Lava de Rémi David, recension dans Le Monde

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Date : 13 FEV 15 Page de l'article : p.1,8 Journaliste : Éric Chevillard

Pays : France Périodicité : Hebdomadaire

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Chroniques Lefeuilleton D'ÉRIC CHEVILLARD

Derrière la langue ET PUIS, quelquefois, l'écrivain s'insurge conÀ • tre la belle langue cha~ J^ toyante de la littérature qui ne sait que mentir, tissée de fils d'or comme une étoffe précieuse, sertie de diamants et de perles. Il peut bien la traîner dans le ruisseau, dans les ronciers, sur les pierres, elle y arrange ses plis, son drapé, elle se pare encore d'étincelles et de pétales. Il lui vient alors des envies de profanation. Lexique et syntaxe l'asphyxient. Il se sent piégé, compromis. Sa sauvagerie et son originalité toujours doivent en passer par ces filières, ces canaux, ces circuits, et ça l'énervé. «Efma propre langue m'apparaît de plus en plus comme un voile qu'il faut déchirer afin d'atteindre les choses cachées deniers. » Rémi David (né en 1984) n'a pas choisi par hasard cet extrait d'une lettre de Beckett comme épigraphe de son premier livre. Déchirer la langue, c'est bien ce à quoi il s'emploie en effet dans Lava. Et même il la fracasse, il la concasse, il l'émiette, il l'éparpillé comme un furieux qui voudrait retrouver le sable dans la vitre, dans le miroir, en les foulant aux pieds - tant pis si ça saigne un peu -, pour, avec ce sable, reconstruire les châteaux de l'enfance de l'art et de la littérature, recommencer à neuf. Si tout roman est aussi une méthode de langue - le lecteur s'initiant page après page au style de l'auteur afin de n'être plus un étranger obtus dans son monde -, ce truisme refroidi se recharge d'évidence électrique avec Lava. C'est aussi pourquoi il est si difficile de rendre justice à ce livre en le citant. Si j'inscrivais ici quèlques mots d'albanais

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ou de finnois en prétendant qu'il s'agit de notre langue retravaillée par une poétique radicale qui cherche à tirer d'elle des effets nouveaux et nommer l'innommable, je ne susciterais pas plus de perplexité qu'en donnant la parole à Rémi David : « Lava 'l'était. Gentille. Petite krave. Son Pa. Tapaillait comme. Tracouille. Sa Ma Tétait. Une. Assangouille. » Car, en effet, on n'entre pas dans ce livre comme dans un moulin, ni d'ailleurs comme dans du beurre. Mais est-ce bien souhaitable ? Voyez ce qu'il advint de Don Quichotte lorsqu'il entra dans un moulin comme dans du beurre. Le monologue de Lava, pourtant, il faut le dire, cesse de nous paraître si revêche après deux ou trois pages. Mieux : il se lit bientôt avec aisance. Malgré cette écriture à fragmentation, cette ponctuation imprévisible qui d'un coup se voit et s'entend - et qui est faite, nous l'avions oublié, de grains de poivre et de grains de sucre -, malgré surtout les néologismes nombreux, une voix s'impose, un drame se découvre. Et tout soupçon de formalisme stérile s'évanouit en même temps. Ce texte qui d'abord feint crânement d'être illisible est le récit de l'horreur, laquelle est sans nom, justement, et ne peut nous être dévoilée qu'avec des mots étonnés d'exister soudain. Lava comparaît devant un tribunal pour infanticide. La jeune femme a accouché seule chez elle d'un enfant, à sa grande surprise et grande confusion, comme elle le raconte à la troisième personne, incapable de faire corps avec ellemême également : « Lava n'. Savait pas. Qu'elle avait. Un baba. Dans l'bidus. » Elle parle au juge, le dos tourné au public,

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Date : 13 FEV 15 Page de l'article : p.1,8 Journaliste : Éric Chevillard

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auquel elle s'adresse aussi parfois : « (...) vous. Zêtes au. Spectacle au. Théâtre au. Cinéma dans. Une doulere. Vous. Vous. Délectez de. Ma vie. D'Lava. » Pas faux. La télévision a développé un appétit pour le drame humain qui, sous couvert d'information ou de compassion, est une émotion assez louche. Le roman de Rémi David traite aussi, sans s'appesantir, de cette curiosité dévoyée. Lava a donc accouché en l'absence de son « lièvre » qui d'ailleurs n'a jamais voulu de « dansant ». Elle a étranglé le petit ; elle l'a mis dans le «frigoudère » : « Même. Froide '/'aura. Eu sa chambre comme. Tous. Les dansants. » Bref, Rémi David relate l'abominable et récurrent fait divers du déni de grossesse suivi d'infanticide et de congélation. Mais sa Lava, qui parle si étrangement, est peut-être la première femme audible que l'on ait entendu dans ces affaires où la parole - qu'elle soit pauvre, inculte, démunie ou, au contraire, riche de mots et donc de mensonges et de justifications - ne parvient jamais à élucider l'énigme d'un tel acte. Lava ne manque pas de vocabulaire. Il ne s'agit pas ici de misère sociale. Elle peut même incidemment citer Proust et son cattleya, le seul mot de la Recherche sans doute que l'auteur préféra coder parce que sa précision habituelle eût été en l'occurrence fort malencontreuse - on atteint certaines cibles en tirant à côté. Victime d'un inceste dans son enfance, Lava nomme le coupable « ogle », mot qui fait entendre à la fois ogre et onde (son bourreau) ; le miroir est pour elle un « doulouraste » et elle n'aime pas, décidément, « le défilé. Des Lavas dans I'. Doulouraste ». De façon un peu appuyée peut-être, Rémi David se recommande aussi du dernier Artaud, lequel entendait libérer dans son « langage vrai » les « instincts refoulés » des hommes. Ils se défoulent dans Lava et, comme eux, les sentiments et les émotions profitent de ces mots qui n'ont jamais servi pour se montrer à nu, à neuf, et redevenir humains. •

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« Lava », qui d'abord feint crânement d'être illisible, est le récit de l'horreur, laquelle est sans nom, justement, et ne peut nous être dévoilée qu'avec des mots étonnés d'exister soudain LAVA,

de Rémi David, Le Tripode, 128 p., 12 €.

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