Une autre Rome (extrait)

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Les métamorphoses d’une métropole : du « miracle italien » au « chaos urbain » ? (1950-2020)

ROME

UNE AUTRE

Pierre Gras


À la mémoire de Paolo Casoli, mon grand-père italien. À mes enfants Julien, Nicolas, Lise-Hélène et Corentin, et à mes petites-filles Albertine et Rose.

« Il n’y a pas de fin. Il n’y a pas de début. Il n’y a que la passion infinie de la vie. » Federico Fellini, Propos, 1980



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1  Cf. Coll., « Le départ de Paolo Berdini : le “stade Raggi” de l’urbanisme romain », métropolitiques. eu, article mis en ligne le 23 février 2017, consulté le 15 novembre 2019. 2  Dans la Rome antique, l’expression latine Ager romanus désigne le territoire propre de la ville de Rome, seul susceptible pendant longtemps de propriété civile. Le terme Agro Romano a été restauré par Flavio Biondo à la Renaissance. Il était alors utilisé pour indiquer la zone de la campagne romaine située dans le district municipal de Rome. Actuellement l’Agro romano correspond aux anciennes zones rurales situées autour de Rome, au-delà du périphérique autoroutier de la capitale italienne, et urbanisées au cours de la seconde moitié du XXe siècle. 3  « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. » - Pierre Corneille, Sertorius, 1662, acte III, scène 1.

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Mais si « Rome n’est plus dans Rome », pour reprendre la formule célèbre de Corneille3, le phénomène n’est pas nouveau. Deux siècles et demi avant nous, Goethe ne se trouve pas si ému devant le spectacle de la ville : « Avouons […] que c’est un triste et pénible travail que d’éplucher la ville moderne pour en extraire la Rome antique, mais il faut bien refaire et espérer à la fin une satisfaction inestimable, écrit-il dans son Voyage en Italie, à la journée du 1er décembre 1786. Ce que les barbares ont laissé debout, les architectes de la Rome moderne l’ont dévasté. Quand on considère une telle existence qui remonte à deux mille ans et au-delà, que la vicissitude des temps a transformé de façons si diverses et bouleversée de fond en comble, quand on pense que c’est pourtant encore le même sol, la même montagne, souvent la même colonne et même le même mur, et dans le peuple encore les traces de l’ancien caractère […] il est difficile, dès le début, pour l’observateur,

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Pour le voyageur qui survole le paysage collinaire du Latium avant d’atterrir à l’aéroport international de Fiumicino, ou pour celui qui le découvre entre les terminaux aéroportuaires et la gare de Termini à travers les vitres du « Leonardo Express », le territoire qui se dévoile constitue une expérience édifiante, en rupture avec l’idée que l’on se fait généralement de Rome. L’observateur est frappé par l’état de dégradation et de pauvreté paysagère des banlieues romaines, qui contraste tant avec les efforts de restauration et de réhabilitation des palais, des musées et même des ruines du centro storico. « Vastes immeubles à l’abandon, cimetières de grues, gares fantômes, passerelles chancelantes, voirie défoncée, espaces publics abandonnés, accumulation de déchets…1 » La ville a presque fini de remplir les trente kilomètres qui séparent Fiumicino du centre de Rome. Mais est-ce vraiment la ville ? Une petite usine électrique, des terrains vagues, des parkings à moitié vides flanqués le long de voies ferrées ou de voies rapides, des broussailles à foison, quelques panneaux publicitaires et, ici ou là, une tour de bureaux ou un centre commercial planté au milieu de nulle part et cerné de véhicules, hormis le dimanche : l’antique Agro romano2 fait pâle figure. Plus tard, l’arrivée dans le centre-ville fait écho, par la négligence de son entretien, à l’anarchie apparente de la périphérie. Elle peut provoquer une certaine déception, si ce n’était l’état de sidération que provoquent chez le visiteur la richesse patrimoniale et architecturale de la capitale, la canopée des pins parasols et le charme indéfinissable de ses vieux quartiers.


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de démêler comment Rome succéda à Rome, non pas seulement la ville moderne à la Rome antique, mais même les différentes époques de l’ancienne et de la nouvelle4. » Sévère sans aucun doute, Goethe est néanmoins réaliste. Les bouleversements de Rome, s’ils ne sont pas tous aussi visibles dans l’épaisseur historique de la ville, s’inscrivent assurément dans la longue durée et ont fortement modelé son visage actuel. Le mythe de la « Ville éternelle » Commençons par tordre le cou à quelques mythes qui, aujourd’hui encore, ont la vie dure. La « Ville éternelle » est une notion qui perdure depuis trop longtemps pour ne pas s’y arrêter en premier lieu. Trois grandes hypothèses expliqueraient cette « résilience » de Rome, de l’Antiquité à nos jours5 : après la chute de l’Empire, le décalage entre le temps des représentations de l’espace et celui des fonctions urbaines ; les interactions entre le temps de Rome et celui du monde chrétien ; et enfin la sélection effectuée par la ville à partir de son héritage urbain, en partie préservé ou bien franchement effacé. Depuis son apparition à l’époque d’Auguste et son affirmation à celle d’Hadrien, cette vision « éternelle » de Rome est parvenue à « faire d’une figure de propagande une périphrase quelque peu usée6 ». La référence à l’éternité urbaine renvoie à une domination territoriale alors inédite à l’échelle du monde connu, celle de l’Empire romain. Mais pour faire lien avec « l’éternité d’aujourd’hui », si l’on veut bien accepter cette formule, la distance reste importante entre la ville historique chère aux Humanités et une réflexion s’appliquant au milieu urbain actuel sur la base du « développement durable ». Éternelle, peut-être ; durable, pas sûr, pourrait-on résumer. Cependant, la remarquable permanence du « fait urbain » à Rome signe l’appartenance de la « Ville éternelle » à la catégorie des métropoles dont la centralité est restée continue, par opposition à des villes comme Athènes, Constantinople ou Alexandrie, capitales antiques devenues métropoles contemporaines après une très longue rupture historique7. Mais il s’agit davantage d’une permanence de « l’idée de Rome » qu’une simple continuité des fonctions urbaines. À partir de 330 apr. J.-C., lorsque Constantin choisit Byzance comme capitale impériale, Rome perd ses fonctions politiques jusqu’à la chute de l’empire en Occident qui accélère son déclin. Une érosion démographique spectaculaire, quasi unique en Europe, accompagne ce déclin politique. Évaluée à environ un million d’habitants au début de notre ère, la population de Rome ne retrouvera ce niveau qu’à la toute fin du XIXe siècle, au moment où elle devient capitale de l’Italie. Toutefois, la très longue période

4  J. W. von Goethe, Voyage en Italie, 1816-1817, Paris, Bartillat, 2003. 5  Cf. Géraldine Djament, « La construction de l’éternité romaine », L’Information géographique, volume 69, 2005/3, p. 85-102. 6  Cf. K. J. Pratt, “Rome as eternal’’, Journal of the History of Ideas, vol. XXVI, 1965. 7  C. Nicolet, R. Ilbert, J.-C. Depaule, Mégalopoles méditerranéennes. Géographies urbaines retrospectives, Paris-Aix, Maisonneuve et Larose, 2000.


De l’unité italienne au choix de Rome comme capitale Au milieu du XIXe siècle, au moment où commence à s’organiser l’unification du pays, la population italienne connaît un renouveau démographique, avec la plus forte croissance de son histoire (+ 35 %

8  Présentée comme un document fondateur, mais élaborée en réalité dans l’entourage du pape Paul Ier au VIIIe siècle, la véritable nature de cette donation sera dévoilée en 1450 par l’humaniste Lorenzo Vala.

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D’autre part, cette idée de la « permanence romaine » se fonde sur une dualité complexe entre imaginaire et réalité. La centralité n’a rien d’imaginaire : ses représentations existent et produisent des effets concrets. Mais l’image plus ou moins mythique du territoire romain lui permet de maintenir cette « idée de Rome », y compris durant les périodes de déclin. Elle aide à rebâtir la ville – ou à limiter son obsolescence. Les flux de visiteurs – motivés par des raisons religieuses ou culturelles – sont une source d’enrichissement pour la ville. Car ils entraînent l’amélioration des infrastructures de transport et d’accueil des voyageurs et nécessitent de lutter contre le brigandage. De même, la constitution des États pontificaux, au début du XIIIe siècle, s’appuie non seulement sur la présence antérieure du pouvoir papal dans le Latium, mais également sur cette idée d’une capitale religieuse ayant traversé les siècles. Pour parvenir à ses fins, la Papauté n’hésite d’ailleurs pas… à mentir, justifiant ses revendications territoriales sur toute l’Italie centrale en recourant à un faux, la très controversée Donation de Constantin8.

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D’une part, les débuts de l’époque moderne voient l’influence de Rome se renouveler à travers la diffusion d’une image valorisante de la ville grâce au développement de l’imprimerie et de l’imagerie religieuse, puis à l’émergence de la Contre-Réforme après le schisme protestant et le concile de Trente (1545-1563). Si la Réforme calviniste fait perdre à Rome une part de son influence en Europe, notamment dans les pays du Nord et en France, la découverte d’un « Nouveau Monde » à partir de la fin du XVe siècle donne à la ville l’occasion d’exercer son influence religieuse à une nouvelle échelle. Rome se veut de nouveau « centre du monde »… Les plans de la Rome antique et moderne se multiplient à l’heure de l’humanisme et des premiers voyageurs cultivés, précédant les aristocrates et les artistes du Grand Tour des XVIIe et XVIIIe siècles. Ceux-ci redécouvrent au passage, à travers la fascination des ruines, les heures de gloire de la Rome antique. Cette redécouverte est ancrée dans un puissant imaginaire, qui confère une valeur à la fois mémorielle et politique aux vestiges romains.

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qui sépare ces deux moments historiques – le déclin de l’Empire et le statut de capitale de l’Italie unifiée – ne se traduit pas par une absence d’événements. Elle s’inscrit au contraire dans une série de mouvements qui impriment à cette « renaissance » un rythme et des étapes de nature assez différente.


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entre 1800 et 1850), un recul significatif de la mortalité infantile et la quasi-disparition des grandes famines9. Cette population est très majoritairement rurale. La structuration urbaine de l’Italie s’opère peu à peu, à partir d’agglomérations de taille moyenne, formant un réseau plus dense au nord qu’au sud de la péninsule. Six métropoles émergent : Naples et Milan occupent les deux premières places, tandis que Rome récupère lentement de son déclin brutal à l’issue de l’empire10. La capitale du Latium ne compte que 180 000 habitants au milieu du XIXe siècle. La progression d’une agriculture intensive à caractère capitaliste se met en place dans le nord du pays, dans la plaine du Pô notamment, au détriment de l’agriculture de type latifundiaire11 qui domine dans le Mezzogiorno. Elle prépare les techniques et les moyens de concentration qui vont caractériser le développement industriel de l’Italie. L’accumulation des richesses en Lombardie et dans le Piémont, aussi bien que la politique suivie par l’empire austrohongrois qui favorise les « rentiers du sol » en Vénétie, accompagnent (ou provoquent) l’industrialisation et la formation d’une économie plus compétitive au Nord qu’au Sud. Parmi les régions les plus influentes, « seul l’État pontifical resta résolument en marge de ce processus de modernisation12 ». Dans le Mezzogiorno et dans le Latium pontifical, d’immenses domaines sont exploités par une masse de paysans ne possédant aucune terre (les braccianti), qui composent près des deux tiers de la population active. L’abolition de la féodalité pendant la période napoléonienne conduit au morcellement de certaines de ces grandes propriétés au profit d’une nouvelle classe de régisseurs, de paysans enrichis et de « rentiers du sol », comme l’illustre le personnage sans scrupule de Calogero Sedàra, dans le célèbre roman de Lampedusa, Il Gattopardo13, qui se déroule en Sicile. Mais le sort de la très grande majorité des métayers et des journaliers ne s’améliore guère et finit par conduire à un double phénomène à la fin du XIXe siècle et au cours du premier quart du XXe siècle : un exode rural massif en direction de Rome et vers le nord de la péninsule ainsi qu’une émigration équivalente en direction de l’Amérique. La réalisation de lignes de chemin de fer, qui aurait pu, comme en France, en Angleterre ou aux États-Unis, apporter aux régions moins favorisées un certain potentiel de développement, s’effectue de manière extrêmement lente. Aucune entreprise italienne n’est alors en mesure de répondre efficacement à la demande des compagnies ferroviaires en rails et en matériel roulant. La première ligne est ouverte en 1839, mais dans les États pontificaux, ces travaux d’infrastructures sont à peine ébauchés au moment de l’unification italienne, avec deux modestes lignes entre Rome et Frascati, dans les monts Albains (1857),

9  Cf. Pierre Milza, Histoire de l’Italie, Fayard Pluriel, 2013 (rééd. 2016), p. 725-835. 10  Cf. Philippe Gut, L’Italie de la Renaissance à l’Unité, XVIe-XIXe siècles, Paris, Hachette, 2001, p. 200-203. 11  Il s’agit de grands domaines agricoles constitués par les riches propriétaires romains dans l’Antiquité et qui se prolongèrent dans les territoires de conquête, en particulier en Amérique latine. 12  P. Milza, op. cit., p. 733. 13  Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo, Milan, Feltrinelli, 1958.


14  Cf. Michèle Berger, « Les chemins de fer italiens, leur construction et les effets amont, 18601915 », in Histoire, économie et société, 11e année, 1992/1, p. 109-129. 15  Cf. Géraldine Djament-Tran, « Le débat sur Rome capitale ; géohistoire d’un choix de localisation », L’Espace géographique t. 34, 2005/4, p. 367-380.

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Une localisation très discutée Il faut revenir ici au débat qui domine la vie politique italienne de 1860 à 1871 à propos du choix de Rome comme capitale15. L’achèvement de l’unité italienne sous l’égide du royaume piémontais se heurte militairement, dès 1848, à l’enclave des États pontificaux. La nation en construction sous l’égide du royaume du Piémont est confrontée à l’alliance du territoire régional romain et du réseau international chrétien,

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Au plan culturel et linguistique, la constitution d’une unité italienne et la place attribuée à Rome ont été encore plus complexes. La langue de Dante ou l’italien pratiqué en Toscane – reconnu, à tort ou à raison, comme l’italien le plus « pur » – ne sont guère l’apanage d’une population romaine partagée entre l’influence du français sur les élites et le « parler populaire » qui reste vivant pendant tout le XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. On compte 80 % d’analphabètes, proportionnellement plus nombreux dans les provinces méridionales, qui parlent tous un dialecte différent. Le nouveau pouvoir royal ne ménage pourtant pas ses efforts pour construire ou « lisser » cet italien composite à partir du modèle toscan. Mais il faudra attendre la toute fin du Novecento pour que s’impose, grâce à la presse et à l’édition des textes administratifs, dont la compréhension est indispensable pour se mouvoir dans la société libérale du Risorgimento, une langue nationale communément pratiquée. La montée en charge du sentiment national contribue à cette unification linguistique, mais la « langue » romaine, si tant est qu’elle puisse être qualifiée ainsi, étant donnée la répartition sociale hétérogène des locuteurs, ne participe guère au mouvement. Ceci à l’inverse de l’universalisme d’un auteur comme Giacomo Leopardi, qui lit le latin et le grec, et pratique couramment le français, l’anglais et l’espagnol, tout en offrant à l’Italie quelques-uns des plus beaux textes de la littérature romantique. C’est ainsi, entre autres, qu’il faut comprendre les hésitations devant le choix d’une capitale pour la « nouvelle Italie ». Si l’unité était réalisée, ce n’était pas le cas de l’unification. On prête au sénateur conservateur D’Azeglio cette formule : « L’Italie est faite, il reste à faire les Italiens ! » Pour Rome, et plus encore pour le sud de la Péninsule, cette formule faisait particulièrement sens.

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et entre Rome et le port de Civitavecchia (1859). Le projet du Royaume de relier le Nord et le Mezzogiorno – notamment par une ligne longue de près de 1 200 kilomètres entre Gênes et Reggio de Calabre desservant Rome et Naples – ne sera mené à bien qu’en partie. Rome ne sera desservie convenablement depuis les villes industrielles du nord qu’à partir des années 1890, bien tardivement par rapport à son nouveau statut de capitale14. Isolée, Rome reste aux marches de l’Italie.


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dont la France de Napoléon III est le « bras armé » protecteur du Vatican. La papauté, défendue par des garnisons françaises et des volontaires catholiques refuse l’absorption dans le Royaume d’Italie, proclamé en 1860. Cette absorption signifierait, pense-t-elle, la limitation de son pouvoir au niveau spirituel. Cette situation inédite expliquerait l’exception italienne en matière de capitale qui voit le royaume changer sa capitale à deux reprises en moins de cinq ans : de Turin à Florence, en 1865, puis de Florence à Rome, en 1870. Les négociations avec la France sont longues et compliquées, mais en 1865, en échange du retrait sous deux ans de la garnison française de Rome, les Italiens s’engagent à respecter l’indépendance des États pontificaux. Les dernières troupes françaises quittent Rome à la fin de 1866, laissant la ville sans défense. S’en suit une vague d’agitation anticléricale dont le but est de renverser le pouvoir temporel du pape en mettant devant le fait accompli le gouvernement établi à Florence ainsi que les forces catholiques. Garibaldi prend alors l’initiative de relancer la question romaine et de la régler par la force, à la tête d’une troupe de 8 000 hommes qui envahit le Latium. Napoléon III avait prévenu qu’il ne laisserait personne attenter au pouvoir pontifical. Il dirige aussitôt un corps expéditionnaire de quelque 22 000 soldats vers Rome pour venir au secours de Pie IX. Débarquées au port de Civitavecchia, le plus proche de Rome, les troupes françaises dispersent la légion garibaldienne qui n’est plus qu’à une vingtaine de kilomètres de Rome, non sans faire des victimes (150 morts et 220 blessés du côté des Garibaldiens). L’indignation est immense à Rome, mais le gouvernement italien, sautant sur l’occasion, réprime les menées révolutionnaires et fait entrer les troupes royales sur le territoire pontifical, au grand dam de l’empereur français, qui affirme, bien imprudemment, en décembre 1867 : « Jamais l’Italie ne s’emparera de Rome ! » La question restera pendante jusqu’à la chute du Second Empire et la capitulation de Napoléon III après la défaite contre la Prusse, le 2 septembre 1870. Dès lors, plus rien ne retient l’armée italienne. Après un ultimatum adressé au pape, elle occupe le Latium sans rencontrer de résistance avant de pénétrer dans Rome par la Porta Pia, à l’issue d’un dernier combat symbolique contre les troupes pontificales. Rome est déclarée capitale de l’Italie à la suite du plébiscite du 2 octobre 1870 et d’un vote de la chambre des députés, tous deux gagnés à une écrasante majorité. L’installation de Victor-Emmanuel au palais du Quirinal prend encore presque une année, le temps pour le Parlement de voter la « loi des Garanties » qui règle en principe le statut du Saint-Siège. L’affaire est jouée, mais sans que les Romains n’aient eu, en fin de compte, le moindre mot à dire. Pour autant, ce choix ne faisait pas l’objet d’une quelconque unanimité, les « anti-romains » faisant feu de tout bois, insistant par exemple sur l’insalubrité de la région romaine, ravagée de manière endémique par la malaria. Il pouvait aussi apparaître comme un paradoxe du point de vue de la centralité. Rome n’est alors ni la ville la plus puissante ni la mieux placée du triple point de vue de la démographie, de l’économie


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16  Lors d’un discours resté célèbre devant l’Assemblée constituante de Rome, le 6 mars 1849, Mazzini appelle de ses vœux « la Rome qui agira par la vertu de l’exemple », avant d’ajouter : « Après la Rome des Empereurs, après la Rome des Papes, viendra la Rome du Peuple. » 17  Discours de Carlo Casati, cité par M. Azeglio, Questioni urgenti, Florence, Barberà éd. 1861, p. 7-8.

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Le choix de Rome, capitale « neutre », recouvre un choix politique foncièrement conservateur. En optant pour la « Ville éternelle », le pouvoir royal fuit aussi les conflits sociaux qui se multiplient dans le nord industriel. Le partage des tâches entre un Nord « centre » industriel et un Sud « périphérique » dont Rome devient, un peu malgré elle, la

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et des transports. En outre, l’organisation économique et foncière du Latium, dominée par la propriété latifundiaire et ecclésiastique, a longtemps retardé l’affirmation d’une industrie moderne. En revanche, pour les nationalistes, pétris des idées de progrès et de références antiques, Rome est naturellement la capitale de l’Italie, comme elle l’avait déjà été brièvement en 1849 lors de l’expérience de la République de Mazzini. Le « Printemps des peuples » qui s’étend à toute l’Europe à partir de 1848, se traduit à Rome par l’éviction du pape et l’institution d’un pouvoir républicain dirigé par un triumvirat constitué par Mazzini, Armellini et Saffi. Si l’expérience tourne court à la suite de l’intervention militaire française, elle constitue l’événement fondateur de la gauche italienne, qui associa désormais la revendication de Rome comme capitale à l’espoir d’un Risorgimento démocratique. La « Ville éternelle » devient, pendant quelques mois l’emblème d’un programme politique alternatif à celui de la monarchie parlementaire piémontaise. Le slogan de Garibaldi, Roma o Morte (« Rome ou la Mort ») et les thèses de Mazzini placent Rome à l’épicentre d’une philosophie à la fois révolutionnaire et universaliste, inscrivant la « Rome du Peuple » dans la lignée impériale16. Le gouvernement de centre-droit de Camillo Cavour aura beau jeu, juste avant la mort du président du conseil turinois, en 1861, d’enfourcher ce cheval de bataille, poussant l’Assemblée italienne à un vote en faveur de Rome comme capitale, alors même que la cité ne faisait pas encore partie du nouvel État italien ! Ce coup de maître politique prive dès lors la gauche de l’une de ses principales revendications, tout en lui ôtant toute perspective révolutionnaire : la « Rome capitale » libérale ne sera pas celle du peuple. Mais il coupe court également à la position d’une partie de la droite et des catholiques qui voyaient plutôt Florence, ville plus « centrale », au plan géographique, accueillir définitivement la capitale du Royaume, évitant ainsi de toucher au statut de Rome et du Vatican. Et certains se réfèreront longtemps encore d’un tel choix par élimination : « Écartons donc de la concurrence au rang de capitale les villes à la situation insatisfaisante : écartons Turin, l’élégante capitale provisoire, écartons Milan la parisienne, Venise la belle, Gênes la superbe, villes toutes aussi peu adaptées à devenir capitales de l’Italie que Palerme ou Naples, qui possède la population la plus considérable [mais] dont la situation est trop méridionale. Que restet-il ? Rome, désignée par la majorité, et Florence17. »


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capitale est donc le résultat d’une volonté politique18. Il s’agit d’un choix non dénué de risques : si le rattachement de Rome et de ses environs au royaume italien fait l’objet d’un plébiscite, ce n’est pas le cas du choix de la capitale. Le procès en légitimité de Rome comme capitale va durer encore longtemps. Le préjugé associant bientôt la nouvelle capitale de l’Italie à la corruption et à l’inefficacité, sous le nom de malgoverno, dans les représentations collectives, trouve en effet un écho dans le discours des droites italiennes du début du XXIe siècle, de Silvio Berlusconi à Matteo Salvini19. Cavour l’affirmait, « aujourd’hui à Rome concourent toutes les circonstances historiques, intellectuelles, morales, qui doivent déterminer les conditions de la capitale d’un grand État20 ». Les « circonstances », certes, mais l’adhésion du peuple ? Rome s’insère en réalité dans une reconstruction a posteriori de l’histoire italienne qui fait naître la Nation avec l’Empire. « Ce choix prétendument “nécessaire” s’inscrit dans la tentative étatique de production de la nation, de l’identité italienne21 », tentative à laquelle le peuple n’est donc pas convoqué. Devenue capitale, Rome souffre, selon Antonio Gramsci, du « mythe de la fatalité historique » qui aurait présidé à ce choix alors que la ville s’avérait en réalité peu centrale à l’échelle de la péninsule, tant au plan économique que démographique22. Au début du XXe siècle, cette logique historiciste sera valorisée, voire instrumentalisée, par le futurisme italien, qui influence notablement les débuts du fascisme. Celui-ci cherche à faire du « décor » monumental et du passé impérial de la ville les ferments de la construction d’un « homme nouveau ». À Rome, le temps de la représentation et de la communication de masse ne fait que commencer. Une ville mondiale non globale ? La ville contemporaine est assurément porteuse de toutes ces contradictions initiales, qui la font s’intégrer tardivement au processus de globalisation, alors même qu’elle fut au cœur de la « première mondialisation ». Mais en réalité, dès le XIXe siècle, Rome est restée en périphérie des deux phénomènes majeurs qui caractérisent alors les débuts de la « deuxième mondialisation » : la révolution industrielle et la seconde vague de colonisation. « Dirigée par une papauté peu favorable aux innovations techniques ou économiques, Rome reste à l’écart du capitalisme industriel […]. Quant au mouvement de colonisation, Rome n’y participe que secondairement […] et la défaite fasciste à la fin de la Seconde Guerre mondiale met fin à son empire23 », tant en Éthiopie

18  Cf. Massimo Birindelli, Roma italiana. Come fare une capitale et disfare una città, Rome, Savelli, 1978, 80 p. 19  La méfiance des Italiens envers leur capitale qu’exprime le recueil de nouvelles intitulé Contro Roma dirigé par Alberto Moravia et paru en 1975, montre que cet atavisme se poursuit jusque dans la période contemporaine et chez certains intellectuels de gauche. 20  Cité par P. Scoppola, I Discorsi di Cavour per Roma capitale, Rome, Instituto di Studi romani ed., 92 p., 1871, p. 42-43. 21  G. Djament-Tran, art. cit., 2005, p. 373. 22  Antonio Gramsci, La Città Futura, 1917-1918, Turin, Einaudi, 1982 (trad. en français, La Cité future, Paris, Éditions Critiques, 2017). 23  G. Djament-Tran, « Rome contemporaine : une ville mondiale non globale », Annales de Géographie n° 670, 2009, p. 601.


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24  Ibid. 25  En l’an 2000, quelque 172 ambassades étaient accréditées auprès du Saint-Siège, dont 90 y avaient leur siège de façon permanente. 26  22 millions « seulement », si l’on ne prend en compte que les participants aux rassemblements religieux. Cf. Colette Vallat (dir.), Autres vues d’Italie ; lectures géographiques d’un territoire, Paris, L’Harmattan, 2004, 417 p. 27  Lire chapitre V, 30. 28  Le périmètre Unesco a ensuite été étendu, en 1990, aux biens du Saint-Siège à Rome et à la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. 29  Cf. Saskia Sassen, The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 1991. Trad. française aux éditions Descartes & Cie en 1996 sous le titre La ville globale.

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En dépit de ces signes de reconnaissance mondiale, Rome peut encore difficilement prétendre faire figure de « ville globale », au sens de Saskia Sassen29, un titre pour lequel Milan, capitale économique de l’Italie, possède davantage d’arguments. Avec une population de même ampleur (4 millions d’habitants environ) et un revenu disponible à peu près équivalent, les deux métropoles se différencient par leur poids respectif dans le produit intérieur brut de l’Italie et leur ouverture au marché international, où Milan domine largement. Rome, en revanche, l’emporte sur sa rivale pour le trafic aéroportuaire et le nombre de visiteurs

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qu’en Libye. Le décalage entre le mythe de la « Ville éternelle » et cette seconde mondialisation constituerait ainsi « un héritage de son passé précocement mondialisé, tandis que les perspectives de la globalisation et de la métropolisation semblent la destiner à un rang secondaire24 ». Au milieu du XXe siècle, Rome est cependant devenue une ville aux fonctions mondiales reconnues, notamment en matière religieuse (son influence s’exerce sur près d’un milliard d’habitants à l’échelle mondiale). Malgré la superficie modeste du Vatican (44 hectares) et son enclavement dans une ville aux mains du pouvoir civil depuis les Accords de Latran (1929), Rome présente l’originalité d’accueillir sur son territoire deux capitales différentes et plusieurs dizaines d’ambassades dédoublées25. Toutefois, la centralité religieuse s’est fortement réorganisée depuis les années 1960, déclinant en Europe et progressant essentiellement en Afrique et en Amérique latine, malgré la double concurrence de l’islam et des églises évangéliques. La stratégie internationale du Vatican pèse en tout cas durablement sur l’influence de Rome dans le monde : l’organisation du Jubilé de l’an 2000 a ainsi considérablement renforcé son attractivité globale avec, si l’on en croit l’Agence pour le jubilé, un nombre total de visiteurs proche de 35 millions26. Ce rayonnement culturel, patrimonial et religieux n’a toutefois pas permis à la capitale italienne d’obtenir l’organisation d’un des plus importants événements sportifs au monde, les Jeux olympiques, pour lesquels sa candidature a été écartée tant pour les jeux de 2004 (par le CIO) que pour ceux de 2024 (par la nouvelle maire de Rome, Virginia Raggi27). Cependant, la reconnaissance internationale est venue par d’autres canaux avec l’installation de la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies) en 1951 et le classement du centro storico sur la liste du Patrimoine de l’humanité par l’Unesco en 198028.


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étrangers30. La rivalité politique et économique entre les deux métropoles produit ainsi un paradoxe tout italien : d’un côté, une « ville mondiale non globale » (Rome) et, de l’autre, une « ville globale non mondiale » (Milan)31. Cette dichotomie remonte aux choix effectués lors de la désignation de la capitale, lorsqu’il fut décidé de ne pas doter Rome de la structure économique équivalente à ses rivales du Nord, malgré l’évidente hypocrisie de cette décision32. Comme l’admettait le ministre des Finances Quintino Sella dans un discours à la Chambre des députés cinq ans plus tard, « j’ai toujours désiré que se trouve à Rome la classe dirigeante, les intellectuels, mais je n’ai jamais désiré que s’y trouvent de grandes agglomérations d’ouvriers. […] Je croirais dangereuse ou du moins inadaptée une organisation de cette nature. Je pense même qu’il faut porter la production et le travail, sous toutes ses formes, dans les autres parties du royaume33 ». Soucieux d’ordre social autant que d’un équilibre entre les puissantes régions italiennes, le gouvernement entérinait ainsi un projet politique aussi assumé que pervers : consacrer Rome tout en l’affaiblissant. Au cours des années 1930 et durant le Ventennio34 fasciste, cette division des tâches et cet écart avec Milan ont eu tendance à se réduire. La politique de développement du Mezzogiorno et le « miracle italien », au cours des années 1960, amplifieront cette tendance en faveur d’un rééquilibrage entre Rome et ses rivales du Nord, sans pour autant bouleverser les vieilles hiérarchies. Dans un classement des « villes européennes » influentes publié par la Datar35 française à la fin des années 1980, Rome ne pointe ainsi qu’à la sixième place après Londres, Paris, Milan, Madrid et Francfort, au même niveau que Bruxelles et Barcelone36. Vingt ans plus tard, le différentiel s’est même aggravé, puisque Rome ne se situe plus qu’au huitième rang tandis que Milan se maintient au cinquième37. Première ville métropolitaine italienne du fait d’une démographie essentiellement portée par l’immigration et malgré l’implantation récente de grandes entreprises du secteur tertiaire, Rome ne figure pas non plus à son avantage parmi les villes où siègent

30  Cf. A. Delpirou, E. Canepari, S. Parent, E. Rosso (dir.), Atlas historique de Rome, IXe siècle avant J.C.-XXIe siècle, Paris, éditions Autrement, 2013, p. 90. En 2013, Rome a accueilli 8,6 millions de touristes, se situant ainsi au 14e rang des villes les plus visitées au monde, selon le classement publié par la société d’analyse Euromonitor. 31  Selon l’analyse de G. Djament-Tran. On peut également se reporter, sur cette question, à l’article de Cynthia Ghorra-Gobin, « Une ville mondiale est-elle forcément une ville globale ? Un questionnement de la géographie française », paru en 2007 dans L’Information géographique, vol. 71, p. 32-42. 32  Le député Ferrari, lors de la séance de l’assemblée du 26 mars 1871, affirmait ainsi : « Rome ne menace aucune capitale italienne : ni Naples, quatre fois plus grande, ni Turin, deux fois plus grande, ni Milan également deux fois plus grande ; ni aucune autre ville. Toutes s’inclinent avec humilité et, dirais-je également, avec hypocrisie devant Rome ». Cité par G. Djament-Tran, 2009, p. 604. 33  Discours à la Chambre des députés du 27 juin 1876. 34  Le Ventennio désigne couramment, en Italie, la période d’une vingtaine d’années (1922-1943) au cours de laquelle Mussolini règne en maître sur le pays. 35  Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, créée en 1963 par le pouvoir gaulliste. 36  Roger Brunet, Les villes européennes, Paris, La Documentation française, 1989, 79 p. 37  Céline Rozenblat, Patricia Cicille, Les villes européennes ; analyse comparative, Paris, La Documentation française, 2003, 94 p.


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38  G. Djament-Tran, art. cit., 2009, p. 606. 39  Le nom de ce collectif est directement tiré du film éponyme du cinéaste russe Andreï Tarkovski qui, en 1979, décrivait l’univers fantasmagorique de « passeurs » s’aventurant dans une zone urbaine dévastée et inquiétante, un no man’s land où serait tombée une météorite… Voir aussi ch. 4. 40  Cf. notamment l’ouvrage très documenté de Grazia Pagnotta, Sindaci a Roma: il governo della capitale dal dopoguerra a oggi, Rome, Donzelli, 2006

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« Roma Capitale », une échelle métropolitaine plus efficace ? On reviendra sur le rapport complexe établi au cours du XXe siècle, entre l’État et la ville de Rome. Mais pour reconstituer avec suffisamment de précision l’histoire des mutations urbaines de la capitale à partir de l’entrelacement existant entre politique et société, entre événements locaux et nationaux, entre facteurs économiques et sociaux et facteurs culturels, il faut prendre en compte les conséquences des décisions prises par les différents partis politiques ou groupes de pression sur le développement urbain et social de la ville, marquant de façon indélébile le visage de Rome40. Différentes séquences particulières, souvent supérieures à une décennie, se succèdent à partir des années 1950 : le « centre œcuménique politique et religieux » porté par le « miracle italien » et soutenu par la démocrate-chrétienne jusqu’à 1976, puis l’opposition au capitalisme industriel exprimée par le PCI jusqu’au milieu des années

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les cinq cents premières entreprises privées européennes, selon une enquête de l’institut Mediobanca en 1998. Malgré le développement des techniques de marketing urbain qui font florès à partir des années 1990-2000, le « plan stratégique » romain, qui prône la constitution de filières productives « utilisant l’histoire comme capital fixe matériel et immatériel38 », l’aire d’influence économique de Rome est restée de nature euro-méditerranéenne. Le « scénario compétitif » qui passait par une action agressive d’élargissement de la base économique de Rome à l’échelle nationale et mondiale, ne s’est pas réalisé et le profil espéré de « ville globale » s’est même plutôt éloigné. Ce profil espéré, inspiré par les technocrates, ne passe-t-il pas en effet par le règlement définitif des problèmes d’infrastructures de mobilité et de qualité du cadre de vie, attendu notamment par les élites métropolitaines et les techniciens internationaux dans une ville de plus en plus focalisée sur des problèmes de vie quotidienne et sur les graves dysfonctionnements urbains ? La place acquise par l’immigration dans le dispositif romain de mondialisation, ainsi que l’émergence du tourisme comme première activité industrielle mondiale selon l’Organisation mondiale du tourisme, sont-elles de nature à changer la donne aujourd’hui ? En tout état de cause, la fonction de laboratorio d’arte urbana mise en avant par le groupe Stalker39 dans les années 1990-1995, qui s’ingénie à projeter sur un globe terrestre un vaste plan de Rome, se jouant ainsi des échelles cartographiques et de l’image d’une petite « ville mondiale », paraît centrale dans cette analyse où la mise en œuvre d’une action cohérente à long terme semble comme paralysée par une gouvernance métropolitaine trop aléatoire.


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1980, autour de l’idée d’une « métropole recomposée » à partir des liens à rétablir entre centre et périphérie, développée par le maire communiste Luigi Petroselli ; ou encore « l’identité retrouvée » promue par l’écologiste de centre-gauche Francesco Rutelli puis son successeur Walter Veltroni, du milieu des années 1990 à la fin des années 2000. S’installe ensuite une alternance systématique à chaque scrutin municipal, qui interroge la continuité des politiques publiques, Rome changeant plus ou moins radicalement de camp à chaque élection. À première vue, les Romains ne semblent plus faire confiance à leurs édiles, paraissant prêts à toutes les aventures. Mais, quels qu’aient pu être leurs échecs ou leurs réussites, il faut rendre hommage aux maires de Rome, qui ont fait face à une multiplicité d’événements aussi violents, parfois, que fondamentaux dans l’organisation de la cité et dans l’évolution du poids respectif des principaux acteurs. L’absence de coïncidence entre le niveau national et le niveau local, par exemple entre 1994 à 2002, lorsque Silvio Berlusconi domine l’espace politique et dirige le pays avec brutalité, tandis que la municipalité de Rome suit une position nettement opposée, inscrite dans la tradition démocratique et civique de la ville, constitue l’un des faits marquants de cette période longue. Un « entre-deux » au cours duquel l’État, les partis, les collectivités, les grands médias et les principaux acteurs privés (entreprises, propriétaires fonciers et promoteurs immobiliers) jouent des partitions souvent dissonantes. Toutefois, en partie grâce à eux – et parfois malgré eux –, Rome est devenue une métropole. La ville compte 2,87 millions d’habitants41 répartis sur un territoire de 1 285 km2. C’est la plus vaste commune d’Italie et l’une des principales parmi les villes occidentales, dépassant par sa superficie Paris, Londres, Berlin ou New York. Elle regroupe plus de la moitié de la population du Latium. En 1990 ont été instituées en Italie des « aires métropolitaines » constituées à partir de neuf villes expressément désignées – Turin, Milan, Venise, Gênes, Bologne, Florence, Rome, Bari et Naples (Reggio de Calabre les ayant rejoint par la suite) –, tout en laissant ouverte leur définition dans les régions dotées d’un statut administratif spécial (Sicile, Sardaigne et régions autonomes du Nord)42. De timides tentatives de renouvellement de la gouvernance urbaine ont été entreprises par la suite, encouragées par les velléités décentralisatrices des gouvernements de centre-gauche Monti et Letta, au milieu des années 2000. Ainsi Rome s’est-elle dotée, en 2009, d’une instance spécifique (Roma città metropolitana), mais à l’échelle de la commune seule. Créée par la loi du 7 avril 2014, la « ville métropolitaine » de Rome (Roma Capitale) compte, à l’heure actuelle, 4,32 millions d’habitants pour une superficie totale de 5 352 km2 43, répartis sur 121 communes,

41  Source : Istat, 2017. 42  De fait, Trieste, Cagliari, Palerme, Messine et Catane ont été désignées également Città metropolitane. 43  Chiffres Istat au 1er janvier 2015.


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44  Équivalents de nos Plans locaux d’urbanisme, créés par une loi de 1865, ils sont élaborés au niveau communal et constituent la pierre angulaire de l’urbanisme réglementaire en Italie. 45  Cf. Aurélien Delpirou et Dominique Rivière, « Réseau urbain et métropolisation en Italie : héritages et dynamiques », geoconfluences.ens-lyon.fr, décembre 2013, consulté le 20 janvier 2020. 46  Cf. « Rome-Paris », Paris Projet n° 23-24, janvier 1983, p. 20-21.

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La démocratisation de cette gouvernance est également en cause. Depuis 1972, le territoire communal est subdivisé en vingt circonscriptions, ayant chacune vingt-cinq conseillers élus (depuis juin 1981), désignés directement par les habitants en même temps que les conseillers municipaux. Les circonscriptions ont en général la charge de la gestion et de l’entretien matériel des services sociaux offerts à la population (écoles maternelles et primaires, collèges, crèches, centres culturels, établissements pour personnes âgées, etc.). En outre, leur avis doit leur être demandé obligatoirement par l’autorité municipale sur toutes les dispositions d’urbanisme (modification de plans, lotissements, etc.) et sur les nouvelles opérations de construction46. Avant 1981 et la municipalité de gauche de Luigi Petroselli, les conseillers de circonscriptions étaient nommés par le conseil municipal sur la base des voix obtenues par chaque parti dans le secteur concerné, à travers une forme de proportionnelle favorisant à la fois le régime des partis et le clientélisme. Le mouvement de décentralisation engagé dans les années 1990 a permis d’aboutir, en 1993, à l’élection au suffrage universel direct des maires. Mais pour établir un véritable partage du pouvoir avec les citoyens, il y a loin de la coupe aux lèvres. Les logiques d’alternance entre démocratie chrétienne et centre-gauche n’ont pas permis d’assurer les continuités nécessaires ni d’incarner les « ruptures » annoncées. Les solutions autoritaires ou populistes, pas plus que les velléités – la plupart

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ce qui lui confère un poids considérable par rapport à l’échelon supérieur. C’est la première métropole italienne devant Milan, Naples et Turin, qui sont les seules à atteindre ou à dépasser trois millions d’habitants. Avec la création des « villes métropolitaines », la loi a permis d’élargir cet espace de gouvernance à une plus vaste et plus significative échelle. D’une façon générale, davantage que par la réforme des plans régulateurs généraux (PRG) hérités des décennies de l’entre-deux-guerres44, que dans le cadre de programmations stratégiques spécifiques, comme à Turin ou à Rome, généralement critiquées par la gauche radicale ou écologiste pour leurs excès urbanisants, c’est à l’échelle métropolitaine que s’est opéré le renouveau urbanistique45. Mais ce chantier est largement inachevé. Il reste à construire un espace de cohérence et de convergence politique avec l’échelon régional, ce qui n’est pas gagné dès lors que les divergences entre la ville et le Lazio sont manifestes sur nombre de sujets importants comme le développement économique, les transports publics ou encore l’immigration, dont le poids s’est accru dans la démographie régionale. Et la somme des intérêts particuliers – voire ceux de la mafia, comme dans le dossier explosif des déchets – pèse lourdement sur les politiques municipales lorsqu’elles sont soucieuses de l’intérêt collectif.


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du temps non suivies d’effets – du mouvement Cinque Stelle47, parvenu au pouvoir à Rome en 2016, n’ont offert aucune alternative probante. Pour éviter que Rome ne se laisse séduire par des modèles extrêmes ou xénophobes hérités du passé, il paraît urgent d’interroger la citoyenneté romaine en faveur d’une ville renouvelée et ouverte au monde dont l’histoire fournit en grande partie les clés.

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Les récits diffractés de l’autre Rome Pour produire un récit cohérent et organiser la compréhension de cette histoire largement transversale, cinq grandes séquences chronologiques ont été retenues dans le cadre de cet ouvrage : Rome et le miracle italien (1950-1968), Les Années de plomb à Rome (1969-1980), Des années paillettes à l’opération Mains propres (1980-1993), Le temps de Berlusconi et l’expérience romaine du centre-gauche (19932008), et enfin Du succès du populisme au chaos urbain (20082020). À l’intérieur de ces cinq séquences, un ensemble de chapitres thématisés contribue à multiplier les regards sur les aspects politiques, la dimension économique, les évolutions de la société, les facteurs culturels, l’architecture et l’urbanisme, pour décrire et expliquer les transformations de la cité. Car le récit de cette autre Rome n’est pas linéaire. Il s’agit au contraire d’une histoire à multiples entrées, destinée à dénouer la complexité des fils conducteurs de ces changements, à travers des « manières de voir » qui empruntent tant aux sciences sociales et politiques qu’à l’anthropologie urbaine ou à l’expérience vécue48. Car Rome a changé jusque dans son cœur même et dans son quotidien. La périphérie a pris une telle place dans le cadre de l’urbanisation qu’il est désormais impossible de raisonner à la seule échelle de la ville historique ni même de la commune de Rome, aussi étendue soitelle. Géographiquement, la capitale italienne, quittant définitivement son site intra-muros et ses extensions unitaires, s’est ouverte sur un très vaste territoire urbanisé. Ils s’étendent des monts Albains à la mer Tyrrhénienne, irrigué par le delta du Tibre, où parcs archéologiques et terres agricoles résistent à grand-peine à la frénésie immobilière, aux investissements de firmes internationales et à l’implantation de centres commerciaux, rognant toujours davantage les espaces jusqu’alors préservés de l’Agro romano49. L’espace urbain romain qui a émergé depuis les années 1950 n’est pas tant l’expression d’une ville transformée et modernisée que le résultat d’une métropolisation qui a grignoté peu à peu la générosité du paysage rural et agricole, induisant des changements sociétaux et de nouveaux besoins de mobilité qui

47  Le Mouvement Cinq étoiles (M5S), créé par l’humoriste Beppe Grillo et l’informaticien Gianroberto Casaleggio en 2009, est parvenu au pouvoir à Rome, via une série d’alliances à géométrie variable, tant au plan municipal (2016) qu’au plan national (2018). Voir notamment ch. V, 27. 48  Cf. Pierre Gras, Suite romaine, Paris, L’Harmattan, coll. « Carnets de ville », 2005. 49  Cf. Aurélien Delpirou, Dominique Rivière, « Rome capitale : les enjeux métropolitains vus du delta du Tibre », Métropolitiques, 3 juin 2013. URL : https://www.metropolitiques.eu/Rome-capitale-lesenjeux.html, consulté le 25 janvier 2020.


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D’importantes étapes caractérisent cette métamorphose d’une ville qui, comme chacun le sait, « ne s’est pas faite en un jour ». De grands événements scandent ce parcours contemporain : l’Année Sainte de 1950, les Jeux olympiques de 1960, le Jubilé de l’an 2000, jusqu’aux candidatures avortées de la ville aux J. O. de 2004 puis de 2024. Des mutations aussi considérables qu’invisibles ont affecté le centre-ville comme la périphérie de Rome. Ce livre propose un regard critique sur les défis relevés (ou délaissés) par les politiques publiques, émanant tant de l’État que des collectivités territoriales qui ont présidé au destin de la ville : la gestion de l’immense patrimoine archéologique et architectural, les carences avérées des transports publics, le renouvellement des vieux quartiers populaires, mais aussi l’histoire trop méconnue des transformations de ses quartiers périphériques. Cette histoire peut paraître chaotique, et par certains aspects désespérante. Certains n’hésitent d’ailleurs plus à évoquer le nouveau « grand déclin » de Rome en comparant, d’une manière quelque peu anachronique du point de vue historique, l’état de la ville actuelle aux conséquences de la chute de l’Empire romain et du saccage de la ville par les Vandales… Pourtant, même maltraitée au fil d’une gestion souvent erratique, Rome parle toujours au cœur de ses habitants comme à celui des huit millions de visiteurs qui battent chaque année le pavé de la cité historique, ignorant tout ou presque des formidables mutations à l’œuvre dans cette métropole contradictoire, cette autre Rome construite au cours de la seconde moitié du XXe siècle et au début du suivant. Il est clair que la mondialisation rend vaine toute tentative de n’éclairer les phénomènes locaux qu’à la lueur d’événements purement romains voire italiens, sans que leur dimension globale ne soit prise en compte – ne serait-ce que parce que ces différents niveaux sont étroitement liés et imbriqués aujourd’hui. C’est pourquoi, plus encore qu’une autre Rome, ces récits diffractés racontent à leur manière non pas plusieurs villes, mais mille Rome différentes.

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ne sont pas sans poser de graves problèmes et qu’il faut prendre en considération si l’on veut comprendre la Rome d’aujourd’hui.




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ROME ET LE MIRACLE ITALIEN


50  Cf. dans ce chapitre, la partie 5 (« L’épineux problème du logement »).

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Des grands travaux à la célébration du « génie romain » L’héritage mussolinien ne se limite donc pas aux quartiers dont le fascisme voulait faire le symbole de la « nouvelle Rome ». En juillet 1928, Antonio Mosconi, accédant à la direction de l’économie au sein du

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À la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la présence américaine à Rome succède à l’occupation allemande, la question de l’héritage fasciste se pose avec acuité. Au cours des vingt années (1922-1943) qu’a duré la domination de l’État fasciste italien, Rome a beaucoup changé. La nécessité d’organiser le développement rapide de la capitale, associée à la recherche d’une « vitrine » pour le nouvel ordre politique, a eu des conséquences directes sur l’urbanisme romain. Qu’elles soient dénoncées ou au contraire considérées avec intérêt, ces logiques sont parvenues à des résultats inégaux : d’un côté, une forte valorisation des monuments antiques jugés les plus symboliques (le Capitole, le mausolée d’Auguste, les forums, les vestiges du Largo Argentina), qui s’est traduite par un « nettoyage » en règle des quartiers préexistants, qu’ils soient médiévaux ou plus récents ; de l’autre, l’engagement de grands projets dans le cœur de la ville comme le Foro Italico, ensemble sportif et culturel situé sur la rive droite du Tibre, la réalisation de la Cité universitaire et la rénovation ou la construction de nouvelles gares (Termini et OstieLido), ou bien placés en périphérie comme le site de l’exposition universelle (EUR) et les studios de Cinecittà. Outre le fait que la politique d’« éventrement » du centre historique coïncide avec la réalisation des premiers ensembles de logements ouvriers à grande distance du centreville, dont témoignent, d’une manière différente, les « noyaux urbains » d’Acilia ou de Pietralata, ces démarches n’ont que partiellement répondu à leurs objectifs. Ainsi les quartiers du Foro Mussolini et de l’Exposition universelle sont-ils restés inachevés du fait de l’entrée de l’Italie dans la Seconde Guerre mondiale. Certes, ils offrent des opportunités d’installation aux troupes alliées, aux personnes démunies puis aux administrations italiennes qui se reconstituent, mais ils sont également un souvenir plus ou moins inacceptable du Ventennio fasciste, ce qui n’a pas facilité leur insertion dans les politiques de reconstruction de l’État. De même, la réalisation des borgate en périphérie a ouvert la voie à l’urbanisation sauvage de l’Agro romano, une tendance qu’il sera impossible de contrecarrer au cours de l’après-guerre50. L’isolement de ces premiers noyaux urbains et leur carence en équipements ne seront pas sans conséquence sur leur fonctionnement et sur la perception qu’en auront les Romains.

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L’héritage encombrant du Ventennio fasciste


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régime mussolinien, lance un programme de grands travaux, second volet d’une politique volontariste (et coûteuse) caractérisant le fascisme avant son engagement dans l’aventure coloniale en Afrique puis la Seconde Guerre mondiale. Le réseau ferroviaire est en grande partie électrifié. Deux grandes politiques d’aménagement sont engagées, pour ce qui concerne Rome et sa région : la poursuite de la bonification des marais pontins, au sud-ouest de la capitale, et les grandes percées destinées à changer le visage de la Rome moderne. La « bonification » est résolument tournée vers l’augmentation de la production agricole et la mobilisation des chômeurs – qui n’avaient guère le choix – dans une logique de grands travaux d’infrastructures. Elle permet d’assainir et de mettre en culture plusieurs dizaines de milliers d’hectares le long de la côte tyrrhénienne et surtout dans le Latium où sont créées plusieurs villes nouvelles – dont une station balnéaire qui va connaître un grand succès, celle de Fregene51. Quant aux travaux d’urbanisme menés dans la « Ville éternelle », ils sont destinés à mettre en valeur la « romanité » historique de la capitale. Ils manifestent dans l’espace public la volonté du régime de mettre en avant l’héritage impérial, une mise en majesté qui ignore l’héritage de l’urbanisme ancien. En dégageant le Colisée et le forum de Trajan tout en changeant leur perception au centre de la ville, il s’agit d’imprimer un cours moderne à cette histoire bimillénaire par le percement de voies nouvelles dans le tissu urbain, en particulier entre le Colisée et le monument dédié à Victor-Emmanuel II, « père » de l’unité italienne selon l’historiographie en vigueur. Les populations vivant dans le quartier adossé au Capitole sont promptement expulsées vers la périphérie, tandis que se met en place un développement économique et social sélectif, dont les pauvres, et bientôt les Juifs, seront exclus. De ce point de vue, « les choix opérés par Mussolini avaient un caractère clairement politique : tout devait être subordonné à la construction d’une Italie forte, peuplée, capable de se suffire à elle-même en attendant d’obéir à son “destin impérial”52 ». Le projet mussolinien sacrifie les formes urbaines médiévales autour du Capitole et de la Cité du Vatican au profit d’une relecture des formes antiques et classiques. Le régime n’hésite pas à ouvrir, entre 1930 et 1933, la via dell’Imperio (actuelle via dei Fori Imperiali) entre la piazza Venezia et le Colisée, coupant arbitrairement en deux le forum antique, mettant en danger ses soubassements. Cette transformation radicale de la forme urbaine du centre historique s’accompagne d’un changement social tout aussi brutal, les travaux de démolition fournissant l’occasion de transférer la population indésirable dans les borgate sous-équipées de la périphérie. Sous la pression des milieux d’affaires qui financent peu ou prou le régime, le gouvernement fasciste prend également la décision de

51  La ville moderne a été édifiée à partir de 1928 dans le cadre d’un projet d’assainissement le long des côtes du Latium, près de Maccarese, pour créer une station de vacances destinée en particulier aux cadres du régime. Dans les années 1960-1970, Fregene s’est développée dans le cadre de l’expansion urbaine de la région métropolitaine de Rome et de la généralisation des loisirs. 52  P. Milza, op. cit., p. 877.


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53  Finsider pour l’acier, Fincantieri pour les chantiers navals et Finmare pour les sociétés de navigation. 54  P. Milza, op. cit. Littéralement, ouvrier « qui travaille avec ses bras », c’est-à-dire la masse agricole plus ou moins sous-employée, en particulier dans le Mezzogiorno. 55  P. Milza, op. cit., p. 883.

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Les contradictions architecturales du régime L’un des domaines dans lesquels s’exprime la nature contradictoire du régime est certainement celui de l’architecture. Deux grands courants coexistent. Le premier s’appuie sur la tradition romantique, voire passéiste, qui s’attache à la reproduction du modèle antique ou médiéval, et trouve son application, au début du Ventennio, dans des opérations d’urbanisme de modeste ampleur. Le nouveau style des sièges des caisses d’épargne, par exemple, incarne la révérence de l’establishment provincial fasciste envers les républiques patriciennes du XIIIe siècle. Le second courant qui, à mesure que s’accroît le caractère totalitaire et impérialiste du fascisme, l’emporte sur le précédent, se veut au contraire « moderniste », selon des principes s’appuyant tant sur les thèses du Futurisme italien que sur les concepts élaborés par la compagne de Mussolini, Margherita Sarfati, dès 1929 : « simplicité, concision, clarté de pensée […], sacrifice des fioritures inutiles […] géométrie architecturale55 ». Ces principes sont à la fois et paradoxalement, ceux d’un retour à l’ordre classique et ceux qui

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créer des instituts d’État destinés à se substituer aux banques pour la distribution du crédit, comme l’Istituto mobiliare italiano, et à fournir les liquidités nécessaires aux grands projets comme l’Istituto per la ricostruzione industriale (IRI), que l’on retrouvera dans l’après-guerre pour relancer l’économie italienne. Trois ou quatre grandes holdings publiques sont également créées à cette époque pour financer notamment la sidérurgie, les chantiers navals et les sociétés de navigation53. Malgré les dépenses de prestige et le coût de l’aventure coloniale italienne en Afrique, la politique de développement du fascisme se traduit, en fin de compte, par un renforcement du capitalisme autour de quelques grands « champions », un modèle qui n’était pas loin de celui des libéraux au début du siècle. Ceci explique en grande partie le fait que la paysannerie, notamment « l’armée famélique des braccianti54 » soit la grande perdante du régime fasciste, celui-ci faisant supporter aux régions les moins développées le poids de l’industrialisation et du « rayonnement » extérieur du pays. Quelques mesures partielles plaident pour un assouplissement de cette situation excluante des travailleurs du Mezzogiorno, comme la loi Serpieri (1934) qui permet le morcellement de certains latifundia dont les propriétaires n’étaient sans doute pas identifiés comme des soutiens du régime. De même, l’assainissement de l’Agro romano a été suivi par la distribution de 60 000 hectares à quelque 3 000 fermiers appartenant pour la plupart à la moyenne paysannerie.


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triomphent au même moment avec le fonctionnalisme en Europe56. Les édifices utilitaires comme les bureaux de poste ou les nouveaux bâtiments administratifs ne sont plus réalisés en pierre, mais en ciment armé, par des architectes comme Pier-Luigi Nervi ou Gio Ponti, tandis que le centre de Rome est livré sans retenue aux démolisseurs sous la direction de Marcello Piacentini, grand maître de l’architecture « néoclassicisante ». L’aile la plus radicale, que représente Adalberto Libera, concepteur remarqué d’un palais des congrès projeté sur le site de l’exposition universelle, pense son heure arrivée. Libera a participé aux deux premières expositions d’architecture rationaliste à Rome (1928 et 1929), puis il est nommé commissaire de l’exposition pour le 10e anniversaire de la révolution fasciste en 1932. Cela lui vaut également de construire les pavillons italiens lors des expositions universelles de Chicago, en 1933, et de Bruxelles, en 1935. Mais ce courant moderniste devra en rabattre face aux thuriféraires du régime plus ou moins bien inspirés en matière de style architectural. Tandis que des milliers de Romains sont déplacés et relogés à la hâte dans la périphérie, les architectes zélateurs du régime (Pagano, Piccinato, E. Rossi, Vietti, réunis autour de Piacentini) trouvent, à partir de 1937-1938, une matière à la hauteur de leurs ambitions avec le chantier de l’EUR. Celui-ci leur fournit l’occasion de donner leur pleine mesure et d’utiliser toute la gamme des matériaux nouveaux, acier et ciment armé, en principe réservés à l’industrie de guerre, mais dédiés de façon exceptionnelle à la réalisation de cet hymne à la gloire du régime. Le fascisme a en effet assigné à cette architecture d’exposition la fonction d’« éduquer les masses » et de les distraire de leurs préoccupations quotidiennes, à l’image du chantier du Palazzo della Civiltà Italiana (Guerrini, La Padula, Romano architectes, 1939), surnommé plus tard le « Colisée carré », autour duquel badauds et familles viennent piqueniquer le dimanche. Le tout nouveau Cinecittà, inauguré par le Duce en avril 1937, ainsi que l’Istituto Luce se chargent de diffuser des images avantageuses de ces projets. Au total, moins d’une demi-douzaine de bâtiments monumentaux sont terminés avant la guerre, dont l’église SaintPierre Saint-Paul (Foschini architecte, 1937-1941), dont la coupole devait se hisser à la hauteur de celle de la basilique Saint-Pierre, tandis que le reste du quartier reste inachevé. Si la société italienne n’est pas dupe, les Romains encore moins que les autres, elle voit avec étonnement cet aréopage d’architectes confirmés se livrer à une compétition constructive dont le caractère résolument nationaliste n’échappe à personne. Terminer la réalisation de l’EUR Dès l’automne 1943, lorsque s’organisent les premiers comités de libération nationale, tous les courants hostiles au régime se rassemblent :

56  Le premier congrès des CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne) se déroule en 1928 en Suisse et la première version de la charte d’Athènes est adoptée en 1934.


Ainsi que le vélodrome olympique réalisé par les architectes Ligni, Ortensi et Ricci (1958-1960).

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La question qui se pose dès cette époque est de savoir quoi faire des grands projets du régime, et en particulier de celui de l’exposition universelle. Elle est bientôt tranchée, comme le sera, un peu plus tard, l’achèvement du percement de la via della Conciliazione sur la rive droite du Tibre. L’État italien en reconstruction a besoin des infrastructures réalisées par le régime précédent et, en outre, on ne voit pas toujours clairement par quoi l’on pourrait les remplacer. Les travaux de réalisation de l’EUR ne reprendront qu’au cours des années 1950, avec l’achèvement du Palais des congrès (1952-1954) par Adalberto Libera puis la construction de nouveaux bâtiments publics, comme le Palazzo dello sport, confié à Pier-Luigi Nervi et à l’inévitable Marcello Piacentini (1956-1960). Dès la conception de l’EUR, il était prévu qu’un signal monumental s’implante en haut du site, dans l’axe du viale Cristoforo Colombo, pour en fermer la perspective. La candidature de Rome aux Jeux olympiques de 1960 permet de reprendre et de réaliser ce projet dans des délais réduits57. Avec ce palais de sports moderniste, Nervi démontre sa maîtrise exceptionnelle du béton armé à travers une charpente supportant une élégante coupole métallique, visible de loin, qui contribue à structurer l’armature et l’image du bâtiment. Plusieurs immeubles de bureaux de style international sont réalisés au bord du lac : le haut bâtiment de l’ENI (Bacigalupo, Ratti, Finzi et Nova architectes, 1960-1962) et deux édifices jumeaux qui constituent l’entrée

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les libéraux de Bonomi et Orlando, les radicaux de Nitti, les socialistes de Pietro Nenni, les communistes de Palmiro Togliatti ou encore les démocrates-chrétiens et membres du Parti d’action de Lussu et Parri, en quête d’une troisième voie entre socialisme et libéralisme. À Rome et dans plusieurs autres grandes villes, c’est à l’initiative du Parti communiste que se forment les Groupes d’action partisans (GAP) qui pratiquent une guérilla dirigée contre les Allemands et les symboles du régime fasciste, préparant l’arrivée des Alliés qui ont débarqué en Sicile en juillet 1943. Cette résistance urbaine entraîne de la part des Allemands une répression féroce, à l’image du massacre des Fosses ardéatines à Rome, en mars 1944. 335 otages, dont 77 Juifs promis à la déportation en Allemagne, sont exécutés froidement par les SS, à la suite d’un attentat à la bombe exécuté par des partisans. Après la libération de la ville, tandis que le commandement allié s’installe à l’EUR où les bâtiments laissés inoccupés par les Allemands se prêtent bien à un stationnement de troupes, le Comité de libération nationale s’installe et dirige les activités de la résistance dans l’ensemble du pays. Rome, ville ouverte (pour paraphraser le film de Roberto Rossellini, Roma città aperta, tourné en 1944 et sorti en salles en 1945) devient une « capitale libre », alors que la guerre civile et les combats acharnés contre les divisions allemandes se poursuivent dans le centre et dans le nord de l’Italie.


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1950-1968

monumentale moderne de l’EUR en venant de Rome (Moretti et Ballio Morpurgo architectes, 1961-1965). Si l’on peut reconnaître une certaine qualité formelle à ces réalisations tardives, on ne s’attardera pas, en revanche, sur le siège de la Démocratie chrétienne (Muratori architecte, 1955-1958) qui, dans une relation ambiguë avec le mouvement rationaliste, produit une sorte de palais néomédiéval avec cortile central et rez-de-chaussée à portiques. L’un des aspects les plus problématiques de l’héritage fasciste reste toutefois l’encadrement et la pression dont la plupart des dimensions de la vie publique, économique et sociale, ainsi que les institutions correspondantes, ont fait l’objet pendant vingt ans. Les milieux culturels et architecturaux n’y ont pas échappé. Pour reconstituer une société civile indépendante et renouveler plus fortement le milieu professionnel, il aurait fallu plus de temps, sinon un solide effort d’analyse et de contrition de la part des acteurs concernés qui n’a pas eu lieu – pas davantage qu’en France en tout cas. Au cinéma, malgré les risques de censure, des réalisateurs comme Luchino Visconti (avec Ossessione, 1943) ou Vittorio De Sica (I bambini ci guardano / Les enfants nous regardent, 1944) y invitent pourtant. Dès 1929, dans son roman Les Indifférents, l’écrivain romain Alberto Moravia brosse le portrait sans concession d’une bourgeoisie conservatrice « à laquelle le fascisme n’[avait] pas réussi à insuffler le sang neuf de l’Homme nouveau58 ». Mais au sortir de la guerre, il faut aller vite. Plutôt que de procéder à un examen attentif des conditions dans lesquelles le fascisme s’était instillé dans tous les rouages de la société, on s’abandonne à une épuration aussi violente que limitée puis l’on pratique un passage d’éponge commode sur le passé et la compromission des élites. Les talents seront employés utilement, quelle que soit leur origine, car il y a urgence. Il convient avant tout de reconstruire un État démocratique, tâche aussi impérieuse que difficile dans un pays marqué par vingt ans de dictature, désormais inclus dans l’orbite occidentale et dominé par la figure omniprésente des États-Unis.

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Affres et grandeur de la Reconstruction

Dès le milieu des années 1940, l’Italie est confrontée à un choix qui sera déterminant pour son avenir : un retour pur et simple à la situation antérieure au fascisme, ou bien un effort pour repenser les structures institutionnelles du pays à la lumière de l’échec de la politique libérale du début du XXe siècle, qui conduisit à la prise de pouvoir de Mussolini.

58  Selon la formule de P. Milza, op. cit., p. 855.



1969-1980

LES ANNÉES DE PLOMB À ROME


142  Flavia Cumoli, « Exode rural et crise du logement dans l’Italie des années 1950-1970 », Le Mouvement Social n° 245, 2013/4, p. 59-69. 143  Cf. Paola Di Biagi (dir.), op. cit.

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« Il problema della casa » La question peut être résumée ainsi : plus on construit de logements, plus il en faut. Il problema della casa a désormais une telle visibilité qu’il s’inscrit à l’agenda politique des années 1970. Malgré la pression sociale, la résorption des besoins s’effectue de manière extrêmement lente. Cette lenteur a différentes origines. Lors de la Reconstruction, l’Italie n’a pas choisi la voie de la plupart des autres pays occidentaux en direction d’une production industrialisée de logements standardisés, sur la base de normes strictes de surface (en général 9 m2 pour une pièce). Elle s’est orientée au contraire vers une approche extensive des techniques de construction traditionnelles, de façon à employer le maximum de main-d’œuvre, soutenue en cela par les architectes et les ingénieurs qui y voyaient un gage de qualité. Bien qu’ambitieux et qualitativement intéressant143, le programme INA-Casa, base des

Une autre Rome

Le terme de « crise du logement » a généralement pour signification le manque de logements salubres pour la majorité des familles de salariés. En Italie, au cours de l’après-guerre, cette définition a recouvert plusieurs sens. Les premières victimes de cette crise ont été les populations évacuées à la suite des destructions de la guerre, auxquelles se sont ajoutées les populations rurales venues s’installer dans les grandes agglomérations, le plus souvent dans leur périphérie. À partir de la fin des années 1960, en dépit d’une intense activité dans le secteur de la construction légale, la croissance incontrôlée de l’habitat abusif a produit des déséquilibres très visibles des conditions de vie et d’habitation entre les Italiens. À Rome particulièrement, cette évolution se traduit par une perte de confiance dans les acteurs du marché immobilier ainsi que par les prémices d’une mobilisation sociale qui débouchera, à la fin de la décennie, sur des protestations et des grèves de plus en plus fréquentes pour un meilleur logement. Car il s’agit également d’une crise qualitative. Dans un contexte de croissance démographique et de prospérité économique nouvelle, l’élévation des normes du « bon » logement et l’absence de perspective concrète pour une grande partie des habitants mal logés font l’objet de revendications populaires contre le manque de logements, la hausse des loyers et l’exclusion urbaine142. Le décalage saisissant constaté entre les rêves d’un habitat moderne et les réalités proposées à la majorité de la population se trouve au cœur de la crise des valeurs que connaît la société italienne à la fin des années du « miracle ».

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De la crise du logement à celle de l’État


75 Une autre Rome

1969-1980

politiques de logement social poursuivies au cours de la période comprise entre 1945 et 1960, s’avère incapable d’apporter une solution durable au problème du logement, en particulier pour les populations défavorisées, en faveur desquelles il produit des logements trop chers – et trop lentement. Faute de répondre rapidement à leurs attentes, il incite ces familles à autoconstruire illégalement leur logement dans des secteurs non encore urbanisés. Si le programme INA-Casa parvient à réaliser peu ou prou un rééquilibrage de l’offre et de la demande pour les classes moyennes, il ne contribue guère à l’idéal de solidarité qui était le sien. Il aggrave au contraire le déficit de logements pour les milieux modestes et aboutit à une carence structurelle d’habitations à bon marché accrue par la vague migratoire intérieure qui submerge les grandes villes italiennes. Cette question est cruciale à Rome, du fait des circonstances particulières de la croissance démographique de la capitale. Pendant une vingtaine d’années, les pouvoirs publics se sont en effet concentrés sur la construction de logements neufs à un prix de revient assez élevé, négligeant la réhabilitation du parc ancien dont la dégradation persistante a poussé un nombre croissant de locataires à « fuir » vers la périphérie. Les piliers de cette politique publique de soutien à la construction neuve sont l’exonération fiscale, les plans de crédit à long terme et le déblocage des loyers. Ces mesures ont surtout favorisé l’accès à la propriété au détriment du secteur locatif et se sont concentrées sur les classes moyennes, cible privilégiée de l’action de l’État. Cette logique s’est également traduite par un renforcement du poids du secteur privé dans la construction, tandis que l’intervention publique est allée en se réduisant fortement. De 25 % de l’investissement total dans les années 1950, la part du secteur public dans le bâtiment est tombée à moins de 5 % au milieu des années 1960144. Entre 1960 et 1970, 90 % des logements neufs ont été réalisés par le secteur privé. Or, entre cette offre de logement privé et la demande populaire, le dialogue est impossible : le loyer représente en moyenne 17,5 % du budget d’un ménage italien en 1970, contre 7 % en Allemagne et 6,3 % en France, par exemple, sur la même période. Il n’y a pas de toit disponible pour quelque trois millions d’Italiens, dont 600 000 Romains environ. Pourtant, les critiques sont allées croissant dès le milieu des années 1950 et au cours des années 1960. Constatant les dégâts causés par les spéculateurs qui font « main basse sur la ville145 », le journaliste Antonio Cederna enquête longuement sur le sujet et dénonce « les vandales à la maison146 », constituant l’amorce d’un nouveau mouvement politique, ambientalista (écologiste). Quant à l’écrivain Italo Calvino, dans un ouvrage lucide où un apprenti spéculateur, jetant un regard sur la ville, n’y voit qu’une « superposition géométrique de parallélépipèdes […],

144  Fl. Cumoli, art. cit., p. 62. 145  C’est le titre du long-métrage de Francesco Rosi (Le mani sulla città), qui sort sur les écrans italiens en 1963 et évoque le cas de Naples. 146  A. Cederna, I vandali in casa, Bari, Laterza, 1956.


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147  I. Calvino, La spéculation immobilière (1963), trad. française, Paris, Le Seuil, 1990. 148  L’Unità du 10 juin 1957. 149  P.P. Pasolini, « I campi di concentramento », Storie della Città di Dio. Racconti e cronache romane, 1950-1966, Turin, Einaudi, 1995, p. 124. 150  F. Ferrarotti, Roma da capitale a periferia, Rome-Bari, Laterza, 1970.

Une autre Rome

Luttes urbaines Les rares enquêtes sociologiques menées sur les quartiers périphériques convergent pour mettre en lumière de profonds changements au sein des familles ouvrières, changements longtemps contenus par le double carcan de l’Église catholique et du parti communiste et sous-estimés par le pouvoir central. Ils sont encore plus radicaux chez les jeunes ouvriers peu qualifiés et chez les étudiants privés de perspectives d’emploi et « d’ascenseur social ». Il n’est donc pas étonnant qu’à partir de 1968-69, coalisant le besoin de décohabitation des jeunes, l’agitation étudiante et les revendications syndicales, le mouvement de lutte pour un logement décent et contre la hausse des loyers puise ses principales forces dans

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d’angles et de pans de maison147 », il démontre que le logement est devenu un simple produit de consommation. En outre, abolissant peu à peu les frontières entre ville et campagne, le développement des moyens de transport et de communication montre à la nation tout entière les visages cachés de la misère tandis que les pauvres des campagnes rêvent aux lumières de la « Ville éternelle »… Évoquant ces rêves perdus des migrants venus du Mezzogiorno, le quotidien communiste L’Unità soupire : « Seules les baraques les attendent dans les villes dont ils ont tellement rêvé148. » Invisible pour l’administration publique, le nouveau sous-prolétariat urbain ne trouve refuge que dans ce que Pasolini, ulcéré par l’inframonde qu’il découvre dans les banlieues romaines, n’hésite pas à qualifier de « camps de concentration149 ». La politique de contrôle des salaires qui s’impose au milieu des années 1960 n’aide guère. 18 % des locataires des nouveaux quartiers construits sur fonds publics se trouvent déjà en défaut de paiement d’un loyer trop élevé en 1952150. Quinze ans plus tard, en 1968, ce sont près de 900 000 personnes, soit environ un tiers de la population de Rome, qui vivent dans les nouveaux quartiers périphériques, menant une vie parallèle à celle de la Rome « éternelle ». Après l’INA-Casa, un nouveau plan décennal, le GESCAL (Gestione Case Lavoratori), a pourtant été mis en place en 1963, financé par la liquidation du programme existant, les cotisations sociales et la participation de l’État. Mais il est moins efficace que prévu, tandis que les besoins ne font qu’augmenter. Le scandale éclate début 1968, lorsqu’il apparaît qu’une grande partie des fonds recueillis par le GESCAL est inutilisée, alors que les cotisations payées par les salariés continuent largement d’alimenter le programme. Cela peut s’expliquer par des procédures trop lentes, des travaux en adjudication désertés par les entreprises du bâtiment en raison de prix de référence trop bas ou encore par le chaos législatif qui règne du fait de l’instabilité gouvernementale. Mais ces explications ne satisfont guère les principaux intéressés.


77 Une autre Rome

1969-1980

le sous-prolétariat trop longtemps exclu du « miracle » économique et dans les couches moyennes frustrées. Les protestations contre l’inaction fautive des pouvoirs publics, le manque de logements sociaux neufs et le renchérissement des loyers aboutissent à un mouvement inédit de grèves des loyers, d’occupation de logements vides et finalement à une grève nationale en novembre 1969. Ces mouvements viennent rappeler à l’Italie que c’est par le logement que commence la ségrégation urbaine. Les manifestants dénoncent le gaspillage de l’argent public et réclament un « droit à la ville151 » qui fait des émules dans toute l’Europe. Engagé dans l’agglomération de Milan, le mouvement s’étend bientôt dans les autres grandes villes. À Rome, les occupations « sauvages » entendent dénoncer aussi bien la coexistence scandaleuse d’un parc de logements bourgeois vides que la prolifération de borgate spéculatives dans la banlieue. Le syndicat des locataires, nouvellement créé, cherche à négocier avec le gouvernement, réclamant une politique fondée sur une intervention publique forte permettant d’assurer à tous les citoyens des conditions de logement convenables. Il lui demande de s’engager sur des investissements plus importants en faveur du logement social, l’instauration d’un système dit d’equo canone (de « loyer juste ») et des garanties d’emploi pour les employés du secteur du bâtiment152. Mais il est déjà trop tard. L’attentat à la bombe de la Piazza Fontana, à Milan, le 12 décembre 1969, qui fait 16 morts et 88 blessés, ouvre la porte des « années de plomb ». Les luttes urbaines pour le logement vont finalement être marginalisées au profit d’un affrontement de plus en plus direct et violent entre l’État, les forces d’extrême droite et un movimento qui s’apprête à déborder sur leur gauche la société issue du « miracle » et l’arc politique du consensus. Mais le caractère urbain des conflits sociaux est d’ores et déjà devenu un trait distinctif de la réalité italienne. Le « Mai rampant », qui s’étend à vrai dire du début de 1968 à l’automne 1969, tranche par son ampleur et surtout sa durée avec les autres mouvements européens, comme en France ou en Allemagne où il est à la fois moins précoce et plus court. Comme dans les deux autres pays, toutefois, c’est la contestation étudiante qui l’amorce. Mais elle va prendre des formes et des issues violentes qu’il était difficile de prévoir, au moins sous cette forme. Si le mouvement de contestation démarre dès 1966 à l’Institut supérieur des sciences sociales de Trente puis s’étend à l’université de Pise en février 1967, il se cristallise avec l’occupation de l’université catholique de Milan en novembre de la même année, puis l’agitation s’étend à d’autres grandes villes universitaires comme Bologne, Gênes, Rome, Naples ou Pavie. En visite à Rome, fin 1967, le président américain Lyndon Johnson découvre une ville en état de siège et doit effectuer ses déplacements locaux en hélicoptère !

151  Dans la foulée des thèses du philosophe et sociologue français Henri Lefebvre, exprimées dans Le droit à la ville (Anthropos, 1968). 152  Fl. Cumoli, art. cit., p. 69.



DIX RÉALISATIONS CONTEMPORAINES MAJEURES À ROME

ARCHITECTURE


La Centrale Montemartini (1995-1997) La Centrale Montemartini est une ancienne centrale thermoélectrique de Rome, construite au cours de la première moitié du XXe siècle et située dans le quartier d’Ostiense. Elle a été désaffectée et transformée en musée archéologique au milieu des années 1990. C’est pour dégager les espaces capitolitains saturés, tout en permettant au public de ne pas cesser d’avoir accès aux œuvres, que les locaux restaurés de la centrale ont accueilli pour leur ouverture une exposition intitulée « Les machines et les dieux », dans un rapprochement, inédit jusqu’alors, de deux mondes opposés : l’archéologie classique et l’architecture industrielle. À côté des puissantes turbines de production électrique sont présentés des chefs-d’œuvre de la sculpture antique et des objets précieux retrouvés dans les fouilles romaines de la fin du XIXe siècle et des années Trente.

Une autre Rome

Il Parco della Musica, Renzo Piano, RPBW arch. (1994-2002) Réalisée par Renzo Piano dans le quartier de Flaminio, au pied de Parioli, sur le site ayant accueilli les Jeux olympiques de Rome en 1960, cette « cité de la musique » est le plus vaste multicomplexe d’Europe et l’un des dix plus grands au monde. Il accueille trois salles de spectacles indépendantes : la salle Santa Cecilia, dédiée aux concerts de musique symphonique, la salle Sinopoli, destinée à la musique de chambre et à la danse, et la salle Petrassi consacrée à d’autres types de spectacles et aux conférences. Elles offrent chacune une architecture surprenante jusque dans l’utilisation des matériaux : travertin pour les gradins, le foyer et les entrées, briques rouges artisanales pour les surfaces verticales et plomb préoxydé pour les coques des trois salles. Un « auditorium de plein air » de 2 800 places a été réalisé sur le même site, ainsi qu’un ensemble bâti comportant librairie, restaurant et bureaux. (Parco della Musica, via Pietro de Coubertin, Flaminio)

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La Grande mosquée de Rome, Paolo Portoghesi et al. arch. (1984-1995) La Grande mosquée de Rome se trouve dans la partie nord de Rome dans le rione de Parioli. De style néo-hispano-mauresque, elle constitue la plus grande mosquée d’Europe et peut accueillir jusqu’à 12 000 fidèles. La ville de Rome a fait don des terrains à la communauté musulmane en 1974, avec l’appui du gouvernement démocrate-chrétien de l’époque, mais la construction de la mosquée n’a été engagée que dix ans plus tard sur les plans des architectes Paolo Portoghesi, Vittorio Gigliotti et Sami Mousawi. La mosquée a été fondée par le prince afghan Muhammad Hasan et financée en grande partie par le roi Fayçal d’Arabie saoudite. L’inauguration du lieu de culte a eu lieu le 21 juin 1995. Certains Romains avaient pris ombrage du fait que le minaret, qui culmine à 43 mètres, pouvait être plus haut que la coupole de la basilique Saint-Pierre, mais en réalité le monument chrétien le dépasse d’une petite centaine de mètres… (Via della Moschea, Parioli)


259 Une autre Rome

L’aménagement du bâtiment, la restauration des machines et la section didactique du secteur archéo-industriel ont été réalisés sous l’égide de l’agence municipale pour l’énergie Acea. (Via Ostiense, Ostiense) L’Ara Pacis, Richard Meier arch. (1995-2006) L’Ara Pacis ou Autel de la Paix est un monument de la Rome antique édifié par le premier empereur romain Auguste entre 13 et 9 av. J.-C., en l’honneur de la déesse de la paix. Transféré au bord du Tibre, en face du Mausolée d’Auguste, à la fin des années 1930, il fait l’objet ensuite de plusieurs restaurations. Dans les années 1990, la décision est prise de construire un complexe muséal pour l’abriter de la pollution automobile et du soleil et ainsi limiter sa dégradation. L’architecte américain Richard Meier imagina l’ingénieux système d’une boîte en verre trempé (plus de 1 500 mètres carrés au total) qui assure au monument intérieur un maximum de visibilité grâce à la réalisation d’une esplanade. Cette « enveloppe » a été étudiée de façon à obtenir le meilleur équilibre entre rendement esthétique, transparence, insonorisation, isolation thermique et filtrage de la lumière. (Ara Pacis, Lungotevere in Augusta, Centro storico) L’église du Jubilé Dives in Misericordia, Richard Meier arch. (1996-2003) Baptisée Dives in Misericordia, cette église catholique caractérisée par ses voiles de béton blanc a été réalisée dans le cadre du projet « 50 églises pour Rome 2000 », engagé par le Vatican pour célébrer le Jubilé de l’an 2000. C’est à la suite d’un concours sur invitation auxquels six grands noms de l’architecture ont participé (Tadao Ando, Günter Behnisch, Santiago Calatrava, Peter Eisenman, Frank Gehry et Richard Meier), que le projet de l’architecte américain, auteur du Getty Center de Los Angeles et du siège de Canal+ à Paris, ont été retenus. L’église se démarque de tout modèle par sa blancheur immaculée et l’utilisation amplifiée de la lumière. Bâtie en périphérie, à une dizaine de kilomètres au nord-est de la capitale, elle a contribué à revitaliser le quartier populaire de Tor Tre Teste. Inachevée au moment du Jubilé, elle n’a été consacrée et inaugurée qu’en 2006. (Église du Jubilé, Piazza Largo Terzo Millennio, Tor Tre Teste) Les Écuries du Quirinal, Gae Aulenti arch. (1997-1999) Les Scuderie del Quirinale, situées en face du Palais du Quirinal, également propriété de la Présidence de la République italienne, accueillent désormais de grandes expositions internationales et d’importantes manifestations culturelles. Anciennes écuries papales construites au XVIIIe siècle par l’architecte Alessandro Specchi et achevées par Ferdinando Fuga, le bâtiment a conservé sa fonction d’origine jusqu’en 1938, année où il a été adapté pour servir de garage. Dans les années 1980, il a été transformé en musée des


Table des matières

INTRODUCTION P. 5

ROME ET LE MIRACLE ITALIEN (1950-1968) 1. L’héritage encombrant du Ventennio fasciste, P. 24

2. Affres et grandeur de la Reconstruction, P. 29

3. Miracle économique, désillusions sociales, P. 34

4. Salvatore Rebecchini, maire de la « grande expansion », P. 42

5. L’épineux problème du logement, P. 49

6. Cinéma, architecture, littérature : la révolution des idées

et des formes, P. 57 7. Miracles et défaillances du « modèle », P. 67

LES ANNÉES DE PLOMB À ROME (1969-1980)

8. De la crise du logement à celle de l’État, P. 74 9. Une décennie de poudre et de sang, P. 79 10. La mort d’Aldo Moro et l’échec du « compromis historique », P. 85 11. Alternance politique au Capitole, P. 95 12. Une stratégie pour le développement de Rome, volontaire, mais inachevée, P. 102 13. La banlieue s’organise malgré tout, P. 107 14. Le Corviale, immeuble symbole d’une politique de rattrapage désespérée, P. 111

DES ANNÉES PAILLETTES À L´OPÉRATION MANI PULITE (1980-1993) 15. Craxi, une bombe à retardement, P. 120 16. En mains propres, P. 126 17. Les maires de Rome dans la tempête du « grand nettoyage », P. 132 18. Une intelligentsia déboussolée face à la « télé Berlusconi », P. 139 19. Quand la périphérie se « gentrifie », P. 145 20. Le passé a-t-il un avenir ?, P. 150


LE TEMPS DE BERLUSCONI ET L´EXPÉRIENCE ROMAINE DU CENTRE GAUCHE (1994-2008) 21. Des mutations sociétales et urbaines considérables, P. 158 22. Le choc Berlusconi, P. 161 23. Intermède(s), P. 165 24. Francesco Rutelli et la dynamique du Jubilé, P. 170 25. Walter Veltroni, « Il buonista », P. 178 26. Rome, une ville d’images ?, P. 186

DU SUCCÈS DU POPULISME AU CHAOS URBAIN (2008-2020) 27. D’un populisme l’autre : du séparatisme à l’« anti-système », P. 194 28. Gianni Alemanno, un maire de « transition », P. 204 29. Ignazio Marino, un « Martien » à Rome, P. 210 30. Virginia Raggi, une « étoile » filante ?, P. 216 31. Métropolisations : d’Ostiense à Ostie, P. 226 32. Le patrimoine contre la modernisation des transports publics ?, P. 233 33. L’immigration, charge ou chance pour la « Ville éternelle » ?, P. 239 34. Rome sous Coronavirus, P. 245

PERSPECTIVES Futurs possibles, P. 251

ARCHITECTURE : DIX RÉALISATIONS CONTEMPORAINES MAJEURES À ROME P. 257

SOURCES ET INDEX Bibliographie, P. 264 Filmographie, P. 274 Index, P. 276



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