SOM M A I R E
L'HUMOUR DU DÉSASTRE Antoine Volodine
IL N'Y A PAS DE JOHN BANVILLE John Banville
L'IRONIE DE TANTALE Olivier Rolin
UNE FORCE IMPUISSANTE Lìdia Jorge
LES VOIX DE LA MÉMOIRE Antonio Muñoz Molina
SI JE MENS, JE MEURS Richard Morgiève
MAIS QU'EST-CE QU'ON VA DEVENIR ? Pierre Michon
MA FAÇON D'AIMER Claude Louis-Combet
LA LITTÉRATURE EST UNE PARTOUZE... Antonio Tabucchi
LE TEMPS EST UNE PLAISANTERIE Jean Rouaud
JE N'AI AUCUNE IMAGINATION François Maspero
MURDER BALLADS John Burnside
TOUT POUR MOI EST RÉEL Enrique Vila-Matas
GÉNÉRATION CACHÉE Leonardo Padura
L'ENFANCE MARQUÉE Juan Marsé
LA FICTION EST UNE FAÇON DE PENSER Russel Banks
IL FAUT CRÉER DES GUERRIERS Patrick Chamoiseau
JE CROIS BEAUCOUP AU MAUVAIS ESPRIT Georges-Arthur Goldschmidt
UN ANTI-BARTLEBY Jacques Roubaud
J'AI ENTENDU LA VOIX DU LIVRE Gabriela Adamesteanu
Patrick Chamoiseau
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I L FAU T CR ÉER DES GU ER R I ERS Ent ret ien avec Pat r ick Cha moi seau
Analysant la façon dont lui-même s'est construit, Chamoiseau donne vie avec humour et sensibilité à la société multiple et pleine de mémoire du pays Martinique. Entre magie, révolte et débrouillardise, il interroge en profondeur les mécanismes de survie en pays dominé d’un peuple de djobeurs, conteurs, tambouyés, et autres quimboiseurs. Sous ce foisonnement de vies surgit régulièrement la mémoire de l’esclavage. Patrick Chamoiseau, qui multiplie les réflexions sur l’altérité, se fait aussi politique dans des essais et fictions, prônant le guerrier plutôt que le rebelle. À la recherche d’un nouvel épique, il atteint avec certaines de ses œuvres la dimension des grands romans latino-américains du réalisme magique. La langue fortement poétique envoûte et explose en une profusion toute végétale.
128 - Vertiges de la lenteur
• Pour Pierre Michon, Faulkner, auquel vous vous référez souvent dans votre dernier roman, est « le père du texte ». Nous lui avions demandé qui serait alors la mère du texte. Avez-vous une réponse ? Je n’y avais jamais pensé. Qui est la mère du texte ? La littérature ne suit pas la division des sexes que l’on retrouve dans l’espèce animale ou dans l’espèce humaine. Je crois qu’un grand auteur, Faulkner, est aussi mère que père. Chaque fois qu’on a une expression artistique exigeante, qui interroge le langage et la littérature, on entre dans des mobilisations où le pôle masculin et le pôle féminin sont extrêmement présents. Je me sens très féminin dans ce que je suis et ce que j’écris, ce que je ressens et je visualise. Mais c’est vrai qu’on pourrait se demander quelle serait la femme qui pourrait tenir le pendant... • Les femmes sont très présentes dans votre œuvre… Ce sont des personnages presque toujours très forts. Est-ce lié à une réalité antillaise ou à une vision personnelle ? Mes romans sont des romans de femmes. Ces personnages forts sont liés à une réalité antillaise relativement singulière. En effet, les sociétés antillaises sont nées dans l’esclavage et la famille antillaise a été très fortement conditionnée par l’esclavagisme. C’était d’abord une indistinction entre hommes et femmes qui faisaient le même travail. On était tous des choses, je ne veux pas dire des animaux, peut-être moins que des animaux. Il y avait des bœufs et des chevaux qui coûtaient plus que les esclaves. L’autre problème, c’est que la famille antillaise devait s’organiser autour de la femme. Quand tous les esclaves partaient dans les
champs, les enfants restaient avec la grand-mère ou une vieille femme impotente qui régentait les enfants le temps que ceux-ci aillent très vite eux-mêmes travailler dans les champs. Par ailleurs, une structure familiale se construit autour d’une figure tutélaire. Or, le père symbolique était le maître qui, non seulement pouvait utiliser toutes les femmes qu’il voulait, mais n’admettait pas d’autre autorité que la sienne. Il n’y avait pas de place pour un père biologique, en tout cas pas pour un esclave qui aurait voulu assumer son rôle de père. Il était complètement écrasé par l’autorité symbolique du maître. Du coup, la famille antillaise s’est constituée de manière matrifocale, c’est-à-dire autour de la mère ou de la femme. Ce sont des familles féminines. On a donc plusieurs générations de femmes qui, généralement, structurent l’univers de l’enfant. Le père reste une présence périphérique, sans autorité réelle, qui vient qui va, la femme a des concubins changeants. Et moi, j’ai été élevé dans une société comme celle-là. Ma mère a toujours été très présente, mon père a toujours été là, c’était un couple nucléaire, mais mon père ne s’occupait pratiquement pas des réalités domestiques. C’est ma mère qui était vraiment au centre de la famille et sans le vouloir, toute mon accession à une exploration de l’existence s’est faite par la présence féminine. C’est peut-être plus une propension antillaise, en tout cas c’est une sincérité antillaise. Je suis constitué comme ça, à travers des femmes, par des femmes. Ce qui a existé de plus puissant et de plus omnipotent, ça a été ma mère comme pour beaucoup d’Antillais. Là encore « mère » et « père » c’est la même personne, en l’occurrence la mère. • Ce qui apparaît nettement dans la trilogie autobiographique. Ah ! Oui, ma mère est centrale, bien que le père apparaisse un petit peu dans À bout d’enfance. C’est la mère qui est le personnage déterminant, mais je ne suis pas féministe, je ne crois pas à la littérature féminine, à une écriture féminine, je crois à la littérature et aux écrivains. Un grand écrivain est androgyne, il n’a pas de sexe apparent. La vieille division entre les sexes, c’est un truc animal qui de moins en moins aura de pertinence, me semble-t-il. On le voit bien aujourd’hui, à la façon de s’habiller. Les corsets culturels, commu-
nautaires, identitaires qui se sont constitués au fil du développement de sapiens et qui étaient exprimés par des réalités culturelles, tout cela a tendance à se défaire sous le processus d’individuation. Nous sommes désormais seuls et nous devons construire seuls notre sexualité, notre système de famille, nos valeurs, nos références... Je pense que chacun se positionne comme il peut en fonction de sa sensibilité, ses gestes, un tas de paramètres qui entrent en convergence entre les deux pôles féminin et masculin. L’individu ordinaire va entrer maintenant dans cette complexité mais les grands artistes vivent ce phénomène depuis la nuit des temps... • Balthazar Bodule-Jules, dans Biblique des derniers gestes, dit des femmes qu’elles sont « inaltérables », que l’homme n’a pas de prise sur elles. Oui, ce qui est assez surprenant. Mais c’est un vieux truc que l’on retrouve dans la Bible, la trace du passage de l’homme dans la femme qui reste invisible. Il y a un proverbe créole qui dit que la femme est une châtaigne et l’homme un fruit à pain. Celui-ci, en tombant, s’écrase et ne repousse pas, tandis que la châtaigne tombe et peut resurgir. Dans l’imaginaire populaire créole, en cas de chute importante, l’homme est complètement anéanti alors que la femme a toujours la ressource de se régénérer. Mais on comprend cela aussi quand on étudie les sociétés esclavagistes. La matrice, c’est la plantation esclavagiste, voire même le bateau négrier où tout commence. Dans celui-ci, les hommes étaient attachés au plus profond de la cale, mais les femmes étaient mises sous le gaillard d’avant le plus souvent, près de la cabine des officiers ou du côté des marins. Dès le voyage, les femmes recevaient la visite des marins, beaucoup d’entre elles débarquaient et mettaient au monde des métis. Il y a donc eu deux trajectoires différentes entre hommes et femmes. Alors que les hommes subissaient une profonde déshumanisation, les femmes commençaient, dès le bateau négrier, à avoir des contacts avec le maître, à le connaître et à entrer dans des stratégies singulières de résistance et de survie. Ceci a permis aux femmes d’avoir plus de ressources que les hommes, d’améliorer leur condition. D’où cette perception d’une puissance féminine. Si on ajoute que ce sont les femmes qui ont organisé l’éducation des enfants, n’importe quel créole américain reconnaît l’omnipotence féminine,
sans pour autant qu’elles disposent du pouvoir formel, politique, etc. • La femme est même quasiment immortelle dans Un dimanche au cachot. Oui, L’Oubliée et Caroline forment une lignée féminine. La jeune esclave, L’Oubliée, dans le cachot, doit se recomposer une identité : c’est le thème profond du roman. Dans un roman, on a toujours un thème qui relie, qui fait l’énergie secrète et puis on a des motifs : l’esclavage, le dimanche, etc. Cette espèce d’effondrement de l’humanité que constitue l’esclavage tant pour le maître que pour l’esclave me paraissait très important à explorer. Autant on a une vaste littérature sur les camps de concentration et d’extermination, ces réalités d’effondrement psychique inouï, autant on a eu jusqu’à maintenant tendance à négliger les plantations esclavagistes. On pensait par exemple que quand on entrait dans le camp d’extermination on était sûr de finir à la chambre à gaz. L’objectif, c’était d’être tué, ce qui vous mettait dans une situation de non-humanité terrible. Alors que dans la plantation esclavagiste, on pensait que l’esclave représentait un capital à préserver au maximum pour le maître qui l’avait acheté, donc que la situation était beaucoup moins effroyable. Mais ce que les gens ne remarquent pas, c’est que dès qu’il y a un déni d’humanité, la souffrance psychique est installée d’emblée de la manière la plus totale. Il y a une décomposition psychique immédiate et totale et toute la souffrance qui va avec. Dans une situation ordinaire, courante, nous avons toujours un « je » largement culturel qui est en interaction dans une société, et une multiplicité de « moi » que nous taisons, que nous mobilisons, que nous tenons en respect pour le moins par notre « je » apparent. Et je pense que les situations d’extrême inhumanité détruisent toute cette maîtrise, elles provoquent une espèce d’éclatement de la personnalité avec des recompositions très hasardeuses, très difficiles, qui obligent à renaître totalement ou à mourir, en fait à se refaire une identité. C’est un peu ce que nous vivons aujourd’hui dans la mondialisation néo-libérale. On a un tel effondrement des « valeurs », des références habituelles, que nous devons recomposer des systèmes référentiels intimes et individuels. Nous sommes désormais dans des sociétés
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d’individus qui permettent une très grande liberté : on choisit sa sexualité, on s’habille et on mange comme on veut… Mais en même temps cette liberté, ce bouleversement, peut provoquer des troubles identitaires et, peut-être, des dérapages comme ceux auxquels on assiste aujourd’hui avec la création du ministère de l’Identité. On a une telle peur dans cette recomposition générale, tant individuelle que collective, qu’on craint de ne pas pouvoir se maintenir une identité à laquelle on pourrait se référer. On craint « l’Autre » et on entre dans des désirs de fixations identitaires, donc à plus ou moins long terme dans des dérives de purification génétique. Pour en revenir à la pauvre petite L’Oubliée, elle se retrouve dans ce cachot, dans une obscurité totale, avec un air irrespirable. Elle avait déjà peu d’humanité, là elle n’en a plus : c’est l’éclatement de ce qui restait d’elle en mille petites postures de survie, postures d’esclaves… et puis la lente recomposition avec ce dont elle se souvient d’elle-même ou ce qu’elle croit être. Derrida a une belle définition de l'« Autre » : ce n’est pas seulement celui qui a une autre couleur de peau, qui parle une autre langue, etc., c’est trop facile ça, on le sait. L’Autre, c’est vraiment ce qui est imprévisible, inconcevable, impensable, périlleux ou enchanteur... L’Autre, c’est une espèce d’événement inattendu qui nous force à nous poser la question : mais qu’est-ce que je peux être en face de ce qui vient, comment je peux devenir autre chose, qu’est-ce que je vais devenir ? Cette négociation provoquée par l’irruption de l’autre dans notre univers déclenche les structurations identitaires intimes. Utiliser la richesse de l’Autre pour en faire un outil permanent de construction de soi, c’est la seule attitude qui vaille, la seule survie possible pour nous comme pour la petite L’Oubliée. Je lisais dernièrement des trucs sur les oiseaux : ils ont un chant inné, une petite ossature mélodique qui vient des gènes. Si on isole un oiseau chanteur, il aura toujours la structure élémentaire du chant de son espèce, mais il n’aura pas l’ampleur de ceux qui ont pu voler un peu partout, écouter les autres, rencontrer les autres. Sur l’inné on développe une richesse personnelle, une élaboration poétique liées à la rencontre avec l’Autre et à ses richesses. Entre deux oiseaux chanteurs, si on écoute bien, il y a toujours une petite marque particulière qui provient de la qualité
de leurs rencontres. Il me semble donc que la notion d’identité, c’est cela : le lieu de la rencontre véritable. La petite L’Oubliée, dans son effondrement d’humanité, va recomposer quelque chose de nouveau, une autre forme d’existence, de résistance, qui ne sera pas fondée sur la violence, la destruction du maître. Elle rentre presque dans un rapport transversal à l’Autre qui peut-être l’inconcevable, l’impensable, le total, quand (et c’est une scène que j’aime beaucoup dans le roman) elle laisse sortir le serpent du cachot alors que le maître lui a demandé de choisir entre l’animal ou elle. • Ce « rapport transversal », est-ce une sorte d’harmonie avec le monde ? Dans Chronique des sept misères, il y avait une allusion plutôt bienveillante aux rastas et leur rapport à la nature... C’est marrant toutes ces philosophies qui sont très proches de la nature et qui développent une mystique écologique. Moi je ne suis pas dans la mystique écologique. Celle-ci vient du fait que la conscience de sapiens va s’effectuer dans la nécessité de survie contre la nature, ses forces et ses violences. Sapiens va développer un autre petit monde virtuel, le monde magico-mythico-symbolique qui va sacraliser la nature. Les premiers artistes dans les cavernes vont commencer par sacraliser les animaux, les arbres, la matière... Il y a donc une participation mystique à la nature dont la conscience humaine tardera à se départir. Tout le problème de l’évolution de sapiens a consisté à faire de la culture un moyen de l’éloigner de l’animalité. C’est là que s’est produit peut-être le grand drame que nous vivons aujourd’hui, la séparation entre l’état d’humanité et l’état de nature alors que tout l’animal est en l’homme, et toute la nature aussi. Cette distance prise avec la nature nous a entraînés dans des aberrations écologiques et finalement humaines. Je crois qu’il faut revenir à une espèce de compréhension des équilibres du vivant, comprendre que nous ne sommes pas au centre du vivant, que nous faisons partie d’une complexité extrêmement interdépendante, et à partir de là trouver l’attitude raisonnable, et surtout le degré extraordinaire d’humanité nouvelle que cela suppose. Tout cela était déjà présent dans l’histoire de l’art, de la poésie, chez les romantiques allemands... Chaque époque donne de nouveaux éclairages et de nouvelles perti-
nences aux vieux textes. À un moment où nous sommes fondamentalement menacés du fait des mutations climatiques mais aussi du choc biologique qui va provenir de l’effondrement accéléré et massif de la biodiversité, il nous faudrait relire la bibliothèque humaine et voir ce que nous pourrions en tirer, peut-être même chez des poètes passés inaperçus jusqu’alors, pour refonder notre rapport à l’entour et à l’Autre au sens de Derrida. • Alors, seriez-vous rousseauiste ? On pensait en particulier à Chronique des sept misères où la science détruit une sorte de savoir instinctif et naturel qui permet à Pipi d’avoir un jardin merveilleux. Moi je ne crois pas à l’instinctif pur, je crois à l’élargissement de conscience qui suppose une ampleur très complexe. Ce qui me frappe chez tous les grands scientifiques, les astrophysiciens, les grands biologistes contemporains, c’est qu’ils présentent nécessairement une espèce d’attitude poétique. Einstein était un poète assez sensible. Je crois que, paradoxalement, dans la mesure où la science ne peut pas parvenir à une explication totale et définitive des grands mystères, elle mène à une sorte de sacralisation poétique qui, à mon avis, est très précieuse. Nous ne pouvons la dépasser. Il nous faut être très lucides et très rêveurs, très poétiques et très prosaïques, très laïques et très croyants... • Cependant, l’arrivée des scientifiques qui viennent voir le jardin de Pipi est catastrophique. Oui, mais c’est un exemple, ce ne sont pas ces scientifiques-là que j’aurais aimé avoir en face de moi. Si on prend l’exemple de la Martinique, toute la recherche scientifique en matière agricole a été fondée sur le fait que sapiens a toujours eu des problèmes de famine. La seule réponse de l’agriculture a été une production de masse pour l’éviter à tout jamais. Le culte de l’abondance. J’ai même tendance à dire que ceux qui cultivent aujourd’hui sont plus des opérateurs agricoles que des agriculteurs. Le vrai agriculteur avait un rapport un peu mystico magique à la nature, la lune, les saisons, les cycles, le respect de la terre. Les opérateurs agricoles, eux, vont mettre de l’engrais, ils vont calculer la rentabilité et oublier tout rapport poétique au monde. On est entré dans cette espèce d’absurdité scientifique où la science qui repose sur une logique élémentaire comp-
table contredit la complexité du vivant, en tout cas n’en perçoit plus l’infinie complexité, et pense pouvoir la dominer. Ça ne veut pas dire que la démarche scientifique soit à rejeter. Je rejette tout autant la mystique écologique qui voudrait nous faire croire qu’on va tout régler par des réintroductions d’ours ou des choses comme ça. Je suis pour la réintroduction des ours mais c’est une autre poétique, un autre imaginaire qu’il nous faut mettre en œuvre. • En même temps, les ours, en Martinique… Oui... Mais nous, on a eu aussi de grands effondrements. Dans nos îles, il y avait des perroquets, des lamantins, des oiseaux qui nichaient au sol. Les colons européens les ont pratiquement tous détruits, pour les couleurs des plumes, ils ont boucané les lamantins pour faire de la graisse pour les marins. En plus ils ont fait débarquer des rats qui ont été des prédateurs terribles, et puis il y avait tellement de serpents qu’ils ont introduit la petite mangouste qui a pratiquement zigouillé tout ce qui nichait au sol : des effondrements biologiques assez importants. Il nous reste cependant une biodiversité végétale assez considérable et précieuse, des trésors assez rares qui se sont développés dans des espaces isolés. Mais enfin, la biodiversité a besoin de plus d’effondrements que de stabilité, un écosystème trop stable finit par s’épuiser et s’étioler... Il faut mourir pour vraiment vivre. • La mangouste ne pèse pourtant pas lourd face au serpent dans votre dernier livre. Ah ! Oui, mais la symbolique n’est pas la même. Les phénomènes de créolisation sont assez particuliers. Il nous manque une vraie anthropologie contemporaine qui serait une anthropologie de la créolisation, des mélanges, des contacts des cultures. Comment se fait-il que tels ou tels éléments culturels se mélangent à des degrés divers et des intensités diverses et que ce qui va subsister ou ce qui va faire synthèse n’est pas nécessairement ce qui provient de la partie la plus importante ? Ce peut être un petit trait culturel, une petite facette d’imaginaire minoritaire qui va se mettre à subsister pour mille et une raisons. Une des constatations qu’on a pu faire, c’est que lorsque des facettes d’imaginaires différents se rencontraient, elles pouvaient se cristalli-
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ser sur un même objet, comme le serpent. Il y a toute une symbolique du serpent en Afrique. Il est présent dans la mythologie chrétienne et biblique, mais aussi chez les Amérindiens… Donc, le serpent qui était présent en Martinique a été traité de manière très singulière quand l’imaginaire populaire créole s’est mis en place. Un imaginaire né de tous ces imaginaires qui se retrouvent confrontés. Du coup, le serpent a tout cristallisé sur lui, mille perceptions qui vont de l’ombre à la lumière, de la fin la plus terrible au commencement le plus radieux. La colonisation procède par agglutination de présences diverses, et quand des facettes peuvent trouver des points d’accord et des points d’approche ça crée une nouvelle réalité riche de toutes les autres. La petite mangouste du roman n’a donc pas un serpent ordinaire en face d’elle mais un infini symbole... • Quelle est l’origine de votre dernier livre ? Il semble que ce soit aussi une suite de L’Esclave vieil homme et le molosse. Je suis éducateur, juriste de formation, je m’occupe de jeunes délinquants. Il y a quelques années de cela, je suis allé au foyer de la Sainte Famille qui recueille des enfants maltraités et leur permet de suivre une scolarité à peu près normale. Ma sœur y est administrateur, c’est elle Mimi, et Sylvain est son mari. Une des premières fois où je suis allé visiter le foyer, je suis tombé sur un petit édifice de pierres complètement détruit, avec un figuier maudit qui y poussait, un truc absolument effrayant avec plein de torsions : je vois ça et je me rends compte que c’est un cachot d’esclaves. J’ai l’impression d’entendre des éclats, des rumeurs, des gémissements. Je suis peut-être malade psychiquement, mais devant ces survivances de l’esclavage j’ai des projections assez particulières. Il y en a plusieurs en Martinique, tout le monde s’en fout, la mémoire de l’esclavage est complètement perdue. J’avais donc reçu ce choc, et chaque fois qu’on reçoit un choc, on garde ça comme potentiel esthétique. J’ai toujours écrit sur le cachot, dans Texaco, déjà, mais là, dans Un dimanche au cachot, il me fallait vraiment essayer de rentrer dans la réalité ou la souffrance psychique de l’esclave. Quand on dit : « Dans la plantation esclavagiste, les Noirs, ils dansaient, ils chantaient, ils étaient un peu maltraités, mais bon… », je pense que c’est un peu court. Il faut aller voir ce qui peut se passer lorsqu’au départ on a un déni d’humani-
té, une extermination psychique quotidienne et totale. Comment expliquer que le maître esclavagiste avec sa famille puisse régner sur trois cents, quatre cents, ou six cents esclaves sans qu’il y ait le moindre renversement ? Ce n’est pas possible, il y a bien une terreur psychique qui se met en place. Je me suis dit qu’à travers la réalité du cachot, qui est tout ce qui reste de la terreur psychique ancienne, puisque tout le reste a disparu, il y avait peut-être moyen d’explorer ce que cela pouvait être. Par ailleurs, lorsque j’ai terminé L’Esclave vieil homme et Biblique en particulier, je me suis dit que j’aimerais bien écrire quelque chose qui témoigne de la lignée des femmes L’Oubliée, ce personnage assez marquant. J’ai toujours le projet d’écrire un roman qui s’appellerait Odyssée. On partirait des descendantes actuelles de Man L’Oubliée dans le monde contemporain et on remonterait toute la lignée jusqu’à la Man L’Oublié du cachot. Une maturation s’est faite autour du cachot, de l’origine des Man L’Oubliée et d’une autre notion qui est celle du dimanche. Le dimanche, c’est un moment particulier pour les esclaves car ils ne travaillaient pas, mais aussi pour nous. Dans un dimanche on se retrouve, durant la semaine on est dans une relative agitation, on consomme, on est dans les centres commerciaux. Le dimanche nous sommes brusquement lâchés en face de nous-mêmes, et il me semble que c’est là qu’on se retrouve en face de tous les possibles de ce qu’il y a à l’intérieur de soi. • Elle est plutôt traumatisante l’image du dimanche ? Traumatisante et exaltante en même temps car tous les lieux d’effondrement, de crise, de catastrophe sont aussi des lieux de renaissance. Le dimanche, c’est à la fois un lieu effrayant de vacuité et en même temps c’est un endroit où beaucoup de choses peuvent resurgir et se remettre en place. Que font les gens aujourd’hui de leurs dimanches ? La personnalité de chacun apparaît plus dans le dimanche que dans le lundi ou le mardi où on est des espèces de robots. Le dimanche, dans les choix que l’on fait du peu de temps qui nous est donné, les différents masques que l’on porte tombent. • Cette image du figuier maudit dont vous parliez est récurrente dans vos livres, elle apparaît sous différentes formes dans Biblique ou Guyane. Elle semble relever de l’obsession.
Cela me frappe aussi. J’ai toujours l’impression de traiter quelque chose de nouveau et quand je regarde de plus près, ce sont de vieilles thématiques obsessionnelles. On peut presque dire que j’écris le même livre. C’est peut-être de la sincérité, en tout cas mon imaginaire est constitué par cet effondrement esclavagiste. Au départ, il y a d’autres données, mais cette présence-absence, cette obscurité prégnante, cette souffrance, ce non-dit, ont structuré mon discours autrement. Il me semble que c’est de ma responsabilité que d’explorer ces obsessions. En tout cas, ce serait mon « rôle », si tant est qu’on puisse accepter l’idée qu’un écrivain ait un rôle, d’essayer de comprendre ce qui s’est passé là, de comprendre les émergences nouvelles qui se sont produites à partir de la plantation esclavagiste. Cela a été un thème majeur de Faulkner, pour ne pas dire le centre de son œuvre. Moi, je crois que c’est ce qui lancine, ce qui structure mon écriture. Tous les vestiges que je peux rencontrer, notamment ceux qui représentent la terreur, la cruauté extrême de cette période-là, le cachot, peutêtre vont-ils me hanter jusqu’au bout, peut-être que j’en ai fini avec ce livre-là, et que j’ai exorcisé la question, on verra. • Vous pensez que la vérité de l’esclavage américain est perdue à jamais ? Oui, je le crois. En tout cas, elle est perdue pour les historiens. Ce sont d’abord des réalités psychiques, je ne sais pas si les psychanalystes et les psychologues pourront faire un travail d’exploration. Mais elle est encore accessible aux artistes. Le scientifique, lui, a besoin de balises, de démonstrations, de vérifications, alors que nous, on est beaucoup plus libres, on peut s’avancer très loin dans l’obscurité, se déployer dans l’inconnu, et c’est le talent qui se charge de démontrer et de vérifier. Je crois qu’il existe une connaissance artistique, une connaissance littéraire. Et peut-être que l’artiste peut donner des éléments de connaissance aux historiens et aux psychanalystes. Le fait que je me sois mis dans le roman comme un personnage représente un peu la situation dans laquelle je me trouve lorsque j’écris : je me mets en émotion. Pendant deux ou trois ans, j’ai été dans le cachot avec la petite fille, et tout ce que je décris d’elle, ce sont les réactions de mon corps, de mon esprit, mon affolement dans le noir. Je sers de base émotionnelle à ce qui se dit dans le cachot. Cette réalité psy-
chique peut-être utile pour des psychanalystes, en tout cas ça vous permet de comprendre fondamentalement ce qu’est la littérature : d’abord un outil de connaissance de l’homme, de l’existence de l’homme et de soi. Je suis toujours frappé de voir les chroniqueurs littéraires demander : « Alors c’est quoi l’histoire ? » Comme si une histoire pouvait résumer l’événement esthétique ou artistique que représente un livre. En plus, on a un peu délaissé la fiction romanesque. Le roman devient de plus en plus un prétexte à l’exploration d’une situation existentielle, une clarification des obscurités humaines dans les éclats d’une matière langagière. À partir de ma situation, de mes obsessions de mes urgences, de mes possibilités, je suis en train d’essayer de comprendre ce qu’est la littérature. C’est cela l’obsession ultime, et sans doute la seule qui vaille. • C’est pour ça que vous voulez amener le lecteur à ne croire à aucun moment à la véracité de ce que vous dites ? Ah ! Oui, parce que je crois que dans une fiction pure, à la manière du XIXe siècle, on part avec le lecteur, on l’emmène dans une illusion. Moi je vais au cinéma, je lis des romans de science-fiction, des romans policiers, ce sont des fictions efficaces ; je regarde des feuilletons policiers à la télé, c’est super efficace. Mais il me semble que la fiction ne permet pas d’atteindre une plénitude de conscience et de perception esthétique, donc de connaissance véritable. Si la fiction peut servir d’amorce universelle ou de clin d’œil, pour moi la conception de la fiction est plus intéressante. Nous avons atteint un tel degré de conscience, il y a tellement de portes ouvertes par Cervantès, Kafka, Faulkner, Joyce, Rimbaud, Césaire, Glissant et d’autres, qu’aujourd’hui la fiction qui illusionne ne peut pas nous permettre d’atteindre cette plénitude. Il nous faut la fiction, mais aussi la construction de la fiction, la fiction qui se regarde, le regard sur lui-même de celui qui joue de la fiction, l’interrogation de la littérature par la matière d’un langage... Un texte littéraire qui n’interroge pas la littérature, je ne vois pas à quoi ça sert. C’est cette complexité-là qui à mon avis fait le plaisir littéraire contemporain. • Il n’y a pas une contradiction entre cette expérience émotionnelle extrême du cachot et la distance de l’écrivain qui réfléchit sur l’œuvre ?
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C’est la vieille question de la muse. Doit-on se laisser emporter par les muses, c’est-à-dire livrer son esprit à une espèce d’ivresse poétique qui fait qu’on n’a même plus conscience de ce que l’on fait ? La conscience, la réflexion et l’exigence analytiques doivent-elles céder le pas ? De façon un peu schématique, l’artiste initial était complètement soumis à la voix du sacré, aux dieux, aux esprits. On voit bien ensuite le développement de la muse avec le poète, passeur d’esprit ou de lumière, toujours inspiré par quelque chose de supérieur et d’étranger. Mais il me semble qu’aujourd’hui l’esthétique contemporaine est largement consciente, et qu’une exploration artistique qui se ferait purement par l’émotion, « l’inspiration », manquerait de force si elle n’était pas à tout moment accompagnée de cette dimension réflexive et consciente. On ne lâche plus la bride aux dieux et aux esprits. On sent le frémissement de ceux-ci, si on veut, mais on tient l’attelage. J’avais été frappé par un livre d’anthropologie qui s’appelle Les mots, la mort, les sorts de Jeanne Favret-Saada, anthropologue qui est allée dans le bocage normand étudier les sorciers. Elle arrive et personne ne lui parle. Donc elle décide de se faire sorcière, elle se fait initier, elle le devient pendant trois ans, elle donne des consultations et prend des notes en tant que sorcière et non plus comme anthropologue. De retour à Paris, elle redevient une scientifique et analyse les notes qu’elle a prises en tant que sorcière. Je trouve cela extraordinaire. C’est un peu la situation dans laquelle je me trouvais en écrivant Un dimanche au cachot : j’étais à la fois dans le cachot essayant de vivre de la manière la plus primaire et élémentaire possible, tout en m’observant moi-même en train d’écrire. Il y avait de plus la présence de ma bibliothèque, de ma littérature, des questions que je me pose sur la littérature. Il n’y avait pas de muse, il y avait de l’ouvert et de la complexité. Tout cela a créé un ensemble qui donne ce livre. • C’est votre souche narrative ? En fait ma souche narrative, c’est le conteur créole qui apparaît au moment où la communauté d’esclaves commence à faire peuple. Parce qu’au départ, tous les Africains qui ont connu la cale, ce que Glissant appelle le gouffre, et vont sortir des bateaux négriers ne seront plus des Africains. Ce qu’ils ont subi pen-
dant des semaines voire des mois dans la cale, dans des conditions qu’on ne peut même pas imaginer, ne peut pas s’expliquer par leurs dieux ou leurs traditions, leurs vérités ou leurs certitudes. Tout cela est anéanti. Lorsqu’ils sortent, ce sont des débris humains qui vont essayer de se reconstruire avec des traces des anciennes certitudes africaines. Tous ces gens-là sont précipités dans la plantation esclavagiste où il y a des survivants amérindiens, des colons européens et toutes ces présences-là vont partir en dérive pour produire un savoir-faire nouveau, des conceptions nouvelles. Le premier résistant, celui qui va commencer la réhumanisation des esclaves, sera celui qui pourra récupérer la mémoire des corps, car tout ce qui nous reste ce sont les corps : ce seront donc les danseurs, ensuite les tambouyés qui les accompagnent et les chanteurs. Quand les danseurs, tambouyés et chanteurs auront fait un travail, qu’on aura repris possession de son corps, à ce moment va apparaître celui qui va parler : le conteur. Celui qui parle donne la parole, ce n’est pas quelqu’un qui porte la parole, c’est quelqu’un qui a toujours été en interaction avec la communauté à laquelle il s’adresse. Il construit son discours, sa parole en fonction des stimulations, des événements, des accidents qui se produisent autour de lui. Il est donc à la fois dans et en dehors de la fiction. Comme c’est un résistant et qu’il disait aux esclaves : « Vous êtes des êtres humains, résistez, redevenez vous-mêmes », il mettait à distance ce qu’il racontait en disant : « Ce n’est pas moi qui raconte ça, je l’ai entendu. » C’est donc une position qui m’a paru infiniment complexe mais en tout cas très contemporaine et qui me permet aujourd’hui de construire ma propre narration sur des modalités un peu plus complexes. • Y a-t-il un rapport entre Sechou et la souche ? Non, Sechou est un esclave qui a vraiment existé. Ti Paul, Zézé… des héros anonymes, dérisoires. J’aime bien reprendre leurs noms que l’histoire n’a pas retenus. On trouve ces noms dans les procès-verbaux de police où sont répertoriées les exécutions. Il n’y a pas eu de célébration mémorielle, ces personnages héroïques sont restés dans la chronique coloniale comme des voleurs, des brigands, des marronneurs. C’est comme si la chronique allemande nous avait transmis la mémoire
des héros et résistants français. Quant à la constitution de leurs noms et surnoms, tout est possible. On leur donnait n’importe quelle appellation, on jouait avec les mots. Donc on peut voir souche dans Sechou... et ce n’est pas mal si on le voit. • Dans Écrire la parole de nuit, il y a un texte où vous parlez des conteurs pour dire que plus que le fond des histoires racontées, c’est la façon de raconter qui vous a intéressé. Que pensez-vous avoir gardé de ces techniques de récits ? J’ai gardé l’humour, même si je l’ai un peu perdu dans le dernier roman. Le conteur se moque de lui-même en permanence. Il se moque de tout, il ne respecte rien. Il a toujours éclaboussé toute la réalité esclavagiste avec son rire. Si on veut défaire le réel, le rire est le plus puissant agent corrupteur. J’ai aussi gardé la distance qu’il prenait avec son propre récit : « C’est pas moi qui dis ça, je l’ai entendu, on m’a donné un coup de pied et je suis arrivé ici. » Il se regardait en train de raconter, il s’adaptait à tout moment et il pouvait raconter différemment en fonction des réactions. Parmi les conteurs, ceux qui m’ont le plus étonné sont ceux qui n’avaient pas la voix claire. Brusquement, on ne comprend pas ce qu’ils racontent, et on continue à suivre l’histoire dans leur espèce de langage. En effet, il y avait toutes les langues africaines dans la plantation, les esclaves avaient gardé de vieux chants, de vieux mots africains, dont ils ne comprenaient même plus le sens. Le conteur continuait à raconter, chacun comprenait ce qu’il pouvait au texte opaque et inintelligible. Comme quoi la communication et l’importance poétiques passent aussi par l’opacité. Une transparence totale est toujours un appauvrissement du réel, et un renoncement à une vraie connaissance. Beaucoup de gens me disent qu’ils ne comprennent pas les mots créoles de mes livres. Ça n’a pas d’importance, ce qui compte, c’est se laisser emporter par l’énergie narrative, la vibration langagière, la matière du texte. Ce qui m’a le plus frappé, c’est cette opacité assumée par le conteur qui est vraiment populaire du fait qu’il s’adresse à toute espèce de gens. C’était un rebelle qui avait vraiment une fonction de distraction, de résistance, au sens où il déconstruisait tous les codes de l’ordre esclavagiste. Pour moi le père fondateur en terme de structure narrative, c’est le conteur.
• Le livre où vous avez le mieux manié l’humour ambigu du conteur c’est Solibo Magnifique ? Oui, c’est mon livre préféré d’ailleurs. • Vous avez dit que vous aviez perdu votre humour dans votre dernier roman, c’est un regret ? Oui, c’est toujours un regret, parce que si on commence à se prendre au sérieux… Je pense qu’il faut garder ce sourire permanent sur les choses, surtout lorsque l’on parle de choses aussi dramatiques que le cachot. C’est d’ailleurs pourquoi on trouve ce personnage un peu pitoyable de l’éducateur écrivain qui tremble dans le cachot. Il a peut-être un peu de dérision et d’humour sur lui-même, comme le conteur créole, mais à un moment il perd son humour et toute distance, il est tellement effrayé, dommage… • On trouve aussi de l’humour à travers la vision qu’ont les gens qui contactent l’écrivain, comme « gardien de mémoire, nostalgique des belles traditions, sergent d’honneur des vieilles oralités, fantassin des langues créoles ». Ah ! Oui, il n’y a pas une seule personne en Martinique qui ne me dise : « Venez voir ma grand-mère, elle a une histoire superbe, il faut l’aider à écrire ça ou l’écrire pour elle. » Pour eux la littérature, c’est un peu la tradition, la mémoire, la récupération de ce qui est tombé dans le silence ou qui ne peut pas parler. Beaucoup de gens d’ailleurs vont aborder notre littérature sous un angle ethno historique, l’esclavage, l’oralité. Je vois toutes ces thèses qui sont faites sur mes livres : le rapport entre l’oral et l’écrit, l’utilisation du créole dans le français, des thèmes absolument secondaires... Le vrai thème, c’est la littérature comme connaissance de soi, et de notre condition. Ce que j’écris me permet de me rapprocher d’une définition intime de la littérature. • En écrivant sur votre pays, quel était le piège principal auquel vous vouliez échapper ? Je ne crains rien, ni l’exotisme, ni l’enracinement. Beaucoup de lecteurs vont me lire sous un mode exotique, mais je pense que le lieu est incontournable. C’est vrai qu’aujourd’hui, l’écrivain se trouve en face du monde, il n’est pas dans une langue, ni dans une culture, ni dans une problématique nationale. Il est confronté aux
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vastes mutations du monde et à notre devenir à l’échelle monde. Tous les grands écrivains ont été des sortes de visionnaires qui nous préparaient à vivre les grandes mutations, généralement à l’échelle d’une culture, d’une nation, d’un psychisme individuel ou collectif. Mais aujourd’hui je ne crois pas aux littératures nationales, je ne crois pas à une littérature négro-africaine. Quant à la littérature francophone, c’est la pire des conneries que j’aie entendues. Je pense que les familles d’écrivains ne peuvent se déterminer que par des structures d’imaginaires. Mon frère en littérature n’est pas celui qui a la peau noire ni celui qui écrit en français. Je peux être plus proche de n’importe quel anglophone, hispanophone ou lusophone de la Caraïbe que d’un écrivain français. Je peux être plus près de n’importe quel écrivain blanc de la Caraïbe que d’un écrivain africain, même si j’ai des solidarités avec la France et avec l’Afrique. Quand on m’invite dans des festivals, il y a toujours le coin « écrivains des îles » ou « écrivains des Caraïbes ». Ils rassemblent les gens en fonction de réalités géographiques, de couleur de peau, ça n’a pas de sens : la géographie de la littérature est différente. Elle ressemble à celle que l’on a sur Internet. Mon frère devient celui qui a le même rapport que moi au monde, à la littérature, à la langue. Un écrivain n’a pas de patrie. Quand j’entends un truc comme « l’universalité de la langue française » ! Aucune langue n’a vocation universelle, les langues ont vocation à entrer en partage avec les autres langues et je crois qu’aujourd’hui, chacun choisit et sa langue et sa terre natale. Ta terre natale, c’est celle où tu te sens bien. • D’après votre discours, Bernardo Atxaga devrait faire partie de votre famille. Basque, peut-être, oui. Mais ce n’est pas à moi de voir qui est de ma famille, je laisse les classifications aux autres et j’essaie de vivre les rencontres. Quand on croise son frère, on le reconnaît. Moi je peux m’appeler écrivain créole, martiniquais, m’appeler n’importe quoi, mais ce n’est pas la définition principale qui, elle, se trouve dans une complexité de mon imaginaire. J’ai bien vu avec Texaco : les Noirs américains se sont sentis concernés parce qu’il y avait l’esclavage et qu’il y avait la firme Texaco, les Africains à cause de la diaspora africaine. Beaucoup de peuples se sont sentis concernés. Il
fallait trouver des procédures de traduction qui soient nouvelles. Il fallait que le traducteur devienne non pas un berger de la transparence, passer d’une langue pure à une autre langue pure, mais un berger des opacités, c’est-à-dire s’en aller aux langages. Je suis multi référencé, et ça c’est le créole. Un peu comme le jazz qui est valable pour tous car il y a des éléments africains, des mélodies européennes, une espèce de complexité qui fait que chacun peut se retrouver mieux dans le jazz que dans une vieille chanson folklorique du XVIe siècle de je ne sais quel peuple ou quel pays. • Puisque vous parlez de jazz, il y a une allusion à Miles Davis dans votre dernier livre. Ah ! Miles, c’est incroyable ! Il faut écouter Miles, une économie, une sobriété. Il reste au-dessus de l’orchestre. Il nous rappelle que la musique c’est aussi le silence entre les notes, c’est aussi la distance, c’est aussi le temps. Il disait qu’il ne fallait retenir que la note la plus belle, au moment de prendre son inspiration pour souffler dans son instrument. C’est comme quand on écrit, il y a plusieurs possibilités qui viennent, il faut garder peu de présence et beaucoup d’absence. L’absence est la plus importante, elle parle plus fort et mieux. J’écoute des musiques différentes selon ce que j’écris. Pour Solibo Magnifique, j’écoutais beaucoup de tambours, de danmyé en arrière-fond. Texaco, c’étaient plutôt des mélodies créoles. Il y a des textes qui sont écrits avec la musique classique, Ravel, Mozart. • Et pour le dernier alors ? Un dimanche au cachot, je crois plutôt que ce serait Ravel et puis Pavarotti peut-être… • Cela aurait pu être le silence total. Non, il y a quand même une clameur, une vaste clameur dans le cachot, il n’est pas tellement silencieux. Mais il est aussi une vaste absence. L’absence n’est pas le silence. • Pourriez-vous écrire un livre dont l’action se situerait en dehors de votre univers antillais ? Je pourrais le faire sans problème, mais j’ai quand même un souci. Il y a un « petit contexte » comme dit Kundera. J’appartiens à un pays qui est encore irresponsable,
dominé, assisté, dépendant, avec une langue créole et une culture complètement dévalorisées. Je ne peux l’ignorer. Déserter ce lieu où il y a tellement d’urgences, de problématiques, ce serait une forme de trahison selon moi. C’est comme si j’étais né en plein Apartheid et que je me mettais à écrire des romans policiers en ignorant totalement la situation autour de moi. Si j’avais choisi un autre pays natal, j’aurais pu partir. Je vis le monde à travers ce lieu parce que j’ai une nature un peu enracinée, je n’aime pas voyager. Même si mon esprit essaie de fréquenter un imaginaire du monde, j’ai du mal à quitter le pays. • Y a-t-il un risque de « négliger » cette infamie dont vous parlez dans votre dernier roman, en oubliant la famille, le pays ? Moi ce qui m’effraie le plus, c’est de passer à côté d’une infamie majeure. C’est ma réalité qui me donne le credo de toutes les autres réalités. Balthazar Bodule-Jules, dans Biblique, se lamente vers la fin en disant : « Je n’ai pas été assez Palestinien, je n’ai pas été assez du côté des homosexuels, je n’ai pas été assez du côté des femmes… ». Moi, j’ai beaucoup souffert du fait d’avoir deux langues, une langue dominée et une langue dominante et qu’il fallait me débrouiller avec ça. Je suis donc attentif à toutes les situations linguistiques et quand une langue meurt quelque part je me sens touché. J’étais à La Nouvelle-Orléans avec Raphaël Confiant, militant créoliste, virulent dans sa défense du créole contre la langue française. Pourtant, quand il a vu la situation de la langue française chez les Cajuns et les difficultés de l’association qui enseignait la langue française, il voulait s’inscrire pour enseigner cette langue qu’il combat par ailleurs. Lorsqu’on vit un drame, un crime, le pathos et la culpabilisation s’offrent immédiatement. Mais ceux-ci ne transforment pas le crime en expérience. On voit bien ce que les Israéliens font aujourd’hui aux Palestiniens. On dirait que le crime subi n’a pas servi à grand-chose, il n’a pas été transformé en expérience. Il continue à pervertir et à déshumaniser. La situation esclavagiste, jusqu’à maintenant, n’est pas encore transformée en expérience chez la plupart de mes compatriotes. L’Oubliée dans son cachot fait de sa situation une expérience, elle en tire quelque chose qui l’amène vers plus d’humanité. Transformer le crime en
expérience, c’est la tâche de chacun, c’est la seule voie humaine. La situation que je vis, domination linguistique, politique, sous-développement, absence de mémoire, si je parviens à la transformer en expérience, ça peut être utile pour tout le monde. • Et le guerrier ? Ah ! Vaste programme ! Je ne suis pas encore un guerrier, j’aimerais bien. J’ai envie d’écrire un petit manuel du guerrier pour voir ce que c’est. Ce qui est à peu près clair dans ma tête, c’est la différence entre le rebelle et le guerrier. Le rebelle est dépendant des termes de la domination, c’est-à-dire que si Mandela avait été un rebelle, il aurait renversé l’ordre des choses, il aurait chassé tous les blancs de tous les lieux de pouvoir, il aurait mis des noirs partout et aurait pris sa revanche. Or c’est un guerrier : il est entré dans une procédure extraordinaire où il libère la partie dominée, lui permet d’accéder à tous les pouvoirs, mais ne rentre pas dans des processus de stigmatisation, de condamnation. Il essaie de créer les conditions pour que plus jamais il n’y ait une domination d’une race sur une autre race. Il crée une expérience. C’est pareil pour la langue créole. Pendant longtemps elle a été dominée par la langue française, écrasée. Nous avons essayé de la défendre. Si on essaie de faire en sorte que la langue créole prenne la place de la langue française, il y a toujours une langue qui domine une autre. Le guerrier, c’est celui qui va essayer de disposer de l’imaginaire, de la diversité, de l’appétit, de ce que Victor Segalen aurait appelé « le désir imaginant », de toutes les langues du monde. Et quand on a le désir imaginant de toutes les langues du monde, on ne hiérarchise plus entre les langues, on n’abandonne pas volontiers sa propre langue, même si on a un goût pour une autre. Ce qui m’avait le plus frappé quand j’allais dans les collèges de Martinique, c’était que les enfants me disent : « Mais à quoi ça sert la langue créole ? C’est avec l’anglais qu’on va trouver du boulot. » Oui, mais si d’ici quelques années, c’est le mandarin qui mène le monde, il faudra abandonner l’anglais pour le mandarin et puis si… vous courrez après les langues. Non, il vaut mieux disposer tout de suite de l’imaginaire qui vous permet de considérer que toutes ces langues sont une richesse pour nous, et à partir de là, avoir cette sou-
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plesse de l’imaginaire qui vous permet d’apprendre une langue très vite. Un imaginaire multilingue nous permettrait d’avoir des systèmes linguistiques complexes. Pourquoi pas une langue de littérature, une langue de foi, une de science… Le guerrier détermine son champ de bataille. C’est lui qui se soucie d’élaborer les expériences dans le choc avec « L’Autre ».
• Ce pourrait être une définition du fait créole, cette volonté de ne pas jouer sur la domination, mais plutôt sur l’entremêlement ? Oui, car un rebelle dans une situation créole va s’opposer à la colonisation et au fait que l’Afrique soit complètement déshumanisée, et le Noir infériorisé. Donc, il va créer un monde noir, un Nègre : « Black is beautiful. » C’est Césaire quasiment. Celui qui, dans une situation créole, ne serait qu’un rebelle, choisirait un terme, peut-être le plus dévalorisé, pour le brandir comme une arme et opérer des renversements. Alors que le guerrier, Glissant par exemple, va entrer dans plus de complexité. Qu’est-ce qui s’est passé, ces emmêlements, ces obscurités, comment se constitue cet imaginaire, avec quels éléments ? C’est vrai que le discours du rebelle passe mieux chez les jeunes. Il est manichéen. Mais si on entre dans la complexité de créolisation, « le Blanc est en nous, nous sommes en lui » : ce n’est pas très mobilisateur. Donc je dis souvent que le rebelle, c’est comme la négritude, c’est un outil de combat. En revanche, l’idée de créolisation et de relations de Glissant, ce sont des outils d’existence. Et je crois que le guerrier cherche à créer des conditions d’existence optimales en terme d’humanité alors que le rebelle se contente de trouver les armes pour renverser la domination qu’il subit. Il faut donc toujours s’efforcer d’être un guerrier. J’emploie ce terme de guerrier à cause de cette exigence de vigilance permanente. Il est très pacifique mais il est extrêmement vigilant. Pour prendre un exemple, en France, on crée un ministère de l’Identité Nationale, j’entends quelques petites protestations, alors que moi je suis absolument choqué. Si on crée un ministère de l’Identité Nationale, cela veut dire qu’elle représente une sorte de trésor qu’il faut protéger de l’immigration, des contaminations. Pour moi, l’horreur était déjà là, et peu de personnes ont
réagi. Mais quand ce ministère, comme dans tous les systèmes autoritaires et obscurs, fait appel aux dernières découvertes de la science, l’ADN, pour entrer dans un processus de purification génétique, là tous les intellectuels français commencent à s’affoler. Pourquoi s’affolent-ils ? Pas tellement pour le ministère de l’Identité, mais parce qu’ils se rendent compte qu’on pourra utiliser la recherche d’ADN contre eux-mêmes à un moment donné. Ils se préoccupent d’eux-mêmes. Certes, il faut protester contre les tests ADN, mais il faut surtout demander que ce qui l’a généré disparaisse, que le ministère de l’Identité disparaisse : il n’a pas de sens, il est fondé sur une notion de l’identité qui n’est pas recevable. • Quand vous demandez de protester par tous les moyens possibles… Jusqu’à maintenant les systèmes sociaux et progressistes ont institutionnalisé la résistance, la réponse. Lorsqu’il y avait un déni de justice ou d’humanité, les partis politiques, les syndicats, les ligues, protestaient, créaient des marches, nous appelaient à mobilisation. Le problème, aujourd’hui, c’est que si ces institutions lancent un appel, contre le ministère de l’Identité, on aura deux ou trois personnes dans la rue. Ces institutions sont encore des institutions d’expression massive or nous avons des sociétés d’individus où chacun a une petite bulle personnelle dans laquelle il construit des éléments plus ou moins égoïstes, des principes plus ou moins personnels avec quelques vagues valeurs de solidarité. L’individu sous domination néo-libérale est très difficile à mobiliser. Dans Quand les murs tombent, nous lançons un appel avec Édouard Glissant pour que chacun descende dans la rue pour faire des rappels aux principes. La résistance peut être et doit être individuelle. Exactement ce qui se passe aujourd’hui pour les grands défis écologiques et biologiques que nous avons à assumer. Les réponses institutionnelles seront insuffisantes si chacun dans son quotidien ne fait pas ce que Pierre Rabhi appelle la part du colibri : dans une jungle, un grand incendie se déclare, tous les animaux fuient sauf le petit colibri qui va à la rivière prendre une goutte d’eau et la jeter dans les flammes. Alors tous les animaux lui disent qu’il est fou s’il croit pouvoir éteindre l’incendie avec sa petite goutte d’eau, et lui de dire :
« Bien sûr, je ne pourrai pas l’éteindre mais au moins je fais ma part. » Indépendamment des restructurations institutionnelles, il nous faut chacun dans notre coin, comme nous pouvons, avec ce dont nous disposons faire une protestation. Pour moi, la résistance commence comme ça, les plus grandes révolutions aussi. • Mais cette absence de réaction ne montre-t-elle pas que nous sommes finalement tous dominés, que l’on soit en pays Martinique ou en France ? Oui, bien sûr. Au départ, on a ce qu’on peut appeler la philosophie libérale qui nous a permis d’une certaine manière de construire l’espace de l’individu : liberté, égalité, fraternité, nous défendre des oppressions communautaires. Quand on était Sioux dans une tribu de Sioux, on n’avait pas d’oxygène. On était Sioux, c’était cadré. Les identités collectives, la carapace collective, les fameuses « valeurs », étaient très fortes. Aujourd’hui, nous avons des sociétés où les individus ne reçoivent pas la carapace collective. Notre comportement, notre identité, notre rapport à l’autre, nos échelles de valeurs, notre façon de manger, notre sexualité, tout cela est largement conditionné par l’organisation des principes et des valeurs de notre petite bulle. À partir de là, on s’aperçoit que le système politique qui s’accommode pour l’instant le mieux à l’individu et à sa petite bulle, c’est le système néo-libéral. Celui-ci a confisqué le mot de liberté qui raisonne tellement bien à notre oreille pour l’embringuer dans une logique de système. Mais la liberté n’est pas l’égoïsme individuel, c’est un agencement complexe et indémêlable où il y a soi et les autres, où il y a la solidarité, l’équité, le partage, la décence, la justice, etc. Ce système libéral surfe encore sur la vague du tous contre tous et chacun pour soi, sur l’extrême individuation de nos sociétés. Il a isolé la bulle. C’est pourquoi les organisations de masses qui font appel à des systèmes de solidarité massive ont du mal à raisonner à l’intérieur de la petite bulle. D’où l’apparente fascination pour le discours de monsieur Sarkozy. Il nous faut trouver des modèles qui organisent la résistance collective à partir de consciences individuelles, qui rappellent que la liberté suppose un plus d’humanité, c’est très difficile mais ça viendra. Il faut refonder le discours, et la philosophie marxiste me semble encore recevable par bien des aspects. Il ne faut pas abandonner
les générosités du socialisme et les principes marxistes, il faut les revisiter et les adapter à notre réalité. • Puisqu’on parle de collectivité, celle-ci est importante dans votre œuvre, chez les djobeurs par exemple. Quand vous insistez sur cet aspect, c’est pour l’opposer à l’individualisme actuel ou à celui des esclaves enfermés dans leur propre malheur ? Pour les esclaves, c’est un peu particulier parce que la période esclavagiste était une période d’indifférenciation. On n’était pas des êtres humains mais on était traités en masses, sans distinction entre les sexes, et presque entre les individus : il n’y avait que des esclaves. Lorsque les types ont été libérés, il y a eu un désir d’individuation. On s’aperçoit que lorsque le héros du conte créole apparaît, il n’a jamais une trajectoire collective : Compère Lapin a toujours des stratégies individuelles pour sauver sa peau. En sortant des plantations esclavagistes, chacun a fait sa case dans les mornes, très loin, il n’y a pas eu de regroupements. Pour compenser cet individualisme, les cultures créoles ont créé ce qu’on a appelé les « coups de main », c’est-à-dire qu’on se mettait ponctuellement ensemble pour aider quelqu’un à faire sa case, cultiver son jardin… On a donc toujours été dans une dialectique du « nous » et du « je ». C’est en cela que nous avons été précipités dans la modernité. L’autre problème, c’est que nous sommes des peuples nouveaux, avec des cultures mosaïques, et nous ne savons pas encore faire avec un imaginaire mosaïque. Moi qui suis de peau noire, je suis donc Africain, je dois entrer dans une célébration de l’Afrique, et pourtant l’Occident est en moi. Cette complexité a créé beaucoup de désarroi. Il y a toujours dans mes textes un rapport assez dialectique entre le « nous » et le « je ». Le « je » de Marie-Sophie Laborieux dans Texaco, c’est une épopée du « nous ». Et le « nous » dont elle parle lui permet de construire l’individualité qui est la sienne. Cette problématique du « nous » et du « je » est une des sources de l’énergie de notre littérature, alors qu’en France, c’est plus le « je » de l’introspection, il n’y a pas d’épopée. Or tous les peuples aujourd’hui sont confrontés au « nous monde » qui nous éjecte de nos certitudes nationales, linguistiques, religieuses et qui nous met en face du chaos monde. Il faut un nouvel épique qui nous permette de
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vivre dans ce chaos monde et de constituer nos principes et nos références. Il me semble que la littérature contemporaine c’est celle qui s’efforce d’accéder à ce nouvel épique qui va nous amener à la constitution de la maison monde. • Écririez-vous sur le Texaco d’aujourd’hui ? Non, il n’y a plus rien à dire. Le Texaco d’aujourd’hui c’est la problématique urbaine. J’ai écrit un livre qui s’appelle Livret des villes du deuxième monde. Une des grandes ruptures de la modernité c’est le passage de l’imaginaire rural au nouvel écosystème des villes et des sociétés contemporaines. La ville prochaine, l’écosystème urbain, sont des choses que j’ai commencé à aborder dans Texaco et que je vais peut-être traiter par la suite. À quoi les villes vont-elles ressembler ? Quels seront leurs principes ? C’est très difficile à penser. En tout cas on en a fini avec la nature toute puissante qui déterminait tout notre imaginaire. • Pourquoi le Texaco d’aujourd’hui ne vous intéresse-t-il plus ? Ce qui était intéressant dans Texaco, c’était le fait de montrer que la nouvelle matrice devenait la ville, l’urbain… • La fondation ? La nouvelle fondation, car la première fondation s’était faite dans les plantations esclavagistes. La troisième sera le monde, l’accession à l’échelle monde. On ne peut pas comprendre les sociétés créoles américaines si on ne part pas de la matrice de la plantation. D’ailleurs tous les romans de la génération qui me précédait sont des romans de plantation. Texaco racontait le passage de la matrice de la plantation à la matrice urbaine. Mais, aujourd’hui, la matrice urbaine elle-même doit être examinée car c’est elle qui sera prégnante dans la grande matrice du monde qui se met en place. Tout l’imaginaire martiniquais commence à être un imaginaire urbain. • Pouvez-vous nous parler de la figure de Césaire ? À la lecture de votre œuvre on sent une différence entre le Césaire poète et le Césaire politique, maire de Fort-de-France.
Oui, pour nous c’est très clair. Autant on s’incline devant le Césaire poète, autant l’homme politique ne nous intéresse absolument pas. Moi je suis plutôt indépendantiste, Césaire a toujours eu une politique largement assimilationniste. Mais c’est quand même un des grands poètes du XXe siècle qui aurait pu sombrer dans une activité purement rebelle. J’ai tendance à dire que Césaire est un rebelle mais sa politique dépasse quand même la dimension de négritude. Dans la poésie de Césaire, il y a vraiment une conscience sensible, humaine, prodigieuse, confrontée aux réalités de la colonisation, de la décolonisation, des grands effondrements du XXe siècle. Il témoigne d’une conscience de très grand niveau par rapport à plein de poètes qui ont chanté l’Afrique, les Noirs sans talent et sans vision. Il est temps de commencer à lire Césaire avec d’autres lunettes que celles de la négritude. • Il apparaît dans presque tous vos livres. Oui, et ce n’est pas par dérision, mais parce qu’il fait partie des fondations. Pour Texaco j’ai fait un travail de terrain, j’ai rencontré les gens, et partout, c’est leur idole. Il était maire, il a aidé les gens, il a donné des bouts de tôle, du gravier… Ils ne l’ont jamais lu mais c’est le père nourricier. Il est partout : même si j’avais voulu l’éviter, je n’aurais pas pu. C’est vraiment le père de la nation. Une nation naturelle, sans état, qui n’existe pas encore, mais dont l’avènement me semble inévitable. • Et Lautréamont ? Ah ! Oui, Lautréamont, mon dieu ! C’est Césaire qui m’a amené à Lautréamont parce qu’il a beaucoup écrit sur Isidore Ducasse. J’ai déclamé Lautréamont d’une manière absolument énergétique, ce sont des choses qui sont précieuses. En tout cas, c’est vrai que le fait de déclamer tous ces textes libres, au sens le plus fort du terme, m’a vraiment libéré dans l’écriture. C’est-à-dire qu’aujourd’hui je suis très libre dans la construction de mon langage, je n’ai presque pas de limites. La seule limite que j’ai, c’est la musique, il faut que ça résonne à mon oreille de façon assez particulière. Je crois que ça vient de ces lectures-là, c’étaient des lectures hypnotiques, je ne comprenais rien à ce que je disais, c’était bien.
• Justement, la langue de votre dernier roman est bien différente de celle de Solibo Magnifique. Il y a deux mystères. Chaque livre impose son ton, je ne choisis pas. On sait quel sera le ton, l’ampleur de la phrase, lorsqu’on a commencé à écrire la première phrase. Et là, pour Un dimanche au cachot, c’est parti avec des phrases très courtes, très particulières, d’une relative sobriété, alors que jusqu’alors j’avais plutôt tendance à ouvrir la vanne. L’autre élément, c’était le piège du pathos. Le sujet était tellement horrible, puissant et douloureux : une jeune fille dans un cachot, dans ses excréments… Il a fallu retrouver un peu de sobriété. • Dans Un dimanche au cachot, on trouve aussi la présence du lecteur. Comment l’imaginez-vous, votre lecteur, aujourd’hui ? Je n’arrive pas à l’imaginer. C’est moi et ce n’est pas moi. Je crois que c’est une petite voix que j’ai dans ma tête, qui me ressemble et me raconte ses trucs. Quand j’écris, j’entends le lecteur qui me dit : « Ouais, ça c’est Faulkner, c’est trop facile. » Il ricane. C’est l’émotion qui me mène quand j’écris, alors que le lecteur, lui, voit les coquilles, les redites. Il me permet aussi d’une certaine manière d’être conscient de ce que je fais. C’est ma conscience littéraire. L’autre élément, c’est le plaisir. Je suis un grand lecteur, j’ai donc plaisir à raconter et parfois l’ivresse narrative me saisit. Le lecteur calme mes ardeurs car il sait qu’il ne suffit pas de se laisser emporter par les muses, il faut garder l’œil sur les cheminements de la littérature : ce qui a été fait n’est plus à faire. • Vous adressez-vous à un public « d’âmes écrasées » comme le conteur ? Le conteur recomposait, retissait toutes ces âmes ensemble et il créait une nouvelle collectivité. Quant à moi, peut-être pas « écrasées »… mais j’aime bien les termes comme « Biblique des derniers gestes » parce que je pense que nous sommes dans une période où la littérature est fondatrice ou refondatrice. Je parlais toute à l’heure d’un nouvel épique. Avant, une littérature nationale permettait à une collectivité de trouver du lien. Aujourd’hui nous devons fonder une communauté monde, c’est la difficulté. Comment ne pas laisser aux financiers, aux capitalistes qui ont déjà vingt
ans d’avance en matière de mondialisation, le fait de régenter notre maison commune ? Comment faire exister le divers dans une totalité-monde où les puissances de marchandisation massacrent et uniformisent ? Comment respecter les imaginaires différents ? J’aime bien l’idée de ce nouvel épique, que la littérature contemporaine est une littérature de fondation exactement comme les littératures anciennes et les premiers chants populaires étaient des chants fondateurs. D’où mon projet de roman qui s’appelle Odyssée… • Balthazar dit que tout malheur crée son propre remède, donc pour notre époque, le remède, ce serait l’épopée et la refondation ? Oui, je crois que les artistes qui nous seront les plus précieux seront ceux qui nous donneront l’imaginaire du nouveau vivre ensemble. L’imaginaire de la diversité. Ne pas avoir peur de l’Autre, de l’événement, de l’imprévisible, de l’impondérable, du périlleux, de l’enchanteur, tous ces bouleversements qui nous attendent. Il faut créer des guerriers. • Balthazar Bodule-Jules, c’est un guerrier ? Il a toujours été un rebelle, et c’est au dernier moment, en mourant, qu’il entrevoit ce que peut être un guerrier. Biblique raconte en fait le passage de la conscience rebelle à la conscience guerrière. • Même si les deux livres sont très différents, on peut dire que Biblique des derniers gestes, c’est votre Cent ans de solitude ? Oui, bien sûr ! Colombie et Martinique, c’est le même imaginaire : le génocide amérindien, l’effondrement esclavagiste, la confrontation à un espace nouveau, les refondations sur des génocides, l’éloignement d’une langue centrale qui permet des recompositions langagières. García Márquez, c’est mon frère. Et puis il y a le merveilleux qui permet d’accéder à un niveau de réel qui contredit le réel oppresseur. On voit bien que toute la mentalité des esclaves dans les plantations, dans toutes les Amériques a été magique. Le sorcier résistait lui aussi en invoquant les esprits. Le conteur faisait de sa parole une merveille, il filait des merveilles. Le réel merveilleux est absolument libérateur. Mais moi je parle aujourd’hui plus du « Grand merveilleux » qui nous per-
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met de mobiliser la merveille du conte, le fantastique, l’étrange, la fable, l’horreur... D’ailleurs, dans Un dimanche au cachot, je ne sais plus quel journaliste disait qu’on avait parfois l’impression d’être chez Edgard Poe. Il avait raison. Je l’ai beaucoup lu. Le « Grand merveilleux » permet de mobiliser toutes ces distorsions du réel qui nous sont utiles aujourd’hui pour imaginer l’espace monde dans lequel nous aurons à vivre. Littérature de fondation, nouvel épique et Grand merveilleux peuvent caractériser mon esthétique en ce qui concerne la littérature. • Pour rester sur Biblique, entre Déborah-Nicol Timoléon et Anaïs-Alicia, à qui va votre préférence ? À Anaïs-Alicia. Elle est magnifique. Ce n’est pas une guerrière. Mais j’aime bien aussi les indignations de Timoléon, ça fait du bien d’entendre ça. C’est l’imaginaire du rebelle. C’est vrai qu’Anaïs-Alicia a tendance à être un peu éthérée. Je fais cette distinction élémentaire entre rebelle et guerrier, mais c’est bien qu’il y ait toujours des poètes qui soient sans préoccupation, avec un rapport poétique à l’existence, même si dans un premier temps cette posture délaisse le combat immédiat. Savitzkaya avec ses petits riens nous est précieux... Tôt ou tard, nous aurons besoin de ces postures d’existence. • Le Marqueur de paroles, dans ce même livre, cite les formes d’impossible de Joyce, de Faulkner : quel serait l’impossible de votre œuvre ? Je ne sais pas. J’essaie toujours de me confronter à un impossible à chaque livre. Je peux voir quels sont les impossibles pour chaque livre, mais pour l’œuvre ellemême… Peut-être la tentative d’imaginer un état de conscience qui serait pleinement accordé au monde qui vient, et cela, je pense que c’est quasiment impossible à concevoir. L’impossible, serait de se préparer à quelque chose qu’on ne pourra jamais imaginer et qui sera toujours en devenir. Oui, ça doit être ça. • Dans Solibo Magnifique, Pierre Philomène Soleil dit à l’inspecteur Pilon qu’il a appris de Solibo à questionner. Quelle est la question que vous vous posez à l’heure actuelle ? Ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui c’est la question de la beauté.
• C’est par le mot beauté que se termine aussi votre manifeste avec Édouard Glissant contre le ministère de l’Identité. Oui. J’essaie d’écrire un essai sur l’histoire de la beauté dans la conscience humaine, comment elle a servi de référent, comment on a toujours marché vers elle. Toutes les grandes révolutions esthétiques, tous les grands effondrements, tous les grands combats, lorsqu’ils ont été empreints de beauté, ont toujours été absolument nobles et salvateurs pour la conscience humaine. Il y a une posture à trouver en rapport avec la beauté. Dans Un dimanche au cachot, on voit Schoelcher qui visite la plantation esclavagiste. Alors que beaucoup d’humanistes, de gens éclairés, de lettrés avaient visité les colonies sans être choqués, lui devient un abolitionniste majeur, noble, intransigeant. Pourquoi voit-il l’horreur et pas les autres ? Je me dis que c’est parce que Victor a toujours été un esthète, il aimait la musique, la littérature, travaillait la porcelaine. Peut-être que cette fréquentation constante de la beauté lui a donné une sensibilité particulière. Il me semble que si l’on fréquente la beauté, on ne laisse passer aucun crime, aucune indignité. • Pourtant on sait que ceux qui dirigeaient les camps d’extermination pouvaient, le soir, écouter de la musique classique. Oui, mais c’est une fréquentation formelle et culturelle de la beauté. Ceux qui la fréquentent de cette manière l’ont quittée. Le maître esclavagiste discute avec Schoelcher de Bach et de Mozart. Le maître a lu Tocqueville et les grands philosophes. Le maître est dans une fréquentation formelle, fixe et morte, de la beauté. Or, la beauté est toujours neuve et bouleversante, elle permet toujours d’avoir une élévation. Elle n’est pas ce qui est déjà admis, elle renouvelle toujours. Un simple paysan, dans son rapport aux feuilles, aux arbres, aux oiseaux, au ciel, au vent, à l’humain, peut être plus proche de la beauté qu’un homme de lettres parisien ou un fréquenteur assidu de galeries d’art. Il me semble que beaucoup de résistances de par le monde se privent du concours de la beauté. Ce qui m’a toujours frappé, c’est le commandant Massoud, un lion de résistance, qui, le soir, réunissait ses hommes en guenilles pour communier autour de poèmes qu’ils chantaient et ré-
citaient. Il a toujours gardé un rapport à la beauté, comme Mandela. • Toujours en rapport avec la beauté et le dimanche vide qu’on n’arrive pas à occuper, êtes-vous un lecteur de Pascal ? Bien sûr. Pascal, Montaigne, Rabelais m’accompagnent. Ce sont des esprits précieux. Il est fascinant de voir comment ces consciences avaient une telle avancée et que nous en sommes encore à nous nourrir d’elles dans des conditions qui sont complètement différentes. Les avancées humaines ont toujours été des interprétations et réinterprétations infinies. • Au fait, avez-vous des nouvelles de Gros-Lombric ? Gros-Lombric, mon dieu, le pauvre ! Gros-Lombric, c’est un personnage fictif construit à partir de tous ceux que j’ai rencontrés à l’école primaire et qui en ont été éjectés. Des types super intelligents, des merveilles humaines, mais complètement inadaptés au système scolaire fondé sur la culture française, la langue française, l’écriture. Moi j’ai toujours été un élève moyen, j’ai eu la chance de pouvoir m’en sortir peut-être grâce à la lecture qui m’a donné une grande plasticité d’imaginaire et m’a peut-être permis de m’adapter aux intempéries scolaires. Mais eux n’étaient absolument pas préparés à ça… donc les nouvelles ne sont pas bonnes, sauf pour certains qui ont réussi dans des métiers manuels et qui ont l’air heureux. • Et pour Elmire des sept bonheurs, étiez-vous sponsorisé par la distillerie Saint-Étienne ? Non, c’est un ami, José Hayot, à qui j’ai dédié d’ailleurs Un dimanche au cachot, qui avait repris la distillerie et qui voulait créer autour une petite présence littéraire, je trouvais ça amusant. Permettre à la littérature de trouver des échos dans des choses quotidiennes m’exalte. J’avais donc accepté d’écrire autour du rhum SaintÉtienne, d’autant que c’était le rhum de mon père. Je l’ai vu durant toute mon enfance, avec la petite dame sur l’étiquette et les rhumiers, ces amis de mon père qui buvaient du rhum, qui parlaient à la fin comme si elle existait. Ils ne l’appelaient pas « Elmire » mais elle symbolisait la bouteille...
• Votre père fait-il partie des privilégiés qui ont vu Elmire ? Ah ! Certainement, car il avait un rapport au rhum tellement étroit qu’il a dû voir un tas de choses. • Ce livre semble rejoindre un peu un autre, Guyane, avec cet esprit de lieu comme trace-mémoire. La distillerie, c’est aussi une trace mémoire ? Guyane. Traces-mémoires du bagne est un livre que j’aime beaucoup. Quant à la distillerie Saint-Étienne, il y a là tout un savoir populaire et ancestral autour du sucre et du rhum. Quand on voit ces vieux nègres dans les machines, on s’aperçoit qu’il y a vraiment des histoires infinies, des consciences ouvertes sur des réalités que nous ne soupçonnons même pas et qui ne sont pas répertoriées. Si vous allez en Martinique, visitez ces vieilles distilleries, on sent tout de suite qu’il y a une âme extraordinaire, dans ces vieilles machines noircies qui ont vu tant de générations d’ouvriers. Pour moi, ce sont des traces-mémoires intéressantes et très importantes. Car nous cherchons encore une définition de ce que pourrait être un patrimoine pour la Martinique. Le problème du patrimoine américain c’est que les seuls monuments, au sens traditionnel du terme, ce sont les bâtiments coloniaux, des fortins, des statues de colonisateurs, de conquistadors. Tout le reste a été balayé dans le silence… • Guyane, c’était une commande ? Oui, c’était un photographe, Rodolphe Hammadi, qui faisait un reportage sur les restes du bagne. Comme j’étais en Guyane, je suis allé voir les pierres et comme toujours, quand je vois ça, j’entends les cris de souffrance, les peines. Je suis assez sensible à ces vieilles pierres et aux photographies. • Quelle différence entre la trace et la tracée ? C’est la même chose. Lorsque les colons commencent à débarquer, ils se faisaient des chemins dans la forêt, des tracées, des traces qui deviennent des routes reliant les champs aux ports quand la colonisation commence à se développer. La population par ses cheminements va créer des petits sentiers abandonnés par l’administration coloniale et qui ne deviendront jamais des routes : ce sont les traces ou tracées. Glissant établit une géo-
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graphie coloniale qui est faite par les routes asphaltées et une géographie culturelle créole, sensible, secrète, peut-être de résistance, qui se ferait par ces petites tracées. Il a étendu cette notion de trace à ce qui nous reste de l’Afrique : des traces, des petits bouts de chants que l’Africain descendant du bateau négrier, complètement sidéré par l’incompréhension, avait conservés de sa cosmogonie, du savoir de son ethnie. • En quoi la nature antillaise influence-t-elle votre œuvre ? Elle était tellement omniprésente que je l’oubliais, mais quand je suis revenu aux Antilles après un long séjour ici, je l’ai redécouverte. J’ai toujours voulu écrire comme une forêt. Quand je fais la « route de la trace », il y a un petit chemin dans la forêt que l’on appelle comme ça, et que je vois cette muraille végétale avec ces ombres, ces éclats de lumière, ces lianes, ces emmêlements, cette profondeur, ces trouées, je me dis : « Voilà, c’est comme ça qu’il faut écrire. » Longtemps, j’ai essayé d’écrire comme ça. • Vous écrivez aussi des essais : étaient-ils une nécessité ? Les idées qu’ils développent apparaissent dans vos fictions. Les essais, ce sont des demandes en général, sauf Écrire en pays dominé. Pour moi Éloge de la créolité c’était plus un hommage à Édouard Glissant dont l’œuvre me donnait de l’énergie pour écrire, m’ouvrait des pistes. Son œuvre est tellement méconnue par les gens du pays que je trouvais ça injuste. Avec Confiant, ça s’est transformé en Éloge de la créolité. Chaque essai me dégage un grand horizon romanesque. • Quelle est la limite de l’équilibre que vous avez cherché entre le créole et la langue française pour écrire ? Il y a une grande liberté. La créolisation apparente des premiers textes disparaît dans les derniers textes. Comme je dis souvent : « La question est réglée. » Il y a beaucoup de créolismes et de créolisation dans les textes de Saint-John Perse, aucun Français ne s’aperçoit de la créolisation en profondeur de sa phrase, or le créole est là. Qui connaît le créole peut vraiment déceler une présence singulière. La créolisation de sa langue
n’est pas aussi évidente que ce que je pouvais faire. Ce que j’ai fait a libéré quand même pas mal d’énergie chez les gens car on était vraiment contraints par la langue française qu’il fallait manier comme une déesse. La séparation des deux univers linguistiques paralysait les énergies et les imaginations. Mais la libération et la création langagières ne se situent pas simplement à un niveau lexical. Ce qui est aussi important c’est justement cette distance à prendre avec les langues. Nous entrons dans l’ère des langages. Les grandes langues vont baliser le monde dominant. La création de langages nous permet d’entrer dans des résonances littéraires ou des vibrations linguistiques qui sont presque des appels à toutes les langues du monde, et à tous les langages. Elles nous rendent désormais disponibles pour les grandes aventures linguistiques qui nous attendent et non pas pour entrer dans des académies. Maintenant, je pense être relativement libre dans mes rapports à la langue. • Vous insistez souvent sur la part mensongère de votre autobiographie et sur la reconstruction de vos souvenirs. Pensez-vous qu’il puisse exister des autobiographies sans mensonge ? Si le mensonge est une règle implicite du genre, pourquoi insister de la sorte dans Une enfance créole ? Une autobiographie n’est pas mensonge, c’est une négociation entre la mémoire et un moment de conscience, c’est un agencement élaboré par plusieurs instances de l’esprit à des moments différents. C’est une construction mais ce n’est pas un mensonge. Ce qui m’intéressait, c’était de rester conscient du processus de la construction. C’est me voir en train de me raconter, et problématiser cette construction qui est intéressant, tout le reste est secondaire. • Vous reste-t-il des figures antillaises à explorer après les djobeurs, les conteurs, les majors… ? J’ai en arrière-plan l’idée de l’odyssée sur la lignée des Man L’Oubliée. Je partirai de la descendance de Man L’Oubliée dans le monde contemporain pour remonter un petit peu. En fait je ne fais pas des livres. C’est une préoccupation d’ensemble qui crée des maturations absolument imprévisibles. Et puis j’écris beaucoup pour les amis. Glissant, par exemple, a une sacralisation de
l’écriture, il va toujours me reprocher de faire des petits livres sur le rhum, le bagne, alors que moi j’aime bien, en fonction de mes amitiés, des choses que je sens, écrire des chansons pour des amis, des musiciens, accompagner un photographe dans son travail. J’aime libérer mon écriture et ne pas trop sacraliser la littérature.
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Propos recueillis par Christian Casaubon et Laurent Roux le 10 octobre 2007 à Paris.
BIBLIOGRAPHIE CHOISIE DE PATRICK CHAMOISEAU — 1986 —
Chronique des sept misères, Gallimard — 1988 —
solibo magnifique, Gallimard — 1990 —
antan d'enfanCe, Hatier — 1992 —
texaCo, Gallimard — 1994 —
Chemin-d'éCole, Gallimard — 1997 —
l'esClave vieil homme et le molosse, Gallimard