elles seront de caractère théâtral ; On peut ne pas se préoccuper de l’avenir : il sera de caractère théâtral.
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