LA DUCHÈRE
une histoire au futur
Philippe Dufieux
Pierre Gras
avec le concours d’Alain Marguerit et de Bernard Paris
Philippe Dufieux
Pierre Gras
avec le concours d’Alain Marguerit et de Bernard Paris
Philippe Dufieux
Pierre Gras
avec le concours
d’Alain Marguerit et de Bernard Paris
La Duchère est l’une des opérations de renouvellement urbain les plus emblématiques sur le territoire métropolitain. Initié en 2003, le projet Lyon La Duchère a métamorphosé la troisième colline de Lyon, relevant le défi de transformer une cité HLM des années 1960 en écoquartier de premier plan, avec comme objectif la qualité de vie dans leur logement et leur quartier pour ses 10 000 habitants. La combinaison d’un projet urbain ambitieux et des actions « humaines » en matière de politique de la ville dans de nombreux domaines (éducation, emploi, insertion, social, économie, culture, santé, accès aux droits…) ont permis la revalorisation globale du territoire duchérois, qui est devenu un quartier attractif de la ville et de la Métropole de Lyon.
Accompagné par l’architecte urbaniste en chef Bernard Paris et le paysagiste Alain Marguerit, ce site exceptionnel en belvédère sur Lyon et l’Ouest lyonnais en prise directe avec un environnement déjà très végétal, a su s’ouvrir encore davantage aux espaces de nature, avec le réaménagement du parc du Vallon sur onze hectares, la création de jardins partagés et l'implantation d'arbres au cœur des nouvelles résidences. De nombreux espaces publics végétalisés et favorisant la rencontre ont également été conçus en concertation avec les habitants : la place Abbé Pierre, le square Averroès, ou encore l’esplanade François-Régis Cottin et le jardin des Belvédères Françoise d’Eaubonne, qui constituent le nouveau parvis de la tour panoramique, architecture phare du quartier, labellisée Patrimoine du XXe siècle.
En parallèle à ces nouveaux espaces, 10 000 m² d’immobilier d’entreprise et une trentaine de locaux commerciaux ont été livrés, autour et à proximité de la place Abbé Pierre, nouvelle centralité du quartier créée sur le secteur du Plateau.
L’objectif de diversification de l’habitat a conduit à la démolition de près de 1 711 logements sociaux sur le plateau et la reconstruction de 1 875 autres sur le quartier, permettant de ramener le taux de logement social de 80 % à 56 % actuellement.
Enfin, grâce à une desserte en transports en commun améliorée, c’est l’ensemble du quartier qui s’est ouvert sur l’extérieur. Tous les habitants se situent désormais à moins de cinq minutes à pied d’un arrêt de bus et deux lignes fortes traversent le secteur. La création de l’avenue Rosa Parks a ainsi permis de créer un site propre contribuant à relier le quartier au terminus de la ligne de métro D à la gare de Vaise en dix minutes (avec les lignes fortes C6 et C14) et à Bellecour en moins de vingt-cinq minutes (contre une heure auparavant). Le site propre bus a également permis d’ouvrir le quartier vers l’ouest et de rejoindre Écully et Champagne-au-Mont-d’Or, le centre commercial, mais aussi
le campus Lyon Ouest et les pôles d’activités et d’emplois de l’Ouest lyonnais. Enfin, le cadencement a été amélioré depuis 2011, avec le passage d’un bus toutes les dix minutes. Pour encourager les modes doux, 3,2 kilomètres de pistes cyclables ont été réalisés et trois stations de vélos en libre-service ont été implantées. En complément, des locaux vélos collectifs ont été aménagés dans les nouvelles résidences.
Nous arrivons au terme des aménagements prévus sur le premier programme de renouvellement. Ce programme ambitieux, porté par un financement public de 500 millions d’euros, dont 125 de la Métropole de Lyon, a permis de transformer en profondeur le site, en lui apportant une image et une attractivité renouvelées.
Les efforts continuent sur les secteurs du Château et de la Sauvegarde, avec le nouveau programme de renouvellement urbain (2015-2030). Des opérations d’aménagement ambitieuses sont prévues, en cohérence avec la dynamique d’écoquartier labellisée au niveau 4 depuis 2018 – un niveau d’attention particulièrement important sur les qualités environnementales et paysagères des réalisations. Le défi de la mixité et celui du vivre ensemble sont encore à consolider. Les enjeux de transition écologique restent au cœur du projet et nous devrons renforcer la place donnée aux mobilités actives, à la nature en ville et à la sobriété énergétique des constructions. Pour 2030, l’ambition est ainsi de rééquilibrer et diversifier l’offre de logements, de développer les surfaces ombragées avec, par exemple, la plantation de 800 arbres supplémentaires sur le secteur de la Sauvegarde, de construire des bâtiments bioclimatiques offrant des logements aux orientations multiples, de rendre les sols perméables et de favoriser le réemploi des matériaux et l’usage de matériaux biosourcés. Outre la construction de nouveaux logements, le projet prévoit la requalification des logements anciens conservés et la création de nouveaux commerces et activités économiques. À l’image du premier programme, il est conçu de manière participative, avec une implication accrue des habitants, dans un souci constant de cultiver le vivre ensemble.
Avec les différents partenaires de la politique de la ville, notamment l’ANRU, l’État, la Ville de Lyon et les bailleurs, la Métropole de Lyon poursuivra cette dynamique de transformation du quartier en renforçant la prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux. La Duchère doit rester un quartier pluriel, accessible à tous, à taille humaine et inscrit dans une nouvelle dynamique collective. C’est la transformation urbaine de ce quartier depuis plusieurs décennies que vous pourrez découvrir grâce à cet ouvrage et ainsi mieux comprendre son identité, ses évolutions et son devenir.
À bien des égards, la destinée contemporaine de La Duchère ne se distingue guère de celle des nombreux quartiers construits en France à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avec les problèmes que l’on connaît et que l’on commente depuis bientôt un demi-siècle : urbanisation brutale, formes architecturales dénoncées comme « anxiogènes », déficit d’équipements publics, insécurité, tensions économiques et sociales. Les maux des « banlieues » ont été abondement décrits sans que les diverses politiques mises en œuvre depuis le milieu des années 1980 n’aient véritablement réussi à conjurer un déclin apparemment inexorable jusqu’aux grands chantiers des années 2000. C’est oublier combien les quartiers que l’on n'ose plus appeler « grands ensembles » furent en leur temps synonymes de modernité, de confort dans le logement, de qualité de vie et de sociabilité. Sait-on par exemple que l’office de tourisme de Lyon faisait visiter le « quartier modèle » de La Duchère dans les années 1960-19701 ? Sans doute pas. Ce serait pourtant ignorer qu’une page essentielle de l’histoire de la cité rhodanienne s’est écrite sur la troisième colline de Lyon, matérialisant en un geste spectaculaire toutes les aspirations et les ambitions du moment.
La modernité a cependant déçu, entraînant dans sa désaffection celle de son matériau de prédilection, le béton. Faut-il parler de déficit d’enracinement ? En tout état de cause, les projets de rénovation urbaine qui se sont multipliés en France ont souvent tourné le dos à l’histoire de ces fragments de ville, privant leurs habitants de leur propre récit. Est-il besoin de souligner leur attachement à leur quartier, à La Duchère comme ailleurs ? Ces grands ensembles ont une histoire et cette question, pourtant essentielle, a été largement sous-estimée. Il est vrai que la réhabilitation a été trop fréquemment appréhendée d’un point de vue exclusivement technique, comme en témoigne le constat dressé par Christian Moley2, au détriment d’autres dimensions notamment architecturales et patrimoniales. Toujours est-il que La Duchère, au même titre que les réalisations emblématiques de l’après-guerre, interroge notre relation à la modernité.
La Duchère possède une histoire – ancienne et contemporaine – qui restait à étudier et que cet ouvrage relate dans une démarche inédite. Ce livre propose ainsi un
1 Depuis 2015, cette pratique s’est renouvelée, intéressant étudiants, professionnels et visiteurs, y compris étrangers, sous l’égide du Grand projet urbain.
2 (Ré)concilier architecture et réhabilitation de l’habitat, Paris, Éditions Le Moniteur, 2017, 288 p.
Double page précédente : Le quartier de La Duchère domine la vallée de la Saône et offre une ouverture sur l’Ouest lyonnais et les monts d’Or.
récit des mutations de ce quartier singulier, en s’appuyant sur une iconographie originale, des sources diversifiées et les témoignages de nombreux acteurs qui ont contribué à son évolution puis à sa transformation récente. Après le temps des démolitions s’ouvre celui de la réévaluation de La Duchère, d’autant plus que certaines de ses constructions sont devenues partie intégrante du patrimoine contemporain, ce dont témoigne l’inauguration de l’esplanade FrançoisRégis Cottin en 2019. Autant le reconnaître, l’histoire de la cité rhodanienne se verrait amputée de l’un de ses jalons majeurs si l’on ignorait celle de La Duchère. Car rien ne peut être comparé à ce projet, pas même Bron-Parilly, les Minguettes à Vénissieux ou la ville nouvelle de Rillieux-la-Pape. La force de La Duchère résidait et réside encore dans la cohérence de son urbanisme à l’échelle d’un site qui ne possède aucun équivalent dans l’agglomération lyonnaise. Au reste, c’est à l’échelle du grand paysage, comme l’expliquent dans cet ouvrage les urbanistes responsables de la transformation du quartier depuis les années 2000, que La Duchère doit être appréhendée, dans un dialogue de géants avec Fourvière, la Croix-Rousse et, au-delà de la plaine du Dauphiné, le Bugey et les Alpes. Cette échelle sensible constitue l’une des permanences du site, et les projets liés au renouvellement urbain contemporain n’ont pas manqué d’en tenir compte en ouvrant notamment le quartier du Plateau sur son flanc occidental.
Après plusieurs décennies incertaines, le temps du renouveau est venu, transformant profondément la physionomie originelle de La Duchère et ouvrant à ses habitants une nouvelle page de leur histoire. La Duchère, une histoire au futur ? Les efforts menés au cours des deux dernières décennies n’auront pas été vains s’ils parviennent à faire en sorte que ce quartier devienne ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un véritable « morceau de ville », dont le dessein se confond avec l’histoire de la modernité lyonnaise tout en s’adaptant aux besoins contemporains. L’avenir dira si cette nouvelle phase de son évolution – avec ses réussites et ses contradictions – aura permis de relever le défi de ce passage de l’« exceptionnalité » moderne à une vie « ordinaire », à la fois plus optimiste et plus durable.
On peut s’étonner qu’un site aussi singulier que celui de La Duchère ait échappé à la curiosité des voyageurs et des amateurs mais également des artistes qui, dès le XVIe siècle, s’emploient à fixer les sujets les plus pittoresques de la vallée de la Saône, de l’abbaye de l’Île Barbe au château de Pierre-Scize, du fort Saint-Jean au couvent des Carmes déchaussés sur la colline de Fourvière. L’entrée septentrionale de Lyon, avec ses falaises majestueuses plongeant dans la rivière, offre pourtant des points de vue dignes d’intérêt aux peintres et aux dessinateurs dans un avant-goût d’Italie. L’imposant château de PierreScize, qui se dresse jusqu’à la Révolution sur son rocher en aval de la Saône, en constitue l’élément le plus spectaculaire du XIe siècle à la Révolution. Nul doute que ce dernier motif a durablement occulté la silhouette du château de la Duchère, tenue certes à distance de la Saône par la plaine de Vaise. Plus encore que le château de la Duchère, c’est celui de la Claie ou de la Grande-Claire (aujourd’hui détruit), à Vaise, qui a retenu l’attention des historiographes lyonnais en raison du séjour qu’y effectua Henri IV en septembre 1595. Le roi dort en effet à Vaise avant chaque entrée officielle dans la cité rhodanienne.
Jusqu’à l’époque contemporaine, ce faubourg de Lyon se définit comme un lieu de passage obligé où convergent deux routes royales venant de Paris, celle qui traverse le Morvan et la Bourgogne (aujourd’hui RN 6) et celle du Bourbonnais (auj. RN 7) : les rues de Bourgogne et du Bourbonnais, qui aboutissent actuellement place Valmy, rappellent l’importance de ces axes de circulation qui convergent à l’entrée du faubourg. Vaise s’impose également comme un chaînon stratégique majeur dans la défense de la ville que matérialise, rive droite de la Saône, le château de Pierre-Scize (XIe siècle) et auquel répond, rive gauche, le fort Saint-Jean dont la reconstruction, au début du XVIe siècle, achève la ligne de remparts englobant la Croix-Rousse. Plus à l’ouest, campé à l’extrémité de la colline surplombant Vaise, le château de la Duchère recouvre un temps un rôle militaire lors du siège de Lyon avant d’être ravagé par l’armée constitutionnelle en septembre 1793 puis transformé en prison. Jacob Spon fut le premier à mentionner les châteaux de la Duchère et de la Claie près d’un siècle avant André Clapasson3. Mais plus que l’architecture de ces maisons de plaisance, c’est le caractère bucolique du site qui est loué par les auteurs : « Il y a un fort beau bois, écrit Spon à propos de La Duchère, et une allée de tillots [tilleuls à grandes feuilles] à perte de vue, dont la beauté serait capable de faire aimer la vie champêtre4 » Le territoire de Vaise, à dominante rurale, s’organise à partir du XVIe siècle autour de grandes propriétés comme la villa du Faisant ou celle de Rochecardon, comme l’illustre le plan de Simon Maupin de 1659 (dit « Plan de Vaize »). À proximité immédiate de la Saône, l’habitat urbain, regroupé autour de l’église Saint-Pierre-aux-Liens, s’étire de part et d’autre de trois axes : les rues actuelles de Saint-Pierre-de-Vaise et du Chapeau Rouge, ainsi que le quai Arloing5
3 André Clapasson, Description de la ville de Lyon, Lyon, Aimé Delaroche, 1741, p. 176-177.
4 Jacob Spon, Recherche des antiquités et curiosités de la ville de Lyon, Lyon, Jaques Faeton, 1673, p. 195.
5 Éric Delaval, Jean-Paul Lascoux, Catherine Bellon et al. « Le cadre historique », Vaise, un quartier du Lyon antique, Lyon, DARA, 1995, p. 17-24.
Alors que les coteaux de Fourvière mais également les abords de la vallée du Rhône et l’Ouest Lyonnais font les délices des paysagistes depuis la fin du XVIIIe siècle – de Pillement à de Boissieu, de Grobon à Duclaux – sur fond d’aqueducs ruinés et de fabriques pittoresques, les paysages préindustriels de Vaise et ses collines n’ont guère retenu l’attention des artistes contemporains. Le faubourg est invariablement représenté dans la perspective de la vallée de la Saône en direction de Lyon, jamais dans le « théâtre » formé par celle de la Duchère. Il faut attendre les premières décennies du XIXe siècle pour que le château de la Duchère apparaisse sous le trait des dessinateurs – en particulier Joseph Fructus Rey sous la Restauration6 – campant la maison forte à la physionomie de châtelet dont les tours rondes dotées de poivrières7 émergent de la colline boisée. Étrangement, un tel sujet, pourtant hautement romantique, sera ignoré par les peintres troubadours dans leurs « fabriques historiques », attentifs à insérer des vestiges médiévaux dans leurs scènes de genre. Aussi, sans être isolée, l’iconographie du château de la Duchère demeure des plus limitées, contrairement par exemple à celle du fort Lamothe, édifié à la fin du XVIe siècle, qui ouvre notamment le célèbre Lyon de nos pères (1901) d’Emmanuel Vingtrinier et Joannès Drevet. Le même Drevet publiera notamment une gravure du château de la Duchère dans Aux environs de Lyon (1892) quelques années avant Gustave Giranne8 .
Le château de la Duchère connaît plusieurs phases de construction distinctes. La première correspond à la maison-forte élevée au XIVe siècle sur un plan régulier et agrandie aux siècles suivants, à laquelle s’ajoute un vaste corps de bâtiment construit au cours du XVIIe siècle à l’initiative de l’échevin François Clapisson9. Cette dernière aile possède douze fenêtres en façade principale sur la plaine de Vaise. Au siècle suivant, un nouveau corps de bâtiment est élevé à l’ouest, du côté des jardins, et vient fermer une cour. D’importantes dépendances servent le château, tandis que des jardins et de grandes terrasses se développent à l’extrémité sud du site. Le château de la Duchère doit sa célébrité contemporaine à la qualité de ses aménagements intérieurs et à sa galerie décorée par Daniel Sarrabat au début du XVIIIe siècle et dont les décors seront détruits entre 1815 et 1825. L’emprise de ce vaste ensemble immobilier est détaillée sur les premiers projets d’aménagement du quartier du Château dès le début des années 1950 – du moins la partie construite à flanc de colline, les corps de bâtiments se développant à l’ouest étant promis à la démolition afin de dégager du foncier pour les constructions nouvelles. Conscient de son importance historique, François-Régis Cottin relèvera les parties médiévales du château ainsi que sa chapelle10. Malgré de telles précautions, l’ensemble sera entièrement démoli en 1972-1973. Les seuls vestiges existants demeurent les éléments d’un lavoir construit en 1661.
À l’époque contemporaine, l’importance stratégique de La Duchère n’a pas échappé aux ingénieurs militaires. Outre le fait de dialoguer avec ses collines sœurs à l’échelle du grand paysage, elle commande l’entrée de Lyon sur sa façade nord-ouest. Au début des années 1830, Lyon se voit doté d’une nouvelle enceinte fortifiée conçue par le maréchal
6 Archives municipales de Lyon.
7 La poivrière est une guérite de maçonnerie à toit conique placée en encorbellement à l’angle d’un bastion, de châteaux forts, de tours, de maisons, d’hôtels particuliers ou de ponts. Elle prend parfois le nom de tourelle. Par extension, elle désigne toute construction surmontée d’un toit en forme de cône.
8 Le Progrès illustré, 21 juin 1896.
9 Paul de Varax, « Notice sur le château de la Duchère», La Revue du Lyonnais, 3e série, no 14, 1872, p. 348-371.
10 Lyon, Société académique d’architecture, fonds François-Régis Cottin.
Cette exceptionnelle vue de l’entrée nord de Lyon, signée par Antoine Duclaux (La Saône à Pierre-Scize) et datée de 1820, restitue le paysage préindustriel du faubourg de Vaise.
Rhône – des lônes de la Tête d’Or à la Guillotière et la Vitriolerie plus au sud – et enfin la fondation de deux puissants forts en avant de la ceinture ouest pour commander aux grandes routes d’accès, dont l’un à La Duchère. Pas moins d’une douzaine de forts sont construits en trois décennies seulement, du plateau de la Croix Rousse à la rive gauche du Rhône, de la colline de Fourvière à la rive droite de la Saône. Composé de cinq bastions, le fort de la Duchère (dit aussi fort de Balmont) est construit entre 1844 et 1851 selon un plan en étoile en raison du dégagement du plateau. La loi du 10 juillet 1851, relative au classement des places de guerre et aux servitudes militaires, consacre l’importance de La Duchère au sein du système de défense de la ville, peu avant l’annexion de la commune de Vaise par la Ville de Lyon en 1852. Le fort de la Duchère constituait l’un des ouvrages les plus imposants de l’enceinte lyonnaise, mais aussi les plus atypiques, en raison de sa régularité parfaite en écho des projections graphiques de l’âge classique. Au centre de l’étoile à cinq branches formées par les bastions s’élevait un vaste casernement quadrangulaire de deux niveaux cantonné de tours à ses extrémités et couronné d’un parapet à mâchicoulis. La toiture de la caserne sert de terrasse à l’artillerie, les canons étant montés au moyen d’une rampe aménagée dans le talus du
bastion adjacent. Désaffecté en 1957, le fort est utilisé dans les années suivantes comme
tante emprise foncière se révèlera adaptée à l’aménagement d’équipements sportifs qui s’insèreront dans le périmètre des bastions tandis que la caserne sera démolie pour permettre la construction d’un stade et d’une piscine.
Alors que les premières esquisses du plan de masse du nouveau quartier prévoyaient la conservation de l’ancien château de la Duchère, celui-ci sera finalement démoli en 1973 pour laisser place aux constructions neuves.
Au pied de la colline, la plaine agricole de Vaise s’urbanise lentement au cours du XIXe siècle le long des axes de circulation formés par la rue de la Pyramide (auj. rue Marietton) et la rue de Bourgogne. Les rives de la Saône regroupent longtemps l’essentiel de l’activité commerciale et industrielle autour de la gare d’eau, creusée en 1828, et de la gare ferroviaire mise en service en 1854. De vastes entrepôts s’élèvent jusqu’au quartier de l’Industrie plus au nord. Chantiers navals, industries alimentaires et textiles, moulins et caves se concentrent dans un périmètre limité, circonscrit entre la Saône et la gare ferroviaire. La frange occidentale de la plaine reste à l’écart de ce développement, conservant longtemps une physionomie rurale. Aussi, avant de s’imposer comme l’un des principaux quartiers industriels de Lyon, Vaise se distingue par la douceur de ses coteaux et de ses balmes – la dénomination de Balmont en découle – comme l’illustrent notamment plusieurs annonces de location et de vente de villas agrémentées de « sources d’eau vive intarissables11 » parues dans la presse lyonnaise sous la monarchie de Juillet (1830-1848). De nombreuses maisons de plaisance sont construites au cours du XIXe siècle sur les flancs de la colline de la Duchère jusqu’au vallon de Rochecardon à l’extrémité nord du site, notamment le long de l’ancienne route de Bourgogne. Alors que le plateau demeure essentiellement composé de prés en raison de la présence du fort, les flancs de la colline offrent une qualité paysagère et arboricole mais aussi des points de vue spectaculaires sur la vallée de la Saône et la colline de la Croix-Rousse très appréciées par la bourgeoisie lyonnaise. Pas moins d’une vingtaine de propriétés s’élève au cours du siècle – châteaux, maisons
de campagne, villas et chalets – au milieu de parcs, jardins d’agrément, vergers, prés et bois qui participent de l’atmosphère champêtre de la colline. Le château Vautier cultive une physionomie de manoir flamand avec un corps de bâtiment arborant un mur-pignon à gradins ouvert d’un oriel12. Plus au nord, s’étendent la propriété Bros (dite aussi « maison blanche »), construite sous la Restauration, et la propriété Guyonnet dont le Temple de l’Amour, qui existe toujours au pied de la barre 320, était relié à la maison de plaisance par une allée plantée de près de quatre cents mètres de long. En contrebas de Piémente, le long de la route de Bourgogne, s’élèvent encore le château de la Jayère, construit pour Clémentine de Villas d’Arnal, et la propriété de Charles Gillet dont le nom demeure associé à l’implantation et au développement du site industriel de Gorge-de-Loup à Vaise – autour de la Rhodiacéta – à compter de 1927-1928. Aussi, malgré la démolition de son château et les bouleversements urbanistiques contemporains, le quartier de La Duchère conservera-t-il encore nombre de fragments de son proche passé dans un dialogue avec l’histoire13 qui ne sera pas sans incidence sur la définition du nouveau quartier. La dominante militaire et résidentielle de La Duchère se fait l’écho des aménagements et constructions contemporains sur la colline de la Croix-Rousse comme sur les coteaux de Fourvière, pour ainsi dire jusqu’au fort de Sainte-Foy-lèsLyon. Ce phénomène marquera profondément l’urbanisme et le paysage de la ville contemporaine jusqu’à une période récente, à considérer combien la couronne de forts et de bastions formera autant de réserves foncières pour la construction de nouveaux quartiers d’habitation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il est vrai que La Duchère ne tardera pas à s’imposer comme le quartier-phare des grands ensembles qui verront le jour à l’échelle de l’agglomération lyonnaise et dont la géographie tend à reproduire celle qui avait été conçue pour la défense de la cité rhodanienne un siècle plus tôt. Toujours est-il que cent-dix ans après son rattachement à la cité rhodanienne, le quartier de Vaise est élevé au rang d’arrondissement en 1962, consacrant La Duchère comme « troisième colline » de Lyon. Mais n’a-t-on pas retrouvé à proximité de la montée de Balmont, lors des premiers travaux de terrassement menés en 1958, un bas-relief d’époque romaine représentant Mercure et Fortune (Lyon, Lugdunum), divinités protectrices du commerce, témoignant ainsi de l’ancrage séculaire de la colline vaisoise à sa matrice lyonnaise ?
UN SITE NATUREL DE PROJET ?
Dès le début du XXe siècle, il n’échappe à aucun observateur que la valorisation éventuelle du site de la Duchère demeure freinée par les installations militaires, dont l’efficacité est pourtant remise en cause depuis longtemps : « Nous continuons à être gênés et cadenassés par ces divers établissements militaires qui s’opposent au développement normal de la cité et apportent une entrave non négligeable à toutes les améliorations sérieuses [comme] l’ancien fort Lamothe, qui paralyse tout effort au sud-est. Dans un autre ordre d’idées, nous ferons remarquer […] que les anciennes fortifications des collines de la rive droite de la Saône, Sainte-Foy, Saint-Irénée, Saint-Just, Loyasse, Vaise, La Duchère, etc., que l’administration militaire s’obstine à conserver, sans grand intérêt du point de vue de la défense nationale, forment une barrière insurmontable, alors qu’il serait si intéressant de pouvoir utiliser ces magnifiques emplacements en vue de la création de parcs,
12 Fenêtre en encorbellement faisant saillie sur un mur de façade et formant ainsi une loggia s’ajoutant à la pièce.
13 Du 19 février au 4 août 1944, trente-neuf résistants furent fusillés par des miliciens dans le fort de la Duchère après avoir été condamnés à mort par une cour martiale. Une plaque commémorative rappelle ces événements à proximité immédiate du fort.
Le site de la Duchère cultive longtemps une physionomie rurale avant la construction du fort de Balmont dans la partie nord-ouest et, plus récemment, du lycée la Martinière à flanc de colline. De nombreuses villas et maisons de campagne s’élèvent au cours du XIXe siècle sur ses balmes face à la Saône.
Le château de la Duchère connaît plusieurs phases de construction distinctes à partir d’une maison-forte du XIVe siècle agrandie notamment d’un vaste corps de bâtiment au cours du XVIIe siècle.
promenades, squares et jardins fleuris, dont nous avons si grand besoin pour assainir et embellir notre ville14 », peut-on lire dans La Construction lyonnaise en 1911, et le journaliste de poursuivre avec un certain esprit de prémonition : « Quelle œuvre grandiosement belle ne pourrait-on pas réaliser sur ces magnifiques coteaux, en suivant un tel programme, complété par l’exécution du projet de boulevard en corniche dont nous avons si souvent parlé ! » Si le boulevard ne verra pas le jour, du moins sous cette forme, en revanche, les projets d’aménagement se matérialiseront un demi-siècle plus tard. L’idée d’urbaniser La Duchère revient aux services du ministère de la Reconstruction et du Logement (MRL) qui envisagent, au sortir de la guerre, la construction de plusieurs milliers de logements sur un vaste site choisi parmi les secteurs de l’agglomération lyonnaise susceptibles de recevoir de grands ensembles d’habitation grâce au foncier disponible. Dès 1957, la presse évoque « un ensemble harmonieux où 20 000 personnes trouveront leur place ». Il s’agira d’« un quartier aussi peuplé que Villefranche-sur-Saône », s’enthousiasme le quotidien L’Écho-Liberté. La géographie de la colline de la Duchère doit donner au futur quartier son caractère, avec une vue imprenable sur l’agglomération et les monts du Lyonnais. Négligeant le fait que le site choisi est déjà partiellement occupé, l’ampleur du projet nécessitera in fine la destruction du château de la Duchère après le début de l’opération, contre l’avis des architectes en chef, et le réaménagement complet du fort de Balmont. La première institution à s’installer sur l’emprise foncière libérée par l’administration militaire est un établissement de formation : l’école professionnelle La Martinière, créée à Lyon en 1827 grâce au legs de Claude Martin. Le premier bâtiment, situé dans le quartier des Terreaux (au palais Saint-Pierre, puis dans l’ancien couvent des Augustins), est complété par un établissement pour jeunes filles, conçu en 1907 par les architectes François Clermont et Eugène Riboud rue de la Martinière. Malgré des agrandissements successifs, l’école se trouve très tôt à l’étroit dans ses locaux, et s’étendra en dehors du centre-ville après la Seconde Guerre mondiale. L’établissement de jeunes filles est transféré dans le quartier de La Duchère à la fin des années 1950, tandis qu’en 1967, s’élève La MartinièreMonplaisir sur un ancien terrain industriel du VIIIe arrondissement. Édifiée à partir de 1958, La Martinière-Duchère est inaugurée en juin 1963 par le ministre de l’Éducation Christian Fouchet. Le programme comporte un internat de cinq cents places, un externat pour sept cent cinquante élèves ainsi que plusieurs bâtiments administratifs et des logements de fonction15. La Martinière-Duchère, de même que l’ancien fort de Balmont, constituera une contrainte majeure dans la perspective de l’aménagement du nouveau quartier en raison de leur emprise foncière. Le fort est désaffecté officiellement en 1957, bien qu’encore utilisé au début des années 1960 comme centre de recrutement par l’Armée.
Alors que les services de l’État élaborent de vastes projets d’urbanisation à l’échelle de l’agglomération lyonnaise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il semble que la ville de Lyon n’ait pas réellement anticipé l’aménagement du plateau de la Duchère, au point d’être prise au dépourvu lorsque le projet s’engage au début des années 1950. Il est vrai que la reconstruction des ponts de Lyon, qui se poursuit jusqu’en 1965, s’impose localement comme le chantier majeur de la Reconstruction. Il faudra l’élection d’un nouveau maire, Louis Pradel, en 1957 pour que la municipalité prenne la véritable mesure des enjeux contemporains notamment dans le domaine du logement.
14 Sined (pseud.), « Le quartier des casernes. Modifications à apporter aux installations actuelles », La Construction lyonnaise, n° 20, 16 octobre 1911, p. 231.
15 Les trois « Martinière » lyonnaises sont juridiquement indépendantes les unes des autres depuis 1978. L’établissement de La Duchère est, depuis 2007, le plus grand lycée de la région Auvergne-Rhône-Alpes avec 2 400 élèves dont la moitié en post-bac (BTS et classes préparatoires).
Louis Pradel (1906-1976) n’est pas précisément un inconnu sur la scène politique lyonnaise. Conseiller municipal depuis 1944, élu en raison de sa participation à la Résistance et de son engagement au sein du parti radical, il est cependant resté dans l’ombre d’Édouard Herriot (1872-1957), président du conseil et « maire du lundi16 » jusqu’à sa mort survenue en avril 1957. Choisir un successeur à celui qui incarna, durant cinquante et un ans, l’image de Lyon, à la fois remarquable orateur, intellectuel cultivé et habile politique, mais qui n’avait guère préparé sa suite, n’était pas chose aisée. Pradel était en quelque sorte l’antithèse d’Herriot : modeste, préférant la discrétion et le travail de terrain, en particulier auprès des sportifs, c’est ainsi qu’il apparaît au moment de son élection, et c’est sans nul doute ce qui lui permet de bénéficier d’un certain consensus au sein d’un conseil municipal divisé alors entre radicaux, centristes, communistes et gaullistes. Une anecdote résume assez bien son caractère : lorsqu’on le sollicita pour participer à une réunion décisive des élus radicaux du conseil municipal en vue de la désignation du successeur d’Herriot, Pradel aurait rétorqué que son fils l’attendait pour assister à un match de l’Olympique lyonnais ! C’est pourtant lui qui, à la surprise générale, est élu maire de Lyon le 14 avril 1957. Membre du réseau de résistance « Le Coq enchaîné » puis expert en assurances automobile, discret mais efficace adjoint aux Sports et aux Beaux-Arts d’Herriot, Pradel, non inscrit, est un modéré, proche du centre droit. Perçu par de nombreux contemporains comme un homme de transition, il saura pourtant se faire réélire lors des municipales de 195917 puis à chaque scrutin jusqu’à sa mort en 1976.
À peine élu – et bien qu’il prenne soin de rappeler constamment qu’il ne fait que poursuivre la politique de son prédécesseur –, le nouveau maire ne dissimule pas ses intentions, affirmant à voix haute ce que chacun pensait de la fin du règne d’Édouard Herriot : Lyon a accumulé d’énormes besoins auxquels il va falloir apporter des réponses. Sa priorité va aux logements : « Les loyers des HLM sont encore trop élevés », affirme-t-il. « Il faudra maintenir ces constructions pour les classes moyennes18 . » Pradel veut également développer les constructions scolaires, dont la ville manque cruellement aprèsguerre, créer de nouveaux équipements sportifs et mener à son terme un vieux projet : démolir la caserne de la Part-Dieu ainsi que les secteurs anciens avoisinants pour y créer un nouveau quartier. La politique suivie par Herriot depuis la fin des années 1930 va l’aider dans cette ambition, puisqu’il subsiste alors dans les caisses de la Ville plus de sept milliards de francs inemployés en raison de la prudence – le mot est choisi – de la politique municipale en matière d’investissement. Pradel mobilisera ces réserves financières pour lancer les premiers chantiers qui, pour certains, nécessiteront l’aide de l’État. C’est une franche rupture avec l’action de son prédécesseur : en deux ans, entre 1957 et 1959,
16 En règle générale, Herriot s’occupait des affaires lyonnaises en début de semaine et résidait le reste de la semaine à Paris en raison de ses fonctions nationales.
17 Louis Pradel obtient alors 38 % des sièges au conseil municipal, en s’appuyant sur des listes « apolitiques ». Il gouvernera en fait avec le soutien des alliés traditionnels du parti radical, offrant des sièges d’adjoints aux élus de l’UNR, du CNI et de la SFIO. Les communistes resteront toutefois en dehors de la majorité municipale.
18 Laurent Sauzay, Louis Pradel, maire de Lyon, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1998, p. 81.
Louis Pradel devant le chantier de l’auditorium Maurice-Ravel construit en 1975 sur les plans de l’architecte Henri Pottier. Cet équipement exceptionnel, qui peut accueillir 2 120 auditeurs, se distingue par une physionomie brutaliste qui cultive la métaphore d’un immense coquillage en béton.
La bibliothèque municipale s’impose comme la plus moderne d’Europe à son inauguration en 1974 et demeure le chantier de tous les records : 2 millions de volumes, 90 km de rayonnages, 27 000 m2 de surface utile dont 12 000 m2 pour le seul silo à livres qui se dresse à 47 mètres de haut. À son ouverture, 100 000 volumes sont en prêt.
peut-être en raison de la proximité des élections municipales, le nouveau maire lance davantage de projets qu’Édouard Herriot n’en avait engagé au cours de ses douze années de mandat de l’après-guerre. Ce renouveau de l’action municipale est le premier aspect de la nouvelle pratique politique que le maire entendait éprouver.
Mais Pradel exerce aussi son action sur le terrain, dans les quartiers, en prise directe avec les habitants. Ce qu’il affectionne le plus, remarque son entourage, c’est de « faire le tour » des chantiers en cours au volant de sa voiture, avant de se rendre à son bureau de l’hôtel de ville, au grand dam parfois des chefs de chantiers ou des maîtres d’œuvre qui font l’objet de ses conseils ou de ses réprimandes in situ. Pradel invente en quelque sorte la gestion municipale « en marchant », au bénéfice le plus souvent du rythme accéléré des opérations, ce qui ne va pas sans mal du point de vue de la cohérence et de la planification. Il accepte néanmoins la définition d’un plan quinquennal entre 1958 et 1963 qui facilitera la recherche et l’obtention de financements pour ses projets. L’accent sera mis dans ce plan, comme Pradel l’avait annoncé, sur le logement, qui deviendra bientôt l’une des orientations majeures de la politique municipale : intensifier la production de HLM, résorber les îlots insalubres, équiper le plateau de la Duchère. Le « plan Pradel » est estimé à dix-neuf milliards de francs d’investissements sur cinq ans ; ce qui produit à l’époque un effet certain sur les interlocuteurs de la mairie. L’État, qui s’inquiète des initiatives dispersées du maire de Lyon, essaie d’y mettre bon ordre et y parviendra, non sans mal, épuisant successivement plusieurs hauts fonctionnaires chargés de cette mission. Enfin, le maire de Lyon a recours à l’impôt, augmentant les centimes additionnels de façon significative tandis que le budget municipal croît brutalement de 20 %.
Mais Pradel sait qu’on ne peut se contenter, si l’on veut durer en politique, de formuler des intentions et d’augmenter les impôts. Il faut que la population puisse apprécier – et vite – les changements. Aussi, lorsque l’État lance un programme de construction de logements sociaux dans la région lyonnaise, inédit par son ampleur et sa rapidité, il n’est guère étonnant que Pradel cherche à identifier son action à une opération qui, avec celle de Bron-Parilly, deviendra tout à fait emblématique. Dix-huit mois seulement après son élection, le 21 octobre 1958, Pradel pose en effet la première pierre du « grand chantier » de La Duchère. Le programme sera inauguré, pour l’essentiel des logements et équipements prévus, moins de trois ans plus tard, le 23 février 1961 : un délai d’exécution qui porte la marque de l’époque florissante des Trente Glorieuses. Mais il est un principe de réalité que le maire, malgré son activisme bâtisseur un peu brouillon, doit se résoudre à respecter : c’est l’État qui est à l’origine des projets les plus importants de l’agglomération lyonnaise, de La Duchère à la Part-Dieu, en passant par l’autoroute A6 et le tunnel sous Fourvière. Et c’est de lui dont dépend très largement le financement des travaux. Pradel le revendique, il n’a qu’une passion – ou plutôt deux qui ne feront bientôt plus qu’une –, Lyon et le béton. Convaincu de la nécessité d’utiliser ce matériau à la fois bon marché et facile à mettre en œuvre, il ne met aucun obstacle à la construction sérielle et aux chemins de grue qui caractérisent la réalisation des nouveaux « grands ensembles », d’autant que ces nouvelles méthodes permettent de gagner un temps précieux sur les chantiers. Lui parle-t-on de la nécessité de construire et d’offrir des logements de qualité à une population en pleine croissance, Pradel préfère évoquer la qualité du béton lyonnais, « le meilleur de France ». Pour lui, « la politique, c’est avant tout du concret et des chantiers qui poussent19 ». Le maire est fasciné par l’action, au détriment parfois de la réflexion : la meilleure façon de penser, suggère-t-il, c’est d’agir ! Pradel n’est
19 Ibid., p. 210.
François-Régis Cottin fait ses études à l’institution des Chartreux à Lyon avant d’entrer, en 1937, dans la classe préparatoire de l’école régionale d’architecture. Il est reçu premier deux ans plus tard et s’inscrit à l’Atelier Tony Garnier, dirigé alors par Pierre Bourdeix. De tous ses professeurs, c’est Emmanuel Cateland (1876-1948), chargé de la classe préparatoire aux concours d’admission, qui exercera le plus fort ascendant sur le jeune élève. Il est vrai que ce maître s’était singulièrement distingué au début du siècle par la construction du premier gratte-ciel de Lyon, quai Jaÿr (1911), faisant montre d’une rare acuité aux questions techniques à travers l’emploi précoce du béton armé. Cottin retiendra de cette leçon d’ordre que la première ambition de l’architecte est de construire, conformément à la pensée de Viollet-le-Duc qui devait exercer une immense influence sur son esprit comme sur sa pratique du métier : géométrie, mathématiques et construction demeurent indissociablement liées. Dès ses premières années d’études, sa sensibilité le porte vers les expériences modernistes contemporaines et ce goût devait le rapprocher très tôt de René Gagès. Si l’influence de Le Corbusier sur cette génération d’architectes n’est plus à démontrer, Cottin, qui découvre ses écrits à dix-sept ans, cherchera à s’émanciper de toute ascendance exclusive pour rechercher la voie d’une œuvre propre. C’est un jeune architecte attentif aux questions constructives qui achève ses études en 1946 avec l’obtention d’une première médaille sur projet et présente son diplôme trois ans plus tard – un Grand prieuré de Dombes des frères missionnaires des campagnes –dans l’idée de conjuguer le béton armé et le pisé de terre. Le choix d’un tel programme illustre l’intérêt de Cottin pour les questions cultuelles adaptées ici aux enjeux de la pastorale de l’après-guerre. Dans l’attente de plus vastes ambitions, l’architecte « fait la place », selon l’expression consacrée, chez ses confrères. Georges Dengler (1904-1983), grand prix de Rome 1931, qui dirige l’école régionale de Lyon au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’encourage à « monter » à Paris afin de préparer le prix de Rome. Mais Cottin renonce pour des raisons familiales tout autant qu’en raison des grands chantiers qui s’annoncent.
Dans les années de l’après-guerre, Cottin est associé à l’expérience de BronParilly aux côtés de Gagès et d’une pléiade de jeunes architectes. Sous bien des aspects, cette opération-modèle du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, qui marque l’ouverture de la ville à la pensée corbuséenne, pose les fondements de l’architecture française de l’après-guerre. À Bron-Parilly, Cottin se consacre en particulier à l’étude des panneaux de façade pour lesquels il développe des procédés de préfabrication. En juillet 1953, Cottin se voit confier l’étude d’un premier plan de masse pour le quartier du Château à La Duchère, bientôt suivi quatre ans plus tard d’un second projet englobant l’ensemble de la colline. Cinq ans plus tard, Cottin et Grimal sont chargés par la SERL de l’étude définitive de l’unité de voisinage de La Duchère. La même année, l’architecte ouvre son agence au 5 place Antonin-Poncet à Lyon.
À la même époque, Cottin signe l’un des manifestes modernistes de l’après-guerre à Lyon, l’immeuble de logements Les Cèdres (1962), situé sur la colline de Fourvière et doté des dernières innovations en matière de confort moderne : appartements traversants, chauffage au sol, parois coulissantes, loggias encastrées dans des façades métalliques (dues à Jean Prouvé). Pas une poignée de porte n’échappe au crayon de son concepteur. Cette attention à la question du logement se traduira également, en matière de construction individuelle, par l’expérimentation, au milieu des années 1960, de prototypes d’habitat mobiles. Loin des circonvolutions corbuséennes contemporaines, Cottin affirme sa préférence pour une division géométrique de l’espace au moyen d’une succession de voiles de béton, dans une posture rationaliste revendiquée à l’image de la villa Erlo à Écully (1965) qui présente une physionomie de crypte. Le voyage en Amérique du Nord qu’il réalise en 1966 le confirme dans ses intuitions. Les œuvres de Philip Johnson, de Frank Lloyd Wright, celles des figures de l’École de Chicago – Louis Sullivan en particulier – lui font grande impression. Alors que les premières tours en verre s’élèvent dans le ciel de Paris, Cottin entend rester fidèle à son matériau de prédilection avec lequel il modèlera la personnalité expressive de la tour panoramique de La Duchère. Dans la pensée de Cottin, la banche54 ne constitue pas seulement une spécificité régionale, dont le mâchefer de scories de houille formerait l’ultime développement. Elle revêt, comme pour nombre de maîtres d’œuvre contemporains, le caractère d’une matrice constructive et plastique à laquelle répondra le voile de béton dans les décennies de l’après-guerre. À plusieurs reprises, l’architecte tentera de renouer explicitement avec l’esthétique de la banche, notamment à la faveur de ses travaux religieux, qu’il s’agisse de la chapelle de la Giraudière (Rhône, 1951-1952), de la chapelle des Clarisses à Tassinla-Demi-Lune (Rhône, détruite, 1960) ou encore de la chapelle Saint-Hugon dans la forêt de Bonnevaux à Châtonnay (Isère, 1960-1961) qui, avec sa coque en béton armé, compte parmi les plus beaux édifices de l’architecte. Sur ces derniers chantiers, Cottin prendra soin de conférer à ses murs massifs un évasement étudié – rythmés parfois de bancs nettement découpés – afin d’accuser la fable poétique d’une pétrification de la terre en béton. Face aux manifestations d’un Mouvement moderne globalisant, ce dialogue constructif a valeur de symbole d’une modernité qui entend revêtir le sens de l’Histoire. Durant près d’une trentaine d’années, Cottin dirige une agence qui a compté jusqu’à dix-huit collaborateurs tout en assurant, à partir de 1951, la direction conjointe avec Gagès d’un atelier libre, avant de devenir professeur de construction à l’école régionale d’architecture de Lyon (1958-1964), enseignement et pratique demeurant plus que jamais liés. Au début des années 1970, l’architecte réduit son agence et exerce seul à son domicile à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône, 1972-1978) puis partage un atelier avec son confrère Paul Bouteille dans l’immeuble Les Cèdres conçu quelques années plus tôt. En 1992, Cottin mettra un terme à son activité professionnelle, tout en rendant quelques concours dont celui ouvert pour la construction du nouveau palais de justice de Lyon avec le GÉRAU (Groupe d’études et de recherches architecture et urbanisme) et pour lequel il obtient le prix spécial du jury. Six ans après la disparition de l’architecte, survenue en 2013, l’esplanade François-Régis Cottin est inaugurée le 15 juin 2019 au pied de la tour panoramique de La Duchère.
L’intuition d’un tel projet est certainement venue à François-Régis Cottin lors du long voyage que l’architecte en chef de La Duchère effectua en Amérique du Nord en 1966. La tour panoramique sort en effet de terre entre 1969 et 1972, pour être inaugurée au mois de mai d’une année qui marque la fin des principales opérations du quartier. Avec ses quatre-vingt-onze mètres de haut et ses vingt-six étages, située au cœur du nouveau quartier, elle offre une vue imprenable sur Lyon et les monts du Lyonnais, d’un côté, et sur les plus hauts sommets des Alpes, de l’autre. Avec sa structure en étoile et ses balcons triangulaires, véritable « signal » pour la ville et fruit d’un travail d’expérimentation et d’un chantier peu ordinaire, la tour symbolise fort bien ce que fut cette époque chargée d’ambitions et d’utopies que résume Grimal, associé à François-Régis Cottin dans la conception du quartier : « Nous étions passionnés de modernité […], nous attendions des lendemains qui chantent, la machine à habiter, l’internationalisme55 »
Cottin travaille dès 1962 aux premières esquisses de la tour qui trouvera sa forme définitive au terme d’une année de recherches portant sur l’optimisation des vues, l’ensoleillement et la démultiplication des loggias. Il faudra dix ans pour achever cet immeuble de grande hauteur dont les étages ont été construits grâce à un système complexe de coffrages glissants. À l’intérieur de ce long cylindre d’une largeur de près de trente mètres, les étages dont le plan est rigoureusement identique sont modulables en appartements et bureaux de taille variable, autour d’un noyau central réunissant ascenseurs, escaliers et gaines techniques. Contrairement au modèle des gratte-ciel américains dont l’armature est généralement métallique, le béton confère à la tour une personnalité expressive et brutaliste qui lui vaudra une labellisation « Patrimoine du XXe siècle » en 2003.
Livrée quatre ans avant la tour du Crédit lyonnais (1976), la tour panoramique de La Duchère va marquer durablement le paysage urbain de Lyon au point de s’imposer comme le symbole de sa « troisième colline » à laquelle elle donne une échelle spectaculaire et vertigineuse.
La tour panoramique repose sur un immense radier circulaire –c’est-à-dire une dalle porteuse continue de béton armé coulée à même le sol – qui sert d’assise à la construction.
De nombreuses maquettes seront réalisées au sein de l’agence Cottin afin d’étudier l’insertion du cylindre dans le plan de masse du quartier, mais encore d’étudier les questions d’orientation des appartements ; maquette du 16 juillet 1962.
À son élection à la mairie centrale, fort de son expérience de premier magistrat du IXe arrondissement, Collomb sait fort bien que les efforts entrepris depuis une quinzaine d’années dans le cadre de la politique de la ville n’ont pas été inutiles, mais aussi qu’ils n’ont pas toujours porté les fruits attendus – ou que ceux-ci sont trop lents à se manifester. Lorsque qu’il constate que 15 % seulement des Lyonnais ont une image positive du quartier, le maire ne fait pas mystère de son intention de changer à la fois de rythme et d’échelle dans les mutations attendues. Le bilan qu’il tire de la décennie précédente est sans équivoque : le lien social s’est distendu, sinon défait, à mesure que le chômage gagnait du terrain, et s’accompagne de tensions sociales de plus en plus perceptibles – un constat qui vaut certes pour de nombreux quartiers populaires français. Mais la dépréciation des immeubles, la vacance qui s’y installe, les violences urbaines des années 1997-1998, ainsi que le déclin démographique de La Duchère, qui atteint son étiage le plus bas à la fin des années 1990 avec à peine douze mille habitants, invitent à une action plus vigoureuse. Il est évident que, dès le début du mandat, on s’oriente vers une stratégie plus offensive, qui va remettre en question de plus en plus directement la structure de l’urbanisme et du bâti hérités des Trente Glorieuses. Cette démarche va néanmoins bénéficier de vingt années d’expériences antérieures de développement social urbain dans l’agglomération. Classée en politique de la ville en 1986, La Duchère va changer de catégorie au cours de la décennie suivante en bénéficiant d’une procédure de Grand projet de ville90 pour la période 2003-2016, laquelle est intégrée au dispositif de contrat de ville déjà renouvelé pour la période 2000-200691 La décision de lancer un grand projet urbain pour La Duchère a dès lors pour vocation de mettre en œuvre une politique volontariste de revalorisation et de transformation du quartier. Il n’est plus question seulement de conforter l’habitat ou d’accompagner le mouvement au plan social. Cette fois, la collectivité est décidée à mettre des moyens très importants sur cette opération en changeant les principaux paramètres de lecture.
L’équipe municipale se met immédiatement au travail. Élu pour la première fois au conseil municipal en 1995, Louis Lévêque est nommé quatrième adjoint chargé du logement et de la politique de la ville lorsque Gérard Collomb devient maire de Lyon92. Pendant la campagne précédant les élections municipales de 2001, il a pris toute la mesure de la réalité du quartier, à travers des porte-à-porte et des rencontres directes avec les habitants, dont il a relevé la « colère » et un « fort sentiment d’abandon ». Il se souvient
90 Le programme des Grands projets de ville (GPV) prend le relais, au cours des années 2000, des Grands projets urbains (GPU) élaborés entre 1991 et 1994. Il s’intègre aux Contrats de ville qu’il vient compléter et renforcer. Il s’agit d’un projet global de développement social et urbain, s’inscrivant dans la durée (dix à quinze ans), qui vise à réinsérer un ou plusieurs quartiers dans la dynamique de développement de leur agglomération. Il concentre des investissements massifs sur des sites dévalorisés au plan spatial, économique et social, ainsi qu’en matière d’image. Ses actions portent notamment sur la restructuration du bâti, l’implantation de services publics et collectifs, le désenclavement des quartiers et leur intégration à l’agglomération. Source : data.gouv.fr
91 Le Contrat urbain de cohésion sociale (CUCS) prendra le relais en 2007, La Duchère figurant dans la catégorie « prioritaire 1 ».
92 Il le restera jusqu’en 2014.
La démolition de la barre 210 (p. 118) annonce un changement de méthode autant que d’objectifs, dans une dynamique que l’élection de Gérard Collomb (au centre, entouré de François Lamy, ministre délégué chargé de la Ville, et de Maurice Charrier, maire de Vaulx-en-Velin), à la mairie de Lyon et à la présidence de la communauté urbaine, devait amplifier.
d’un quartier « à l’écart, perché sur la colline, avec une paupérisation croissante de la population et de graves problèmes de sécurité93 ». Le droit commun n’était pas mobilisé sur le quartier et les projets de réhabilitation de logements déjà menés paraissaient insuffisants pour faire face aux besoins. Assez vite, la conviction s’impose qu’il faut « rompre avec une architecture et un urbanisme stigmatisants ». « Ce qui nous a convaincus, explique Louis Lévêque, c’est le véritable rejet dont ce quartier faisait l’objet de la part de personnes en difficulté pour trouver un logement dans l’agglomération et qui pourtant refusaient d’aller habiter à La Duchère. Pour créer une franche rupture, sans condamner les efforts qui avaient déjà été faits par les bailleurs sociaux sur leur parc de logements, il fallait adopter une perspective de développement urbain ambitieuse. » C’est l’origine du Grand projet de ville qui trouvera avec la création de l’ANRU et son implication dans la transformation lourde du quartier, un accélérateur incontestable à partir de 20032004. « On ne change pas un quartier en difficulté avec des doses homéopathiques », résume Collomb d’une formule lapidaire.
Dès les premières études menées dans le cadre d’un marché de définition en 1999 commandé par Henry Chabert, le paysagiste Alain Marguerit avait partagé ce constat et pressenti qu’il fallait élargir l’intervention à une échelle territoriale plus vaste, condition sine qua non pour sortir le quartier de son isolement et l’ouvrir sur le grand paysage en procédant à des démolitions sélectives94. Il s’agit là d’une première étape. Outre la création d’ouvertures dans le monolithe de la « barre des Mille » au bénéfice d’une configuration nouvelle des îlots, avec vue sur la ville et une nouvelle entrée du quartier, les premières
93 Entretien mené le 24 novembre 2021.
94 Cf. Atelier A/S Marguerit, « Aménagement des espaces extérieurs du plateau de la Duchère », document final, communauté urbaine/Ville de Lyon, 26 mars 1999.
idées concrètes pour réorganiser La Duchère et retravailler son image sont arrêtées. Dans un second temps, il s’agit de définir les bases d’un nouveau projet urbain, avec quatre axes forts : ouverture sur le grand paysage, désenclavement vers l’ouest, affirmation d’une centralité pour les quatre quartiers concernés et enfin croisement de la continuité écologique et de la trame urbaine pour structurer le quartier. Plus concrètement, cela consiste en particulier à mieux identifier les unités d’habitation du Plateau en traitant les anciens pignons aveugles, prolonger les façades de la rue de Sauvegarde à l’intérieur du quartier, démolir et reconstruire le centre commercial et aménager au pied des immeubles recomposés de véritables « jardins résidentiels » ouverts sur le grand paysage.
Les moyens techniques et humains évoluent aussi. Une équipe dédiée s’installe au cœur du quartier, sous la houlette de Bernard Badon95, chef de mission, dont la feuille de route est claire : « Il s’agit de mener à bien un véritable projet urbain, pas une nouvelle procédure96. » Pour y parvenir, une maîtrise d’ouvrage forte et une continuité dans les projets sont nécessaires dans l’objectif de parvenir à produire une ville « normale », avec des rues, des logements accessibles, des commerces en rez-de-chaussée, et à retrouver des valeurs d’usage à travers les équipements et les espaces publics. La mission Duchère, qui relève à la fois de la Ville de Lyon et du Grand Lyon (future Métropole), assure la maîtrise d’ouvrage déléguée du Grand projet de ville. Pour sa part, la SERL, acteur dès l’origine de l’aménagement du quartier, est désignée comme aménageur d’une zone d’aménagement concerté (ZAC) créée en mars 2004. La SERL aura notamment pour mandat de mettre en œuvre la politique définie par la Ville et la communauté urbaine de Lyon, de sélectionner les équipes nécessaires à l’organisation de la maîtrise d’œuvre et d’assurer la maîtrise des coûts dans le cadre d’une opération dont le budget, chiffré au départ à six cents millions d’euros97, atteindra sept-cent-cinquante millions (dont un tiers d’investissement privé) et s’approchera du milliard d’euros sur l’ensemble du Grand projet de ville. Prenant le relais des premières missions d’étude, une consultation de maîtrise d’œuvre est organisée en 2001-2002. C’est la troisième étape du projet. L’équipe retenue, constituée autour de l’Atelier Bernard Paris, architecte urbaniste, mandataire commun, associé à Alain Marguerit, paysagiste urbaniste, à Pascal Gontier, architecte porteur des questions de développement durable – et, à partir de 2010, au bureau d’étude Tribu, spécialisé dans les projets urbains « écoresponsables » – se met aussitôt au travail. L’intention initiale est claire : « Parvenir à rendre perceptible par tous une lecture du territoire dans laquelle seraient mises en évidence et en valeur les caractéristiques originelles du site. La Duchère est certes un plateau, mais en liaison forte avec toutes les communes situées au nord et à l’ouest, elle constitue un belvédère, un balcon sur la ville de Lyon ; le cadre végétal qui la borde est d’une qualité exceptionnelle et peut très fortement contribuer à la qualité […] de vie98 » Pour exploiter ces qualités et transformer durablement le quartier, le travail doit s’appuyer sur une maîtrise d’ouvrage déterminée et s’inscrire dans le temps long. Deux conditions qui, dans le cas de La Duchère, seront très précisément réunies. S’il faut « changer tout », autant que ce soit pour longtemps.
95 Chef de mission entre 2002 et 2006 pour La Duchère, Bernard Badon a ensuite intégré le cabinet de Gérard Collomb au Grand Lyon comme conseiller à l’urbanisme jusqu’en 2011, avant de diriger la Mission Part-Dieu.
96 Entretien mené le 23 février 2021.
97 La part des fonds publics se situe à 350 millions d’euros, dont 125 du Grand Lyon, 60 millions de l’ANRU, 25 millions de la Ville de Lyon, 11 millions de la Région Rhône-Alpes et près de 130 millions émanant d’autres partenaires.
98 Cf. « La Duchère, projet de renouvellement urbain. Du projet global au cœur d’îlot », document de présentation établi par l’équipe de maîtrise d’œuvre.
Si la commande politique constitue la plupart du temps le ressort majeur d’un projet urbain, elle doit s’appuyer sur le désir de contribuer à transformer le quartier présent chez les agents économiques – en particulier les opérateurs, les bailleurs sociaux et les financeurs –, mais aussi sur des objectifs économiques, sociaux et d’organisation clairs. En 2000, le quartier est constitué de 5 176 logements dont 4 026 logements sociaux. 2 396 logements sont situés sur le Plateau, 1 162 sont situés à Balmont, 1 055 sont présents à la Sauvegarde et 563 sont situés au Château. La décision de réduire la part des logements sociaux de 80 % à moins de 60 % en fin d’opération, de façon à accroître la diversité de l’offre de logement et à modifier les équilibres de population de La Duchère, est donc centrale. De même, le choix de mettre en place les conditions d’une concertation soutenue avec les habitants et leurs représentants est déterminant. Car l’ensemble d’un tel projet nécessite une action conduite à moyen et long terme – quinze à vingt ans –qui n’est guère concevable sans l’investissement durable des acteurs (publics comme privés) et sans l’assentiment, plus ou moins facile à obtenir, de la population. Une partie du travail va consister, au-delà des études techniques et des préconisations d’action, à associer au plus près les habitants, leurs représentants et tous ceux qui souhaitent participer à la démarche et à constituer une force de proposition. « Ce n’est pas toujours simple » constate Bernard Paris, « et cela nécessite la mise en place de règles précises pour savoir ce qui relève de la responsabilité des élus de ce qui est discuté et négocié avec les habitants. Mais la qualité des représentants des habitants est un atout [car] ils sont force de proposition à tous niveaux, produisant des documents qui constituent des bases de discussion pendant toutes les phases de conception du projet99 . »
La création de l’ANRU100 et la mise en place du premier Programme national de rénovation urbaine (PNRU) en 2004, période qui coïncide avec la gestation du Grand projet de ville pour La Duchère, vont constituer également un atout considérable, en garantissant les moyens nécessaires à la viabilité du projet, tout en lui permettant d’aborder toutes les questions spatiales, sociales, économiques ou culturelles de façon coordonnée avec l’ensemble des partenaires. La question de l’ampleur des démolitions s’impose rapidement. Pourquoi privilégier la démolition par rapport à un programme de réhabilitation ? Quels bâtiments faut-il conserver ? Comment retrouver les valeurs d’usage du site ? Comment aborder le sujet avec la population et la convaincre ? Les questions sont nombreuses. Cependant, « l’analyse montrait clairement qu’il fallait partiellement démolir », comme l’explique Bernard Paris. « Le territoire était presque entièrement occupé soit par les bâtiments eux-mêmes soit par les espaces de stationnement en pied d’immeuble ou à proximité. Le site avait été bousculé par l’organisation du plan de masse avec de gros travaux de voirie et de réseaux nécessités par l’ampleur du programme. Les barres étaient implantées en bas de la ligne de crête, donc dans
99 Note de Bernard Paris du 23 mai 2016.
100 Créée par la loi du 1er août 2003 d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine à l’initiative de Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la Ville, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) est un établissement public industriel et commercial. Elle finance et accompagne la transformation de quartiers concernés par la politique de la ville dans toute la France. Ses missions ont été renforcées en mars 2009.
des situations d’arrière-cour qui n’étaient vraiment pas satisfaisantes. En outre, certaines étaient dans un état technique ou des modalités d’accessibilité médiocres. Malgré la qualité indéniable de plusieurs bâtiments, il fallait revenir sur la brutalité de l’intervention initiale par un geste fort, tenant certes compte des bâtiments existants mais permettant de projeter le quartier dans un nouvel avenir101 . » En d’autres termes, passer d’un urbanisme vertical à une vision plus horizontale, tout en produisant une densité acceptable et une nouvelle mixité. La quadrature du cercle, en quelque sorte. Le projet prévoit initialement la démolition de 1 500 logements dont la « barre des Mille », mais aussi la barre 260, pourtant rénovée, et une partie de la barre 410. Il inclut la reconstruction d’autant de logements neufs, en accession à la propriété ou en location, ainsi que la restructuration des équipements commerciaux et la mise en place de services publics et de nouveaux équipements (gymnase, halle d’athlétisme, bibliothèque, Maison des fêtes). Concernant les nouveaux logements, le processus de sélection des partenaires privés est lancé en mai 2004 sous la forme d’une consultation promoteursarchitectes. Dix-sept lots sont mis à la consultation. Sept équipes sont retenues initialement : Nexity George V, Bouwfonds Marignan, Alliade, Cogédim, Rhône Saône Habitat, Spirit Grand Sud et SLCI Promotion. La convention avec l’ANRU est signée en mai 2005. Des premières projections aux engagements de décision, le nombre de logements promis à la démolition est passé de 1 500 à 1 750, soit près d’un tiers du parc social. Dans la foulée, les premiers chantiers s’engagent, avec la destruction de la barre 210 par implosion et le « grignotage » de la barre 260 entre l’été et la fin de l’année 2005. Quelque six cents familles sont relogées, avec une répartition maîtrisée entre un relogement sur le quartier, sur les communes proches et sur le reste de l’agglomération, selon la demande des ménages. La vente des premiers logements neufs démarre un an plus tard, en mai 2006, avec l’inauguration de « Villag’Immo », un espace de vente commun à l’ensemble des promoteurs installé sur le Plateau. Deux ans plus tard, trois cents logements ont déjà été mis en vente et ont trouvé acquéreur sur le site. Le rythme des démolitions et des reconstructions donne le ton d’une opération qui doit démontrer son efficacité en un temps compté.
Les principaux concepts élaborés par les urbanistes en chef découlent de l’analyse d’ensemble qui fait la part belle au retour de la géographie et à la libération du foncier nécessaire à la mise en place d’une diversité formelle du bâti et du logement via les démolitions ciblées. Le premier concept, déjà testé lors de la transformation du quartier central du Grand Vire à Vaulx-en-Velin, dont Paris et Marguerit sont urbanistes en chef, est incontestablement le « retour à la rue ». Le plan de masse original de la zone d’habitation était fortement contraint par la topographie du site et la présence d’éléments bâtis structurants comme le fort et le lycée professionnel. Inspiré des principes de la Charte d’Athènes, il laissait de nombreux espaces sans véritable statut ni fonction, un parcellaire hésitant ou absent, limitant les plus belles perspectives sur le grand paysage, en tout cas depuis le sol. La rapidité de l’opération et la gestion de ces contraintes s’étaient donc faites au prix d’un appauvrissement du réseau viaire et d’un enclavement du plateau dans sa partie centrale. Il convenait d’organiser la réouverture du quartier et sa mise en liaison avec l’ouest de l’agglomération, où se trouve, dès les années 1990, un potentiel d’emplois et d’activités commerciales et tertiaires. La démolition de la « barre des Mille » permettra également de supprimer la coupure physique existant entre le plateau et le vallon des Cerisiers où est projetée la création d’un grand parc urbain. En lieu et place
101 Entretien mené le 3 juin 2021.
Les techniques de démolition d’immeubles se partagent entre implosion (en préparation, en haut) et « grignotage » (en bas).
Chantier en cours dans le secteur de la Sauvegarde où l’on alterne démolitions et réhabilitation.
Différentes séquences ont été prévues dans le parc pour favoriser de multiples activités et encourager la biodiversité en limitant notamment la tonte de l’herbe ou le débroussaillage.
Les maisons de ville construites en limite du parc du Vallon contribuent au renouvellement de l’offre d’habitat dans cette partie du quartier.
Les architectes répondent en proposant une vision du projet conforme aux objectifs du Grand projet de ville grâce à une offre de nouveaux logements non conventionnés bâtis sur le toit de l’immeuble après démolition partielle. Le centre de services de Balmont est réorganisé et ouvert sur l’extérieur, tandis que la barre qui le surplombe est arasée de quatre niveaux et reconfigurée vers le sud pour recevoir des logements privés. L’opération, qui a bénéficié du soutien de l’ANRU et des collectivités, a été menée à bien entre 2012 et 2014. Une seconde tranche de travaux, sous la même maîtrise d’œuvre, concernant principalement l’isolation de la barre a démarré en 2014 pour s’achever en 2017, avec la réhabilitation de cent quatre-vingt-deux logements disposant du label BBC118 et la création de huit logements sociaux accessibles aux personnes à mobilité réduite en rez-de-chaussée.
L’idée de construire un certain nombre de maisons de ville, de plain-pied celleslà, a également nourri l’imaginaire des concepteurs, puisqu’en lisière du parc du Vallon, Bernard Paris a proposé à plusieurs architectes la construction de huit petites unités individuelles toutes différentes, sur deux ou trois niveaux, jouant de la pente existante en direction du parc et en a lui-même réalisé une. La relation à la nature toute proche et des voiries de petite dimension contribuent à donner un air de campagne à ces réalisations. L’équilibre financier de l’opération a été assuré par la construction à proximité de ces maisons individuelles originales d’immeubles collectifs construits par les mêmes investisseurs. Les maisons ont été livrées entre 2021 et 2022. Elles participent de la volonté de diversité des formes urbaines que traduit l’ultime séquence du projet urbain (« tranche 2 » de la ZAC) engagée en 2014-2015, avec huit cents logements en proximité immédiate du parc du Vallon, un projet d’hôtel (non réalisé en définitive), un « pôle entrepreneurial » et un immeuble de bureaux. Ces dernières réalisations devaient contribuer à ancrer définitivement le site de La Duchère dans son bassin de vie, en lien direct avec un environnement naturel de nouveau apprécié par les habitants.
Enfin, une autre opération mérite également d’être signalée : l’opération dite « des Balmes », qui marque l’entrée de La Duchère depuis le sud de Vaise et le pied de la colline. L’idée de départ était d’organiser des cheminements piétons dans cette partie de La Duchère peu accessible. Or, depuis le secteur du Château, on pouvait rejoindre Piémente et se diriger vers Balmont avec une différence de niveaux peu sensible. Ce trajet piétonnier passait également au contact de la Maison des jeunes et de la culture déjà évoquée. Le foncier nécessaire pour réaliser ce nouveau cheminement a été acquis en négociation avec le lycée, ce qui a permis de construire sur le terrain situé entre le nouveau chemin et la rue située en contrebas. La pente très forte dans cette partie du site a conduit les concepteurs à privilégier un habitat collinaire, pour la mise au concours. L’îlot 9 a été réalisé rapidement par le groupe Marignan (Christian Devillers architecte), mais il nie en partie la topographie. Un autre projet a été élaboré sur les îlots 7 et 8 – après une consultation infructueuse – par SIER Constructeur avec l’Atelier de la Passerelle. 118 Bâtiment
Visible de la plupart des secteurs de La Duchère, la tour panoramique demeure l’élément le plus structurant du quartier au cœur des nouveaux aménagements.
Réalisées en triplex, les maisons de ville construites le long du parc du Vallon, toutes différentes, proposent une relation nouvelle à l’environnement urbain. Elles constituent un « filtre » entre les espaces plantés des îlots et le parc.
Aménagées sur le toit de l’immeuble GeorgesChapas de Balmont (Castro & Denisoff architectes, 2012-2014), les nouvelles « maisons » offrent une vue avantageuse sur le quartier et sur le Val de Saône.
Libel, Lyon
www.editions-libel.fr
Cecilia Gérard
PHOTOGRAVURE
Résolution HD, Lyon
L.E.G.O. S.p.A, Vicenze
Dépôt légal : novembre 2022
ISBN : 978-2-491924-24-9
Malgré nos recherches, les détenteurs des droits de certaines œuvres n’ont pas été retrouvés. Le cas échéant, nous les prions de se manifester auprès de l’éditeur.
Cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans la proposition initiale de Bernard Paris et l’appui d’Alain Marguerit. Qu’ils en soient l’un et l’autre remerciés. Les auteurs sont reconnaissants envers ceux qui ont prêté leur concours, ouvert leurs archives ou leurs collections, apporté leur regard sur le projet ou accepté d’être interviewés : Bernard Badon, Bernard Bochard, Céline Boiron et Frédéric Durand (SACVL), Gérard Collomb, Bruno Couturier, David Cortier, Audrey Delaloy et Anna Sarner (SERL), Jean Frébault, Nicole Frenay-Ponton, Philippe Layec, Louis Lévêque, Gabriel Lienhard, Renaud Payre, Béatrice Vessiller, Audrey Pupier et Julien Groulez (ANRU), ainsi qu’Elisabeth Polzella, architecte. Nos remerciements s’adressent particulièrement, concernant l’iconographie, à Thomas Chevailler, madame Charles Delfante, Michael Douvegheant (Musée d’histoire de Lyon Gadagne), Olivier Malapert, Pierre Franceschini et Gilbert Richaud (Société académique d’architecture de Lyon), Louis Faivre d’Arcier et Tristan Vuillet (Archives municipales de Lyon), ainsi qu’à Chloé Lamy-Joly (GPV La Duchère) et à Pierre Verrier.
Notre pensée va également à Bruno Voisin (1946-2018), sociologue, chef de projet pour la politique de la ville à La Duchère au cours des années 1990, disparu trop tôt, que cet ouvrage aurait réjoui, nous l’espérons.
Enfin, nos remerciements vont aux habitants de La Duchère pour leur contribution, directe ou indirecte, à la réalisation de ce livre.
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Cet ouvrage a bénéficié du concours des partenaires suivants :
Le quartier de La Duchère a connu une métamorphose spectaculaire à la fin des années 1950 par la construction de l’un des grands ensembles les plus emblématiques de la cité rhodanienne. Cette vaste opération urbaine de plus de cinq mille logements, conçue sous la direction des architectes François-Régis Cottin et Franck Grimal, s’impose comme l’un des champs d’expérimentation privilégiés de l’urbanisme et de l’architecture contemporains. Elle s’organise autour de quatre secteurs : la Sauvegarde, le Plateau, le Château et Balmont. Après une phase de déclin, les pouvoirs publics se sont employés, à l’aube du troisième millénaire, à transformer durablement La Duchère pour lui forger un nouvel avenir autour d’un grand projet de ville qui a mobilisé, aux côtés des habitants, une multitude d’acteurs. Ces vingt dernières années, un nouveau quartier à échelle humaine a vu le jour sous l’égide de l’architecte Bernard Paris et du paysagiste Alain Marguerit qui ont repensé à la fois les formes urbaines et les aménagements publics, écrivant ainsi une nouvelle page de son développement. Cet ouvrage rend compte de cette histoire singulière en s’appuyant sur des sources inédites et la mémoire de nombreux acteurs de la métamorphose de la troisième colline de Lyon.
35,00 €
ISBN 978-2-491924-24-9
Dépôt légal : novembre 2022
www.editions-libel.fr