Les Tifs, de Charles Stevenson Wright, extrait

Page 1



THE WIG


© Charles Stevenson Wright, 1966, pour le texte original © éditions Le Tripode, 2016, pour la traduction


Charles Stevenson Wright LES TIFS Roman traduit de l’anglais (américain) par Charles Recoursé. Interprétations graphiques de Félix Godefroy.



Note du traducteur

Drôle de livre que celui-ci. Roman noir qui se définit comme nègre, il tient tout autant de la comédie sociale, voire de la sitcom pour certaines scènes qui n’auraient probablement pas déplu à ce bon vieux Joyce, placé en exergue de l’ouvrage et qui, comme le noir justement, va décidément avec tout. En l’abordant, je me suis demandé s’il fallait le lire à voix haute. C’est en tout cas ce que suggèrent ces chapitres pareils à des changements de plateau, ces répliques qui n’attendent que les rires de la salle et ce grotesque tapi au détour de chaque action. Une outrance permanente qui place Les Tifs dans un entre-tout sidérant régi par les règles du vaudeville comme par celles du réalisme. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce livre que l’on pourrait aussi qualifier de première (et seule ?) autofiction dystopique de l’histoire : comme les deux autres ouvrages de Wright, The Messenger et Absolutely Nothing to Get


Alarmed About, The Wig nous raconte la vie cahoteuse et souvent misérable de Wright. Mais nous sommes ici dans un New York anticipé : une cité plus violente, plus souffrante, plus inégale encore, où Lester, avatar de l’auteur, essaie de se tailler un chemin vers la gloire, ou du moins le salut, malgré les embûches d’un racisme systémique. À sa sortie, Les Tifs a été taxé de mordant, méchant, sournois ou amer. Et on ne peut le nier : écrit en quelques semaines dans la réclusion d’une chambre d’hôtel, il est la riposte fiévreuse d’un animal acculé. La langue se tord au gré des genres et des registres. Pour le traducteur, il faut passer du très soutenu au très oral, essayer de trouver vingt voix différentes, se dépêtrer d’une quantité de références culturelles très précises et de l’argot des années 60 à Harlem. Sur ce point, j’ai tenté de ne pas trop « dater » la traduction. Il ne s’agissait pas de moderniser la langue, mais de me permettre un aller-retour entre les époques, car le récit se déroule dans le futur. Quand on traduit, on évolue toujours en eaux troubles, et on doit trouver son cap à l’instinct. Jusqu’où jouer avec les clichés ? Jusqu’où l’auteur va-t-il et puis-je aller aussi loin ? Quand je est un blanc à Paris en 2015, que peut-il mettre dans la bouche des noirs qui arpentaient la 125 e Rue en 1965 ? Alors souvent on lisse, au moins un peu. Sans aller jusqu’à faire du Silky Smooth (vous comprendrez en lisant le texte), mais parce que, paradoxalement, c’est le meilleur moyen de sonner juste.


Retrouver les éléments propres au Harlem de cette époque n’a pas été une mince affaire. Entre recherches, croisements et tâtonnements, ce sont finalement les échanges avec Phelonice Willie, l’amie la plus proche de Wright, qui m’ont le plus éclairé. Ils ont eu lieu fin 2014, pendant les événements de Ferguson, qui jetaient une triste lumière sur le texte et montraient, s’il en était besoin, qu’en profondeur les choses n’ont pas changé autant qu’on aimerait le croire. Ces discussions m’ont aidé à mieux comprendre l’époque et les personnages du livre. Et donc à essayer d’arriver à un ensemble cohérent, fidèle dans sa trahison. Il fallait transmettre l’émotion de la lecture, la violence du propos et le tragique de cette comédie, en l’honneur de celui qui se voulait avant tout un messager. Charles Recoursé Janvier 2016



Pour Charles Trabue Robb et en mĂŠmoire de Lowney Turner Handy.



1ère partie « Tout phénomène a une cause naturelle. » James Joyce



1 .

J’étais aux abois. Tous les trois mois, mon ventre pas plus épais que du papier à cigarette se remettait à grouiller. Pendant ces jours de jeûne, j’étais d’une humeur de dogue. J’avais du mal à garder le sourire ; tout le monde semblait foncer en première classe vers les horizons de la Grande Société, et moi, je restais sur la touche, sans un rond et sans « relations ». Jolies filles, cartes de crédit, comptes en banque, costumes Hart Schaffner & Marx, chaussures classe, chapeaux de chez Dobbs, Jaguar XK-E, et encore des filles en pagaille dans mes rêves couleur caramel. Seigneur – j’étais prêt à trimer comme un esclave, mais il me manquait le truc qui me permettrait de me payer des trucs. Ayez pitié – un fruit allait bien finir par tomber de l’arbre de la chance. Des tam-tams envoyaient un message à mon cerveau affamé : il fallait que j’y arrive. Résultat, j’ai failli faire une crise d’épilepsie un jeudi matin de bonne heure. J’étais au milieu de ma chambre meublée miteuse mais raffinée, je convulsais et j’applaudissais à tout va. Mon royal chef s’est braqué sur les tuyaux couverts de moisissure au plafond, où les cafards avaient commencé leurs acrobaties. Ils paraissaient encore plus vifs que d’habitude, comme s’ils recevaient eux aussi la même révélation stupéfiante. Même le soleil de la fin mars était aussi doux et léger que la lune, et les rues magnifiques de Harlem baignaient dans un calme étrange.

•  15  •   les tifs


Sourire extatique aux lèvres, un torrent de larmes cou­ lant de mes yeux en amande, je me suis rappelé ce qu’avait dit le type du drugstore : « Avec ça, vous pouvez devenir qui vous voulez. » Et en effet, j’avais une chance de cocu, et qui sait, peutêtre un brillant avenir ; les nuages noirs allaient bientôt se dissiper. J’avais tout essayé. Déguisé en Arabe muet dans un authentique café nord-africain de Greenwich Village, j’avais eu pas mal de succès. Séduisants rêveurs fascinés par Gide, épaves sorties des meilleures universités et pseudo-puceaux affamés. Pieds nus, les yeux rougis par l’herbe, le visage couvert d’un fez, nu sous ma djellaba rayée, j’ai fini par être démasqué par deux sœurs, deux vieilles filles, l’une avec un


pied bot, toutes deux arborant des moustaches couleur champignon, qui avaient vécu dix ans au Maroc. Les deux sœurs sont tombées en pâmoison devant ma supercherie, m’ont laissé deux dollars de pourboire et une carte qui sentait le haschich. Elles m’ont échauffé et ce soir-là j’ai eu un léger accès de fièvre jaune, je me suis mis à insulter les clients. Pas grave, le proprio, un bouddhiste, partait en Nouvelle-Zélande. Et ensuite ? Encore et toujours des vers qui grouillaient dans mon ventre. Misère. J’ai dansé les claquettes pendant une semaine devant l’Empire State Building et n’ai récolté qu’un dollar et vingt-sept cents. On m’a refusé l’assurance-chômage, peut-être parce que j’avais l’air étranger et parlais un anglais presque parfait. Naturellement, j’aurais pu toucher des allocs, mais il faut du cran pour rester dix heures par jour sur le perron, mains dans les poches, à mâchonner un cure-dents en regardant passer les petits, qui vous fixent avec dans leurs grands yeux le même regard que celui des figurants dans les films de guerre. Quand on est un homme, il y a des choses qu’on se refuse à faire. Non, quand on est un homme, on tente une autre tactique. Mais laquelle ? La jouer hispanique me serait facile mais ce ne serait pas cool du tout. Philippin ? Indien d’Amérique ? je me demandais. Eurasien, ça pourrait attirer les fétichistes. Est-ce que je réussirais à faire juif ? Je me demandais. Devenir un bon petit protestant blanc, c’était clairement impossible. Né vingt et un ans plus tôt avec un point d’interrogation vermillon dans la bouche, on m’avait appelé le fils du diable ; ma carte de sécurité sociale ne se prononce pas quant à mon humanité. C’est peut-être la raison de ma légère schizophrénie.

•  17  •   les tifs


J’emmerde les rapports des psys. Je pars à l’assaut de mon futur. Je me suis rué dans la salle de bains, lieu de rendezvous de soixante-quinze nègres exactement, tous d’origines raciales différentes. Droit comme un I, comme un clerc, entre les murs carrelés de blanc, mon cœur explosait dans mes yeux pareils à la mer. Mon cerveau vrillait. Est-ce que les châtains se sentent plus libres en blond (cf. la pub Miss Clairol) ? Qui peut nier qu’un nez refait est un truc dingue (cf. Miami Beach) ? Le premier Congrès des délinquants juvéniles s’est tenu à Riis Park sans la moindre violence : décision a été prise d’envoyer du Seconal, des pistolets artisanaux, de la colle à maquette et des contraceptifs aux communistes chinois (cf. The Daily News). L’Association des médecins d’Amérique, indignée, a annoncé que les taux d’avortement et de syphilis aux États-Unis sont largement inférieurs à la moyenne mondiale (cf. Channel 2). Les stations-service modernes disposent de pompes à air payantes dans les toilettes des femmes, les moins favorisées peuvent ainsi gonfler leur poitrine plate (cf. Dorothy Kilgallen). Des homosexuels se faufilent incognito dans les drugstores où on leur donne des instruments en plastique fonctionnels ainsi que des timbres de collection à l’effigie de Daisy (cf. De la part d’un nouvel ami). Sagesse de schizo ? N’oublie pas, je me suis dit, tu vis dans le plus bel âge que l’homme ait connu. Sur ce, je suis allé au lavabo, j’ai pris la bouteille Format économique de décrêpant Silky Smooth avec Base anti-transpiration intégrée (marque déposée). J’ai lu attentivement le mode d’emploi. Les vignettes rouge,

les tifs •  18  •


blanche et or garantissaient que l’utilisateur pouvait piquer un plongeon, sortir de l’eau et secouer la tête avec le même air triomphant que n’importe quel Blanc. Un miracle qui sentait la rose sauvage, ressemblait à une glace à la vanille et pouvait se ramollir entre des mains suffisamment négroïdes. J’ai rempli ma paume de Silky Smooth et j’ai commencé à me masser le crâne. Ensuite, juste pour être sûr, j’ai ajouté une huile épaisse, inodore, issue des marais de Géorgie. Tandis que je frictionnais avec dextérité, je me suis rappelé que les anciens produits capillaires comportaient de la crotte de yak et de la lessive. Ils brûlaient le cuir chevelu et on risquait de finir aveugle si on s’en mettait dans l’œil. Une chose était sûre : après, pendant un mois, il pleuvait des croûtes quand on se brossait. Mais un sénateur du Nord compatissant avait fait interdire ces produits. Il avait dit, en ces termes historiques et retentissants : « Monsieur le Président, je propose de réparer la tragédie qui a frappé tous ces négros. Ce sont de véritables Américains et il est de notre devoir d’interdire tous les produits capillaires qui leur ôtent leur aura et leur éclat. » Silky Smooth (avec sa formule peaufinée à Karasjok, en Norvège, par une tribu lapone) ne posait aucun problème. Oh, oui. Une excitation sauvage m’a submergé. Mon reflet dans le miroir recelait un futur éclatant. Je ne m’étais pas senti aussi bien depuis l’année dernière, quand j’avais découvert que je n’aimais pas la pastèque. Mais l’étape suivante a été le moment le plus difficile de ma vie. J’ai dû attendre cinq minutes que le baume pénètre, durcisse, s’évapore. Cinq minutes de souffrance. Je gardais

•  19  •   les tifs


la tête haute, en bon arrière-arrière-petit-fils d’esclaves, de métayers, de nobles du vieux monde. Tête haute comme un commando, comme un scout. Oui ! J’irai dire deux mots au vendeur si l’expérience échoue. Seigneur – impossible que ça foire ! Je suis le beau-fils de Walter Mitty et la couleur de ma peau attire tous les regards. Les rêves défilaient dans mon esprit. D’après un politicien visionnaire, il était plus que probable qu’un Noir soit élu président des États-Unis en l’an 2000. En étant réaliste, j’arrivais seulement à m’imaginer président du Syndicat des bricoleurs, en plein discours devant la Commission des relations étrangères avant de me faire castrer. Au moins je n’aurais plus besoin de faire appel à Mr Fishback, le croque-mort nécrophile, chaque fois que j’irais en ville. Quel soulagement. Toutes ces pièces de dix cents que j’économiserais. Pendant que le machin séchait je pensais à Mr Fishback. Petit Papa Poisson, comme l’appelait Nonnie, mais Nonnie aimait bien dire du mal des gens. C’était à lui que je devais ma dernière (fausse ?) carte de crédit. Les rayons du soleil matinal dansaient dans la fenêtre taille glaçon quand j’ai commencé à rincer l’onguent. J’ai poussé de puissants gémissements. La texture de mes cheveux avait bel et bien changé. Avant d’attraper une serviette, je n’ai pas résisté à l’envie de me regarder dans le miroir fendu tandis qu’une eau laiteuse dégoulinait sur mon visage rouge. Ave, César et toutes les reines des champs de coton ! Quel est l’idiot qui a dit qu’il fallait un râteau pour venir à bout de ces mèches aériennes ?

les tifs •  20  •


Et j’ai prié. J’ai ri. J’ai secoué la tête et contemplé mes boucles soyeuses qui se remettaient en place. Je n’avais qu’un seul regret : j’aurais aimé un petit souffle d’air, juste de quoi me donner un style décoiffé par le vent ; ensuite j’aurais pu écarter de mon front une boucle nonchalante. Ça faisait une semaine que je m’entraînais, je maîtrisais le geste. T’as qu’à emprunter un ventilateur, je me disais, et juste à ce moment j’ai entendu crier Nonnie Swift. « À l’aide ! Aidez-moi, s’il vous plaît ! » La voix provenait du hall de l’immeuble. Laisse cette éponge à brandy hurler autant qu’elle veut, j’ai pensé. Une créole de La Nouvelle-Orléans, tu parles. Si quelqu’un dans cet immeuble a du sang créole, c’est moi. Depuis le hall, la voix gémissait, « Je meurs. Venez aider une veuve qui se meurt… » À contrecœur je me suis détourné du miroir. Les Tifs étaient une perfection. Une œuvre d’art à quatre dollars et six cents. Ça valait le sacrifice. Je renaissais, purifié, consacré, magnifié. « Je ne suis qu’une pauvre veuve sans défense… » Elle allait la fermer, oui ? Avec la majesté d’un sorcier, j’ai volé au secours de Nonnie Swift. Elle était étalée sur le plancher du hall rongé par les rats, agrippée à un bouquet de violettes en plastique, sa robe mission à strass répandue comme une couverture sous son corps de pute à mi-temps qui ne rajeunissait pas, et elle se convulsait en cadence. Sa coiffure bouffante aux reflets bleutés était un lointain souvenir qui formait une espèce de halo africain. Des larmes jaillissaient de ses lentilles

•  21  •   les tifs


de contact vert d’eau. Ses bras chargés de bracelets victoriens tressaillaient, tendus vers le plafond, et elle lâchait des geignements pitoyables. « Qu’est-ce qui se passe ? » j’ai demandé. Nonnie a croisé les bras sur son ventre plat comme une crêpe et elle a gémi. Je me suis agenouillé à côté d’elle, j’ai observé sa trogne crispée et peinturlurée, et j’ai reçu une puissante bouffée de cognac. D’une main tremblante, à la manière d’un voleur aveugle, Nonnie a tâté mon menton, mon nez, mon front, et les Tifs. J’ai eu envie de lui briser les mains. « Pas touche aux Tifs, j’ai dit. Qu’est-ce qui t’arrive ? — Je souffre, Les. » J’ai essayé de l’asseoir. La partie inférieure de son corps semblait arrimée au plancher. « Mets ta main, a dit Nonnie dans un renvoi. — Où tu veux que je mette ma main ? — Mets ta main là, a soufflé Nonnie. — Tu lâches jamais ton os ? Tu pourrais être ma mère. » Elle a poussé un nouveau cri. Ses lèvres gercées sont apparues sous son rouge à lèvres American Lady, d’un violet très foncé. « Merci, petit, a soupiré Nonnie. — T’es défoncée ? » j’ai demandé. J’avais l’impression qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre. « Défoncée ? a ricané Nonnie. Je souffre ! — Essaie de t’asseoir, je l’ai suppliée. Et ensuite passe ton bras sur la rampe.

les tifs •  22  •



— Ce qu’on doit endurer, nous les femmes. — Tu veux que j’appelle un médecin ? — Oui ! Appelle un médecin ! Appelle les pompiers ! Appelle l’armée ! a hurlé Nonnie. Il arrive. Deux ans de retard. » Écœuré, je me suis relevé. « T’es bien chargée. — Rien du tout. Ça fait longtemps que j’essaie d’avoir ce bébé. J’ai même dit que j’accoucherais à la télé. Mais ils ont pas voulu. Tu sais pourquoi, hein ? Je viens d’une des plus anciennes familles de La Nouvelle-Orléans. C’est seulement pour lui que je vis avec vous. Je veux que mon fils voie toutes les choses du monde, les bonnes et les mauvaises. Tu comprends ? » Je ne comprenais que trop bien. « Tu veux que je t’aide à remonter dans ta piaule ? j’ai dit. J’ai pas toute la journée. — Tu abandonnerais une femme enceinte coincée sur le dos ? » À cet instant Mme Tucker a ouvert sa porte renforcée de tôle rouillée. Resplendissante avec sa robe sac en toile plissée et sa tête bombée, elle suçotait ses gencives pourries, comme toujours, elle nous a lancé un regard furieux. Je lui ai rendu la pareille. « Hey, j’ai salué à la mode de la Caroline. Hey, vous, la vieille sage-femme desséchée. — La racaille de Harlem, a craché Mme Tucker. Un jeune voyou et une vulgaire traînée. Là d’où je viens, on vous pendrait. » Nonnie s’est redressée et a dit d’une voix douce : « Mrs Tucker, mon bébé arrive enfin. Ça ne vous fait pas plaisir ? — C’est péché », a frémi Mrs Tucker. Elle a rassemblé ses

les tifs •  24  •


quarante kilos et claqué la porte. « Elle n’est vraiment pas sympathique, a commenté Nonnie, attristée. — Te laisse pas abattre, ma biche. — Elle aurait quand même pu proposer de s’occuper de mon bébé. — Le père est un Blanc ? — Ça m’étonnerait, a dit lentement Nonnie. Mais on ne peut jamais être sûre, hein ? » Tout à coup, Nonnie s’est étouffée avec ses sanglots. De lourdes larmes ont emporté ses lentilles vert d’eau, rendant ses yeux à leur vraie teinte bleu ciel. « Fini de souffrir, Les. Moi, j’ai payé ma part. Mais imagine ce que lui il va subir à Harlem. Quand il quittera la prison chaude de mon ventre. Il naîtra esclave, sauf qu’il n’aura pas de chaînes. » J’ai baissé les yeux sur Nonnie. Peut-être qu’elle était créole, après tout. « Les choses s’arrangent de jour en jour, j’ai dit. — Oh, ça je l’espère, a pleuré Nonnie. Il faut que ça change, sinon je repartirai dans ma vieille demeure du Garden District, qui doit être envahie par les mauvaises herbes et noyée sous la mousse, et où le vent s’engouffre et siffle tel un oiseau moqueur. » Elle lisait des bouquins ? Elle sait lire ? je me suis demandé. Et j’ai décidé que non, probablement pas, elle avait dû entendre ça dans un film. J’ai eu l’envie furieuse de dire à Nonnie qu’elle serait plus à sa place dans un théâtre ou un zoo. Ça faisait trois ans que je me fadais son baratin alambiqué. Je suis bien conscient

•  25  •   les tifs


que tout le monde a besoin de quelques chimères. Comme dit Mr Fishback : « Vérifie que c’est ta taille, fiston, parce qu’une fois que tu seras passé par chez moi on ne pourra plus rien changer. » Mais tôt ou tard, on est bien obligé de s’exposer aux feux de la réalité. On est obligé d’aller au charbon, pour soi-même et pour la société. Avec mes Tifs, je tentais quelque chose de réel, de concret. J’ai donc dit à Nonnie, « Je vais faire le grand saut. Je me taille. — Toi ? Où donc est-ce que tu vas ? — Un peu de patience, tu verras bien, j’ai dit pour titiller sa curiosité. Je vais rentrer dans le lard de cette ville. — Et toi, un peu de patience, tu verras bien, s’est moquée Nonnie. Petit salopard, avec tes belles boucles. T’as lissé tes cheveux. — Pas lissé », j’ai vivement rectifié. J’avais envie de lui balancer une bonne trempe dans la mâchoire pour lui faire ravaler son dentier. « Juste un peu d’eau et de graisse, Miss Swift. — Tu les as lissés. — Tu veux que je te défonce la tête ? — Je suis désolée, mon mignon, a dit Nonnie. — J’aime mieux ça. Tu passes ton temps à dire du mal des gens. Pas étonnant que vous arriviez jamais à rien, vous autres. Vous ne vous entraidez pas. Vous feriez mieux de vous serrer les coudes, comme les gitans. — C’est lamentable, n’est-ce pas ? » Je fulminais, mais j’ai réussi à baisser la voix et à essayer de me faire plaindre. « C’est pas ma faute si j’ai de beaux

les tifs •  26  •


cheveux. J’essaie d’améliorer mon sort, tu peux pas m’en vouloir pour ça, si ? Je fais pas semblant et je te snobe pas. — Je ne voulais pas te blesser, a dit Nonnie d’une voix pleine de larmes. Je te le jure, Les. Ça te va plutôt bien. — Va te faire voir, chérie. — C’est vrai. J’espère que mon fils aura de beaux cheveux. Il en aura bien besoin pour s’en sortir dans ce monde. — T’as raison, j’ai approuvé gravement. Les Tifs veilleront sur moi dans cette époque troublée. » Nonnie a cherché confirmation auprès de ses violettes en plastique. « Ça me fait chaud au cœur de savoir que j’aurai de quoi acheter du pain pendant mes vieux jours, elle a noté avec une immense dignité. Mon bébé fera de grandes choses. Je suis sûre que les bonnes notes et les diplômes, ce sera bientôt du passé. Aujourd’hui on peut en avoir par la poste pour un dollar quatre-vingt-dix-neuf et un timbre. Regarde le pétrin dans lequel ça nous a fourrés, tous ces diplômes. Le temps qu’il devienne adulte, peut-être que la réussite dépendra d’autre chose. D’une belle chevelure, si ça se trouve. — C’est vrai », j’ai acquiescé. Et puis, en rougissant, je n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter : « Tu sais, Nonnie, j’ai l’impression d’être un homme neuf. Je suis sûr que le vent tourne. Mon navire m’attend au coin de la rue. — J’imagine bien, a persiflé Nonnie. J’imagine que c’est ce qu’on ressent quand on s’est lissé les cheveux. » J’ai fait demi-tour et ai commencé à m’éloigner, autrement je l’aurais étranglée. Elle s’est mise à pleurer, à implorer. « Lester Jefferson. Ne

•  27  •   les tifs


me laisse pas coincée sur le dos. S’il te plaît. Je n’ai personne. Mrs Tucker ne m’aidera pas. Il va falloir que tu remplaces le médecin. — Va te faire voir. » Je n’avais pas de temps à perdre avec cette vieille sorcière bourrée. Comment une michetonneuse de La Nouvelle-Orléans pourrait-elle apprécier les Tifs ? Les gens sont comme ça. Ils essaient toujours de t’empêcher d’avancer. Mais je vais te dire un truc : personne, absolument personne – rien – ne va m’arrêter. J’ai fait le premier pas. Les autres s’enchaîneront sans souci. À qui est-ce que je parlais ? À moi. En paix avec moi-même et fier de ma lucidité, j’ai décidé de faire un saut chez Miss Sandra Hanover, au deuxième étage, dans ce que Miss Sandra appelait son pied-à-terre. Miss Sandra Hanover était intelligente, compréhensive. Une dame pleine de classe.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.