Note de l’éditeur
Au hasard d’une rencontre, Jean-Marc Rochette confia un jour son admiration pour Bernard Amy. Il s’agissait de la confidence spontanée d’un passionné de montagne qui, comme tant d’autres, avait lu dans sa jeunesse la nouvelle Le Meilleur grimpeur du monde et en était resté profondément marqué. Le livre Anabase est né de cette confidence. Dans cet ouvrage, le peintre confronte ses propres visions de la montagne au texte emblématique de l’écrivain. Bernard Amy et Jean-Marc Rochette ont eu des vies d’une densité exceptionnelle, et leurs œuvres rassemblées ici témoignent d’un amour des hauteurs où l’aventure spirituelle l’emporte sur l’épreuve physique, la recherche de la beauté sur celle du spectaculaire, la connaissance de soi sur la quête des trophées. Lorsque Bernard Amy nous suggéra de donner à l’ensemble le titre Anabase, il ajouta cette explication : « Le mot désigne à la fois la montée, l’ascension, et, par la racine ana, le renouveau. Dans le récit de Xénophon, c’est la montée dans le Haut Pays de l’intérieur, celui de l’Asie Mineure. C’est aussi bien la montée vers la cime que la montée intérieure. Saint-John Perse l’a choisi pour un de ses recueils de poèmes. C’est aussi un poème de Celan. Bref, c’est un joli mot ! »
JEAN-MARC ROCHETTE – À PARTIR D’UN TEXTE DE BERNARD AMY –
ANABASE
(l’esprit de la montagne)
Q
uoique personne n’ait jamais su exactement son nom, tout le monde l’appelait Tronc Feuillu. Ce devait être quelque chose comme Tron Fo Oyu, mais la prononciation qu’en donnaient ses compatriotes était trop rapide pour qu’un Européen puisse vraiment la saisir. Ce surnom n’évoquait pourtant en rien le personnage. Tronc Feuillu était un homme maigre, long, au visage et aux mains d’ascète. Il avait le crâne rasé. Et derrière ses yeux plats d’Asiate vivait un regard à la fois sévère, ironique et doux. On pensait plutôt au tronc d’un de ces arbres des terres australes qui, à travers les flammes des incendies de forêt, paraissent avoir acquis le pouvoir de ne plus pourrir. Tronc Feuillu faisait partie de la délégation japonaise au rassemblement international d’alpinisme. Il était la figure la plus marquante de l’équipe, bien qu’il n’en fût pas le capitaine. Ses compagnons parlaient de lui avec un respect que ses capacités techniques ne suffisaient pas à justifier entièrement. Interrogés,
11
ils s’étaient montrés imprécis, avaient évoqué une « sagesse suprême et une technique au-delà de la technique » qui n’expliquaient rien. À ceux qui auraient voulu en savoir plus, les compagnons de Tronc Feuillu avaient répondu : — Les faits parleront d’eux-mêmes. Il faut attendre la course à laquelle participera notre camarade. — La course ? Il n’y en aura qu’une ? — Sans doute. Trois jours plus tard, le temps se mit au beau. Les Japonais s’attaquèrent d’emblée à la face nord de la pointe Rekwal, l’itinéraire le plus haut et sans conteste le plus difficile du massif. Conduits par Tronc Feuillu, ils évitèrent le passage dit « du Pendule » par une variante restée célèbre. Personne depuis n’a pu la reprendre. Les plus habiles alpinistes d’Europe et d’Amérique s’y sont essayés. Aucun n’a pu dépasser les dix premiers mètres. Tronc Feuillu parvint à franchir une volée de dalles haute de quatre-vingts mètres, sans une seule plate-forme, sans une fissure assez large pour le pied ou pour la main. Il n’utilisa aucun piton, ne fit aucun relais intermédiaire. Lui et ses compagnons – ceux-ci comme transfigurés par leur génial premier de cordée – escaladèrent ce long passage d’une traite. « Sans effort apparent, comme s’il s’agissait d’un passage facile. » rapporta
12
une cordée britannique engagée au même moment dans le Pendule. L’événement fit grand bruit. Les Anglais, puis d’autres grimpeurs qui se trouvaient dans la face le même jour, décrivirent avec enthousiasme la sûreté et l’habileté des Japonais, et plus encore la maîtrise de Tronc Feuillu. Celui-ci devint la vedette de Chamonix. Mais ses admirateurs n’eurent guère l’occasion de l’approcher. Il fuyait la foule et ses bruyants hommages. À toute curiosité, il opposait son indifférence pour la notoriété, le « paraître » et les fanfaronnades de retour de course. Alors qu’il venait de réaliser une très grande ascension, il affichait une sorte de calme détachement, et surtout le refus d’être la proie d’une frénésie maladive à la moindre apparition d’un coin de ciel bleu au-dessus du mont Blanc.
* * *
Car il ne repartit pas en course. Non qu’il restât à Chamonix. Mais les jours de beau temps se succédèrent, et il se contenta de disparaître des journées entières sans que l’on sût s’il partait grimper en solitaire ou flâner dans les alpages. Ses compagnons réalisèrent d’autres courses, dont trois premières ascensions de grande classe. Il ne les accompagna pas. Des alpinistes s’étonnèrent de cette désaffection. On alla même jusqu’à parler d’une
13
grande peur éprouvée à la pointe Rekwal et qui l’empêchait de retourner en montagne. Il le sut, mais parut s’en désintéresser. Quant à ses compatriotes, ils affirmèrent que Tronc Feuillu faisait partie intégrante de leur équipe. « Il nous suffit, direntils, que par ses méditations il inspire nos réalisations. » On les considéra comme des personnages insolites, et les conversations reprirent leur cours ordinaire, leurs enroulements de mots et de phrases autour du temps, du rocher, des techniques et des ambitions de chacun. Un jour de pluie où le Tout-Chamonix s’impatientait dans les cafés, Tronc Feuillu s’aventura au Drugstore. Il parlait, discutait, paraissait étonnamment à l’aise. Personne ne reconnaissait le personnage austère des jours précédents. Quelqu’un réussit à l’interroger sur son extraordinaire escalade : « Comment avezvous fait ? », « À quel degré évaluez-vous les difficultés ? », « Était-il possible de pitonner ? » Tronc Feuillu laissa passer toutes les questions, puis répondit : « À la fin du passage, j’ai aperçu au sommet du mont Blanc l’un des plus beaux cristaux de neige que j’aie jamais vus dessinés. » On prit cette réponse pour une boutade, d’autant plus que Tronc Feuillu finit luimême par en rire. « Il n’aime pas les questions. C’était bien répondu. » Et l’on en resta là.
15