Extrait Le Majestic - Robert Alexis

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LE MAJESTIC


Š Le Tripode, 2016.


Robert Alexis

LE MAJESTIC Préface de François Angelier



Le Prince noir

C’était un vendredi et il pleuvait, La Croix-Rousse détrempée semblait peinte par Utrillo, Lyon fumait en contrebas, j’avais rendez-vous avec Robert Alexis. Ce qui s’écrit si simplement, s’était espéré longtemps, fiévreusement attendu : l’écrivain vit de l’ombre, dans le secret, tel un « requin dans l’onde ». La déserter d’un coup serait une trop lourde menace, affadirait son encre. J’avais l’honneur d’une de ses très rares apparitions. Devant une porte, tout de sombre vêtu, haute silhouette vigilante, profil de gisant, l’homme attendait. Peu de projets d’entretiens radio m’avaient à ce point tendu les nerfs. La lecture attentive de ses romans chez Corti et au Tripode avait dardé ma boussole vers un nord que je savais redoutable, au magnétisme intense. Le pôle mort de l’écriture. La Robe, La Véranda, U-Boot, Mammon, L’Homme qui s’aime : des romans éperdument voulus, tenus, gagnés, sans rien de l’emballante fantaisie et des effets de sangle souvent propre aux gourmets de vices et autres débitants en noirceur. Là, taillés d’un


ciseau impardonnable dans un bloc de nuit très dur, fruit d’une lutherie verbale sans à-coup, des périples initiatiques étaient narrés qui menaient l’élu à un point de non-retour, des avancées sur la lame d’un rasoir au fil de plus en plus mince, tranchant et incisif, jusqu’à l’instant élu, taoiste, d’une plaie sans lame où surabonde le sang. La vérité sans détour de l’être porté au noir : toute vie est soumise au souffle immédiat de la mort. Gracq sans doute pour les impeccables assemblages des vocables, pour le style en queue d’aronde, Bataille pour le grand salto arrière qui propulse dans la nuit : Ma rage d’aimer donne sur la mort comme une fenêtre sur la cour. L’entretien dura une heure, d’une densité souvent étouffante : gouffres pressentis, confiance naissante qui peu à peu amène au dévoilement des secrets, la littérature comme appareil de visée nocturne, l’écriture comme patience traversée d’intensités soudaines. Je gardais longtemps en moi le grain dense de la voix et la grave lenteur de la diction, lestant les mots d’une intensité patiente. J’avais rencontré le Prince noir des lettres lyonnaises, l’hôte secret d’une ville trop enfiévré pour jamais gesticuler, cité d’un carnaval intérieur où les corsos monstrueux défilent de nuit, dans un « énorme silence ». Pour Alexis, et ils sont quelques uns ainsi (Serge Brussolo, notamment), la langue ne doit pas se laisser désemparer, toujours maintenir son « emparement », vieux mot bien utile qui désigne la muraille, que jamais le verbe ne se laisse déborder, acculer, submerger, la débâcle des mots dessert le risque du sens, l’écrivain se doit de tenir la barre d’une poigne d’acier et porter


l’exactitude du lexique au cœur même du vertige le plus annihilant. L’ivresse verticale de l’ascèse : regarder le gouffre dans les yeux. C’est ce qui, une fois de plus, fait la force et tend la forme de Majestic, roman qui marque, comme rituellement, le retour du héros alexien, pour qui l’« exercice d’abîme » (Verne), l’accès à la nuit, se vit au plein d’une volonté méthodique jamais défaillante, fusion appliquée avec une obscurité comme savourée, acceptation pleine d’un périple qui mène à l’esclavage et à l’anéantissement, l’horaire des marées intérieures à la seconde près. Monde où le cadre muséal, le décor d’appareillage scientifique, le petit bruit affairé de l’établi et du fichage, la massivité stricte des pierres, dictent comme une exigence de lisibilité coûte que coûte au personnage en route pour la mort. Le mort, sans fausse note, joue sa musique funèbre. Trajectoire identique pour Louise Arsenieva qui, après avoir suivi avec application un singulier cursus érotique, finit, quasiment comme Berthe de Courrière, maîtresse érotomane de Rémy de Gourmont, par errer nue dans une église, toute frissonnante d’une menace possible. Trop rares sont ceux qui font des signes sur un bûcher dont ils sont à la fois le bois, la flamme et les cris de l’immolé, pour qu’on ne lise et ne relise pas Robert Alexis.

François Angelier Paris, le 6 mars 2016.



L

a nuit doit maintenant tomber sur la ville mais, du haut de ma tour d’ivoire, de ce bureau au dernier étage où j’exerce ma fonction, je ne peux pas en être sûre. Les volets sont fermés en permanence, d’ailleurs fonctionnent-ils encore après tant d’années ? Les gonds sont rouillés, une épaisse couche de crasse immobilise la tringle. De toute façon je n’ai pas essayé de les ouvrir et je n’essaierai pas. Celle que j’ai remplacée, madame Vial, celle qu’on appelait sur un ton de mystère la directrice, ne l’a jamais fait tant la lumière du jour lui était opposée. Je me sers pour écrire ces notes d’un gros album déniché dans une armoire. Les intendants devaient en utiliser de semblables bien avant que madame Vial n’occu­p ât ses fonctions, deux cents pages dont le grain uni, bistre, est un appel à la griffure d’une plume Sergent-Major, ce plaisir d’avoir à soumettre à la morsure du métal le flot confus mais opiniâtre

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de pensées qui, je le regrette et m’en réjouis à la fois, entament la part de temps que je devrais soumettre à des tâches plus raisonnables, la suite de mes Nouvelles Approches de paléobotanique, un ouvrage, dit-on, attendu. Des pensées, oui, et plus que cela, une souffrance, des sentiments mêlés qui gagnèrent en force ces derniers mois jusqu’à effacer toute occupation leur étant étrangère. Au milieu d’une phrase je laissai brusquement le clavier de l’ordinateur et me promis, le lendemain, de me munir d’un support mieux accordé à ce qui parasitait mon esprit, l’antique registre relié de tissu, la plume et le flacon d’encre que je trouvai dans une boutique de fournitures pour artistes. Qu’en était-il exactement de ces pensées et de cette souffrance ? Je ne saurais répondre qu’en reprenant les événements dans l’ordre chronologique, depuis ce jour où je dus m’occuper de l’entretien d’embauche de Sébastien Judet jusqu’à cet autre, marqué par la brusque disparition de madame Vial et de son jeune subalterne. On attendit quelques mois, elle ne revint pas, Judet non plus, on dut les remplacer, j’acceptai la direction du Musée d’histoire naturelle, quelqu’un occupa la charge de responsable du département de géologie. L’affaire fut oubliée, d’autant mieux que les témoins principaux, atteints par l’âge de la retraite, nous quittèrent les uns après les autres, chargés d’un secret qu’ils partagèrent jusqu’à la fin en murmures et en sourires de connivence.

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Pourquoi me suis-je si longtemps affublée de cette jupe turquoise, de la veste et du chemisier qui lui faisaient écho ? Une couleur que je déteste, que ma mère imposait lorsque j’étais adolescente, qu’elle plaçait au sommet de la distinction en arguant de mille bonnes raisons que ma jeunesse empêchait de contrer. — Maman, je préfère le noir. — Les enfants ne s’habillent pas en noir… Et j’allais dans les rues, à l’école, partout, appesantie d’un ton qui confirmait ma différence et la profonde fécondité de mon exil. On n’était avec le monde qu’à force de distance, on ne devait pas chercher la vague qui, gentiment, vous amène à la rive pour vous y laisser mourir dans la plus parfaite indifférence. Mes camarades se moquaient de mon costume de vieille fille précoce. Je les comprenais et leur pardonnais de bon cœur. Leurs charges sans vraie méchanceté étaient la petite revanche ourdie contre l’éternelle première de la classe. Les rires cachaient la double admiration que l’on a pour une scolarité et une apparence hors du commun, les deux liées à la modestie que mon visage s’évertuait à composer face aux attaques. Je comprenais surtout qu’il y a loin de ce que l’on est à ce qui nous représente et qu’il devait en être de même pour toutes les choses en ce monde, scellées de signes en trompe-l’œil. Je lisais R imbaud, Huysmans, Gourmont et Tailhade, j’appréciais chez les symbolistes cet effort à

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décrypter le réel au-delà de ses premières manifestations, des auteurs qui sûrement auraient pris la peine de passer outre le ridicule de mon uniforme afin de m’apprécier pour ce que j’étais vraiment. Comment ne m’eussent-ils pas aimée quand, tard dans la nuit, seule dans ma chambre d’enfant unique, je passai la robe de bal qu’une tante avait oubliée dans un tiroir de commode, tulle et soie noire, un audacieux décolleté, un volume élégant de tissu que je logeai avec maladresse et plaisir entre les accoudoirs de mon fauteuil ? Je savais, si jeune, que la vie serait ainsi faite pour moi, dans ce recul qui avait fini par devenir volontaire, ma mère s’étonnant d’une obéissance nouvelle à ses goûts vestimentaires, de mon désir d’anticiper ses choix dans la boutique où je m’enquérais d’une broche désuète, d’un châle vieillot, d’une paire de gants pliés dans une boîte grise. On ne s’en moquerait que mieux ! On me pousserait davantage dans cette marge où, loin de souffrir, je me sentais grandir comme une plante de jungle, ses racines enfouies dans l’ombre d’arbres gigantesques, une nuit perpétuelle, un foisonnement de noms de plantes et de fauves pétris en boues nourricières. ... Mais je sens que je parle comme Judet, j’adopte le style de son journal, ces notes que j’ai lues et relues pour en découvrir le sens, des lignes tracées sur une carte où le réseau des routes finit dans un amas de pointillés sans réelle destination ; on met le doigt dessus, on se dit qu’on devrait y aller et qu’on devrait s’y perdre.

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Ce récit, ce rapport, je ne sais comment dire, sera pour sa part principale composé des écrits du jeune géologue. On me permettra d’y alterner des remarques personnelles nées de la fréquentation d’un homme qui, bien qu’il ne m’ait jamais réellement plu ni que je lui trouvasse, hormis sa formidable mémoire et son non moins fantastique sens de l’observation, aucun caractère particulièrement attrayant, d’un homme qui demeure dans mon souvenir d’une façon insistante, pénible et pourtant nécessaire, quelque chose comme le rappel d’une tâche à effectuer avant qu’il ne soit trop tard. Des remarques, donc, liées à l’époque de cette fréquentation, mais aussi ce que j’ose croire être des éclaircissements. Judet parlait peu. Nos brèves rencontres, le plus souvent de nature strictement professionnelle, s’émaillaient de silences où je devinais chez lui des préoccupations bien éloignées de sa fonction, des pensées et une souffrance, pour reprendre mes mots, qui donnaient par instant à l’expression commune de son visage un accent de gravité, une pesanteur, celle d’un homme ayant vu ce qu’il ne faut pas voir, qui tente par tous les moyens de cacher aux autres l’originalité de son état sans parvenir à meubler par des banalités l’écart entre le quotidien et la profondeur de ses visions. Oui, la nuit doit être tombée, je le sens à la pénombre qui colonise mon bureau. Aucune lampe ne pourrait faire disparaître cette huile d’obscurité,

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ce liquide subtil qui se répand aussi sûrement autour de moi que l’impression composée sur mon corps par la couleur turquoise du tailleur. Deux phénomènes liés à l’objectif que je me suis assigné, aussi ténus qu’un motif sans vraie justification, forts pourtant, comme peut l’être la conjugaison des influences obscures qui nous conduisent, non pas à les penser, mais à profiter de leur élan. Tout ici est mouvance, Judet le pensait, et quand je dis ici je pense comme lui au monde dont le reflet s’inscrit en images fixes dans les couloirs que nous traversons. Des images, des formes, des pensées toutes faites qu’on se plaît à repérer, choses collées à la rétine, identifiées, choses préexistantes enracinées à la manière des évidences... Choses trompeuses. Je dois lutter contre les tromperies, impossible mission si on n’en a pas le goût, le transport, le dégoût, la façon de nier, la façon de conduire son être, un moment, dans la nuit totale qui s’empare du bureau, dans la multitude des sensations que je dois aux vêtements aimés par ma mère défunte, la façon de nier ! Les journaux de Judet me font face. Il les a laissés, il me les a laissés, il me plaît de le croire, pour que je complète les lignes interrompues et que je poursuive son œuvre. Il me les a laissés... Mais savait-il seulement que j’existe ? Peu importe, vraiment peu importe. Lui-même désirait-il être remarqué, aimé ? Si le monde se refuse à

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certains êtres, c’est qu’il a senti que ces êtres lui étaient fermés, ou plutôt qu’ils lui étaient hostiles.

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