La vie rêvée de Rachel Waring, Stephen Benatar

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WHISH HER SAFE AT HOME



Stephen Benatar

LA VIE RÊVÉE DE RACHEL WARING *** Traduit de l’anglais (Angleterre) par Christel Paris

LE TRIPODE


Photo de couverture Boutique Élise Hameau, revue par Martin Thibault

WISH HER SAFE AT HOME Copyright © 1982, Stephen Benatar Postface copyright © 2007, John Carey All rights reserved Copyright © 2014, Le Tripode, pour la traduction


NOTE DE L’ÉDITEUR

Outre celles données par John Carey dans sa postface, une autre raison de l’originalité du roman La vie rêvée de Rachel Waring tient à son florilège de ce que la culture populaire anglaise a pu assimiler au vingtième siècle des légendes, romances, opérettes, films, comédies musicales et poèmes dédiés au bonheur et à l’amour. La traductrice Christel Paris a choisi d’en redonner le contexte dans des notes de bas de page mais aussi, par pur plaisir, d’en traduire librement les extraits de chansons et les poèmes. Les curieux peuvent se rendre sur le site Internet des éditions Le Tripode pour écouter des extraits de ce grand méli-mélo sentimental, autrement dit entendre la playlist de Rachel.



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je n’avais que peu de souvenirs la concernant. Depuis l’âge de cinquante ans, elle avait vécu presque recluse. La dernière visite que je lui avais rendue à St John’s Wood dans son appartement en sous-sol, oppressant, remontait à 1944, trente-sept ans plus tôt, et je n’avais alors que dix ans. Ce dont je me souviens peut-être le mieux est de l’avoir entendue nous raconter, à ma mère et moi, au moins une demi-douzaine de fois – comme on le ferait d’un conte merveilleux – l’histoire en son entier, sans jamais changer un mot, de l’opérette Bitter Sweet 1. En y repensant, je ne pouvais raisonnablement croire que c’était le seul spectacle qu’elle eût aimé, même si c’était l’impression qu’elle donnait : elle en parlait encore, quelque quinze ans après l’avoir vu, comme si elle y était allée la veille au soir. Et, sans faillir, pour nous distraire, elle nous chantait toujours les deux mêmes chansons. Elle se tenait debout, cette femme plutôt boulotte, et – soit les deux mains posées sur sa poitrine, soit les bras grands ouverts, le regard voilé par l’émotion – d’un air pénétré et d’une voix forte, légèrement rauque, elle interprétait ces ballades avec tant d’ardeur que ma mère et moi devions baisser les yeux tandis que j’enfonçais mes ongles dans mes paumes. De toute évidence, pour nous deux, c’était là, sans aucun doute, un LORSQUE MA GRAND-TANTE MOURUT,

1. Opérette en trois actes écrite par Noël Coward en 1929. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

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rare moment de connivence. Presque quarante ans plus tard, je continuais à l’entendre clairement, ma Tante Alicia, celle qui chantait : Bien que le soir tombe, je pense “si seulement…” et là, un bref silence, sacré, puis : … Quelqu’un de merveilleux avait besoin de moi, Quelqu’un d’affectueux et qui me serait cher ; Alors mes inquiétudes s’envoleraient, Si je voyais qu’il me voulait près de lui . Sans que je m’en sois rendu compte, ces quelques vers m’étaient tout naturellement restés en mémoire et, un aprèsmidi, à l’école, j’avais surpris les autres filles dans la cour de récréation en les chantant à tue-tête. À cette époque-là, les chansons en vogue étaient Swinging on a Star et Don’t Fence Me In ou, dans un autre genre, The White Cliffs of Dover 2 qui était censée remonter le moral mais que l’on chantait la gorge serrée ; toutefois, la mienne eut un succès immédiat et on me demandait souvent de la chanter, et d’interpréter ce qui était devenu « le numéro de Rachel ». C’est ainsi que j’acquis, je crois, une certaine renommée et que je fus attendue dans les soirées ; j’avais pris l’habitude d’imiter, de manière diabolique, la vieille dame (cinquante-sept ans la dernière fois que je la vis) en exagérant toujours un peu plus 2. Swinging on a Star est un standard de la chanson américaine, interprétée en 1944 par Bing Crosby dans la comédie musicale Going my way. Don’t Fence me In est une chanson américaine populaire écrite en 1934, sur une musique de Cole Porter, rendue célèbre en 1944 par Bing Crosby et les Andrews Sisters. The White Cliffs of Dover a été écrite en 1941, pendant la Seconde Guerre mondiale, pour remonter le moral des Alliés, et fut rendue célèbre par l’interprétation de Vera Lynn en 1942.

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à chaque fois. Je me sentais coupable, bien sûr, et je faisais le vœu pieux de ne pas recommencer. Cependant, le lendemain, je me disais qu’en aucun cas je ne portais préjudice à ma grand-tante et que, en revanche, j’en tirais pas mal de bénéfices. Malgré tout, je ne pouvais que difficilement concilier cette situation avec ce que je savais déjà, même à cette époque : j’espérais vraiment que je trouverais un jour ma place au Paradis. À chaque fois que nous repartions de Neville Court, ma mère disait quelque chose comme : « Pauvre Alicia, il faut la ménager. » « Est-ce qu’elle est folle ? avais-je une fois demandé. — Mon Dieu, non ! À moins que… » J’attendis. « Ou tout au moins, si c’est le cas, continua-t-elle, elle est très heureuse. Il y en a plus d’un qui pourrait même lui envier sa folie. » À mes yeux, Tante Alicia n’avait pas les qualités requises pour incarner l’image du bonheur parfait : elle était corpulente et ses joues, recouvertes de duvet, étaient poussiéreuses par excès de poudre. Elle portait des robes qui, selon ma mère, étaient pendues dans son armoire depuis des années et qui, même neuves, devaient déjà avoir été immettables ; une femme, comme je le découvrirai moi-même plus tard, toujours en quête, dans les recoins les plus obscurs d’une pièce surchauffée et luxuriante, de quelque chose d’inaccessible : probablement quelqu’un de très beau, de tendre et qui lui serait cher. Non, décidément, quand j’avais dix ans, je ne la voyais pas comme une femme qu’on pouvait envier. Pas plus que lorsque j’eus vingt ans. Ni même trente. Ou encore après.

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Puis ma mère me dit : « En réalité, un jour ton père a fait allusion au spectre de la folie qui plane sur sa famille. (Silence.) Et donc, toutes les vilaines petites filles ont intérêt à faire attention, n’estce pas ? » Elle avait ri et j’avais compris que c’était une blague. De toute façon, je n’étais pas particulièrement vilaine. Dans l’ensemble, j’étais une enfant sage qui ne se faisait pas remarquer. J’aurais été consternée – et terrifiée – si j’avais pensé à ce qui allait bientôt se passer dans la cour de récréation. Une Irlandaise de stature imposante et haute en couleur s’occupait de Tante Alicia. Elle s’appelait Bridget et m’avait sûrement sauvé la vie en criant, un jour où je m’apprêtais à appuyer sur l’interrupteur de la cuisine avec les mains mouillées et pleines de savon. Quand ma grand-tante quitta St John’s Wood sans dire à personne ni où elle allait ni pourquoi elle déménageait, Bridget l’accompagna. Elle ne laissa aucune adresse où faire suivre son courrier, pas même au gardien. Et il ne se souvenait pas du nom de l’entreprise de déménagement. Nous ne recevions aucune carte, ni pour Noël ni pour nos anniversaires, et c’est ainsi que nous oubliâmes tout ce qui concernait Neville Court et l’étrange vie de réclusion qu’on y menait. Ces bribes de chanson et les imitations – si tant est que c’est ce dont il s’agissait – finirent par appartenir au passé. Je n’en entendis plus parler, même quand ma mère mourut. Je m’étais vaguement dit que Tante Alicia était morte, elle aussi. Mais ce n’était pas le cas. À ce moment-là, elle en avait encore pour une bonne douzaine d’années.

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Plus tard, j’appris que Bridget et elle avaient atterri à Bristol ; c’est là que Bridget se suicida à l’âge de quatrevingt-quatre ans et que Tante Alicia, de dix ans son aînée, continua à vivre, dans la même maison donc, avec son cadavre : on ne le découvrit qu’au bout de deux semaines – deux semaines de neige fondue, puis de vraie neige et de températures en dessous de zéro. Bridget fut emmenée à la morgue de St Lawrence et Alicia au service de gériatrie du même hôpital. « C’est tragique », commenta Mrs Pimm, l’assistante sociale, quand il me vint finalement à l’esprit de m’enquérir de ce qui s’était passé. « Tragique », dit-elle. Son visage rond respirait la santé, ainsi qu’un certain plaisir, comme si, avec le temps, elle se délectait en racontant l’histoire. « La vieille dame a tenu un mois ou deux, pas plus. Et finir de cette façon… c’est trop affreux pour y songer, encore moins en parler ! Et quand on pense au milieu d’où elle venait ! Il était évident qu’il s’agissait d’un milieu aisé, la classe moyenne, de tradition victorienne. Élevée par une nounou. Ses petites fesses tendrement recouvertes de talc… Une charmante enfant, je suppose ; et, probablement… » Mrs Pimm retroussa les lèvres, secoua la tête et se tut dans un moment, peu convaincant, de recueillement. Une photo encadrée de sa famille trônait sur son bureau, au milieu de la pièce d’aspect fonctionnel, peinte en blanc ; sur les murs, deux grandes aquarelles représentaient chacune un jardin. « Comme cette femme avec ses chats, dit-elle. — Des chats ? — Mais oui, vous n’avez pas lu la presse ? Neuf chats. Ses animaux de compagnie. Mais quand elle est morte – et

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elle aussi avait déjà un âge bien avancé – pauvres bêtes, ils n’ont plus été nourris et ils ont commencé à la manger elle… et, par la suite, à se manger entre eux. Bon, c’est la nature, je suppose, mais, comme me le disait la plus jeune de mes gosses : “Maman, et s’ils n’avaient pas attendu ... ?” Je l’ai vite fait taire mais, évidemment, je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer. » J’ai frissonné. « Et, souvent, je pense à ses fesses à elle recouvertes de talc aussi, à ses petites lèvres roses embrassées par des tas de parents aimants – la chair, vous savez, était arrachée tout autour de sa bouche. » Elle ferma les yeux et hocha solennellement la tête à plusieurs reprises. « Horrible ! — Je suis sûre qu’elle n’avait jamais pensé finir comme ça. » Son rire, d’une certaine manière, n’était pas méchant. Il s’agissait de se moquer de l’ironie de la vie plutôt que de cette pauvre femme avec ses neuf chats aux griffes acérées. « Linda Darnell, une si belle actrice, qui a péri dans un incendie, continua-t-elle. C. B. Cochran, mort ébouillanté dans sa baignoire à la suite d’une crise cardiaque. Avant ça, vous savez, presque tout le monde les enviait… Des vies palpitantes de stars couronnées de succès, dont ils ont profité. » De toute évidence, elle avait inventorié les catastrophes de ce genre. Et, là aussi, oui, c’était comme si elle s’en délectait : un vêtement dans lequel elle se drapait pour compenser le manque de beauté, d’éclat et de réussite qu’elle percevait dans sa propre vie.

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Le bureau était devenu de plus en plus oppressant : des murs qui se referment sur vous, le plafond qui baisse. Il était impossible d’aimer cette femme. Elle me parla d’un homme qui s’était défenestré à New York. Oh oui, bien sûr, il avait l’intention de se tuer, et il avait d’ailleurs réussi. Pauvre type. Mais il avait aussi tué l’homme sur lequel il avait atterri. « Il avait dû penser que rien ne pourrait être pire. Mais il aurait fallu qu’il lise William Shakespeare, n’est-ce pas ? Les choses peuvent toujours être pires. » Non, décidément, il était impossible de l’aimer. Et pourtant, je restais là, assise. Et pourtant, je l’écoutais. Pourquoi ? Finalement, je la fis revenir sur le sujet de ma grand-tante. « Naturellement, dit-elle, vous voyez bien qu’elle était gâteuse ? Ce qui reste mystérieux, c’est… comment cette femme irlandaise et elle ont réussi à survivre ; comment ont-elles pu survivre ne serait-ce que trente-sept jours ? Je ne parle même pas de ces trente-sept dernières années. Si l’on en croit les voisins, elles pouvaient, certaines fois, être douces comme des agneaux mais, à d’autres moments, vous les entendiez hurler comme si elles étaient en train de s’étriper ! On se serait cru à Bedlam3, ont-ils dit – enfin, Dieu merci, les murs de la maison sont épais ! Malgré tout, le conseil municipal n’a cessé de recevoir des plaintes. » 3. Le Bethlem Royal Hospital (communément appelé Bedlam) est un hôpital psychiatrique situé dans le district londonien de Bromley. Il est reconnu comme la première institution occidentale ayant offert des services de soins psychiatriques. Le mot anglais « bedlam », qui signifie chahut et confusion, trouve son origine dans son nom. Il pouvait aussi avoir le sens d’asile d’aliénés puisqu’on lit chez Voltaire : « Ce monde est un grand Bedlam, où des fous enchaînent d’autres fous. »

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Je lui demandai si ces plaintes avaient eu des suites mais Mrs Pimm ne m’entendit probablement pas. « Vous vous attendriez à vivre en paix, n’est-ce pas, quand vous arrivez presque à la fin du voyage ? Le début d’un âge d’or ; les rayons du soleil vespéral qui se reflètent sur l’eau... », dit elle. Puis elle ajouta : « L’insalubrité. Une montagne d’ordures au milieu d’une de ces belles et grandes pièces claires… » J’étais déjà au courant, et j’avais pu me rendre compte des conséquences par moi-même. Elle me raccompagna, insistant pour me reconduire jusqu’à la porte d’entrée. « Quoi qu’il en soit, vous êtes là, répéta-t-elle. Je suppose qu’aucun de nous ne peut jamais dire de quoi sera fait le futur. » Je pense que, d’une certaine façon, elle voulait me rassurer. Tandis qu’elle retournait près de la photo couleur de sa famille avec un mari qui, comme elle, avait les joues rebondies, et trois filles qui souriaient d’un air nigaud, et qu’elle repartait vers ses jardins remplis de roses, je me dirigeai, songeuse, vers l’arrêt de bus et repensai à Bridget qui m’avait laissé nettoyer le saladier d’un doigt alors qu’elle enfournait le moule à gâteau. Je me souvins qu’elle me parlait des films qu’elle voyait pendant ses jours de congé et de ses deux neveux costauds qui m’attendaient dans le Donegal pour m’épouser. Bien évidemment, je repensai aussi à ma grand-tante. Et je l’entendis de nouveau me décrire des robes de bal tourbillonnantes, chacune d’elles déclinant des tons pastel différents, et me parler de Lady Shayne, autrefois jouée par Sarah Millick, qui se moquait des conventions et courait

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en permanence à la recherche du bonheur (mais aussi de la tragédie ; cependant, aurait-elle renoncé à l’un pour éviter l’autre ?), désormais femme de soixante-dix ans aux cheveux blancs, mais qui conservait un visage juvénile et était vêtue d’un magnifique déshabillé. À la fin de la pièce de théâtre, en raison de l’égocentrisme de tous ceux qui jusqu’alors l’ont entourée, elle reste seule sur scène. Elle avance lentement vers le milieu du plateau. Elle se tient immobile, puis se met à rire. Un rire étrange, un peu fou, méprisant. Et, soudain, elle ouvre grand les bras : Bien que mon univers parte à vau-l’eau, Bien que la fin approche, Je vous aimerai jusqu’à ma mort. Adieu ! C’est ce à quoi je pensais pendant que j’attendais patiemment que le bus démarre : une soirée comme une parenthèse dans la longue mais décevante vie de ma grand-tante, une soirée pleine d’émotions, de transcendance et probablement, à l’âge de quarante-deux ou quarante-trois ans, d’espoir amoureux.

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