Les Groseilles de novembre, Andrus Kivirähk

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© Andrus Kivirähk, 2000, pour le texte © Éditions Le Tripode, 2014, pour la traduction


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!"#$%&'#"())"#$*"$+',"-.&" (chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts)

traduit de l’estonien par Antoine Chalvin

LE TRIPODE Littératures

Arts

Ovnis


Note de l’éditeur


L’Estonie a été l’une des dernières régions païennes d’Europe. Elle n’a été conquise et évangélisée qu’au début du XIIIe siècle, dans le cadre d’une croisade, par des chevaliers-prêtres allemands, ancêtres des chevaliers teutoniques, arrivés par la mer. Durant tout le Moyen Âge, l’élite est demeurée germanophone et très largement ecclésiastique (chevaliers-prêtres célibataires, moines et nonnes). Les Groseilles de novembre se situe durant cette période.

Installés dans des villages, les Estoniens vivent sous la tutelle de leurs envahisseurs et de l’Église. Mais ils n’ont rien perdu de leur caractère frondeur et de leurs croyances. S’alliant parfois avec le diable, cohabitant avec les esprits et les monstres les plus divers, ils façonnent régulièrement des kratts pour satisfaire leurs désirs et duper leurs piètres seigneurs...


Andrus kivirähk

!"#$%&'#"())"#$*"$+',"-.&" (chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts)

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin //


1er novembre

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eu avant midi, le soleil se montra un instant. Cela faisait plusieurs semaines que l’on n’avait plus vu un tel prodige : depuis le début d’octobre, le temps était resté gris et pluvieux. L’astre du jour épia une dizaine de minutes entre les nuages, puis le vent se leva, reboucha le mince interstice qui s’était ouvert brièvement, et le soleil disparut. De la neige fondue se mit à tomber. Dans la ferme de Koera Kaarel, un jeune homme allongé à même le plancher gémissait de douleur. En proie à de terribles souffrances, il se tortillait au point de ressembler à un bretzel. Les femmes des fermes voisines, accroupies autour de lui, caressaient sa tête et rafraîchissaient ses membres tremblants. Kaarel, lui, fumait sa pipe d’un air soucieux en regardant cet homme qui se convulsait comme un serpent et qui n’était autre que son valet, Jaan. « Ils me l’ont tué, au manoir ! s’écria-t-il. Mon seul valet, ils me l’ont tué ! » « Tu ne peux vraiment pas rester allongé sur le dos ? » demanda une femme au malade. — Non ! cracha Jaan entre ses dents, en gémissant de douleur. Ça fait sacrément mal… C’est comme si quelque chose se déchirait à l’intérieur… Est-ce que je vais mourir ? Je suis encore si jeune ! — N’aies pas peur, tu ne vas pas mourir ! lui dit Kaarel pour le consoler. Quelqu’un est déjà parti chercher de l’aide. Le granger va arriver d’un instant à l’autre. — Aïe-aïe-aïe ! glapit le valet en tapant du poing par terre.

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Putain ! Putain de manoir ! Que la peste les emporte, les salauds ! » Les femmes détournèrent le regard. Le spectacle d’une telle souffrance chez un être humain créé à la ressemblance de Dieu était insoutenable. Même le chien se gratta et sortit sous la pluie, sans pour autant éprouver de compassion particulière pour le malheureux : il n’était qu’un animal dépourvu de raison, qui vaquait à ses propres affaires. « Encore une victime du manoir ! » marmonna dans le coin de la salle la grand-mère infirme de la ferme voisine, qui s’était traînée elle aussi jusque là. En dépit des paroles réconfortantes du fermier, il semblait bien que la mort n’allait pas tarder à arriver. Elle devait déjà être dans l’entrée, en train d’ôter son manteau de son corps osseux. « Eh bien, où est donc ce malade ? » demanda justement une voix depuis la porte. Mais non, ce n’était pas la mort, seulement le granger que tout le monde attendait, un vieil homme déjà, mais qui avait toujours bon pied bon œil. Une grande canne à la main, il entra dans la salle et hocha la tête en voyant le valet. « Où a-t-il attrapé ça ? demanda-t-il. — Au manoir, évidemment ! répondit Kaarel. Où veux-tu que ce soit ? Maudit manoir ! Une vraie vallée de misère ! — Ce n’est pas la peine d’aller y bâfrer, si c’est une vallée de misère ! répondit le granger. Il faut savoir se modérer, ne pas enfourner tout ce qui tombe sous la main ! J’ai bien vu ce que vous faites dans le garde-manger du manoir. On dirait que vous avez souffert de la faim toute votre vie : vous avaleriez n’importe quoi ! Qu’est-ce que tu as bouffé, espèce d’imbécile ? — Oh, mon Dieu, mon Dieu ! gémit le valet sur le plancher. Comment savoir ? Ces nourritures pour les maîtres, ça n’a pas de nom dans notre langue… J’ai mangé du saucisson, du jambon, et puis un genre de dessert oriental qui sentait la rose. J’en avais jamais vu avant, c’était blanc comme du lard, et assez mou ! C’est de ça que j’ai mangé le plus. — Ça sentait la rose ? répéta le granger. Qu’est-ce qui t’a

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pris de le manger alors ? Est-ce que tu broutes les fleurs en été ? Comme une vache ? — Mais c’était bon…, couina le valet, les deux mains serrées sur son ventre gonflé et terriblement douloureux. — Ah, tiens ! tu mériterais que ta goinfrerie te conduise à la tombe ! s’exclama le granger. Ton dessert oriental, c’était du savon ! Les maîtres s’en servent pour se laver. Ça ne se mange pas ! C’est du poison ! Toi, tu boufferais même de la merde si tu pouvais l’avoir gratuitement ! — Mais pourquoi ils le mettent dans le garde-manger si ça ne se mange pas ? se plaignit le valet. — Ils ont le droit de mettre leurs affaires où ils veulent. C’est leur manoir et leur garde-manger. Mais ce n’est pas une raison pour tout fourrer dans ta bouche ! Tu es vraiment stupide ! Ah oui ! ça serait bien fait pour toi si le Faucheux venait te chercher maintenant et nous débarrassait de toi une bonne fois pour toute. — Ne dis pas ça ! intervint Kaarel. Où est-ce que je vais trouver un nouveau valet avant l’hiver si celui-ci me claque entre les doigts ? Tu sais bien que je suis à moitié infirme. Avec mes crises de paludisme, je reste parfois des journées entières sans pouvoir me lever, à gémir dans mon lit, enroulé dans une couverture. Qui fera les travaux de ma ferme si Jaan avale sa chique avant Noël ? Réfléchis un peu, Sander, et dis-nous ce qu’il faudrait faire. Une saignée peut-être ? — Pas la peine. Il n’a plus que du savon dans les veines, le salaud. Ça ferait de la mousse dans toute la salle ! Rassure-toi, il ne mourra pas. Donne-lui quelque chose qui le fasse chier et vomir, et puis envoie-le au boulot ! Ne le laisse pas se vautrer par terre comme ça. C’est pas parce qu’il est idiot qu’il a le droit de fainéanter. Qu’il fasse donc sortir son savon dans sa sueur, comme ça il n’aura pas besoin d’aller au sauna pendant plusieurs semaines. Tu économiseras de la vapeur ! » Après avoir jeté un dernier regard dédaigneux sur le malheureux, le granger reprit le chemin de sa maison. Dehors, l’air

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était désagréablement humide et le vent projetait au visage de la neige fondue. Mais il n’y avait là rien de nouveau, il en était ainsi tous les jours. Le granger fit la moue et continua vaillamment de marcher. Un démon traversa la route, s’arrêta derrière un arbre dénudé et le regarda, les yeux écarquillés. Le vieil homme fit un signe de croix dans sa direction : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », marmonna-til d’un air habitué. Le démon disparut avec un chuintement, ne laissant derrière lui que quelques relents nauséabonds. * * * Lorsque le granger arriva chez lui, son vieux kratt1 Joosep lui servit de la soupe de céréales bien chaude et lui demanda : « Alors, qu’est-ce qu’il avait, le valet ? Il était attaqué par un quauquemaire2 ? — Un quauquemaire sur ce petit bousier ? Tu parles ! fit le granger avec un geste désabusé de la main. Non, c’est comme d’habitude : il est allé se goinfrer dans le garde-manger du manoir et il a avalé quelque chose qu’il n’aurait pas dû. Il a bouffé du savon, cet abruti ! — Hé, hé, hé ! ricana le vieux kratt de sa bouche édentée. Les hommes sont vraiment bêtes. Je les vois faire de ces trucs, parfois ! Un jour où j’étais allé te chercher de la farine de froment au manoir, j’ai vu une famille du village voisin, le père, la mère et leurs six enfants : ils mangeaient des chandelles ! Le père était assis sur un tonneau, un couteau à la main, et il coupait la cire comme si c’était du pain : une bonne tranche pour chacun, à tour de rôle. J’ai d’abord pensé leur dire : Braves gens, ce sont des bougies, pas des saucisses ! Arrêtez-vous ! vos intestins vont 1. Kratt : dans le folklore estonien, créature volante façonnée à partir de vieux objets et qui rapporte à son maître de l’argent ou de la nourriture.

2. Esprit malfaisant qui trouble le sommeil en exerçant une pression sur le corps du dormeur.


se boucher ! Mais ils n’auraient pas écouté un kratt. Alors j’ai pris ma farine et je suis parti. Plus tard, j’ai appris qu’ils étaient tous morts d’avoir mangé ces bougies. Liiva-Annus a eu un bon butin ! Les humains n’ont vraiment rien dans la tête ! Moi, j’ai toujours dit : si tu ne sais pas, ne t’en mêle pas ! Fabrique-toi un kratt et laisse-le faire. Un kratt, ça ne ramène pas des saloperies ! Mais les gens n’ont pas confiance, ils se disent que peut-être leur kratt oubliera quelque chose de vraiment bon et ils vont se chercher à manger eux-mêmes. C’est de la stupidité pure ! — Bah ! ils peuvent bien y aller, s’ils en ont envie ! répondit le granger. Mais il faut rester raisonnable. Moi aussi j’y vais, pour le plaisir, mais je ne prends jamais grand-chose : un peu de lait, un peu de gruau, une poignée de farine… parfois aussi un peu de bon tabac de maître, juste de quoi remplir ma pipe. Mais certains y vont carrément avec un grand pétrin ! Il n’y a pas si longtemps, Imbi et Ärni ont cassé le mur de leur maison en rentrant chez eux à toute allure avec un grand coffre plein de provisions. Après ça, la pluie et la boue entraient par le trou. Ils ont eu tous les deux une crise de rhumatisme carabinée ! À leur âge, à quoi ça leur sert d’accumuler tant de choses ? — Ah !… eux, ce n’est même pas la peine d’en parler ! Ils voleraient jusqu’aux aiguilles de sapin sur une fourmilière s’ils pouvaient ! commenta Joosep. D’ailleurs, ils passent leur vie dans les granges des autres. Ils sont venus dans la tienne aussi, un jour. — Ah bon ? Mais il n’y a rien à voler ! — Oui, justement, ils n’étaient pas contents. Ils ont fouillé partout, et comme ils ne trouvaient rien ils ont commencé à sortir la porte de ses gonds. Alors je leur ai foncé dessus et je leur ai donné quelques bonnes claques sur les oreilles. Ils ont disparu comme des grillons ! » Le granger éclata de rire et alla sur le seuil pour fumer sa pipe. Un homme qui passait devant le bâtiment, un sac à la main, le salua. Sander reconnut son ami Hans, le régisseur du

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manoir, un jeune homme plutôt gringalet. Celui-ci s’approcha et lui serra la main. « Eh bien ? Où vas-tu comme ça, par ce temps de chien ? demanda le granger pour engager la conversation. — Au manoir, répondit l’autre. J’ai une affaire en cours là-bas. — Hoho ! Qu’est-ce que tu vends ? — Ah ! commença Hans en riant, c’est une longue histoire ! J’ai vraiment eu une bonne journée aujourd’hui. Écoute plutôt ! Ce matin, le baron m’a convoqué avec l’intendant des récoltes et il nous a demandé pourquoi il y avait si peu de grain dans le grenier. C’est vrai qu’il n’y en pas beaucoup. Pas étonnant aussi ! J’ai vu parfois jusqu’à dix kratts en train de s’activer là-dedans. C’est même étonnant qu’il reste encore quelque chose dans ce malheureux grenier. Alors Oskar a expliqué au maître que c’étaient des souris, des souris d’Estonie particulièrement grosses, qu’il y en avait vraiment beaucoup cet automne et qu’elles étaient sacrément affamées : elles quittaient les champs pour s’introduire dans les maisons et mangeaient tout ce qu’elles rencontraient. Le baron s’est fâché et il a demandé si on ne pouvait pas trouver un moyen de s’en débarrasser. C’est là que j’ai eu une idée. Je lui ai dit : Mais bien sûr ! Si Monsieur veut bien me donner un peu d’argent, je lui achèterai un chat ! Oskar est devenu blême, tellement il regrettait de ne pas avoir eu cette idée lui-même. D’habitude, pour voler et rouler le maître dans la farine, c’est lui le champion. Le baron était content, il m’a donné plusieurs pièces d’argent et m’a dit d’apporter un chat dans le grenier dès ce soir. Regarde, maintenant je lui en apporte un. Ça lui fera plaisir. — Où tu l’as trouvé, ce chat ? — Eh bien, je l’ai attrapé chez Ella, la sorcière ! Il y a plein de chats errants là-bas. Ah oui ! aujourd’hui, c’était vraiment un bon jour : une poignée de pièces d’argent pour rien du tout ! Oskar était si furieux qu’il est allé tout droit à la taverne ! Et toi, quelles nouvelles ? »

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Le granger parla à son ami du valet Jaan qui avait mangé du savon. Hans fronça le nez et dit : — C’est notre malheur à nous, Estoniens : il y a trop d’imbéciles parmi nous. Ils font honte à tout notre peuple. C’est terrible, un idiot pareil. Il ne faut pas exagérer non plus avec le vol. Quand je regarde Oskar, parfois, je m’étonne qu’on puisse être aussi cupide. » Ils se saluèrent et le régisseur poursuivit son chemin en direction du manoir, le chat miaulant dans son sac. Les brèves heures de jour avaient pris fin, la pénombre était là, comme un marié à sa noce, et s’étalait partout d’un air important. On ne voyait aucune étoile, pas même la lune. Seuls quelques kratts à la queue de feu, qu’on appelait aussi des « petites-queues », passaient à vive allure dans le ciel, leur sac de provisions volées entre les dents. Parfois, l’un d’eux poussait un cri et s’éteignait. Cela signifiait que le propriétaire avait découvert le larcin et avait frappé trois fois contre le sol avec le talon de son pied gauche : alors le kratt dégringolait du ciel à grand fracas. Il fallait toujours être vigilant pour ne pas se faire voler. Les gens du manoir, dont on apercevait au loin la silhouette claire, étaient particulièrement naïfs et ne connaissaient pas les méthodes pour lutter contre les kratts, c’est pourquoi ils se faisaient dépouiller impitoyablement. Mais ils achetaient aussitôt de nouvelles provisions en Allemagne, de sorte que la source ne tarissait jamais — de même que le lac Peipsi1 ne se vidait jamais, qu’on y puise de l’eau avec un seau ou avec une auge. Le granger éteignit sa pipe et retourna à l’intérieur. Une sombre soirée de novembre commençait, qui céda imperceptiblement la place à la nuit.

1. Grand lac à l’est de l’Estonie qui marque la frontière avec la Russie. Il est également connu en français sous le nom de lac Peïpous.

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