maroussia vossen
Chris Marker (le livre impossible)
LE TRIPODE LittĂŠratures
Arts
Ovnis
L’ensemble des documents reproduits appartiennent à la collection particulière de Maroussia Vossen. Les dessins, photographies et montages sont de Chris Marker.
Droits réservés pour l’illustration de couverture. © Le Tripode, 2016
Maroussia vossen
Chris Marker ( le livre impossible) récit
LE TRIPODE Littératures
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Ovnis
PrÉambule
Ce texte n’est ni un roman ni un essai ; encore moins une biographie. C’est le récit fragmentaire de mon lien à Chris Marker, de ma naissance à sa mort. Je n’évoquerai pas le cinéaste, laissant ce travail à ses commentateurs. Je ne peux que restituer quelques instants partagés avec lui, à mesure qu’ils me reviennent en mémoire : plus de cinquante ans de souvenirs. À peine sortie de l’enfance, je me suis rendu compte qu’il cloisonnait ses relations. Cela lui permettait d’avoir un échange privilégié, un rapport singulier avec l’autre, de construire un cercle dont il serait le centre, mais un centre mouvant. Ainsi, chacun peut aujourd’hui parler de « son » Chris.
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Mon point de vue (ou de vie) est fait de plusieurs regards. Celui d’une enfant qui cherche un père ; celui d’une adolescente à la fois rebelle et impressionnée par cet homme qui avait l’allure d’un grand fauve ; celui enfin d’une femme adulte, engagée dans sa propre voie artistique. Ce dernier regard est probablement le plus critique. Mais, quoi qu’il en soit, notre relation ne s’est jamais départie d’une forme de reconnaissance réciproque. On peut dire que notre lien était là et au-delà des mots, comme il était hors de toutes règles conventionnelles. Chris Marker était un personnage complexe, ses multiples noms d’emprunt sont autant de preuves de son exceptionnelle capacité d’adaptation ; il m’a toujours été difficile d’en cerner les contours. Paradoxal, contradictoire, imprévisible... Ce ne sont que des mots. Immanquablement, il échappait à quiconque voulait l’enfermer dans une définition.
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OSER
Oser poser mon regard sur un homme qui « traquait » le monde sans vouloir être vu. Oser lui dire des choses qu’il savait mais qu’il ne voulait pas entendre. Oser parler avec lui du temps qui passe, des personnes qu’il ne voulait plus voir, de la nourriture. Oser le regarder en face et lui dire en souriant : « Articule ! » Oser le démasquer, gentiment, pour obtenir un sourire complice. Oser écrire ces mots, parce qu’à la fin de sa vie il m’a avoué être complètement perdu, ne plus savoir qui il était, parmi toutes ses identités. Oser dévoiler un peu ce qu’au fond il aurait aimé qu’on sache. 11
L’URNE « Soit tôt ou tard ce corps deviendra cendre, Car à nature il faut son tribut rendre, Et de cela nul ne se peut défendre : Il faut mourir. » Étienne Dolet, Cantique
Au terme de deux années de chassés-croisés et de confusions, quelques chercheurs explorent encore les décombres de son atelier pour récupérer des traces de l’« esprit Marker », tandis que ses cendres refroidissent dans un sous-sol du Père-Lachaise. On me fait l’honneur d’aller les chercher et d’accompagner l’homme dans son dernier voyage... en métro jusqu’au cimetière du Montparnasse. J’arrive à la réception et tends l’« ordre de mission » m’autorisant à récupérer une urne censée contenir les cendres de Chris Marker.
« Il n’y a pas d’urne, m’annonce-t-on, les cendres de Monsieur Marker devaient être dispersées. – Ce n’est pas ce qu’on m’a dit.
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– Vous devez choisir un modèle qui vous convient », me dit un individu qui ressemble à un chat égyptien égaré. Devant un étalage de boîtes, j’opte pour une Cassiopée bleue... « Ah ! vous faites le bon choix, la couleur est douce. » Il s’échappe par un escalier secret, pour réapparaître quinze minutes plus tard. « Madame, il faut faire graver une plaque pour identi fier l’urne. – Mais monsieur, je dois être dans une heure au cimetière du Montparnasse. – Je ne sais pas si je vais avoir le temps, rétorque-til ; ah ! j’oubliais... voulez-vous un petit sac pour mettre les cendres dans l’urne ?, continue l’homme, sans tenir compte de ma remarque. – Est-ce vraiment utile ? – Non, ce n’est pas indispensable, et bien sûr pas gratuit ! – Cher monsieur, on va en rester là, la Cassiopée bleue, la plaque, c’est très bien, dis-je sur un ton qui se veut définitif. »
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Il repart. Je me sens comme une chouette fourvoyée dans un décor crépusculaire, en plein courant d’air, entre un silence lourd ponctué de coups de téléphone, les allers et venues du personnel, raide et vêtu de noir, et des passants, également égarés, venus assister à une improbable cérémonie funéraire. Une femme vient s’asseoir à un petit bureau et me dit : « Je prends le relais administratif. » Le chat égyptien revient avec l’urne... Je tends ma Carte Bleue pour régler. « Nous n’acceptons pas la Carte Bleue, m’annonce-t-il d’un ton péremptoire. – Où puis-je prendre du liquide ? – Nous n’acceptons pas les espèces, uniquement les chèques. » Je reste perplexe. « Comment ! ? Vous n’avez pas de carnet de chèques sur vous ! » Je commence à perdre patience. Je téléphone à la responsable de la « mission » pour qu’elle envoie un coursier d’urgence avec un chèque... « Il faut que j’aille demander l’autorisation à ma supérieure (je crois entendre "à la Mère supérieure"). »
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Cette dernière ne fait aucune difficulté à donner son accord. Je peux enfin partir avec ce bagage insolite... Je soulève l’urne pour la mettre dans le sac, et dis machinalement : « C’est lourd ! » L’experte des PFG 1 se dresse comme une mangouste sur ses pattes arrière : « Madame, j’ai le devoir de transparence de vous dire que le poids de l’urne dépend de la densité osseuse du défunt... Vous voyez, me dit-elle en dégageant son poignet, j’ai des attaches fines. – Ah ! oui ! moi aussi... et, heu... c’est vrai, il était costaud... » Je m’empresse de sortir, le sac à l’épaule. Mais, arrivée sur le pas de la porte, je commence à vaciller. Non, je me dis, ce ne peut pas être que le poids de cette urne. Je me pose sur un banc, déconcertée. Une évidence s’impose à moi : ce poids est celui de plus d’un demi-siècle de familiarité avec cet homme qui, avant ma naissance, avait pris la décision de s’occuper de moi. Un père putatif 2 en quelque sorte. J’essaie d’ironiser et lui adresse quelques mots. « Voilà, maintenant, nous allons prendre le métro, ter rain d’aventure que tu affectionnais, mais que nous avons rarement pris ensemble. »
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images « Le texte ne commente pas plus les images que les images n’illustrent le texte. Ce sont deux séries de séquence à qui il arrive bien évidemment de se croiser et de se faire signe, mais qu’il serait inutilement fatigant d’essayer de confronter. Qu’on veuille donc bien les prendre dans le désordre, la simplicité et le dédoublement, comme il convient de prendre toutes choses au Japon. » Chris Marker, Le Dépays
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