Inconnues corréziennes. Résonances d'écrivains

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Département de la Corrèze Archives départementales

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entre 1933 et 1971,

Henri Janicot exerce son métier de photographe à Tulle. Sauvée de la destruction, une partie de sa production est conservée aujourd'hui aux Archives départementales de la Corrèze, parmi laquelle des portraits de femmes, plusieurs centaines. Femmes d'hier, anonymes, tombées dans l'oubli. Dans l'oubli ? Pas tout à fait. Des auteurs corréziens – ils sont écrivain, plasticien, journaliste, ethnologue ou éditeur – les rendent à la vue, à la vie. Ils s'emparent de leur beauté, de leur force, de leur destin, pour nous raconter leur histoire et offrir ainsi un bel hommage à la Femme.

Textes de Pierre Bergounioux Gilbert Bordes Daniel Borzeix Jean-Marie Borzeix Jean-Paul Chavent François Cognéras Henri Cueco Claude Duneton Marie-Claude Gay Marie-France Houdart

Caroline Sers | Dialogue :

«

– Et pourquoi ne partirais-je pas ? – Qui donc va tenir la maison quand je n'y serai plus ? Qui donc saura quand il convient de cueillir les simples pour préparer les remèdes ? Qui encore s'occupera des cordons de la bourse pour le père et les frères ? »

Jean-Paul Malaval Richard Millet Michel Peyramaure Caroline Sers Llibert Tarrago Denis Tillinac Louis-Olivier Vitté

ISBN

978-2-917659-06-9

Prix 19 € ttc

9 782917 659069

Inconnues corréziennes | résonances d’écrivains

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Inconnues corréziennes résonances d'écrivains . Dans le studio Photo-Éclair d'Henri Janicot

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. Dans le studio Photo-Éclair d'Henri Janicot

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Inconnues corréziennes résonances d'écrivains . . .


Département de la Corrèze Archives départementales

. . . Dans le studio Photo-Éclair d'Henri Janicot

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Inconnues corréziennes résonances d'écrivains . . . Catalogue de l’exposition


avant-propos François Hollande Député de la Corrèze Président du Conseil général


au regard des collections

conservées aux Archives départementales, le document photographique est une source récente. Découverte en , la photographie connaît des progrès techniques très rapides. Le daguerréotype, mis au point en , fixe l'image sur une plaque de cuivre argenté, et rapidement, le calotype de Talbot, en , permet la réalisation de tirages multiples à partir d'un même cliché. Le potentiel de la photographie dans le domaine documentaire apparaît alors évident. Ainsi, dans un département rural tel que la Corrèze, les plus anciens clichés des collections iconographiques départementales, réalisés avant , ont pour sujets des vues d'architecture ou d'églises comme celles de Médéric Mieusement, photographe attaché à la Commission des Monuments historiques. De documentaire, la photographie s'attache rapidement au domaine de l'intime. Fixer l'image, arrêter le temps. Cette démarche s'adresse tout particulièrement à la photographie de portrait. Mais pour contrarier l'inéluctable, franchir le seuil d'un studio photographique n'est pas chose ordinaire dans la première moitié du siècle dernier. Il s'agit de se plier à une exigence administrative ou de laisser aux générations futures une trace de son existence. Dans tous les cas, l'événement se prépare, la tenue est soignée et la pose difficilement naturelle. Elles ne pensaient pas, ces femmes, clientes du Studio Photo-Éclair du quai Baluze, que leur portrait allait dépasser le cadre familial. La société actuelle est saturée d'images. Diffusées de toutes parts, ces dernières ont à peine le temps de s'imprimer sur notre rétine. Quel sens leur donnons-nous ? Prenons-nous seulement le temps de leur en donner un ? L'exposition propose au visiteur de prendre le temps. Le temps d'une rencontre avec ces inconnues, le temps de comprendre ces vies disparues. C'est à cet exercice, ce jeu presque, que se sont prêtés avec plaisir des auteurs profondément liés à la Corrèze, dévoilant pour nous l'écho que renvoyait en eux la vision de ces portraits. Dans cet échange triangulaire fait d'allers et retours entre le portrait, le visiteur et le texte, les mots s'insinuent comme une voix intérieure, tracent des pistes, inventent des passés. Certains auteurs ont choisi de donner la parole à ces femmes, d'autres évoquent la démarche photographique ou la profonde transformation de la condition féminine dans un siècle secoué d'événements sanglants et de bouleversements techniques, tous livrent une part d'eux-mêmes, et au-delà de la Corrézienne, font référence à la Femme. Qu'ils en soient remerciés.

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Inconnues corréziennes • Résonances d’écrivains

Introduction

introduction

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issimulé sous son voile noir, Henri Janicot procède aux ultimes réglages. « On ne bouge plus... » Au déclenchement de l'obturateur, la lumière pénètre dans la chambre noire, figeant à jamais un instant de vie. Du studio du photographe aux réserves des Archives départementales, le chemin est parfois long. Dans le cas du fonds Janicot, il s'agit d'un sauvetage. Léon Henri Janicot, dit Henri, voit le jour à Meymac le  juin . Il est fils de François, libraire, et de Marie-Antoinette Bragadoux, mercière. Au décès de sa mère, il n'a pas encore neuf ans. Il épouse Madeleine Germaine Renard en . De cette union naît une fille, Suzanne, le  juillet . Nous ignorons tout des raisons qui le guident jusqu'au nº  du quai Baluze en février , ce quai que les Tullistes appellent « la promenade ». Au moment de son recrutement militaire, de novembre  à octobre , il est déjà photographe. Il prend officiellement la succession d'un autre photographe, Théo Boudet, au Studio Photo Éclair, le er septembre . Il cesse son activité en , sa fille Suzanne lui succède jusqu'en . Le fonds photographique Henri Janicot, voué à la destruction au moment de travaux de réfection du studio dans lequel il demeurait, est entré aux Archives départementales de la Corrèze le  mai . Il présente peu de reportages, essentiellement des portraits, pour la plupart en studio, portraits d'enfants, d'hommes, de militaires et ces femmes – plusieurs centaines. Ces portraits, réalisés dans le plus pur respect des codes culturels et techniques du portrait de studio, nous offrent une vision précise de la femme dans la France de l'entre-deux-guerres. La mise en scène, les décors peints sur une toile, l'usage d'accessoires – rideaux, colonnes, sellettes – la pose des modèles, indiquent que, malgré l'apparente objectivité de la photo, il s'agit ici de l'intervention du photographe : c'est lui qui prend la photo, non l'appareil photographique, objet inerte. Il est le juge de sa prise de vue, aucun caractère « exotique » dans ses choix, aucune démonstration flamboyante, simplement la fidélité au sujet. Ce catalogue accompagne une exposition de portraits exclusivement féminins, des femmes anonymes sur des clichés non datés.


Peut-on affirmer qu'un document d'archives non analysé, non daté, est perdu pour la mémoire collective ? Force est de constater que ces portraits, pour ceux qui existent encore, sont restés cantonnés au cercle feutré de la famille, à l'abri dans des albums, au fond des tiroirs ou dans des greniers. Elles sont pourtant belles ces femmes. Cette exposition leur rend hommage. Pour les présenter, et parfois leur donner la parole, des auteurs se sont prêtés au jeu, montrant ainsi que le photographe et son modèle ne sont pas les seuls acteurs dans la démarche photographique. Ces écrits sont en quelque sorte une légende subjective du cliché et une manière de redonner vie à ces femmes. Les auteurs qui ont répondu de façon enthousiaste à ce projet ont eux-mêmes choisi les portraits sur lesquels ils s'expriment. Le lien fort qui relie chacun d'entre eux à la Corrèze nous entraîne dans l'intimité de ces femmes, comme s'ils les avaient personnellement connues. Par-delà des horizons et des sensibilités différents, leur discours fusionne avec ces portraits pour tendre vers l'universel. Que ces auteurs soient ici vivement remerciés pour leur belle contribution.

Verena Feola Responsable des collections iconographiques aux Archives départementales de la Corrèze

Tous nos remerciements vont à : M. François Hollande, président du Conseil général de la Corrèze ; Aux auteurs : Pierre Bergounioux, Gilbert Bordes, Daniel Borzeix, Jean-Marie Borzeix, Jean-Paul Chavent, François Cognéras, Henri Cueco, Claude Duneton, Marie-Claude Gay, Marie-France Houdart, Jean-Paul Malaval, Richard Millet, Michel Peyramaure, Caroline Sers, Llibert Tarrago, Denis Tillinac, Louis-Olivier Vitté ; M. Samuel Gibiat, directeur des Archives départementales de la Corrèze ; M. Jean-Marc Nicita, photographe aux Archives départementales de la Corrèze.

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Archives départementales de la Corrèze

. Dans le studio Photo-Éclair d'Henri Janicot

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Inconnues corréziennes résonances d'écrivains . . .

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Pierre Bergounioux

Mère et fille ?


Pierre Bergounioux

Mère et fille ?

Qu’est-ce qui sépare

ces deux photographies ? Vingt ans ? Quinze ? La première, découpée en ovale, remonte à la période comprise entre l'invention du daguerréotype et la veille de la Grande Guerre ou ses lendemains immédiats. Mais le personnage qu'elle a fixé est sans âge. Le barbichet, la sombre pèlerine à grosses côtes chevronnées, la neutralité expressive, face à l'objectif – à autrui – pourraient être de la société d'Ancien Régime, de la guerre de Cent Ans, du temps étale dont les provinces rurales pauvres, comme le Limousin, sont restées captives jusqu'à ce que le siècle des extrêmes, de la mondialisation, des loups – le XXe – ne les arrache à leur immobilité millénaire et que ce soit la fin. Nous ne savons à peu près rien de nos vies antérieures. Les traces précises, durables, magnifiques parfois, qui restent des mondes abolis supposent qu'un corps de professionnels, de lettrés, d'artistes, porte sur le papier ou sur la toile, les travaux et les jours de leurs habitants, coule dans le bronze ou grave dans le marbre leurs gestes et leurs visages, leurs exploits. Mais il y a une condition à cela. C'est la production d'un surplus, qui subviendra aux besoins des écrivains, des peintres chargés de transférer l'expérience dans le registre second, facultatif, hautement élaboré de la représentation. Ce n'est aucunement attenter à l'éclat de l'invention plastique que d'en rappeler les attendus économiques. Les pyramides d'Égypte, le sphinx ont l'esclavagisme antique pour fondement, la splendeur des villes italiennes de la Renaissance suppose le commerce au loin et le capitalisme d'aventure, la littérature classique, en France, est pensionnée par le roi. Pays pauvre, cabossé, autarcique, le Limousin n'a jamais été en mesure d'entretenir les virtuoses qui auraient éternisé ses habitants. L'oubli a passé. Nous sommes sans témoignages, presque, jusqu'à ce que les vecteurs de la modernité, le chemin de fer, la monnaie, l'école primaire laïque et obligatoire, les journaux, le français, aient atteint un mode resté depuis l'an mil en marge des chemins, de l'histoire, des possibles. C'est ce que dit, sans phrase, la paysanne idéale-typique qui se tient de face, en costume régional, le visage vide, sans aménité, comme sans pensée, enlevée à l'univers clos, patoisant qui va se défaire

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Mère et fille ? Pierre Bergounioux

parce qu'il est justement confronté au monde du dehors, investi, photographié. Il a suffi de deux décennies, à peine, pour que la fille ou la nièce, si l'on veut, dépouille le vêtement rituel et tourne vers l'objectif un visage entièrement recomposé, méconnaissable, souriant. On est à la fin des années vingt ou au début des années trente. Le pays se relève, tant mal que bien, de la Grande Guerre, terrible, terrienne, la dernière que la paysannerie ait livrée. C'est la fin de la France des terroirs, les grands équilibres de la longue durée sont rompus. La crise économique s'est propagée dans le monde entier. De grandes ombres, à nouveau, montent à l'horizon, en Italie, déjà, et bientôt en Allemagne. Avec la radio, la grande rumeur planétaire atteint les plus reculés cantons. C'est l'époque où des magasins de vêtements ouvrent leur porte, dans les sous-préfectures, à l'enseigne des Modes de Paris. Une presse spécialisée, à l'usage des femmes, divulgue les usages citadins, reproduit des patrons. Les « garçonnes » empruntent les signes de leur volonté d'émancipation au monde masculin, patriarcal, dont elles entendent secouer la tutelle. La femme du deuxième portrait se présente obliquement, comme pour esquiver la rencontre à laquelle, pourtant, elle s'est prêtée. Elle arbore une veste à large col ainsi qu'une cravate, comme les hommes. Comme eux, elle porte les cheveux courts et elle est tête nue, chose impensable, dans les parages, à peu d'années de là. Mais elle réside de toute évidence en ville tandis que la tante ou la mère étaient des paysannes entrées, un peu interdites, dans le studio du photographe, un jour de marché, avant de regagner leur hameau, parmi les châtaigniers. La féminité, maintenant, réside dans les soins cosmétiques que proscrivait la rudesse du travail agricole. Non seulement les cheveux ont été artificiellement frisés, décolorés, mais les sourcils, épilés, sont remplacés par deux arcs peints, surélevés, conformément aux canons de l'élégance nouvelle – c'est le visage que se font les citadines, les actrices. Les joues sont sans doute poudrées, les lèvres peintes et, surtout, elles sourient. L'antique séparation, l'absence d'extériorité, donc de conscience de soi, sont levées. L'identité modale a changé. Elle inclut, à un degré quelconque, celle d'autrui, du photographe, des étrangers, du monde entier, et leur fait bon accueil. C'est ce soudain bouleversement des façons d'être, de sentir, de penser que révèlent les deux photographies.


Gilbert Bordes

Monument de femmes

Je vous connais.

Je vous ai vue marcher dans les chemins creux, derrière votre troupeau de moutons, bêcher votre potager, donner du grain aux poules. La peau tannée, des épaules solides, un corps fait pour les tâches les plus difficiles, sous le soleil de juillet quand le foin coupé du matin devait être fané avant midi, quand il fallait faire la course à l’orage et que les gerbes risquaient de se gâter. Cette photo, vous ne vouliez pas la faire parce que vous ne vous êtes jamais crue digne du portrait réservé aux gens importants. Et puis, c’était se trahir que d’imprimer sur du papier ce que disaient vos yeux, vos lèvres et cet être profond que vous ne dévoilez jamais, que vous cachez soigneusement sous une robe noire, la couleur des femmes qui portent le deuil de leur propre vie. Pourtant, vous l’avez faite, la photo. En pensant à ce petit garçon qui vient de naître chez vous, le fils de votre fille. Vous voulez lui laisser de vous ce qui ne passe pas par des mots, l’assurance que tout finit par s’arranger. Car votre regard noir est une leçon de vie. Plein d’une volonté opiniâtre, de cette générosité qui rend fort et déterminé, de ce bon sens qui va à l’essentiel, sans mots inutiles. Pour qu’il sache aussi d’où il vient : en vous, Ligures, Celtes, Huns et bien d’autres peuples errants se retrouvent avec les incendies de l’Histoire, les pillages, les viols, tant de souffrances, de disettes, de siècles de misère. Avec, par-dessus, aussi légère qu’un papillon, la fatalité d’un matin de gelée en avril ou mai, d’une averse de grêle sur les blés mûrs... Oui, je vous connais, vous êtes encore jeune, mais déjà sans âge ; vous avez tenu votre place ; les enfants ont été élevés pas tout à fait comme vous l’auriez voulu, mais aussi bien que les autres. Vous avez parcouru votre chemin de vie sans jamais flancher, sans penser à vous, en espérant que votre petit-fils aura tout ce qui vous a manqué. Certes, le quotidien ne vous a jamais fait peur, mais vous a privé de ces rêves profonds, ces envies dont vous n’avez jamais parlé à personne. Je vous dois d’être ce que je suis.

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Gilbert Bordes

Monument de femmes

c’était qui ce jeune homme élégant,

qui vous a souri alors que vous étiez sur la place de la cathédrale à Tulle, un samedi, jour de marché ? Vous étiez là, les cheveux sagement attachés sous un foulard gris. Les gens se bousculaient devant vos paniers pleins d’œufs, de beurre baratté la veille, de noix, de châtaignes blanchies. Des poules rousses attachées par les pattes caquetaient en battant des ailes. Quand le regard du jeune homme s’est posé sur vous, un frisson a couru au creux de vos reins. Et vous avez pris conscience de ce qui est en vous depuis longtemps, depuis qu’on a décidé que vous alliez épouser le Paul parce que sa propriété touche la vôtre. Vous avez regardé votre mère marquée par les années qui comptent double quand on est une femme et vous avez décidé de vous affranchir des certitudes paysannes pour un rêve urbain, une image qui vous ressemblerait et qui n’est qu’une chimère de plus. Vous êtes devenue servante à Tulle et très vite vous avez compris qu’on n’échappe pas ainsi à sa condition. Vous vous êtes révoltée, on vous a brisée. Mais le fond de votre âme est bien là, dans cette photo faite un jour de désespoir. Pourquoi ne pas poser comme les femmes de ce monde aisé que vous avez fréquenté ? Vous avez osé défier Dieu en dénudant vos épaules, vous êtes déjà une combattante d’une guerre qui n’aura jamais de monument et qui se poursuit encore. Vous êtes belle, une arme qui se retournera contre vous dans une région trop rude pour avoir le temps de s’émouvoir. Je vous sens prête à faire les pires bêtises par bravade, prête à vous détruire pour renverser des barrières qui ne retiennent que vous. À donner des coups de poing au vent. Cette photo, vous l’avez faite avec votre argent, sans le dire à personne, un samedi, jour de marché, en pensant au jeune homme qui vous a souri. Vous êtes allée chez le photographe en vous cachant. C’est votre manière de survivre au temps et de préserver votre fragile beauté aux terribles blessures qui vous attendent. Sur l’image, vous ne serez jamais une de ces paysannes en noir dont on a écrasé la féminité. Vos yeux regardent ce qui échappe aux hommes ordinaires. Vous resterez à jamais belle, à jamais femme.



Jean-Marie Borzeix

Mélanie

Jean-Marie Borzeix

Mélanie

Tout est anguleux :

le nez, les sourcils, les commissures des lèvres, le nœud de la coiffe posé sur le haut de la poitrine comme un papillon de carnaval. Tout veut être retenu : les cheveux dont on devine la raie et le chignon, le sourire qui n’est pas loin, l’éclat de rire même, comme si Mélanie (le prénom lui va bien, non ?) venait de pouffer lors de la séance de pose précédente, comme si elle se retenait pour ne pas recommencer alors que le photographe a encore une fois disparu sous son drap. Tout est rempli de vie immédiate, nullement empesée et funèbre, comme dans tant de photos de studio censées enregistrer les moments les plus éclatants d’une existence humaine. Ce que j’aime dans ce cliché, c’est l’échec du photographe dans son atelier de taxidermie symbolique : pour une fois, il ne dompte ni ne tue la vie en prétendant la perpétuer. Celle-ci lui échappe, jaillit malgré tout, prend sa revanche. Il faut surtout être attentif à la lueur espiègle qui brille dans les yeux, aux fortes pommettes qui se dressent de chaque côté d’un nez de bon aloi sur lequel vient s’écraser la lumière artificielle et brutale. Mélanie ignore les canons de la beauté classique, elle assume sur son visage l’héritage de toutes les populations qui se sont mélangées dans les vallées et sur les hautes terres du Limousin. Elle ressemble à beaucoup d’autres femmes de nos campagnes, quand elles avaient cessé d’être jeunes et qu’elles avaient révélé la force de caractère nécessaire pour tenir la maison. Je me la représente à l’image de mon arrière-grand-mère maternelle, Marie Banette, née sur le plateau de Millevaches en  : petite, solide, fière,


malicieuse, rebelle, autoritaire. Comme elle, elle n’était pas du genre à se laisser impressionner. Ni par les hommes en général, ni par le photographe de la ville, ses grands airs, ses mimiques, et tout son attirail. L’une et l’autre n’avaient pas peur du gros œil noir exorbité et énigmatique qu’on leur demandait de fixer. Je suis tenté de penser que cette photo est une des plus anciennes du fonds Henri Janicot. Peut-être même a-t-elle été récupérée parmi d’autres plaques léguées par un confrère. Elle date en effet d’une époque où les paysannes – qui allaient se faire photographier une ou deux fois dans leur vie, pas plus – se présentaient en paysannes. C’était avant les permanentes, le rouge à lèvres, la poudre de riz, le sac à main, les bas, etc., avant tous ces magazines de mode qui diffusèrent dans un même élan les idées de progrès matériel, d’émancipation des femmes, de recettes de cuisine pour débutantes, de trucs pour enlever les taches sur les nappes, de photos des premières stars du cinéma parlant. C’était avant que le monde s’urbanise, s’uniformise et s’emballe. Mélanie est une paysanne endimanchée. Elle porte un caraco (malgré l’absence de reflets, je veux croire qu’il est en taffetas) aux plis rigoureux, fermé jusqu’au ras du cou par de petits boutons ronds de couturier. Elle porte surtout ce bonnet sans lequel elle ne se hasarderait à aller ni à la foire, ni à la messe, ni à la ville. Non pas le barbichet aux ailes empesées, qui a fière allure, mais le bonnet le plus simple, une petite pièce de coton amidonnée bordée d’un rang de dentelle posée sur la chevelure en laissant les oreilles dégagées. Je recommande aux jeunes qui s’arrêteront un instant devant ce portait d’une femme qui est l’une de leurs ancêtres de ne pas se fier aux apparences, de ne pas prendre son image pour un déguisement ridicule, de ne pas avoir envie de rire à leur tour, de ne pas se moquer. Cette femme – dont j’ignore tout et que, avec une impertinence peut-être excessive, j’ai baptisé Mélanie – assume toute sa condition et toute son histoire. Elle nous regarde avec causticité et amusement. Proche et lointaine, elle nous fixe depuis l’autre rive, celle d’une société aujourd’hui à peu près complètement disparue et qui n’avait pas changé depuis les défrichages du néolithique.

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Jean-Paul Chavent

Jean-Paul Chavent

Silence du temps

Silence du temps

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« es rideaux d’une tapisserie se relevèrent, et une jeune fille parut ». La phrase est de Flaubert, mais le silence où me plonge la contemplation de votre image vient de plus loin. La façon dont votre seule présence, académiquement centrée, repousse les deux pans de la tenture – petites ailes séparées de son ange – vers les coins de l’image, ramène en moi une gêne : toute photographie n’est-elle pas une effraction du toucher offerte au regard ? La représentation, même dans le cas d’une mise en scène aussi sommaire, livre votre corps à la fiction. Vais-je me laisser imprégner par les vertus allusives de votre âge ? Or je ne sais rien de vous, sage petite inconnue, si vite grandie que votre veste blanche vous gêne un peu aux entournures comme moi cet exercice. Vous inventer une histoire ? Ce serait un abus de langage. Et puis, une photo, drôle d’endroit pour une rencontre. On ne bouge plus. Saisir le temps, qui est, avec le désir, le cœur des images, c’est le tenir à distance. Et si c’étaient seulement les mots de jeune fille (plus que vous qui figurez ici en pied), qui ravivaient le lien profond et secret qui me rattache indissolublement au visible ? La langue plus que l’œil. Comment l’infiniment banal de votre photographie rejoint en moi l’infiniment proche est une énigme. Comment approcher cette proximité ? Peut-être que ce qui s’est perdu du côté du sujet (je ne sais pas qui vous êtes, pas même votre prénom) a été gagné du côté de la visibilité pure. Vision in-fans de celui qui ne peut nommer, et gêne légère à l’idée de dominer du regard un être dont il ne sait rien, sauf que l’oiseau a depuis longtemps regagné sa cage et que vous êtes peut-être morte aujourd’hui. Douleur-douceur qui nous épargne le contact direct avec l’instant pour, de loin, plonger dans celui de l’autre. Du temps qui fut le vôtre, petite porcelaine chaste immobilisée dans le faux jour d’un studio tulliste, je ne sais rien. Rien de celui qui fut imparti à votre existence et rien du temps qu’il faisait à Tulle ce jourlà. Ni du moment où fut prise cette photo ni de ce qui en décida : qu’est-ce qui vous a fait lâcher la proie bigarrée du sensible pour l’ombre grise de ce portrait ? L’injonction d’une mère ? Un besoin administratif ? Non. On aurait commandé


un portrait serré. Le plaisir de vous faire photographier ? Je ne saurai rien de vos raisons, mais j’entends le « on ne bouge plus » du photographe et je vois l’instant de silence qui suivit et se perpétua, agrandi, oublié jusqu’à nous dans l’ombre d’une boîte, puis rendu au jour et exposé enfin au mur d’une exposition. Il ressemble à tous ces silences auxquels la vie est suspendue quand on n’y pense pas, quand on s’aveugle à ne pas voir l’invisible. À quoi pensez-vous, jeune fille ? À rien, comme il arrive quand on prend la pose – et pas même à l’image qui naîtra de votre silence. Vous étiez dans la vie avant, vous y serez après, mais là on vous a dit de ne pas regarder l’objectif alors vous regardez à côté, donc vous ne regardez rien. Mouette posée en attente face aux choses muettes. Est-ce le décor feutré du studio-bonbonnière, la pose en arrêt plus que figée, la douceur de votre visage ? Cette photographie ramène un silence d’autrefois. Sa beauté simple ouvre votre visage au silence. Je m’en veux presque de le briser par des mots, des réminiscences, des images ricochets. Civilisation du vêtement : ce pli de la jupe tel une flèche bien orientée. Ce petit col. Ces froncés, ces froissés de la veste. Ces échancrures en amande entre les boutonnières en rappellent une autre, plus grande, dans l’image de la Madone del Parto avec son crevé blanc dans lequel la Vierge introduit son doigt pour tâter son enfant qui bouge. Filigrane inattendu qui fait de vous, nymphe mal dégagée de sa chrysalide de tricot blanc, la petite sœur de la Vierge peinte par Piero sur la fresque de Monterchi, et de vos fentes-boutonnières la reproduction de délicats détails physiologiques qui aboutissent à ce petit sac bien fermé, carré noir à soufflet entre vos chaussettes et votre jupe. Mais revenons à votre visage. Aucune hystérie dans ce demi-sourire : vous êtes dans l’innocence encore de ce qu’est la photographie. Un geste simple, un cadre immuable, un éclairage réglé, du réalisme empesé, aucun merveilleux. Frêle bruit d’une plaque qu’on retire, ou déjà, en coulisse, ce doigt posé sur le déclencheur ? L’envers exact du kairos des photographes modernes : ici, tous les instants sont propices pourvu que vous ne bougiez pas. Figer dans le mouvement continu des apparences l’instant plus ou moins long de la prise pour aboutir à un absolu qui ne laisse place à aucun art, telle est la règle et elle est encore sans fantaisie. Comme vous êtes loin des images dont notre culture d’aujourd’hui se nourrit et se gave ! Sauf que dans ce refus de l’effraction votre visage se donne. Sauf que votre image est du côté de la substance, pas du hasard, pas de l’accident, pas de l’instantané. Sauf que dans l’intercession bienheureuse de cette image soustraite au temps des événements personnels comme au temps déchiré de l’Histoire, cette image surannée où réside tout ce que je saurai jamais de vous, quelque chose est sauf. Quelque chose qui ne se voit plus guère, mais qui fait qu’ici je vous regarde comme l’autre de moi-même, et que dans ce vis-à-vis calme et lent où je me constitue un « je » troublé, vaguement désirant, nous célébrons ensemble, par delà le temps et le silence, quelque victoire sur Cronos, le dieu cannibale.

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François Cognéras

À partir d’un certain âge...

François Cognéras

À partir d'un certain âge…

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uelqu’un – Albert Camus, je crois – s'est risqué à écrire qu'à partir d'un certain âge, une personne est responsable de son visage. Une telle affirmation mérite d'être acceptée, me semble-t-il (à cette réserve près qui va de soi : que les victimes de quelques maladies terribles ne sauraient être concernées). Mais nous sommes ici en présence d'une personne jeune et prétendre déceler derrière un visage un caractère est d'autant plus aventuré. Car tout n'y est pas encore inscrit. Le débat est ancien : quelle est la part chez chacun de nous de l'inné, ce que nous portons dans notre nature, notre héritage génétique, et la part de ce que le vécu, l'environnement, dit-on, a imprimé en nous et sur nous ? Ce deuxième facteur, par lequel nous serions aussi déterminés, n'aurait pas moins d'importance que l'autre, et me préoccupe, même si quelque chose tend à me faire croire que la glaise dont est pétri chaque humain sèche et durcit très tôt, bien trop tôt. À quel âge ? Seize, dix-huit, vingt ans ? Je n'en sais rien et j'imagine que toute psychologie, là-dessus, hésite. Les lignes qui suivent, quoi qu'il en soit, cherchent à connaître, sans certitudes prématurées ou péremptoires et en revendiquant le droit à l'erreur, quelques réalités, quelques apparences pour le moins, d'une conscience. Voici une jeune fille, ou une toute jeune femme. Nous sommes encore dans la première moitié du vingtième siècle, la mode de la robe le dit, comme le décor voulu par le photographe. Les années, avec leurs soucis matériels, domestiques, ceux de la vie sentimentale ou conjugale, ceux de la maternité, n'ont pas encore sur ce visage imprimé de plis, et non plus affermi les traits, donné ce sens du sérieux, du pratique, et cette assurance qu'on reconnaît le plus souvent chez les épouses et les maîtresses de maison, car la vie, en même temps qu'elle découvre les limites de ce qu'elle laissait espérer, enrichit presque toujours de quelques certitudes. Un visage plein et beau, en harmonie avec un corps solide et bien droit. Le regard est doux, sérieux, assez fier, un peu lointain, un peu distant, un peu détaché peut-être. Il toise à coup sûr les premières vicissitudes d'une existence qui n’en manque



Ernestine Claude Duneton

D'ailleurs elle portait des traces brunâtres en travers du corps, parce que la photo avait séjourné un moment dans une gamelle pas lavée. C'était la vie des stalags, pas toujours rose, en Poméranie. Ils ont été obligés de recommencer à s'aimer de près, ce qui, les premières semaines, ne fut pas si facile. On croit, mais quand on n'a pas fait de galipettes pendant cinq ans, il faut le temps de s'y remettre, doucement… Il fait froid au corps dans le lit, d'abord. Marcelle est morte vieille et veuve, dans les premières années de Monsieur Mitterrand. On l'avait placée à la maison de retraite parce qu'il n'y avait personne avec elle, et qu'elle avait trop d'arthrose. La Corrèze, c'est ça : il y a beaucoup d'arthrose, d'arthrite, qui vous rousiquent comme des chiens toute la nuit. Une femme qui avait été si active ! Ça lui faisait malice de se retrouver dans un fauteuil roulant, mais que faire ?… Hein ? Que faire ! « C'est la vie », comme elle disait, justement. En tous cas, ce fut la vie de la Marcelle qui avait été si jolie, jeune, comme on peut le constater par soi-même.

Ernestine

e lle s’appelait sans doute Ernestine

– ou alors Léontine, mais je ne crois pas. Une femme qui « n'était pas de bruit », comme on disait : « N'es pas de brut »… Une travailleuse du sol avare, qui tenait sa maison petitement, avec calme et dureté. Une femme intelligente que la vie n'avait pas gâtée. On a profité de ce samedi de fin d'été, lorsque le photographe de Tulle était venu photographier la noce de sa fille pour lui faire tirer le portrait, après la messe, devant une maison du bourg. Non ! pas sa fille ! je me trompe : la noce de sa nièce, la Solange… Monsieur Janicot lui a dit : « tenez, mettez-vous là, ma brave femme ». Elle a essayé de protester : « Mais ce n'est


pas chez moi ! ». Peu importe, l'homme s'en fichait. Ils se sont tous exclamés : « Ça fait rien, tante ! Quo fait pas res ! »… Du moment qu'il y avait un mur pour faire le fond, et cette porte vitrée du meilleur goût, moderne et tout – avec la guirlande formée par la treille, c'était parfait ! C'est la première photo de la tante Ernestine seule. Jusque-là il n'existait que sa silhouette dans des groupes ; c'est pour ça que sa nièce avait insisté pour qu'elle soit « tirée à part ». Comme Ernestine ne savait pas quoi faire de ses mains, elle a tenu son sac devant elle ; ça l'offrait toute entière à l'œil de l'objectif. Entière et intimidée – avec un mélange de crainte et de défi dans le regard. Oui, c'était pas sa fille qui se mariait : Solange était la fille de son frère Rémi. Si ça avait été sa fille, elle aurait tiré de la cagnotte de quoi s'acheter quelque colifichet, une parure, un ruban pour faire honneur, un peigne dans les cheveux… Là, Ernestine sent la pénurie collatérale. Son visage fermé n'a jamais connu d'enfant, la surprise de l'enfant. Ni l'exigence de l'homme, bien-entendu. Elle est restée à la maison, dans la pente, pour s'occuper des vieux parents très affectés par la mort de leur fils. C'était naturel, il fallait bien que quelqu'un reste avec eux… À présent que le père est mort – la mère, ça fait déjà longtemps ! – Ernestine vit seule, avec la chienne qui est presque aveugle et n'aboie que par hoquets suffoquants. Elle a mis sa meilleure robe, la veste noire de deuil, mais sans la moindre fantaisie. Elle n'a pas d'argent pour les coquetteries – dans son sac, la petite bourse qui date de sa première Communion, du temps que Sadi Carnot était président de la République, et pas encore assassiné, sa bourse ne contenant que quinze sous, dont deux pour la quête du curé. Oh ! pour ça, ce fut une belle noce ! il y avait les cousins de Brive qui étaient montés dans leur auto dans les travers de Sainte-Fortunade. Des bien rigolos, jamais en retard pour une niorle. Tous habillés de neuf chez Batin… On parla un peu du Rémi qui avait été tué à Carignan dans les Ardennes, dans les premiers temps de la guerre, au e Régiment d'infanterie de Tulle. C'est lui qui aurait été content de voir sa petite Solange se marier ! Ça tirait une larme tout de même… Dire qu'il était parti au front, que sa fille n'avait pas huit ans révolus ! La photo est restée longtemps avec les autres souvenirs dans la boîte à sucre au fond du tiroir de l'armoire. Du temps de De Gaulle, quand les petits-enfants de Solange jouaient à regarder les vieilles photos, les jours de pluie, ils demandaient : « Et celle-là, qui c'est, Mamie ? »… Solange leur disait : « Fais voir – Oh ! C'est la tante Ernestine qui vivait au Cros-Bas, la maison qui est démolie. Vous l'avez pas connue, mes chéris… »

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Marie-Claude Gay

Marie-Claude Gay

Le bonheur du jour

Le bonheur du jour

La vente d’une maison de famille

est un crève-cœur. C’était la maison d’enfance, celle que l’on chérissait tout au long de sa vie. L’aïeule, Pauline Jonquières venait de mourir et la séparation était inexorable. La plupart des meubles étaient déjà partis, arrachés aux pièces froides. Il restait un bonheur du jour, joli petit secrétaire dont Camille, sa petite-fille avait hérité et qu’elle venait chercher. Dans l’un des tiroirs elle trouva une série de photographies. L’une d’entre elles attira son attention. Assise sur une jolie banquette aux pieds tournés, Pauline Jonquières, posait, sereine, vêtue de noir, la veste éclairée d’un col et de poignets blancs. Une main alanguie sur le rebord du siège, l’autre sur sa jupe, elle croisait les jambes. Les bas un peu plissés aux chevilles firent sourire Camille. Les chaussures à talons étaient très classiques. Au verso, une date :  avril  – l’écriture était ronde, les déliés aériens – Aujourd’hui premier vote des femmes. J’ai voté. Cela vaut bien cette photo ! Pauline J. Elle se souvint alors de conversations, où, adolescente, elle s’était indignée lorsque sa grand-mère lui avait appris qu’à son époque, les femmes n’avaient pas leur mot à dire en politique. « C’est une affaire d’hommes » proclamait son grandpère peu ému par les protestations véhémentes de son épouse. Camille porta la photo à ses lèvres. Elle aimait cette femme dont elle était l’un des prolongements. Un gros cahier d’écolier accompagnait les clichés. « Mai  - Aujourd’hui, j’ai  ans. Depuis mon mariage, il y a sept ans de cela, je me sens inutile. Je me rends compte que dans notre société, la femme n’a pas d’identité, elle n’existe que pour enfanter et s’adonner aux travaux ménagers. Bref raccourci d’un être humain. Aux hommes le pouvoir, celui de décider des guerres qui broient nos enfants, de l’économie, de la politique ! Parlons-en de la politique ! Nous les femmes, nous sommes tenues à l’écart de la bonne marche de notre pays, les hommes nous refusant le droit de vote. Pourtant, nous avons nos préférences, nos idées, nous sommes capables de faire un choix. Ils nous prennent pour des objets, faisant fi de notre intelligence, de notre sensibilité, de nos espoirs. J’ai entrepris des recherches sur la condition féminine. En  un décret interdit



Jean-Paul Malaval

Rendez-vous avec mon photographe


Jean-Paul Malaval

Rendez-vous avec mon photographe

avant de rencontrer mon photographe,

je n'avais pas espéré tant d'honneur, moi, Henriette L., petite midinette. Et depuis ce jour, je comprends aisément ce qui se passe dans la tête d'une starlette reproduite à des milliers d'exemplaires sur papier glacé dans ces revues comme Cinémonde ou Miroir du cinéma. Montrer son visage, son corps, ou du moins les parties avantageuses, en un mot se livrer au regard des autres, s'abandonner même, reste une manière de sortir de la foule anonyme lorsqu'on ne possède, pour se singulariser, que son apparence. Il y a de quoi avoir l'esprit tourneboulé, même pour la tête la mieux accrochée. Je ne pensais pas vivre cette expérience unique, singulière pour une jeune fille comme moi, et du reste, il en demeure désormais une trace intangible : une photographie quelque part dans une collection privée. Celle-ci a une histoire, indépendamment de ma propre existence, car une photographie possède un sens au-delà même de son sujet ou de son modèle qui l'ont inspirée. C'était au printemps , je m'étais rendue chez Monsieur Henri pour me faire tirer le portrait. Trois ou quatre clichés ordinaires, suffisamment réalistes pour figurer sur une carte d'identité ou un permis de conduire… Ça ne m'avait demandé que quelques minutes. Le temps pour Monsieur Henri de m'installer le dos à un rideau neutre, gris souris ou pain brûlé, de régler son appareil, et hop ; l'opération était faite. « Vous reviendrez dans trois jours, me dit-il. Les tirages seront disponibles ». Ce jour-là, je retrouvai Monsieur Henri derrière son comptoir. Bien qu'il m'eût reconnue aussitôt, il tarda à me tendre mes photos. Je n'avais aucune idée, du reste, de ce qu'elles pourraient représenter, sans doute une image de moi aussi médiocre que ce que me renvoyait ordinairement le miroir. Les photographies d'enfance, celles de la vie scolaire, de la première communion, m'avaient toujours laissée perplexe, comme si elles m'étaient étrangères. Au fait, cela existerait-il au juste une photo qui me soit si ressemblante que je puisse la considérer comme un double de moi-même ?

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Rendez-vous avec mon photographe Jean-Paul Malaval

En les sortant tour à tour de leur étui, horrifiée par ce que je voyais, je poussais de petits rires gênés. Mon photographe éprouva alors une sorte de pitié embarrassée. - À quoi vous attendiez-vous, jeune fille ? - À rien, dis-je. Mais cela suffira pour une pièce d'identité. Monsieur Henri me fit signe d'approcher son projecteur qu'il venait d'allumer. C'était assez désagréable d'avoir en plein visage un flux de lumière éblouissant. - Je pourrais faire de vous un portrait tout à fait saisissant, Mademoiselle. - Je n'ai pas d'argent à perdre pour un résultat que vous ne pourriez me garantir. - Qui vous parle d'argent ? Je tire aussi des portraits pour mon plaisir personnel… Mon photographe, soudain, se reprit, rougissant, car il craignait d'avoir éveillé en moi une impression équivoque. - Je veux dire, jeune fille, pour ma collection privée… On est artisan et artiste à la fois. Il existe quelques activités de cette sorte où l'on peut joindre l'agrément à l'utile. Il me désigna un siège et je m'y assis, intriguée. D'un geste, Monsieur Henri détourna le projecteur de mon visage. - En quoi ma tête présente-t-elle le moindre intérêt ? - Laissez-moi la liberté d'en juger, jeune fille, me répondit-il en ramenant vers moi son appareil juché sur un trépied. D'évidence, il cherchait la position idéale et tardait à la trouver. Selon ses premières explications, le photographe désirait que le portrait fût posé, mais assez peu tout de même afin d'en garantir la spontanéité. Il trouva aussi que mes cheveux noirs tombant en cascade sur les épaules n'étaient pas assez tirés à l'arrière. Il me les fit disposer pour que mon visage fût bien dégagé. Mais, à ce moment, il découvrit que celui-ci manquait d'éclairage. Il chercha en tâtonnant l'art et la manière d'y insérer un peu de fantaisie. Ainsi, braqua-t-il sur ma tempe droite un de ses faisceaux portés à l'excès. Puis, il me recommanda de sourire, et réfréna celui-ci aussitôt, cherchant aussi l'équilibre afin que mon air naturel reprît le dessus, tel qu'il m'imaginait dans la vie ordinaire, un tantinet rêveuse et fantasque. Un arrière-goût de midinette, expliqua-t-il. À ce moment, j'aurais pu me fâcher, tout de même, mais Monsieur Henri avait toujours l'air de s'amuser de tout, de luimême aussi, et de ses maniaqueries derrière son appareil. Je lui pardonnai donc à ma manière, en me moquant aussi de moi-même, et de l'étrange jeu auquel nous avions sacrifié l'un et l'autre.


- Croyez-vous qu'une photographie puisse avoir le moindre intérêt artistique, comme un tableau de maître par exemple ? Un Rembrandt ou un Vermeer ? Mon photographe hésita à répondre. - Mademoiselle, vous n'aurez été que mon sujet. Et ce fut à moi, tout de même, d'en tirer la meilleure part. Sinon ce serait admettre que la photographie n'est qu'un système reproductif sans imagination. - Voudriez-vous me faire comprendre que le modèle n'est tout compte fait qu'une matière sur laquelle vous avez plaqué votre propre vision créatrice ? - Oui, en effet. Mais je n'aurais pas osé vous le dire. On ne se soucie de savoir aujourd'hui qui est Mademoiselle de Stoffels ou la jeune fille au turban. L'histoire de la peinture ne retiendra, en définitive, que le génie pictural de Rembrandt et de Vermeer à travers ces délicates figures. - Donc, le portrait qui émanera de notre fameuse séance photographique, ce ne sera pas moi, Henriette L., petite midinette employée à Monoprix dans la bonne ville de Tulle, mais quelqu'un d'autre. Un double de moi-même, modifié et enrichi par votre propre regard d'artiste, n'est-ce pas ? Voilà qui est bien triste, dis-je. Le photographe m'observa avec compassion et ne répondit pas. Je sus alors que je ne verrai jamais le résultat de notre séance de pose, puisque ce cliché appartient à la collection personnelle de Monsieur Henri.

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Caroline Sers

Dialogue

Caroline Sers

Dialogue

ET POURQUOI

-

ne partirais-je pas ? - Qui donc va tenir la maison quand je n'y serai plus ? Qui donc saura quand il convient de cueillir les simples pour préparer les remèdes ? Qui encore s'occupera des cordons de la bourse pour le père et les frères ? - Les temps ont changé et il faudra bien qu'ils l'acceptent. - Au contraire, tout recommence, maintenant. Ils ont besoin de toi. Je ne peux plus guère vaquer comme je le faisais avant-guerre. Mes jambes me lâchent et ma vue se trouble... - Alors ils apprendront à le faire eux-mêmes. Je ne les ai pas beaucoup vus quand j'étais là-haut, avec les autres. On ne peut pas dire... - Tu sais bien qu'ils avaient trop d'ouvrage à la ferme. Et qui aurait nourri le monde, s'il n'était resté personne derrière la charrue ? - C'est une bien mauvaise excuse. Rester derrière ma charrue, comme tu dis, pour nourrir les Allemands, ça n'était pas bien glorieux. Alors que nous, là-haut... - Arrête ! Arrête de me parler de « vous, là-haut », à tout propos, et de prétendre avoir libéré le pays. - Et qu'avons-nous fait d'autre ? - Vous avez envoyé des jeunes à la mort, c'est tout ! Des jeunes qui n'avaient rien demandé ! Rien fait ! - Tu crois vraiment que c'est nous qui les avons tués ? Tu crois que nous avons attaché ces cordes aux balcons ? Tu crois que nous y avons passé leur cou ? Mais comment peux-tu dire une chose pareille ?


- Ce que je sais, moi, c'est que s'il n'y avait pas eu tous ces sabotages, ils vivraient encore ! Et Gustave avec eux... - Tu n'as pas le droit ! - C'était mon fils. - Et c'était mon frère. Tu n'as pas le droit de dire cela. Gustave, il était d'accord avec nous. Il me l'a dit. Et ce sont eux qui l'ont tué. Pas nous... - ... - Tu vois, il vaut mieux que je parte. Je vais aller à Paris, retrouver les autres. Nous avons un nouveau pays à bâtir. - Voilà que tu parles de nouveau pays, maintenant... - Oui. Là-haut, nous avons établi une vraie société égalitaire. Nous étions comme des frères, tu comprends. Après ce qui s'est passé, rien ne sera plus comme avant. Rien. Trop de gens sont morts. Trop d'horreurs ont été commises. Nous allons tout reconstruire. - Et vous pensez le faire comme ça, tout simplement ? - Comme ça. Nous sommes nombreux, tu sais. Nombreux à avoir vécu la même chose. Nombreux à vouloir que la vie change. - Alors tu préfères abandonner ta famille... - C'est aussi pour vous que nous voulons tout réformer. Pour tous ceux qui vont vivre dans ce nouveau pays. Et pour tous ceux qui y sont restés. Pour Gustave et les autres. Pour que leur mort ne soit pas vaine. Nous voulons que les choses se passent autrement, dorénavant. Que rien de ce qui est arrivé ne soit possible à l'avenir. - Vous êtes bien présomptueux, vous tous... Vous ne savez pas que l'histoire se répète ? Vous allez monter à Paris avec vos belles idées, mais dans quelques années, elles seront loin. Il se trouvera toujours des hommes pour expliquer que tout ceci ne s'est pas réellement produit. - Comment le pourraient-ils ? Il y a des faits, des témoins, tout le monde a vu... - Rien de plus facile que de discréditer les témoignages. Tu verras... Et ceux qui vont prendre le pouvoir, ils auront bien vite oublié toutes leurs belles promesses. Tu ferais mieux de rester chez toi, ici, et de te consacrer à ton ouvrage, entre les tiens. - Non ! Je dois partir. Et rien ne m'en empêchera. C'est toi qui verras ce que nous allons bâtir... - Ta place sera toujours libre. - Je ne reviendrai pas. Nous allons bâtir un monde meilleur. Il ne peut pas en être autrement...

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Inconnues corréziennes • Résonances d’écrivains

Éléments de biographie

Éléments de biographie

Pierre Bergounioux

Jean-Paul Chavent

Pierre Bergounioux est né en  à

Jean-Paul Chavent est né en 

Brive-la-Gaillarde. Ancien élève de l'École

à Brive-la-Gaillarde. Il vit et écrit

normale supérieure de Saint-Cloud,

à Ligneyrac. Il est également conseiller

il est professeur agrégé de lettres modernes.

artistique du Pôle limousin d'éducation

Après avoir enseigné en collège dans

artistique à l'image à Brive-la-Gaillarde.

la région parisienne, il dispense aujourd'hui des cours à l'École des Beaux arts de Paris

François Cognéras

et partage sa vie entre la Haute-Corrèze

François Cognéras est né en 

et la banlieue parisienne.

à Monestier-Merlines. Il a exercé le métier de professeur de français et vit aujourd'hui

Gilbert Bordes

à Durtol, dans le Puy-de-Dôme.

Gilbert Bordes est né en  à Orliac-de-Bar. Il a été rédacteur en chef

Henri Cueco

du magazine La pêche et les poissons

Henri Cueco est né le  octobre 

et chroniqueur radio sur RTL.

à Uzerche. Il est peintre, lithographe,

Il publie son premier roman en .

décorateur de théâtre, écrivain,

Aujourd'hui installé à Étampes

et a enseigné à l'université de Vincennes

dans la région parisienne, il effectue

et de Paris . Il partage sa vie

de fréquents déplacements pour retrouver

entre la région parisienne et Vigeois.

sa Corrèze natale. Claude Duneton Daniel Borzeix

Claude Duneton est né en .

Daniel Borzeix est né en  à Treignac

Il a été instituteur, puis professeur d'anglais.

où il réside toujours. Il est le fondateur

Linguiste, traducteur, romancier,

des éditions Les Monédières et auteur

il est également comédien de théâtre.

d'ouvrages historiques et romans de terroir.

Il vit entre Paris et Lagleygolle.

Jean-Marie Borzeix

Marie-Claude Gay

Né à Bugeat en , Jean-Marie Borzeix

Née à Tlemcen (Algérie), Marie-Claude

vit à Paris. Il a été journaliste à Combat

Gay vit à Brive depuis , date

et au Quotidien de Paris, rédacteur en chef

de sa nomination au Lycée Danton.

des Nouvelles littéraires, directeur littéraire

Elle abandonne l’enseignement pour

du Seuil, patron de France-Culture

se consacrer à l’éducation de ses quatre

et de Télérama.

enfants et après une activité professionnelle de formatrice à l'AFPA, elle se consacre désormais entièrement à l'écriture.


Marie-France Houdart

Caroline Sers

Marie-France Houdart est née en 

Née à Tulle en , Caroline Sers suit des

à Bizerte (Tunisie). Elle a suivi des études

études de lettres puis travaille dans l’édition.

de lettres classiques puis d'ethnologie

Elle vit à Paris mais revient régulièrement

et a enseigné la sociologie. Installée

à Champagnac-la-Prune, dans la maison

en Haute-Corrèze, à Lamazière-Basse,

de famille qui l'accueille pour les vacances.

elle écrit des ouvrages sur l'ethnologie

En , elle publie Tombent les avions,

française et a créé sa maison d'édition en

qui a reçu le prix du Premier Roman. Son

, Maiade éditions.

blog : http://www.libella.fr/buchet-chastel/ auteurs/sers/b/index.php

Jean-Paul Malaval Jean Paul Malaval est né en 

Llibert Tarragó

à Brive-la-Gaillarde. Il a été journaliste

Llibert Tarragó est né à Brive-la-Gaillarde,

à Centre Presse puis à L'Écho du Centre.

en . Il a été journaliste pour Centre

Romancier, il est également maire

Presse, La Montagne, L’Équipe, Le Monde.

de Vars-sur-Roseix, berceau de sa famille.

Il a fondé en  le groupe de recherches

Richard Millet

et Archives des Républicains espagnols

Richard Millet est né en  à Viam.

déportés de France » et en  la maison

Il a été professeur de lettres avant

d’édition Tinta blava spécialisée dans la

de se consacrer entièrement à l'écriture.

traduction en français de littérature catalane.

en histoire « Triangle bleu-Documentation

Il est romancier, essayiste, éditeur chez Gallimard et vit à Paris.

Denis Tillinac Denis Tillinac est né à Paris en .

Michel Peyramaure

Il fait ses études à l'Institut d'études

Michel Peyramaure est né en 

politiques de Bordeaux, a été journaliste

à Brive-la-Gaillarde, ville à laquelle

à La Montagne à Tulle et à La Dépêche

il demeure obstinément fidèle.

du Midi, a occupé les fonctions de

Fils d'imprimeur, il commence sa vie

directeur des Éditions de La Table ronde.

professionnelle en qualité d'imprimeur

Il vit aujourd'hui en Xaintrie.

lui-même, puis journaliste au Populaire, à Centre-Presse et La Montagne.

Louis-Olivier Vitté

Il est un auteur prolifique de romans

Né en  à Paris, Louis-Olivier Vitté

à caractère historique.

travaille pour Radio-France à Tulle. Il vit entre Brive et la haute vallée de la Dordogne dont il est originaire. Il partage son temps libre entre la musique classique et l'écriture.

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Édition et mise en page Libel, Lyon www.editions-libel.fr Graphisme et visuels Jean-Marc Barrier (Poem), Libel Photogravure Artscan, Lyon Crédits Henri Cueco, Écrire à propos d'une photo,  © Adagp, Paris  Impression Imprimerie Dugas, Villeurbanne

Dépôt légal : octobre  ISBN ----

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d'information ou de recherche documentaire, sans l'autorisation écrite de l'éditeur. Première édition © Libel / Archives départementales de la Corrèze. Les photographies reproduites dans le présent ouvrage le sont en tant que documents. L'éditeur se tient à la disposition des ayants droit qui, faute d'avoir été identifiés, ne sont pas mentionnés ici.


Département de la Corrèze Archives départementales

.

Henri Janicot exerce son métier de photographe à Tulle. Sauvée de la destruction, une partie de sa production est conservée aujourd'hui aux Archives départementales de la Corrèze, parmi laquelle des portraits de femmes, plusieurs centaines. Femmes d'hier, anonymes, tombées dans l'oubli. Dans l'oubli ? Pas tout à fait. Des auteurs corréziens – ils sont écrivain, plasticien, journaliste, ethnologue ou éditeur – les rendent à la vue, à la vie. Ils s'emparent de leur beauté, de leur force, de leur destin, pour nous raconter leur histoire et offrir ainsi un bel hommage à la Femme.

Textes de Pierre Bergounioux Gilbert Bordes Daniel Borzeix Jean-Marie Borzeix Jean-Paul Chavent François Cognéras Henri Cueco Claude Duneton Marie-Claude Gay Marie-France Houdart

Caroline Sers | Dialogue :

«

– Et pourquoi ne partirais-je pas ? – Qui donc va tenir la maison quand je n'y serai plus ? Qui donc saura quand il convient de cueillir les simples pour préparer les remèdes ? Qui encore s'occupera des cordons de la bourse pour le père et les frères ? »

Jean-Paul Malaval Richard Millet Michel Peyramaure Caroline Sers Llibert Tarrago Denis Tillinac Louis-Olivier Vitté

ISBN

----

Prix  € ttc

9 782917 659069

Inconnues corréziennes | résonances d’écrivains

entre 1933 et 1971,

.

Inconnues corréziennes résonances d'écrivains . Dans le studio Photo-Éclair d'Henri Janicot

. . .


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