Le Caillou philosophe* _ * Un philosophe est un penseur. Un caillou philosophe est un caillou qui pense.
_ E IL LU S ISTO IR H E T T CE TRテ右 PA R F E RT E EST O F S U O V N FA S H IO L IT T L E RY GA L L E
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TEXTE CLAIRE CASTILLON ILLUSTRATIONS MARINA VANDEL
Je suis Cayoutchou, un caillou rond et gris, rose sous certaines lumières. J’allais dire rose quand je souris. Mais je ne souris plus depuis longtemps. Je suis originaire du mont Blanc, le plus haut sommet d’Europe. Aujourd’hui, j’habite à Saint-Étienne, 72, rue du Hors-Piste. Oui, ça va, hein… Je ne suis pas d’humeur à plaisanter.
Bertrand a cru bon de me baptiser, puis de m’offrir à sa maman. Du haut de ses sept ans, il est parti au ski. Et il en est revenu avec moi dans sa poche. Ah ça ! Coincé dans son anorak, j’ai peu chanté au retour dans le car. Je pensais à ma famille de cailloux, à mon petit coin tranquille entre mes grands-parents, à l’ombre d’un sapin et au pied d’un ruisseau. À la montagne, je vivais en pleine nature. Quelquefois, une marmotte prenait appui sur moi pour sauter jusqu’aux herbes sans se mouiller les pieds. Bertrand aurait dû choisir d’emporter avec lui ma cousine Jessica, elle rêve de la ville, elle voudrait être pavé, elle estime que caillou, c’est sans avenir. Elle ne croit pas si bien dire. Si elle voyait la place que j’occupe aujourd’hui, moi Cayoutchou, comme bouchon au fond d’un évier… Blanc, certes. Mais blanc usé ! La maman de Bertrand s’est d’abord extasiée sur ma délicatesse. Le temps passant, je n’ai plus eu droit à ma place sur la fenêtre de la cuisine, entre le vase de fleurs et le pot de thym, car elle a décidé de me planter dans l’évier.
Regarde comme ton caillou permet parfaitement de fermer le trou de l’évier, a-t-elle dit à Bertrand, Cayoutchou va servir de bonde ! Depuis, je vis coincé là, avec, deux fois par jour, la vaisselle qu’on me déverse. Dessus. On laisse tremper. Je me souviens d’oncle Roland, le père de Jessica, il me mettait en garde. Comme il avait raison ! Il me disait qu’hélas, je ne servirais jamais qu’à faire des ricochets ou à viser des cibles. Oncle Roland en souffrait : — Mes enfants, nous, cailloux, avons une belle âme ! Mais comment le dire aux gens qui nous prennent seulement pour des projectiles ?
Avec le temps, je noircis. Je prends garde à mon esprit. Le soir, je le force à voyager, en rêve et en pensée, jusqu’à ma belle montagne. Là, je retrouve mes amis, pierres, coccinelles, conifères, génépis. Je me repose auprès d’eux. Je me dis qu’un jour, bientôt, je les retrouverai, alors je suis patient. Car je suis philosophe.
Mais, à force de tremper dans de l’eau sale, ça me gratte, figurezvous ! J’ai de la mousse qui pousse. Et mon manteau tout vert – enfin, vert jaune parce que la chlorophylle ne court pas les éviers – intrigue soudain Bertrand. Il me regarde germer. Je fais une allergie au liquide vaisselle mais Bertrand est intrigué. Et si j’étais vivant ?
Dans ma tête, je lui déclame un poème et je voudrais qu’il l’entende. Libère-moi, tu me le dois ! Il me glisse dans sa poche et part en promenade. Au bord de la rivière, il me ressort et me lave. Je suis prêt à encaisser un ricochet si c’est pour regagner ma liberté… Mais Bertrand me lâche doucement. Gentiment, il me dit : — Tu deviens moche, tu péris. Va vite, petit Cayoutchou, l’eau est meilleure ici… Rose, blanc, étincelant, je remonte le courant. Quand je reverrai les miens, je penserai à Bertrand, petit garçon philosophe qui a compris sans les mots que la liberté, c’est beau.
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