Pour Karin et Tristan
Pour Abdallah
Pour Karin et Tristan
Pour Abdallah
P. 7
CHAP - 1 Main-d’œuvre coloniale et plein emploi : le prologue de la Maison de l’Afrique du Nord
P. 39 P. 51 P. 67 P. 85 P. 103
CHAP - 2 L’hébergement comme outil de contrôle pendant la guerre d’Algérie
CHAP - 3 La Maison du travailleur étranger et le temps des foyers
CHAP - 4 Un premier tournant gestionnaire et de professionnalisation du travail social
CHAP - 5 Aralis face au public historique et à de nouveaux résidants
CHAP - 6 Mémoires immigrées et crise managériale : la « fin d’une époque »
P. 121
CHAP - 7 Institutionnaliser Aralis pour assurer son avenir
ANNEXE
de l’association
L’histoire d’ARALIS, ce n’est pas du passé, c’est ce que nous faisons de ce passé pour inventer notre présent et donner sens à l’avenir. Je voudrais ici remercier François Duchêne et Franck Suazo-Martin pour la qualité de leur travail. Revisiter le passé de la fondation ARALIS pour en écrire l’histoire, ce n’est pas céder à la nostalgie du passé ou en dénoncer les travers. Ce n’est pas non plus une succession d’anecdotes ou de portraits complaisants. C’est essayer de penser les ressorts de cette histoire. C’est en comprendre à la fois le contexte historique, politique et administratif tout en saisissant l’originalité d’une aventure humaine commencée il y a maintenant soixante-dix ans.
Le livre de François Duchêne et Franck Suazo-Martin est à la fois passionnant dans sa narration, d’un grand intérêt par les nombreuses citations de sources, l’iconographie qui donnent corps à cette histoire, et stimulant dans les analyses qu’il propose au lecteur.
Ce passé, c’est aussi un bilan si on file la métaphore comptable. Un actif et un passif « en béton », au sens où il est encore composé de bâtiments qui résistent (mal) au temps qui passe, de richesses humaines. Il est constitué de dettes à long terme contractées vis-à-vis des hommes et des femmes qui se sont succédé tout au long de cette histoire. C’est un actif circulant, dans la mesure où ce passé s’incarne encore dans des témoins issus de cette histoire. Ceux-ci sont des personnes encore logées, pour la plupart des hommes célibatairisés en France, des chibanis issus de l’immigration et envers lesquels nous avons encore une responsabilité.
Retracer l’histoire de notre Fondation, c’est donc prendre la mesure des mutations qui ont conduit des foyers-hôtels aux résidences sociales. « ARALIS, du modèle colonial au logement accompagné » est le titre de cet ouvrage. Car la forme urbaine, la structure même du bâti des foyers-hôtels, des chambres qui composent ces établissements, leur forme juridique, leur mode de gestion ne doivent rien au hasard. Il s’agit bien d’un modèle imaginé par des architectesurbanistes et des hommes politiques pour loger des travailleurs célibataires dans un contexte colonial et de la guerre d’Algérie. Ce modèle s’est incarné de manière différente selon les institutions gestionnaires (SONACOTRAL devenue SONACOTRA et aujourd’hui ADOMA ou les nombreuses autres associations gestionnaires) qui ont porté cette politique d’accueil migratoire. De la même manière, les résidences sociales et le logement accompagné s’inscrivent dans le cadre de politiques sociales du logement. Celles-ci tentent, au début des années 1990, de répondre aux défis de la crise de l’accès au logement qui touche durement nombre de nos concitoyens. Ceux-ci, du fait de leurs ressources, de l’accumulation de difficultés diverses, de parcours lourds à porter (la rue, l’hôpital, la prison), peinent à retrouver un chez-soi. Un lieu où reprendre pied, se reconstruire, être reconnus et accéder pleinement à leurs droits.
Terme à terme, le passage des foyers-hôtels aux résidences sociales est radical : à une politique conçue et mise en place pour des « travailleurs immigrés » par un État central et des foyers « extraterritoriaux », succèdent des politiques pour des « personnes défavorisées ». Cette politique est largement décentralisée et la dimension d’inclusion sociale est prégnante. À des logements spécifiques, conçus souvent de manière sommaire et économe comme des unités de vie composées de chambres et sanitaires communs, succèdent des logements de qualité, banalisés. Ceux-ci intègrent dans l’espace de vie des personnes tous les éléments leur permettant une vie autonome. À un statut juridique incertain, précaire (à l’image des personnes logées), de type hôtelier très encadré, succède un cadre juridique, celui du logement. Cette règlementation s’inscrit dans le Code de la Construction et de l’Habitation et dote les résidants d’un vrai domicile, d’un contrat écrit, de droits, de modes de représentation. À des établissements monopublics, les foyers de travailleurs migrants, succèdent des établissements, les résidences sociales, accueillant des personnes aux visages et aux parcours très divers : hommes et femmes, jeunes et personnes âgées, personnes en situation de grande exclusion et personnes en situation de mobilité géographique ou sociale.
Mais les transformations à l’œuvre ne s’arrêtent pas là. Le livre de François Duchêne et Franck Suazo-Martin permet de mesurer leurs conséquences sur le projet associatif d’ARALIS. Ses noms successifs en gardent la trace : Maison de l’Afrique du Nord, Maison du Travailleur Étranger, Association ARALIS aujourd’hui devenue fondation. Mutation profonde du parc à compter de la mise en œuvre du Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants à partir de 1997. On assiste aussi à une transformation dans les métiers et compétences à rassembler pour passer de l’hébergement de travailleurs (accueil et formation) au logement de personnes en difficulté sociale (gestion sociale de proximité et accompagnement social). Mais, surtout, mutation profonde d’un référentiel culturel. C’est tout l’enjeu du passage de pratiques d’encadrement et de contrôle à une gestion visant l’autonomie des personnes, le respect de leurs droits. Celle-ci s’appuie sur leurs capacités à choisir leur propre parcours de vie. Une gestion qui vise l’inclusion sociale et s’inscrit dans des politiques et des dispositifs territoriaux, des partenariats institutionnels, associatifs, entrepreneuriaux (développement du mécénat) et citoyens. Accueillir et accompagner, innover, adapter notre offre de logement et de services, diffuser la solidarité sont les piliers du projet stratégique de la fondation ARALIS adopté en 2020.
La fondation ARALIS veut proposer aujourd’hui une clé à chaque personne non logée, mal logée, qui connait des difficultés sociales. Proposer la clé d’un logement avec tout ce qu’elle peut comporter de réalités et de promesses.
Les réalités tout d’abord d’un logement autonome, abordable, adapté et accompagné. Un logement autonome, un vrai chez soi, un logement dans lequel le résidant a des droits, un logement pourvu des équipements nécessaires permettant à chacun de vivre une existence décente. Un logement abordable ensuite parce qu’une difficulté essentielle de nos concitoyens est d’accéder à un logement compatible avec leurs revenus surtout quand ceux-ci sont faibles et qu’à
cette difficulté on ajoute trop souvent des demandes de garanties exorbitantes. Un logement adapté, car on ne se loge pas de la même manière si l’on est jeune ou âgé ou que l’on sort de la rue après des années de galère. Un logement accompagné enfin, car les personnes que nous logeons sont souvent seules, ont besoin de services, de soutiens, d’un accompagnement souple et adapté. Un logement avec une présence humaine avec qui, quelques fois, tout simplement parler. Un « être là », une personne qui saura écouter avec bienveillance, détecter des difficultés, orienter utilement.
Mais la clé d’un logement c’est aussi une promesse, la promesse d’un avenir possible. Recevoir une clé, c’est aussi pouvoir ouvrir une porte en soi et d’un chezsoi. La porte d’un logement où se poser, un lieu où habiter. Michel Serres nous en rappelle l’enjeu : « Habiter veut dire se poser ou, mieux encore, se préposer. À partir de cette situation initiale, ou préposition, la relation vivante pousse tout autour, doucement » (Serres, 2011, p. 8). C’est aussi cela confier une clé à quelqu’un qui en a besoin : croire en ses capacités, lui donner une chance de reprendre pied, de renouer des liens, d’expérimenter différentes manières d’être pleinement vivant. De tout cela nous n’en sommes que les jardiniers : actifs et attentifs.
Le livre de François Duchêne et Franck Suazo-Martin retrace les différentes étapes qui ont ponctué des transformations radicales. On pourrait et on doit aussi s’interroger sur les permanences du cycle des foyers de travailleurs migrants sur celui des résidences sociales. Présence encore du bâti ancien dans le parc immobilier (4 000 logements) de la fondation ARALIS qu’il nous faut finir de réhabiliter, présence de travailleurs migrants âgés qu’il nous faut accompagner dans leur vieillissement. Mais au-delà de ces présences tangibles, que reste-t-il encore de cette histoire ancienne dans notre culture politique, associative, gestionnaire et professionnelle ? C’est dans cette direction qu’un travail sur le sens de nos pratiques est à mener, notamment grâce à cet ouvrage, au sein de la fondation ARALIS et avec nos partenaires. Nous nous inscrivons aujourd’hui dans le cadre des politiques du « Logement d’abord ». Celles-ci sont cependant paradoxales : au moment où l’on parle d’orientation prioritaire vers le logement, on n’a jamais assisté à une telle envolée des budgets consacrés à l’hébergement. En quoi les réponses en termes de logement, de services et d’accompagnement proposées par la fondation ARALIS sont-elles fondées et nécessaires pour répondre aux besoins des personnes mal logées, à la rue ? Quels nouveaux projets innovants devons-nous mettre en place pour nous adapter à des situations particulières révélées par la crise sociale profonde que traverse notre pays ? Comment construire avec nos partenaires une ville plus diverse et qui fait face aux enjeux des transitions écologiques, numériques et citoyennes ? Ces questions, parce que nous sommes une fondation qui s’inscrit dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, nous devons les porter ensemble, administrateurs, salariés, pouvoirs publics, associations, entreprises. Tous et toutes contribuent à la solidité du tissu social porté par des valeurs d’humanité, d’hospitalité et de solidarité sociale.
Ce travail quotidien porté par les générations qui se sont succédé dans l’histoire de la fondation ARALIS, le livre de François Duchêne et Franck SuazoMartin l’éclaire de manière pertinente. Les personnes auxquelles nous nous adressons ne sont pas en pleine lumière, mais vivent au contraire souvent dans l’obscurité de nos sociétés et, quelquefois, dans une nuit personnelle où elles peinent à s’orienter. La lumière qu’ARALIS leur propose, en lien avec son histoire et ses mutations, n’est ni celle d’un projecteur qui éblouit, ni celle d’une autoroute totalement éclairée. C’est une petite lumière fragile, mais persistante et obstinée, de nature à faire jaillir en chaque personne accueillie une étincelle, à la remettre debout et en route sur un chemin qu’elle choisira en toute liberté. Les générations d’hommes et de femmes qui se sont succédé chez ARALIS pendant plus de soixante-dix ans sont donc, dans notre esprit, comme des lucioles, des porteuses de lumière, des étincelles, des parcelles d’humanité formant communauté depuis tant d’années. Les lucioles nous renseignent aussi sur la qualité des milieux naturels. L’effort continu d’ARALIS, ses transformations tout comme ses permanences tout au long de ces soixante-dix ans d’histoire contribuent, de façon déterminante, à la qualité d’humanité et d’hospitalité de notre société. La vision d’un ballet de lucioles par une belle nuit d’été nous met dans une joie profonde, tout comme l’histoire d’ARALIS et son évolution. Un monde où luisent des lucioles n’est pas complètement foutu, c’est un monde qui a de l’avenir.
La fondation Aralis s’inscrit dans la catégorie dite du « logement accom pagné ». Située entre deux autres classifications administratives, « l’héber gement » et le « logement social » de droit commun, Aralis propose des loge ments, en moyenne de petites surfaces, à destination de personnes seules ou, plus exceptionnellement, de familles. Cette offre est temporaire, le temps de « reprendre pied » pour certains, de consolider une situation trop précaire, pro fessionnelle ou familiale, pour d’autres, d’obtenir le plein droit de vivre dans le pays pour d’autres encore. Par ailleurs, Aralis loge, depuis sa création, des travailleurs migrants algériens devenus retraités depuis. Elle loge aussi des personnes ayant vécu plus ou moins longuement dans la rue. Pour ces deux catégories de public, et pour elles seules, l’offre de logement est pérenne. Quant à l’accompagnement, il prend différentes formes, mais son essence consiste principalement à trouver avec chaque résidant1 les ressorts pour accéder à un logement de droit commun et à apporter une aide dans les démarches admi nistratives du quotidien.
Dotée à la fin de l’année 2021 de 3 420 logements2, répartis entre les métro poles lyonnaises et stéphanoises, ce sont 120 salariés en tout qui travaillent à Aralis, pour accompagner socialement les publics accueillis comme pour gérer et entretenir les résidences actuelles et pour projeter et construire de nouveaux logements.
Aralis a changé une fois de statut – elle était jusqu’en 2016 une association loi 1901 avant de devenir une fondation – et plusieurs fois de noms. C’est en effet sous celui de la Maison de l’Afrique du Nord que les premiers statuts associatifs ont été déposés, en 1951, et qu’en 1952, ses premiers locaux ont été officiellement inaugurés. Ainsi, au moment où ces lignes sont écrites, la Fon dation porte en elle soixante-dix années d’histoire3, que l’on pourrait résumer ainsi en empruntant ces mots au site internet d’Aralis :
« […] L’évolution historique de [la fondation] est ana logue à l’histoire moderne des migrations dans notre pays, fortement marquée par son passé colonial, puis la reconstruction économique d’après-guerre. Aujourd’hui ARALIS est un acteur du logement pour nombre de personnes vulnérables ou supposées l’être et répond à des besoins fondamentaux : le logement et le lien social4 […] ».
1 Le terme utilisé peut être écrit de différentes manières. Nous faisons ici le choix de l’écrire toujours « résidant », c’està-dire comme celui ou celle qui réside, en lien unique avec la notion de domicile, plutôt que de l’écrire « résident », du fait d’une confusion possible avec la catégorie administrative, renvoyant certes à l’hébergement, mais aussi à un statut d’étranger (voir par exemple la « carte de résident »).
2 À la fin 2020, la fondation possédait et/ou gérait 4 008 logements en tout. 2021 marque le début de plusieurs opérations de démolition-reconstruction, et les résidants de deux foyers ont été relogés en 2021 pour pouvoir débuter ces chantiers, d’où une diminution momentanée de plusieurs centaines de logements.
3 La célébration du soixante-dixième anniversaire d’Aralis a été empêchée par la crise sanitaire liée au Covid-19. Ainsi, de fait, elle s’effectue plutôt dans le courant de l’année 2022.
4 Cf. https://www.aralis.org/association-rhone-alpes-pour-le-logement-et-l-insertion-sociale/notre-histoire/
Main-d’œuvre coloniale et plein emploi le prologue de la Maison de l’Afrique du Nord
C’est en 1951, dans les années d’après-guerre, qu’a été créée la Maison de l’Afrique du Nord (MAN), tout premier nom d’Aralis. Pour autant, cette association répond à des besoins qui, en réalité, ont été progressivement identifiés et caractérisés lors des premières décennies du XXe siècle, à travers la question du logement des travailleurs d’Afrique du Nord en métropole. C’est pourquoi nous allons couvrir ici une période allant de la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1950.
La création de la MAN trouve une partie de ses inspirations dans un contexte d’immédiate après-guerre, caractérisé par la Reconstruction, par une croissance économique importante, par un marché de l’emploi ouvert avec une offre supérieure à la demande, y compris pour les personnes peu qualifiées. Ce contexte en croise un autre, celui d’un empire colonial français déjà fragilisé, dans les trois pays du Maghreb comme dans le reste du globe. La MAN correspond en quelque sorte à une réponse locale, tant politique qu’administrative, à la question de l’immigration nord-africaine située au croisement de ces différentes préoccupations.
En région lyonnaise, cette question concerne très majoritairement des « travailleurs français musulmans » originaires d’Algérie. Des singularités apparaissent dans la mise en œuvre de cette politique à l’échelon local. Ainsi, il semble en premier lieu nécessaire de comprendre les conditions de la création de la MAN, c’est-à-dire de revenir sur le contexte colonial métropolitain du début du XXe siècle. Puis nous nous intéresserons aux premiers pas de l’association, à sa composition et aux ressorts de son écosystème.
L’État français avait déjà bâti dans les années 1910 la « légende politique » (Deroo, Champeaux, 2006) d’une « plus grande France » de cent millions d’ha bitants, comptant ainsi sur son empire colonial pour contrer numériquement la démographie inquiétante de l’Allemagne voisine. La Première Guerre mon diale, par son aspect traditionnel de combats importants au sol en face à face, a fait appel à de nombreux conscrits et vidé en quelque sorte les campagnes et les usines d’une force vive conséquente. Ainsi, les habitants des colonies françaises ont été mobilisés, rarement volontairement, pour constituer pour les uns une force militaire d’appoint agissant directement sur les théâtres de guerre, et pour d’autres, occupant les places laissées vides dans l’industrie et contribuant à « l’autre front » (Fridenson, 1977), celui du ravitaillement et sur tout de l’armement. Ces travailleurs coloniaux disposaient d’un statut hybride, avec une militarisation progressive des travailleurs civils1. Pendant une partie du conflit mondial, ils sont administrés par plusieurs ministères (Agriculture, Guerre, Travail, Colonies voire Intérieur), avant qu’une Commission inter ministérielle de la main-d’œuvre ne les regroupe en 1917. Ainsi, la politique d’immigration qui se dessine à l’occasion de la Première Guerre mondiale pré sente un double aspect. Elle relève d’abord d’une politique de main-d’œuvre, progressivement placée sous la responsabilité du ministère du Travail. Ce dernier, sous l’influence des pratiques du ministère de l’Armement, tend pro gressivement à distinguer une main-d’œuvre nationale, régie par le droit du travail, et une main-d’œuvre étrangère, soumise à un ensemble de règles de droit et de modalités spécifiques, d’inspiration davantage militaire. Mais la politique d’immigration « s’affirme également comme composante d’une poli tique “sécuritaire” de police du territoire, dans laquelle prime une logique de surveillance et de contrôle – là encore plus affirmée à l’endroit de travailleurs étrangers que vis-à-vis de leurs homologues nationaux » (Duchêne, Godard, 2008, p. 54).
Dans les années 1920 apparaît en effet dans l’administration française le besoin de services dédiés aux travailleurs originaires d’Afrique du Nord. Un recensement datant de 1912 relève qu’il n’existait pas alors d’immigration algérienne notable dans le Rhône, tandis qu’en 1923, ce sont 1 425 Algériens qui sont recensés par les commissariats et les mairies du département. « 87 %
1 Pour exemple, les travailleurs « indigènes » d’Algérie sont considérés à partir de 1916 comme « réquisitionnés », le décret du 14 septembre 1916 les visant ayant institué dans son article 2 la réquisition (Dornel, 1995).
vivaient dans l’agglomération : 285 dans le quartier de la Part-Dieu, 283 à Saint-Fons, 277 à la Guillotière, 73 à Vénissieux et 65 à Oullins2 » (Videlier, Daeninckx, 2003, p. 27). Ainsi, le 27 octobre 1928, entre en vigueur un décret portant création, sous tutelle du ministère de l’Intérieur, de Services des affaires indigènes nord-africaines (SAINA), « services destinés à assurer l’assis tance aux indigènes nord-africains, en résidence ou de passage dans la métropole […] créés […] dans les villes où leur utilité sera reconnue3 ». Cinq zones sont créées sur le territoire : Saint-Étienne est désignée pour l’est de la France où un tel service est institué en novembre 1928. À Lyon, un Comité de protection des travailleurs nord-africains remplit d’ores et déjà, de façon officieuse, les fonc tions de SAINA depuis le 24 octobre 1925. Il est transformé en SAINA officiel en 1934. Le service est présenté dans la presse locale comme ayant surtout mission d’aider et de conseiller les Nord-Africains4, quitte, dans les faits, à décharger les municipalités de la gestion de ces populations pendant l’exis tence des SAINA (de Barros, 2003).
La mission sociale de ce service est bien moins présente dans les discours de la préfecture du Rhône, où il semble que l’essentiel de son travail consiste à « soumettre les Nord-Africains à un recensement particulièrement rigoureux, de les détourner d’une agitation créée dans un but exclusivement politique, de leur procurer du travail et, le cas échéant, des moyens d’assistance, d’hospitalisa tion et de rapatriement 5 ». Pourtant, bien avant la Seconde Guerre mondiale, on est déjà proche des trois axes des politiques d’immigration identifiées par le sociologue Marc Bernardot (2008a, p. 89) : « le contrôle c’est-à-dire la surveil lance policière et sociale […], la sélection, depuis l’identification jusqu’à l’affec tation […] la protection c’est-à-dire le suivi sanitaire et social ».
Julien Azario, né en Algérie, secrétaire de police et fondateur du Comité, dirige le SAINA de Lyon. On notera qu’il s’agit là d’un cas courant, le person nel du SAINA parisien, par exemple, étant entièrement issu des départements algériens (de Barros, 2003). Le SAINA de Lyon prend ensuite le nom de Service des Nord-Africains en 1934, sous l’égide de la préfecture, avec des missions identiques, jusqu’à sa dissolution en 1943.
À cette date, une nouvelle disposition réglementaire, le décret du 3 juin 1943, crée au ministère de l’Intérieur le Service des affaires musulmanes nordafricaines, dont dépendent des bureaux locaux. À Lyon, le Bureau des affaires musulmanes nord-africaines (BAMNA) voit le jour le 1er janvier 1944, suivi de près par la dissolution de la « brigade nord-africaine » de Julien Azario en mai
2 L’auteur précise que, comme pour toutes les enquêtes de dénombrement, ces chiffres en apparence précis n’ont en fait qu’une valeur indicative.
3 Décret du 27 octobre 1928 autorisant la création de Services des affaires indigènes nord-africaine chargés d’assurer l’assistance aux indigènes nord-africains en résidence ou de passage dans la métropole.
4 Le Progrès du 3 novembre 1934.
5 Courrier du préfet au ministre de l’Intérieur et aux municipalités de l’agglomération, 30 octobre 1934, Archives départementales du Rhône, 10 M non coté.
1944. Cette structure reprend les missions générales du SAINA (assistance et contrôle – notamment des foyers d’hébergement), que complète un service de coordination des affaires nord-africaines, chargé en particulier des associations.
L’essentiel ici est de comprendre que les personnes algériennes se rendant ou vivant en métropole sont comme soustraites au droit commun, et placées pour nombre d’affaires administratives qui les regarde, sous l’égide de ser vices spécifiques, dont la gestion est très largement confiée à des personnels administratifs issus de l’armée ou de la police coloniale, de l’administration coloniale ou, pour le moins, originaires des milieux coloniaux algériens. On notera combien les appellations de ces différentes structures brouillent les termes. Selon l’historien Philippe Videlier, il s’agit là d’un héritage direct de la structure coloniale, qui refuse pour tous la seule désignation nationale d’Algé rien qui vaille. Ainsi, « Européen, catégorie géographique ou, pire, “ethnique”, se trouve mis en équivalence avec Juif ou Musulman, d’ordre religieux, dres sant les gens les uns contre les autres par des statuts obligés et discrimina toires. […] Musulman, dans le contexte colonial, désignait autant une situation, un statut, une origine, une “espèce”, qu’une religion » (2003, p. 38).
La fin de la Seconde Guerre mondiale et la Libération s’accompagnent d’un tournant apparent dans la prise en charge de la question migratoire nordafricaine en France. Dès le décret du 17 novembre 1945, toute l’administration créée par le Gouvernement de Vichy (BAMNA, service de coordination) est dissoute et les attributions sont confiées à des bureaux sociaux. Ce qu’on pour rait prendre pour une réorganisation témoigne en fait d’une transformation de la gestion technocratique : ces bureaux, ainsi que les « contrôleurs sociaux spécialisés pour les questions nord-africaines6 », sont dès lors fonctionnelle ment rattachés au ministère en charge du Travail, et non plus, comme l’était toute l’administration liée à cette question, au ministère de l’Intérieur.
Ce nouveau corps participe à la diffusion des valeurs et préoccupations de ce ministère. Les agents de ce nouveau corps « facilitent la solution de toutes ques tions administratives », et continuent de favoriser « l’observation des coutumes musulmanes », « encouragent la création, contrôlent et développent les centres d’accueil et les foyers » et proposent « aux services publics toute mesure qu’il leur paraîtrait utile de prendre dans l’intérêt des travailleurs nord-africains7 » Ils s’adressent à la population des travailleurs migrants algériens, dans un objec tif de répondre de façon adéquate aux besoins de l’offre et de la demande. Ce faisant, ils continuent d’isoler cette population de celle des travailleurs natio naux, et de leur appliquer une gestion administrative spécifique.
spécialisés pour les questions nord-africaines.
C’est aussi ce que constate Marc Bernardot (2008b, p. 34) lorsqu’il relève que si « le ministère du Travail est censé s’occuper des travailleurs, celui de l’Inté rieur des indigents et celui de la Santé publique […] des malades », il existe « en ce qui concerne le logement une situation de concurrence […] entre différents services qui ne veulent pas se laisser déposséder des secteurs concernant les populations dont ils ont la charge ».
La singularité de la région lyonnaise se trouve principalement dans la composition de la population en provenance d’Afrique du Nord. Des chiffres issus d’une enquête sont donnés par une note d’information de juin 19488 : selon le service du contrôle social (ministère du Travail), la population de « Nord-Africains » de la région lyonnaise s’élève à 4 890 personnes, dont 4 500 issues d’Algérie. La population algérienne, de par la situation administrative des trois départements qui constituent ce territoire, se trouve désignée par une catégorie juridique et administrative, les « Français musulmans d’Algé rie » ou FMA, par opposition notamment aux autres ressortissants d’Afrique du Nord, désignés sous les vocables de « Tunisiens » et de « Marocains ».
En 1948, année de la rédaction de la note d’information, ces travailleurs sont hébergés pour une part par les employeurs, pour une autre part dans un des deux foyers existants : le centre de la Part-Dieu, créé fin 1946 dans les anciennes casernes de ce terrain militaire, et le foyer Saint-Antoine. De nom breux autres travailleurs logent dans des garnis et autres hôtels-pensions de la Guillotière ou de Villeurbanne, de Vénissieux, de Saint-Fons ou encore de Pierre-Bénite. Des données précises sur l’emploi de ces travailleurs font état d’une présence importante au sein de l’industrie (textile, chimie, métallurgie) ou du BTP, deux secteurs caractérisés par une croissance dopée par la recons truction. La note constate leur faible taux dans les services publics et dans ce que l’historien Gérard Noiriel (2001) désigne comme des « branches protégées par un “statut”, [où] la main-d’œuvre est presque exclusivement française et présente une grande hérédité professionnelle ».
Ce contexte de prise en charge des travailleurs migrants dévolue au minis tère du Travail et de la Sécurité sociale voit la création, en 1951 à Lyon, de la Maison de l’Afrique du Nord, tout premier nom d’Aralis, sous l’impulsion de l’épouse du préfet du Rhône, Marthe Massenet. La création de cette associa tion est remarquable par trois principaux aspects : la redéfinition rapide de ses missions originelles au contact des réalités de ses destinataires, l’imbrication de l’association avec les pouvoirs publics et l’entrepreneuriat local et, enfin, son inscription dans un « réseau partenarial ».
La mission fondatrice de la Maison de l’Afrique du Nord (MAN), ainsi qu’elle est exprimée dans les statuts, consiste à :
« […] entretenir les sentiments d’estime et de confiance réciproques entre les citoyens français de la métro pole et les musulmans originaires d’Afrique du Nord. […] Elle se donne pour tâche la création d’établissements ayant pour objet de dispenser l’assistance médicale, alimentaire, vestimentaire, scolaire, l’organisation de lieux d’hébergement, la mise sur pied de services ayant pour mission de recevoir les demandes administratives, notamment en vue du placement et de promouvoir toutes les mesures qui peuvent hâter l’adaptation des intéressés à la vie métropolitaine9 . »
Plus concrètement, rappelle Pierre Lombard, le président de la MAN en 1952, « il s’agissait de créer un centre d’accueil qui apporterait aux Nord-Africains dès leur arrivée à Lyon, une aide morale et matérielle, et les orienterait ensuite vers une occupation qui leur permettrait de vivre 10 ».
Au départ de l’association, cette aide se propose de répondre aux besoins les plus urgents de ces populations : l’accueil et l’orientation, la santé, l’emploi. Il faut dire que dans cette période d’après-guerre, l’immigration nord-afri caine connaît son expansion la plus forte depuis le début du siècle, ce malgré la fin du régime dit de « l’émigration libre ». « “Officiellement”, les Algériens étaient 44 000 en 1947, et en 1953, on en compte plus de 220 000 » sur le ter ritoire national (Blanchard et alii, 2004, p. 215). Lyon, avec Paris et Marseille,
constitue l’un de ces centres d’arrivée de migrants. L’hébergement, sans même parler de logement, n’apparaît que très discrètement dans les missions de la MAN et se limite à un hébergement temporaire. Si la composante « logement pérenne » intervient, c’est davantage dans l’orientation vers des structures qui ont une capacité d’accueil, par exemple le Foyer Notre-Dame-des-SansAbris ou encore l’Asile municipal de nuit. Cette ambition de créer une maison d’accueil et d’orientation explique d’ailleurs probablement le choix du nom de l’association.
Enfin, la mise en service de la Maison à proprement parler s’accompagne d’une inauguration très médiatique, sous la présidence du maire Édouard Herriot, devant 250 personnes11, le 19 juillet 1952. La création de cette struc ture constitue, aux yeux de la presse, l’aboutissement d’une mission, comme en témoigne le titre de l’article du Progrès du 26 septembre 1951 : « La Maison de l’Afrique du Nord sera, dès la fin de l’année une réalité12 ». Située rue du Dauphiné, dans le 3e arrondissement, sur un terrain que le Comité de gestion loue pour un loyer symbolique d’un franc à la Ville de Lyon13, la maison com prend notamment un service médical et un service chargé du placement en entreprises, ainsi que 30 lits, destinés à « héberger pour un temps limité », dans des « cas sociaux particulièrement dignes d’intérêt […], les Nord-Africains en convalescence ou en instance de rapatriement14 ».
Si la mise en service de ce lieu apparaît comme le début d’une œuvre, l’association gère depuis janvier 1952 un centre d’hébergement. Ce dernier occupe les bâtiments de l’ancienne caserne de la Doua, cédée par l’autorité miliaire, et loge en juillet 1952 autour de 350 « Nord-Africains qui vivaient sur les quais du Rhône et de la Saône, sous les ponts et porches des maisons15 ». Lors de l’inauguration de la maison d’accueil, le président Pierre Lombard reconnaît que « cette activité [n’était] pas prévue initialement ». Les problèmes de logement sont toutefois identifiés comme une question majeure et ne concernent pas seulement la population archétypale des hommes seuls venus d’Algérie pour travailler, à laquelle s’adressait la Maison. Ainsi dans le rapport d’activité de 195316, Marthe Massenet, épouse du préfet du Rhône et administratrice de la MAN, témoigne à la fois de la conscience de ce problème, d’un relatif désar mement des pouvoirs publics et de la fragilité des réponses apportées : « Des dizaines de femmes sont là avec leurs enfants sur les bras et chaque semaine c’est le même leitmotiv : un toit, une chambre, un abri… Hélas, il est impossible de satisfaire à toutes ces demandes, mais parfois, à force de volonté, d’ingéniosité,
11 Archives privées Aralis, Courrier du préfet du Rhône (destinataire inconnu) au sujet de l’inauguration de la Maison de l’Afrique du Nord, 19 juillet 1952.
12 « La Maison de l’Afrique du Nord sera, dès la fin de l’année une réalité », Le Progrès, 26 septembre 1951.
13 Archives privées Aralis, Convention de location, entre la Ville de Lyon et la Maison de l’Afrique du Nord, d’un terrain rue du Dauphiné, 9 mars 1951.
14 Archives privées Aralis, Discours de Pierre Lombard à l’inauguration de la Maison de l’Afrique du Nord, 19 juillet 1952.
15 Archives privées Aralis, Centre d’hébergement de la Doua.
16 Archives privées Aralis, Rapport d’activité 1953.
d’acharnement, on arrive à apitoyer un propriétaire, à désarmer un logeur, à caser, tant bien que mal, une famille dans des locaux de fortune ». Plus tard, le rapport d’activité de l’année 195517 relève « un problème [qui] se pose […] avec une certaine acuité : celui du logement des familles qui arrivent d’Algérie18 »
En 1957, l’association gère désormais trois foyers-hôtels : on y compte le centre de la Doua et deux nouveaux foyers (Inkerman19 et Rosière20) dits « éco nomiques », mis en service respectivement en 1956 et 1958, soit une capacité d’hébergement de 760 personnes. Les deux derniers foyers sont financés par le ministère de l’Intérieur. Ces fonds permettent l’achat des anciens locaux de la robinetterie Pangaud Frères rue d’Inkerman et la réhabilitation d’un garage mis à disposition par le conseil général rue de la Rosière. Il faut y ajouter le centre du Dauphiné et ses 30 lits temporaires ainsi que la toute récente cité Marhaba, cité familiale de transit, à Vaulx-en-Velin. Le rapport d’activité de 1957 est le dernier à considérer que le logement que prend en charge la MAN n’est que temporaire et à préciser que ces foyers sont « réservés aux cas sociaux : sortant des hôpitaux, sans logements, candidats au rapatriement, per sonnes âgées, admis pour une durée moyenne de 15 jours ».
C’est bien l’identification de problèmes parfois inattendus qui ont conduit l’association à repositionner si promptement ses missions. Cette transforma tion rapide et relativement pragmatique caractérise fortement la Maison de l’Afrique du Nord. On peut y voir la plus-value apportée par le statut associatif, notamment pour gérer des problèmes d’intérêt général, qui peut alors justifier l’implication des pouvoirs publics dans la création de telles organisations.
Alors que les premières années de la Maison de l’Afrique du Nord se carac térisent par une évolution de ses missions, le constat initial, avant même la rédaction des statuts, qui anime les premières réunions, résonne de façon répétée avec celui que fait l’Administration sur la situation des travailleurs migrants d’Afrique du Nord. Il s’agit de prendre en considération le besoin d’orientation à l’arrivée en métropole et l’adaptation à son mode de vie. Ainsi les premiers comptes rendus de réunions parlent d’une « équipe » à vocation sociale nécessaire dans chaque « point du territoire », une « sorte de secrétariat populaire » qui permettrait au demandeur d’être « orienté dans ses démarches », « conseillé et éclairé sur ses droits, ses possibilités, ses obligations » « guidé parmi les formalités21 ».
Rapidement, le mouvement de création de la MAN, portée par Marthe Massenet, rejointe par Pierre Lombard et Paul Isnard Le Francé, va se rappro cher dans sa gouvernance de la sphère publique, mais aussi du monde de l’en treprise. Ces deux dernières personnalités, influentes localement, sont issues du patronat : Pierre Lombard est président directeur général de la Rhodiacéta, entreprise de textile artificiel appartenant au groupe chimique Rhône-Poulenc, et Paul Isnard Le Francé est banquier et membre de la chambre de commerce. Ils assurent respectivement les fonctions de président et trésorier de la MAN.
De nombreux ouvrages traitant de l’industrie chimique dans la région Rhodanienne évoquent plus ou moins longuement l’action industrielle de Pierre Lombard (Menais, 1958 ; Cayez, 1988, 1992 ; Duchêne, 1999).
L’association rassemblant des anciens du groupe Rhône-Poulenc et leurs amis (ARARP), quant à elle, dispose d’un site internet sur lequel sont accessibles de nombreuses archives de première main collectées au fil du temps. Parmi celles-ci, on trouve un document très particulier, écrit par Pierre Lombard lui-même, intitulé Mémoires22. Au long de 69 pages en tout, il s’adresse à ses enfants et petits-enfants, pour y rela ter, au crépuscule de celle-ci, sa vie, professionnelle avant tout, mais aussi familiale.
Issu d’une famille de petits indus triels (son grand-père paternel était propriétaire d’une petite filature de soie ; son grand-père maternel était propriétaire d’une grande usine tex tile à Tenay ; son père était ingénieur centralien entré dans les chemins de fer au PLM), il est né en 1894, l’aîné d’une fratrie de quatre fils. Sa mère meurt en couche lorsqu’il avait quatre ans. Après plusieurs affectations
au PLM, son père installe sa famille à Lyon en 1905. Depuis la mort de la mère, la famille dispose d’une nour rice à demeure, puis de domestiques et plus tard d’un chauffeur. Pierre fait ses études à Lyon au lycée Ampère. Il part ensuite à Paris en classe prépa ratoire au lycée Louis le Grand, puis entre à l’École polytechnique en 1913.
En fin de 1re année, il est mobilisé à Castres d’où il part pour le front en novembre 1914. Il combat comme officier dans le Nord de la France, valeureusement semble-t-il puisque de nombreuses décorations lui seront attribuées, parmi lesquelles la Croix de guerre « avec 4 étoiles ».
On comprend au fil de son récit qu’il est issu d’une famille protestante, et il épouse en 1918 une fille de pasteur. Ils fonderont ensemble une famille de cinq enfants.
Il reprend ses études à Polytechnique en 1919 d’où il sort 34e de sa promo tion, pour intégrer l’École de génie maritime. Il est nommé à l’arsenal de Toulon, puis à celui de Bizerte, en Tunisie, où il part comme ingénieur s’installer en famille de 1922 à 1924. Rentré à Lyon, il est embauché en 1925 à Saint-Fons à la Société chimique des usines du Rhône (SCUR qui deviendra en 1928 Rhône-Poulenc). Il redevient civil et occupe le poste de secrétaire administratif. En 1927, il devient l’adjoint du directeur général de Rhodiacéta, M. Bô, dont il restera toute sa vie très proche. Rhodiacéta, filiale textile du groupe RhônePoulenc, construit en 1928 sa grande usine de Vaise, où est transféré son siège social. L’entreprise s’interna-
Pierre Lombard, un capitaine lyonnais d’industrie premier président de la Maison de l’Afrique du Nord (1951-1974)
tionalise et Pierre Lombard joue dès ce moment un rôle important dans les négociations internationales de vente et d’achat de brevets ainsi que d’installation d’usines nouvelles. Dans tous les à-côtés qu’il raconte dans ce récit de vie, comme les vacances, les collègues et amis ou les dîners mondains, on perçoit qu’il fré quente les milieux bourgeois et qu’il attache de l’importance aux codes de la bourgeoisie industrielle urbaine : la beauté des épouses (la sienne étant toujours décrite de manière flatteuse), leur façon de « tenir » la maison, les études pratiquées par les enfants, les nouvelles rencontres influentes que les mondanités procurent, etc.
En 1934, il devient directeur général de Rhodiacéta. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Pierre Lombard, en tant qu’ancien polytechnicien mili taire, est « mobilisé civil » et devient, en plus de ses fonctions, directeur de la Poudrerie d’État de Belle Étoile à Saint-Fons. À la fin de la « drôle de guerre », il abandonne cette fonction militaire pour se consacrer entière ment à Rhodiacéta. L’usine de Vaise continue de tourner sous l’occupation parce qu’il en existe une succursale en Allemagne et qu’elle prépare l’avè nement du Nylon, dont elle a obtenu les brevets pour l’Europe occidentale juste avant le conflit mondial. Dans son récit, les Allemands deviennent progressivement les Boches, puis les Fritz à mesure que la Libération approche. L’usine a été bombardée, mais par dégâts collatéraux, car c’était semble-t-il la gare de Vaise qui était visée.
Juste après-guerre, le Nylon est un succès commercial mondial, qui pro voque l’agrandissement de l’usine de Vaise par le rachat d’usines proches, jusqu’à devenir « après Berliet », la plus importante usine de la région lyonnaise. Le site de la poudrerie de Belle-Étoile est racheté par Rhodiacéta pour y développer la chimie du Nylon, puis du Tergal. Le groupe continue de s’étendre en France et dans le monde avec les dif férents fils synthétiques. Pierre Lombard est nommé officier de la Légion d’honneur en 1952 (il en était chevalier depuis 1920). En 1956, il est nommé au conseil d’adminis tration de Rhône-Poulenc SA présidé par M. Bô. En 1961, il devient pré sident de Rhodiacéta. Il est aussi pré sident de la Rhodiacéta allemande, administrateur de la viscose suisse d’Emmenbuke, de la Rhodiacéta ita lienne, de Rhône-Poulenc Chimie. En 1963, à 69 ans, il accepte le poste de directeur général de Rhône-Poulenc SA, jusqu’en 1966. Il démissionne de tous ses postes en 1971, à 77 ans. Dans les 69 pages de ses mémoires, pourtant très personnelles dans les quelles il fait de longues digressions sur l’amour de sa vie, son épouse, sur leurs vacances, sur la famille, les voyages, il n’écrit pas un mot à propos de la Maison de l’Afrique du Nord, dont il a pourtant exercé la présidence pendant 23 ans, de 1951 à 1974. La seule œuvre sociale qu’il aborde est, en toute fin de récit, la présidence d’une réunion annuelle de l’Asile de la Force, en 1965, « une maison qui accueille les enfants ina daptés, débiles profonds » (p. 69). Il
est très peu fait allusion aussi à ses liens avec la préfecture, pourtant eux aussi aux fondements de la MAN, ni avec Édouard Herriot : tout juste les aborde-t-il à propos de négociations de sortie de grèves qui ont agité le site de Vaise, pour lesquelles il a été en contact avec l’une et l’autre.
Ce silence, troublant pour nous, sur cet engagement au long cours dans cette association atypique dans son parcours peut s’interpréter de dif férentes manières : soit comme un jardin secret, conservé secret jusque dans la vocation de transmission familiale de ce document ; soit comme un épiphénomène, sorte d’obligation
incontournable liée à une notabilité locale et à une représentation patro nale ; soit encore comme une obli gation professionnelle, alliant son passé militaire à sa fonction d’em ployeur dans une période de pénurie de main-d’œuvre. Chacun choisira.
On notera enfin qu’il devient officier de la Légion d’honneur en 1952, l’an née où le préfet et le maire de Lyon inaugurent officiellement à ses côtés la Maison d’Afrique du Nord. Et qu’il quitte la présidence de la MAN, deve nue entretemps la Maison du travail leur étranger, en 1974, à 80 ans, trois années après avoir quitté toutes ses fonctions professionnelles.
Dans le comité provisoire qui se crée à la suite du dépôt des statuts de l’association, siègent alors Marthe Massenet, Pierre Lombard et Paul Isnard Le Francé, ainsi que de nouveaux soutiens du projet : maître Fauconnet, M. Mouchnino et M. Capelier. Comme des témoins de l’intérêt des pouvoirs publics locaux et nationaux, les membres du comité provisoire sont dési gnés dans les documents, mais aussi dans le discours du président lors de la cérémonie d’inauguration du 19 juillet 195223, comme « représentant Monsieur le préfet du Rhône » (Mme Massenet, son épouse), « représentant Monsieur le Maire de Lyon » (maître Fauconnet) et « représentant le ministère du Travail » (M. Mouchnino). Loin d’une simple formule, ces représentations sont men tionnées dans la constitution du Comité de gestion, désignation de l’actuel Conseil d’administration, en 1963, où l’on retrouve Pierre Lombard, président et « représentant des employeurs », ainsi que M. Vialatel, qualifié de la même façon, en vertu de son mandat de « président du syndicat général des entre preneurs de bâtiments et de travaux publics24 ». Comme à la création, siègent dans ce Comité de gestion des représentants du maire de Lyon, du conseil général du Rhône et du préfet. Ces mentions sont particulièrement éloquentes, puisqu’il n’est pas fait cas de leur activité, mais bien de leur fonction de repré sentation, au sein même de l’association. Il ne s’agit donc a priori pas d’une convergence d’intérêts individuels, mais bien d’une volonté publique de construire une association et d’en assurer la gestion et la gouvernance. La présence de membres « de droit » est d’ailleurs une marque de cette volonté : en plus des représentants d’acteurs publics (eux-mêmes membres de droit), le Conseil de gestion de 1963 comprend le directeur départemental du travail et un médecin, « inspecteur divisionnaire de la Santé publique25 »
L’ancrage des missions de l’association dans un contexte administratif, face à des besoins précis, participe à donner à la Maison de l’Afrique du Nord un quasi-statut de « sous-secteur public », sans que cela ne se traduise dans son statut juridique. Il est à noter que ce ne sera par exemple pas le cas avec la SONACOTRAL, qui adoptera la forme d’une société d’économie mixte, avec une participation majoritaire de l’État26
Le recours au statut associatif de la MAN pour répondre au problème de l’immigration lyonnaise venue d’Algérie n’est pas un premier essai, y compris sur le territoire lyonnais. Le plus grand foyer d’hébergement pour travailleurs, le centre de la Part-Dieu, est géré à partir de 1948 par une association éma nant du ministère du Travail : l’Association lyonnaise pour l’hébergement des Nord-Africains. Le rapport de situation présenté à la préfecture rappelle
23 Archives privées Aralis, Discours de Pierre Lombard à l’inauguration de la Maison de l’Afrique du Nord, 19 juillet 1952.
Archives privées Aralis, Composition du conseil de gestion de la Maison de l’Afrique du Nord et de l’Outre-mer, 16 décembre 1963.
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Le décret n° 56-1097 du 30 octobre 1956 prévoit une participation de l’État plafonnée à 55 %.
Entrées de chapitres p. 6 : Cérémonie d’inauguration de la Maison de l’Afrique du Nord, juillet 1952 p. 14 : Discours d’Édouard Herriot, maire de Lyon, lors de l’inauguration de la Maison de l’Afrique du Nord, juillet 1952
p. 20 : Service de la MAN chargé du placement, non datée p. 40 : Dortoir dans le foyer de la Rosière à Lyon 8e, 1956 p. 52 : Cité de transit Marhaba à Vaulx-en-Velin, non datée p. 68 : Action culturelle dite des « Grands frères », fin des années 1970 p. 86 : Résidant d’un foyer, 1990 p. 104 : Exposition photographique à la préfecture du Rhône pour les quarante ans d’Aralis, 1991 p. 122 : Foyer de la Cordière à SaintÉtienne, non datée
Libel, Lyon www.editions-libel.fr
Crédits Photograhiques
© David Desaleux sauf pages 6, 14, 20, 40, 52, 68, 86, 104, 122
© Archives ARALIS
Conception graphique Yannick Bailly / item
Impression : Kopa
Dépôt légal : novembre 2022 ISBN : 978-2-491924-27-0
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