Le Tyran meurt au quatrième coup - Extrait

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LE TYRAN MEURT AU QUATRIÈME COUP


Titre original : Maten al león © 1969 Jorge Ibargüengoitia and Heirs of Jorge Ibarguengoitia © Le Tripode, 2016, pour la traduction et les dessins


JORGE IBARGÜENGOITIA

LE TYRAN MEURT AU QUATRIÈME COUP Traduction de François Minaudier. Dessins de Samuel Pouvereau.



L’île d’Arepa est située dans la mer des Caraïbes. Un dictionnaire encyclopédique, mais abrégé, en donnerait la description suivante : « Elle a la forme d’un cercle parfait de 35 kilomètres de diamètre ; la population s’élève à 250 000 habitants, Noirs, Blancs et Indiens Guarupas. Elle exporte de la canne à sucre, du tabac et des ananas mûrs. La capitale, Puerto Alegre, rassemble la moitié de la population. Après s’être battue héroïquement pour son indépendance pendant 88 ans, Arepa l’obtint en 1898, lorsque les Espagnols l’évacuèrent pour des raisons indépendantes de leur volonté. À l’heure actuelle (1926), Arepa est une République constitutionnelle. Son Président, le Maréchal don Manuel Belaunzarán, Enfant Héros des Guerres d’Indépendance et dernier survivant célèbre de celles-ci, arrive à l’échéance bienheureuse de son quatrième mandat, maximum permis par la loi. »



1. LA PÊCHE Nicolás Botumele, vieux et noir, patron de barcasse, va à la pêche comme Nelson à Trafalgar : debout à la poupe, une main sur le front et le moignon de l’autre sur la rame qui lui sert de gouvernail, le regard de son œil sain perdu dans la mer laiteuse du matin. Face à lui, sur les bancs, deux Noirs en guenilles manient les avirons, et un enfant, une courte rame. Le filet est à la proue, prêt à l’emploi. La barque avance sur la mer étale. On n’entend que le clapotis des avirons, le craquement des tolets et l’effort des rameurs. Au loin, le patron aperçoit un banc de poissons. D’un coup de gouvernail, il change de cap et fait signe aux cinq Noirs efflanqués qui le suivent du regard depuis la grève. La barcasse est sur la plage, hors d’eau. Les pêcheurs tirent la prise sur le rivage ; leurs caleçons troués dégoulinent. Au centre du demi-cercle décrit par le filet encore en partie immergé, les poissons, en proie à la plus grande agitation, essaient de s’échapper. Le patron, dans l’eau jusqu’à la poitrine, défait les plis. Les hommes tirent de toutes leurs forces. Pléthorique, la panse du filet atteint la plage. Elle s’étale sur le sable, encore palpitante. Les Noirs se rassemblent autour de la masse informe, les yeux remplis d’espoir, parce qu’elle est énorme. Botumele tire sur les bouchons de liège et ouvre la poche boursouflée. Au milieu des saupes moribondes apparaît le cadavre du docteur Saldaña. Le regard des pêcheurs remonte des souliers vernis aux guêtres, au

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complet de cachemire anglais, aux moustaches grossies par des algues. La police de Puerto Alegre dispose de deux fourgons tirés par des mules. L’un sert à transporter les policiers, l’autre à convoyer des morts ou des prisonniers. Le fourgon des morts, conduit par un cocher rongé par les fièvres, se fraye un passage entre les vendeurs de beignets et de poissons frits, et fait halte devant la porte latérale du commissariat. Les curieux se rassemblent pour voir plusieurs policiers sortir du fourgon, ouvrir les portes et en faire descendre un brancard. Une couverture crasseuse jetée sur le cadavre ne laisse à découvert que les souliers vernis et les guêtres. On se presse et on se bouscule pour mieux voir. — Dégagez, on n’est pas au théâtre, crie un officier. Des policiers, brandissant des matraques, s’en prennent à la foule, l’obligeant à reculer et à dégager un passage dans lequel s’engouffrent les porteurs du brancard. Quand ce dernier disparaît, l’affrontement continue entre forces de l’ordre et badauds. Un empoté de policier manque le dos d’un Noir en train de fuir, et sa matraque lui échappe. Pereira, un jeune homme pauvre mais d’apparence soignée, qui a tout vu et qui est d’un naturel serviable, s’incline, la ramasse et la tend au policier, lequel, au lieu de le remercier, s’en prend à lui. Pereira commence par s’étonner, puis prend peur et finit par se protéger la tête avec sa mallette. Ayant reçu un coup dans les côtes, il prend la fuite et parcourt sans s’arrêter plusieurs centaines de mètres, entre des murs couverts de photographies du mort et d’affiches qui disent : « Saldaña Président. Modération. » Dans son bureau personnel, le colonel Jiménez, uniforme prussien, cheveux en brosse et mine d’Indien patibulaire, est pendu au téléphone. — Motif de mon appel, monsieur le Président : on vient de m’apporter le cadavre du Candidat de l’Opposition.

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Le Maréchal Belaunzarán, Président de la République, ancien Enfant Héros1 et bel homme, mais vieilli prématurément par les années, les soucis de l’homme d’État, les femmes et les litres de cognac Martell  consommés en vingt ans de pouvoir, ordonne : — Eh bien, procédez aux recherches, Jiménez, afin de punir les coupables. Il raccroche, avec un clin d’œil et une grimace malicieuse à destination du personnage qui lui fait face de l’autre côté du grand bureau présidentiel. — Ça y est, ils l’ont trouvé. Cardona, le vice-président, ne bronche pas. Il porte les mêmes moustaches tombantes que le Maréchal, mais il est maigre, bilieux, et pas très malin. Belaunzarán ramasse sur le bureau une masse de documents concernant la campagne électorale de Saldaña : des photographies, les textes de ses discours. Il les jette à la poubelle et dit : — Tout ça ne nous sert plus à rien. Finis les soucis. Il se retourne vers Cardona et lui dit sur un ton de sévérité paternelle : — Maintenant que tu n’as plus d’adversaire, Agustín, si tu ne gagnes pas, c’est que tu ne vaux rien pour la politique, ni pour le reste. — Je fais ce que je peux, Manuel, répond très sérieusement Cardona, à qui l’ironie du Maréchal a toujours échappé. — Moi aussi. Je t’ai débarrassé de ton ennemi. Et avec un peu de chance, nous sommes même débarrassés de son parti, parce que si tout se passe comme prévu, les modérés vont finir encore plus discrédités que ma sainte mère. 1. Allusion aux « Enfants Héros » de la guerre mexicano-américaine de 1847, des cadets de l’École militaire mexicaine qui se seraient jetés au bas du rocher du château de Chapultepec après une résistance héroïque et vaine, et dont l’historiographie récente montre qu’ils ont été largement inventés par des historiens nationalistes en mal d’images d’Épinal (N.D.T).

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Il s’arrête à la fenêtre et, à travers les vitres, observe, de l’autre côté de la Grand’Place, les désœuvrés attablés au Café du Vapeur. — J’espère que Jiménez fera son devoir et suivra la piste que nous lui avons laissée, dit-il, puis il se plonge dans ses réflexions. Patiemment, Cardona, sur son siège, attend qu’on lui dise de s’en aller. Debout entre son bureau et un portrait de Belaunzarán en grand uniforme blanc enveloppé dans le drapeau arépain, Jiménez annonce à Galvazo, son assistant chargé des enquêtes et des tortures : — Il faut trouver qui a tué le docteur Saldaña. Galvazo s’étonne. Il regarde son chef sans comprendre. — Ce n’est pas lui ? Il désigne le portrait du Maréchal. Jiménez détourne le regard. Il s’agite, pas très à l’aise, et fait comme s’il n’avait pas entendu. — Le Maréchal en personne vient de m’en donner l’ordre. — Très bien, mon colonel. Nous allons procéder aux recherches. Un secrétaire cadavérique et las tape sur une Remington chromée la déclaration du chauffeur de Saldaña. Le sous-sol du commissariat sert de chambre des horreurs à Galvazo. Sa procédure pour obtenir des informations est rudimentaire mais infaillible : elle consiste à mettre les suspects à quatre pattes et à leur tirer sur les testicules jusqu’à ce qu’ils parlent. Le chauffeur de Saldaña, tendu, en sueur, les yeux baissés, boucle sa ceinture et déclare : — Hier, à dix heures, j’ai emmené le docteur Saldaña au 3, rue San Cristóbal. Il m’a dit qu’il n’avait plus besoin de mes services, et je suis rentré chez moi. Galvazo et Jiménez, assis aux deux coins d’une table, l’écoutent, les bras croisés. Galvazo se retourne vers Jiménez et lui dit, l’air scandalisé : — Au claque en pleine campagne électorale ! Quel cynisme !

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La prise de la maison de madame Faustina, le bordel le plus cher de Puerto Alegre, sis au numéro 3 de la rue San Cristóbal, allait occuper par la suite une place de choix dans la mythologie arépaine. Les policiers entrèrent par la porte de devant, par la porte de côté, par la porte de derrière, et par les fenêtres du premier étage en grimpant à l’échelle des pompiers. Ils rassemblèrent vingt putains hystériques dans le salon mauresque, les tripotèrent et leur confisquèrent l’argent qu’elles avaient gagné avec beaucoup de mérite ce jour-là, qui était jour de paie ; puis ils les fourrèrent dans le panier à salade et leur firent passer la nuit au violon, où trois d’entre elles attrapèrent la crève, et un sergent geôlier, la chaude-pisse. Les clients, sauf le directeur de la Banque d’Arepa qui s’échappa en sautant par une fenêtre et se cassa une jambe, furent fichés, rançonnés et remis en liberté. C’est en vain que madame Faustina, la mère maquerelle, menaça le colonel Jiménez de téléphoner au Maréchal. Galvazo et Jiménez parcourent du regard le salon désert. Les meubles gothiques et mauresques, galamment cédés au bordel par un millionnaire libidineux, sont sens dessus dessous. Un chapeau de feutre est accroché au portemanteau. Les deux hommes se le passent en s’extasiant comme devant un trésor : le ruban porte les initiales de Saldaña. La veuve de Saldaña, suffoquant sous ses voiles, se présente au commissariat afin d’identifier et de se faire remettre en personne le corps de son mari. Trois grands amis, conseillers politiques du défunt et députés modérés, l’accompagnent : Bonilla, l’homme le plus honnête de Puerto Alegre, et l’un des plus riches, don Casimiro Paletón, poète civique et directeur de l’Institut Krauss, et le sieur De la Cadena, qui n’a pas d’autre mérite que de porter ce nom. Le colonel Jiménez, par respect pour les vertus civiques du défunt, fait entrer la veuve et ses accompagnateurs dans son bureau personnel, les invite à s’asseoir et dépose devant la veuve

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un reçu pour un cadavre poignardé, ouvert, étripé, refarci et recousu. Au moment où la veuve signe, une ordonnance entre avec un paquet contenant les effets personnels de Saldaña. — Il ne manque que le chapeau, la montre et le portefeuille du docteur, explique Jiménez. Ce sont des pièces à conviction. La veuve le regarde à travers ses voiles, et les trois autres à travers leurs besicles respectives, sans un mot. — Nous espérons identifier les coupables d’ici quelques heures, dit Jiménez, mal à l’aise. La veuve ne se contient plus ; elle se lève. — Quelques heures ? Moi, je connais le coupable depuis qu’on m’a appris la nouvelle. Pour l’arrêter, il suffit d’aller au Palais Présidentiel. Elle éclate en sanglots. Don Casimiro s’approche d’elle et lui tapote la main. Bonilla se lève et s’avance vers Jiménez, qui a les cheveux tout hérissés et qui ne sait pas quoi faire. — Madame Saldaña est bouleversée, mon colonel. Oubliez ce qu’elle vient de dire. Le sieur De la Cadena regarde par la fenêtre. La veuve continue à sangloter sans pouvoir se retenir. Jiménez surmonte son trouble et dit à Bonilla : — Que les choses soient bien claires, monsieur le député : il s’agit d’un crime crapuleux, et les coupables seront punis. — Oui, mon colonel. Jiménez met fin à l’entretien en désignant le paquet qui contient les souliers vernis, etc., tout en ordonnant à Bonilla : — Emportez-moi ça. Bonilla prend le paquet, Jiménez va jusqu’à la porte et l’ouvre avec une certaine violence ; il reste planté là, attendant que les autres aient quitté son bureau. Don Casimiro Paletón raccompagne la veuve, encore toute tremblante ; Bonilla les suit avec le paquet et le sieur De la Cadena sort en dernier, avec une révérence raide. Jiménez ferme la porte et pousse un profond soupir de soulagement.

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Les accusés de l’assassinat du docteur Saldaña forment un groupe lamentable : deux putains, une pédale et deux voleurs. Dans sa chambre des horreurs, Galvazo, debout derrière une balustrade, les met en rang et leur fait la leçon. — Dans quelques minutes, vous allez rencontrer la presse. Il s’agit d’un privilège. Chacun d’entre vous sait ce qu’il a avoué et ce qu’il doit dire. À la moindre gaffe, on vous passe par les armes. Compris ? Les accusés, terrorisés, acquiescent. Galvazo ouvre la porte, les journalistes entrent.

2. VEILLÉE FUNÈBRE Belaunzarán, en manches de chemise, est venu rendre visite à ses coqs de combat, au poulailler de son hacienda de la Chacota2. Il leur parle comme une vieille fille à ses canaris. — Qu’il est mignon, qu’il est mignon le pioupiou ! Qu’il est mignon le petit bec à mon petit pioupiou ! Agustín Cardona, en grand deuil, entre dans le poulailler. — Je suis prêt, Manuel. Belaunzarán se retourne, croise les bras, l’examine des pieds à la tête et éclate de rire. — La douleur incarnée. Qui penserait que c’est toi qui t’es chargé du boulot ? Cardona, qui n’a aucun sens de l’humour, prend un air offensé. — C’étaient tes ordres, Manuel, se défend-il, sérieux comme un pape. — Il le fallait, Agustín, répond l’autre en l’imitant. Il s’approche 2. Nom grotesque ; dans les dialectes chiliens et argentins, c’est le « commérage » (N.T.D).

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