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VILLEURBANNE, BERCEAU DE LA DYNASTIE CAVAGNOLO EN FRANCE

LAURA JOUVE-VILLARD

Détails de l’accordéon Cavagnolo dans l’exposition Instruments voyageurs.

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Bertrand Gaudillère - collectif item

• 2 • L’atelier de production Cavagnolo au 48, rue Jean-Claude-Vivant à Villeurbanne, photographie noir et blanc, non datée. Coll. privée Cava-France

L’histoire urbaine, culturelle et sociale de Lyon et de ses communes limitrophes est indissociable de l’histoire migratoire de ses populations. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ce territoire en pleine expansion économique et démographique, accueille majoritairement Suisses et Italiens 1. À partir des années 1920, des émigrants belges, russes, grecs, arméniens, turcs et algériens s’installent dans l’Est lyonnais, appelés à soutenir l’essor industriel dont Villeurbanne et sa voisine Vaulx-en-Velin sont des épicentres 2. Dans cette mosaïque culturelle qui se constitue au fil des décennies, l’émigration italienne est pionnière et dessine des itinéraires très identifiés. De nombreux Italiens s’installent par familles entières, voire par populations issues d’une même ville, comme Roccasecca dans la région du Latium, l’une des communes italiennes les plus représentées à Villeurbanne dans les années 1920. D’autres arrivent sur le territoire avec des compétences artisanales bien spécifiques, qu’ils vont développer dans ce nouvel environnement industriel, social et économique : mosaïstes, sculpteurs sur bois ou encore… facteurs d’accordéons, comme c’est le cas de Domenico Cavagnolo et sa famille.

LA FAMILLE CAVAGNOLO, DE VERCELLI À VILLEURBANNE

Ce nom de famille qui, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, allait donner à l’accordéon ses lettres de noblesse vient de la ville de Cavagnalo, au nord-est de Turin. Dans l’ouvrage Cavagnolo, une histoire de légende 3, Alexandre Juan nous livre un passionnant récit des origines des accordéons Cavagnolo en nous emmenant un peu plus à l’est du Piémont, vers la commune de Vercelli. C’est là qu’un dénommé Simoné Merlo s’installe autour de 1870 avec sa famille pour développer un mystérieux instrument que l’on nommait alors accordéon en France, mais fisarmonica en Italie, lui-même né de l’inventivité d’un luthier autrichien aux alentours des années 1820. Vercelli va devenir en une vingtaine d’années l’un des centres de gravité de l’innovation dans la facture d’accordéons. Plusieurs ateliers ouvrent dans cette petite ville, embauchant un nombre croissant d’ouvriers qui eux-mêmes ouvrent de nouveaux ateliers à leur nom.

Parmi eux, le jeune Domenico Cavagnolo, qui est connu localement pour être un maître dans l’accordage d’accordéons, ne tarde pas à recueillir les éloges de ses collègues facteurs de la région. Mais cette reconnaissance en tant que facteur d’accordéons qu’il commence à signer de son nom dès 1904, ne le protège guère de la crise économique qui sévit en Italie au lendemain de la Première Guerre mondiale, ni des vents autoritaires qui viendront installer Mussolini au pouvoir quelques années plus tard, en 1922. Domenico Cavagnolo commence à organiser le départ de sa famille de l’autre côté des Alpes, en France, où l’engouement pour l’accordéon bat son plein dans les bals musettes et sur les ondes. En 1923, la famille Cavagnolo pose ses valises à Villeurbanne, puis ouvre un atelier au 49 ter, cours Émile -Zola, puis plus tard au 48, rue Jean-Claude-Vivant 4

• 3 •

Le magasin Cavagnolo de la rue d’Alsace à Villeurbanne, photographie noir et blanc, non datée.

Coll. privée Cava-France

• 4 •

Le café Jayet ou café des Accordéonistes, non daté.

Archives municipales de Villeurbanne

• 5 •

Amicale des accordéonistes lyonnais. Carte de présentation de l’Amicale des accordéonistes lyonnais, dont le siège était au 50, rue Jean-Claude-Vivant à Villeurbanne, non datée.

Archives municipales de Villeurbanne – Le Rize

• 6 •

4e de couverture d’une partition publiée par les éditions Cavagnolo (Alina, valse italienne), non datée.

Coll. privée

Les fils Cavagnolo, Pietro et Ermanno, suivent les traces de leur père, mais tiennent à se déclarer accordéonistes avant tout, musiciens plus que fabricants. Le succès qu’ils rencontrent dans les bals de la région est la meilleure publicité qu’ils pouvaient offrir aux accordéons de leur père, qui n’hésite pas à fonder la célèbre « Amicale des accordéonistes lyonnais » qui deviendra ensuite la « Société des accordéonistes lyonnais » et dont le siège fut un temps installé au café des Accordéonistes, à côté de l’atelier des Cavagnolo. C’est pour cette association que Marceau Verschueren, dit V. Marceau, compose la fameuse Marche des accordéonistes lyonnais, devenue une sorte d’hymne national des accordéonistes français 5 .

Une Entreprise Artisanale Et Artistique En Pleine Expansion

Le décès de Domenico Cavagnolo en 1937 (il n’avait que 53 ans), est un choc pour le monde des accordéonistes en France et en Espagne, mais aussi pour le milieu ouvrier villeurbannais. En ces années de grèves du Front populaire, l’entreprise familiale jouait en effet un rôle de sociabilité et de soutien économique salvateur. Madame Cavagnolo et ses deux fils reprennent la direction de l’entreprise, qui poursuit et étend son activité jusque vers la bouillonnante capitale. Ermanno se charge de faire tourner le local commercial des Cavagnolo à Paris, dans le quartier de la porte Saint-Martin. Outre des accordéons, il y vend des recueils pédagogiques renouvelant ainsi profondément les méthodes d’apprentissage et de jeu de cet instrument. Pendant ce temps à Villeurbanne, les ateliers Cavagnolo restent chapeautés par Pietro, qui n’en finit pas de briller par sa créativité. Dans les années 1950, Cavagnolo est bel et bien devenu une grande marque commerciale, qui invente, vend et répare des accordéons, mais qui édite aussi des partitions et des manuels pédagogiques. Les ateliers déménagent dans un nouveau lieu de production, plus grand, au 71 rue d’Alsace (qui sera d’ailleurs le titre d’une des chansons composées par Pietro et Ermanno).

LES ANNÉES 1960 ET L’ENTRÉE DANS L’ÈRE DE L’ÉLECTRONIQUE

Les années 1960 sont marquées par les décès successifs de Pietro puis d’Ermanno Cavagnolo. La génération des petitsenfants se retrouve seule aux commandes. Le jeune Claude Cavagnolo, fils d’Ermanno et ingénieur en électromécanique, se lance dans l’électronique et lance le tout premier accordéon à transistors au monde, le « Majorvox ». Dans les années 1970, l’entreprise compte une centaine de salariés, dont 90 % travaillent à Villeurbanne, produit artisanalement 2 000 accordéons par an et fournit environ un sixième de la demande nationale. Elle est alors la première entreprise française d’accordéons. Mais, confrontée à des difficultés économiques au cours de la décennie 1980, l’entreprise Cavagnolo quitte Villeurbanne en 1988 pour s’installer à Saint-Maurice-deBeynost puis Beligneux dans l’Ain, où elle poursuit encore aujourd’hui son activité, même si les descendants de Domenico ne sont plus aux commandes de la société. Depuis 2010, on ne compte plus de membres de la famille Cavagnolo au sein de l’entreprise, qui se nomme désormais Cava-France.

De Vercelli à Villeurbanne, les trois générations de Cavagnolo artistes et artisans ont indéniablement marqué la mémoire culturelle villeurbannaise, mais surtout l’évolution de la musique populaire en France.

LA MÉMOIRE CULTURELLE VILLEURBANNAISE

EST MARQUÉE PAR LES GRANDS NOMS DE LA FACTURE INSTRUMENTALE, TELS QUE LES ACCORDÉONS CAVAGNOLO, LES CORDES

SAVAREZ OU LES FLÛTES ADÈGE. DE NOS JOURS, NOUS NE RETROUVONS

PLUS AUCUNE TRACE DE CES IMPORTANTES

ENTREPRISES QUI SE SONT DÉLOCALISÉES

POUR CERTAINES DEPUIS PLUS D’UN DEMI-SIÈCLE.

D’AUTRES HISTOIRES D’INSTRUMENTS SE RACONTENT TOUTEFOIS, AU CŒUR D’ATELIERS PRIVÉS, À L’ABRI D’UNE CAVE OU DANS LE RECOIN D’UN APPARTEMENT.

LES ENQUÊTES MENÉES PAR L’ÉQUIPE DU PROJET INSTRUMENTS VOYAGEURS NOUS ONT AINSI PERMIS DE CROISER LA ROUTE D’UN FACTEUR DE DUDUK ARMÉNIEN, D’UN LUTHIER DE KORAS OUEST-AFRICAINES, OU ENCORE DE L’INVENTEUR DE LA VIOLETTE, UNE PETITE VIOLE D’ÉTUDE CONSTRUITE POUR LES ENFANTS. CHACUN ÉTAIT REPRÉSENTÉ AU SEIN DE L’EXPOSITION, ET CHACUN MÉRITERAIT UN CHAPITRE DE CET OUVRAGE.

ZOOM SUR DEUX HISTOIRES SINGULIÈRES DE FABRICANTS D’INSTRUMENTS VIVANT OU AYANT VÉCU RÉCEMMENT À VILLEURBANNE :

JEAN-LUC PEILHON, JOUEUR ET FACTEUR DE SHAKUHACHI ET HAÏG SARIKOUYOUMDJIAN, JOUEUR ET FACTEUR DE DUDUK.

LE SOUFFLE DU BAMBOU : RENCONTRE AVEC

Un Facteur De Shakuhachi

LAURA JOUVE-VILLARD

Son appartement n’a pas été choisi par hasard, c’est sûr : un calme presque champêtre au cœur de la ville, ce qu’il faut d’humidité dans l’air, un dernier étage pour que les puissantes notes du shakuhachi s’envolent sans troubler le voisinage, et une cave pour faire sécher le bambou6. Sagement alignés, des flûtes japonaises à différents stades de leur fabrication, des kavals d’Europe de l’Est, des clarinettes en bois naturel, des clarinettes basses modernes, des neys turcs. Et enfin, tels de discrets intrus au milieu de cet étrange bosquet, des dizaines d’harmonicas et de guimbardes miroitant sous un soleil automnal.

Avant de devenir un infaillible chercheur, cueilleur et tailleur d’herbes géantes (car le bambou est une herbacée et non un arbre !), Jean-Luc faisait plutôt vibrer le métal. Né dans une famille de musiciens avec laquelle il monte sur scène dès l’âge de sept ans, il tombe nez à nez, à l’aube de ses dix ans, sur un harmonica abandonné dans une benne à ordures. Déjà grand curieux des instruments à anche, il adopte aussitôt cette petite barrette de métal et sa grille en nid d’abeille qui fait chanter le souffle. L’harmonica est en effet l’un des rares instruments à vent du monde dans lequel on inspire et expire, nous fait-il remarquer.

À la maison, il n’y a pas de piano, si bien que Jean-Luc n’a pas en lui l’image mentale d’une gamme mélodique qui se déploie sur une ligne horizontale allant du plus grave, à gauche, au plus aigu, à droite. Sa géométrie musicale intérieure est davantage faite de hauts et de bas, de sons profonds et de surface, de circonvolutions en trois dimensions. Il débutera ainsi son parcours d’autodidacte avec un harmonica tête-bêche, les graves à droite, les aigus à gauche ; ou plutôt avec une rose des vents bien personnelle qu’il n’a depuis lors jamais jugé nécessaire de renverser vers le droit chemin.

Ce a entretien avec Jean-Luc Peilhon, enregistré le 11 février 2020 par Maëllis Daubercies, et de l’article qui lui est consacré dans la Lettre d’info n° 41 du CMTRA parue au printemps 2011.

De la clarinette à l’harmonica, en passant par la guimbarde ou le hulusi chinois ; de la musique classique à la sonothérapie, en passant par le jazz et les musiques traditionnelles orientales, Jean-Luc Peilhon s’est toujours tracé une géographie bien à lui. Tout en reconnaissant la valeur structurante des étiquettes esthétiques, il sait bien qu’elles ne sont que des mirages qui s’évanouissent dès qu’on les observe de près. Alors certes, depuis son plus jeune âge, Jean-Luc s’est passionné pour les instruments à vent, ou plutôt pour les instruments soufflants. Mais il est de ces musiciens zéphyriens bien accroché à la terre, nourrissant comme une évidence et non comme un paradoxe l’idée d’une créativité musicale libérée des catégorisations esthétiques, tout en restant fermement ancrée dans le monde d’ici et maintenant. Une musique à l’image du bambou dont Jean-Luc Peilhon n’allait pas tarder à se faire le chasseur éveillé : souple, léger, qui s’élève étonnamment vite vers le ciel, tout en cachant sous la terre un très dense réseau de racines entremêlées.

Ce n’est donc peut-être pas tant un hasard si, en 2007, le son du shakuhachi le touche au cœur. C’était pourtant un ney qu’il recherchait, cette longue flûte oblique très répandue dans la grande mosaïque des musiques arabo-persanes. En discutant avec l’un de ses amis québécois, celui-ci lui suggère de s’intéresser à la flûte shakuhachi. Jean-Luc ne la connaît ni d’Eve ni d’Adam, ni le son, ni le nom. En insatiable curieux, il suit la piste conseillée. « Et là, c’est le flash. Ce son ! J’ai l’impression de découvrir ce que je cherchais depuis longtemps, tout me parle, et pourtant, je suis face à une culture à laquelle je ne connais rien, pour laquelle je n’ai aucun repère. » Il s’emploie depuis lors à déchiffrer le monde qui se déploie derrière le shakuhachi, cette flûte en apparence si simple : environ 55 centimètres, 5 trous, une embouchure libre (c’est-à-dire sans anche) et en biseau. Les pièces traditionnelles de shakuhachi sont méditatives, évocatrices de l’univers esthétique et spirituel du bouddhisme Zen : paysages naturels épurés, cerfs bramant au loin, grue s’envolant à la recherche de nourriture, quête de la paix intérieure, plasticité des espaces-temps.

À la suite de cette première rencontre avec le Jean-Luc Peilhon se plonge dans l’apprentissage de l’instrument, puis quelques années plus tard, dans l’apprentissage de sa fabrication. « C’était un rêve de gosse que de pouvoir jouer d’un instrument que j’ai fait moi-même […] Ce que je trouve fabuleux dans l’univers du shakuhachi, c’est qu’il existe une grande tradition de musiciens-facteurs. La plupart des grands joueurs de shakuhachi en ont construit au moins un dans leur vie, voire même en vendent. Cela tient peut-être à la simplicité apparente de l’instrument. Un bambou avec cinq trous et une encoche, on se dit que c’est à la portée de n’importe qui, mais pour le faire sonner avec une vraie qualité de son, là c’est autre chose. » https://www.shakuhachi-bamboo-clarinette.com

L’artiste-facteur se définit aujourd’hui comme un « emprunteur » qui s’emploie à faire « des mélodies proches aux accents lointains ». En miroir de l’histoire récente du shakuhachi, instrument traditionnel mondialisé par excellence qui s’invite depuis le milieu des années 1990 dans des genres musicaux aussi hétéroclites que le jazz, les musiques électroniques, ou l’orchestre symphonique, Jean-Luc « fouille, cherche des choses étranges, triture, laisse macérer » ses compositions au gré des collaborations artistiques. Il est aujourd’hui l’un des trois facteurs de shakuhachi identifiés en France, mais aussi l’un des chasseurs de bambous les plus aguerris du territoire.

❶ LA MAIN ET L’OREILLE — (2’39)

Ce montage sonore opère la rencontre entre les voix de deux facteurs d’instruments du territoire villeurbannais, Jean-Luc Peilhon et Haïg Sarikouyoumdjian, qui confient au micro quelques bribes de leurs quêtes sonores respectives.

HAÏG, L’ART DU DUDUK

Arm Nien

Né en 1985, le musicien Haïg Sarikouyoumdjian a étudié le duduk et les subtilités des répertoires traditionnels arméniens auprès de différents maîtres. Tout comme Jean-Luc Peilhon, c’est la recherche d’un son idéal, le travail physique et spirituel de la maîtrise du souffle, qui ont peu à peu conduit Haïg à s’intéresser à la facture instrumentale. Il apprit à fabriquer ses propres anches auprès du maître Ashot Martirosyan, puis l’art du tournage et de l’accord dans l’atelier Meyer Recorders, auprès du maître Ernst Meyer et de ses deux fils, fabricants réputés de flûtes à bec baroques.

Parallèlement à sa carrière de musicien, il construit aujourd’hui dans son atelier de Bron, à quelques dizaines de mètres de Villeurbanne, cet instrument qui appartient à la famille des hautbois et traditionnellement construit dans du bois d’abricotier. Il est surmonté d’une grosse anche double en roseau. Chaque année, Haïg part en quête des roselières de France (et de Sardaigne) qui offriront à ses instruments les meilleures promesses sonores.

https://www.sarikouyoumdjian.net

HASSAN ABD ALRAHMAN EST UN MUSICIEN SYRIEN, VILLEURBANNAIS D’ADOPTION

APRÈS SON ARRIVÉE EN FRANCE EN 1998.

DÈS L’ADOLESCENCE, IL COMMENCE

À ÉCOUTER ET ÉTUDIER LES MUSIQUES TRADITIONNELLES DU MOYEN-ORIENT.

MAIS C’EST AU DÉBUT DES ANNÉES 1990, PENDANT SA DÉTENTION POLITIQUE ENTRE LES MURS DE LA PRISON DE SAIDNAYA, QUE SON CHEMINEMENT MUSICAL CONNAÎT

UN TOURNANT MAJEUR. L’INSTRUMENT

PRÉSENTÉ AUX VISITEURS (L’UN DES RARES INSTRUMENTS DE L’EXPOSITION MIS SOUS VERRE !) EST UNE RECONSTITUTION DU OUD

FABRIQUÉ AVEC SES CODÉTENUS, À PARTIR DE MIE DE PAIN, DE CHAUX ET DE FILS DE NYLON. IL A ÉTÉ RÉALISÉ PAR HASSAN ABD ALRHAMAN ET LYAD ABDOH ENTRE AOÛT ET OCTOBRE 2020.

LE CMTRA A RENCONTRÉ ET ENREGISTRÉ

HASSAN À PLUSIEURS REPRISES LORSQU’IL

VIVAIT ENCORE À VILLEURBANNE. PLUTÔT QUE DE RETRANSCRIRE CES ENTRETIENS, NOUS LES AVONS LIVRÉS À UN POÈTE BIEN CONNU DU TERRITOIRE, MOHAMMED EL AMRAOUI * , EN LUI PROPOSANT D’ÉCRIRE UNE LIBRE INTERPRÉTATION DE L’HISTOIRE DU OUD DE HASSAN.

Le Jour

O On A Mang

Le Oud De Hassan

MOHAMMED EL AMRAOUI

« Je t’offre un voyage à Istanbul », dit Hassan à sa femme. Il ne lui avait pas dit dès le départ que cette traversée était accompagnée d’un autre désir profond, celui de se faire fabriquer un oud par l’un des grands maîtres luthiers turcs et de réaliser ainsi le rêve d’asseoir sur ses genoux un instrument plus petit, plus nerveux que celui qu’il avait apporté avec lui de Syrie dix ans auparavant. Il se voyait offrir la possibilité de s’ouvrir sur d’autres univers sonores chauds ou cristallins, d’autres nuances fines, d’autres accents encore inexplorés par ses doigts. Et c’est comme si ce voyage était au fond une manière d’accorder son amour du oud à celui de sa femme. Mais alors qu’il arpentait cette ancienne Byzance en bordure de la mer de Marmara et du détroit du Bosphore, dans la jointure entre l’Europe et l’Asie, entre les cultures d’Orient et d’Occident, son sentiment d’être plus près de toucher l’instrument et de le posséder s’amplifiait tous les jours avec un enthousiasme mêlé d’agitation intérieure, comme quand on est sur le point d’atteindre la dernière traverse d’une longue échelle et de toucher l’objet du désir. Il commençait à ressentir en lui un vif attachement, devenu même disproportionné qui risquait de rentrer en conflit avec celui qu’il devait offrir à sa femme. Elle le taquinait, lui reprochant d’avoir fait de ce cadeau, qu’est le voyage, un prétexte pour justifier le dessein prémédité de chercher ce corps piriforme tant convoité.

* Poète, performeur et traducteur, né en 1964 à Fès (Maroc), Mohammed El Amraoui vit en France dans la région lyonnaise depuis 1989. Après des études de linguistique et de philosophie, il débute sa carrière artistique en se produisant sur différents lieux culturels et festivals, seul ou accompagné de musiciens. Il anime des ateliers d’écriture et de traduction depuis 1991 dans des centres sociaux, des écoles primaires, des collèges, des lycées et à I’IUFM. Outre la publication de nombreux recueils de poésie, il a également traduit de l’arabe divers ouvrages, dont une Anthologie de la poésie marocaine contemporaine, parue chez Bacchanales, Maison de la poésie Rhône-Alpes, en 2006.

Le voici maintenant dans son espace quotidien, la main posée sur l’autre main, palpant doucement la tendinite qui s’enflamme et l’oblige au repos. Il regarde les deux ouds, l’un syrien, plus grave, plus contenu, plus robuste, plus nocturne et lunaire, portant dans sa substance même une mémoire à la fois radieuse et amère, et l’autre turc, plus frais, plus soleilleux, plus léger, plus dansant et plus agile dans ses entrains.

Chacun d’eux est là pour répondre à quelque chose d’impérieux en lui, chacun prêt à s’accorder à ses doigts et aux injonctions du cœur et de l’instant. Il les regarde, absorbé dans son oreille intérieure par les vibrations que produisent leurs cordes pincées, se serrant et se desserrant, s’improvisant douces ou tourbillonnantes. Il souligne leurs contrastes sans vouloir les opposer.

D’habitude, quand il veut jouer solo une ambiance douce, mélancolique et intériorisée, c’est le oud oriental qui s’invite naturellement à lui, et quand il veut jouer avec un groupe, c’est le oud turc, plus simple et plus léger, plus approprié à la fête et aux rythmes accélérés, qui lance ses notes dans l’air et sur la piste. Et maintenant, il contemple la beauté de leurs rondeurs et apprécie lucidement d’habiter dans ce qui les rapproche et les unit. Il aurait aimé se dédoubler et s’asseoir lui-même en face de lui-même pour pouvoir jouer des deux simultanément et les voir se rallier et raccommoder leurs rythmes. Il pourrait ainsi fusionner en un seul instant ses amours des deux. Il lui arrive souvent de les prendre dans ses bras comme on prend un bébé, délicatement et avec grâce, les berçant, les cajolant, les débarrassant de la poussière et de la sueur du jour, avant de les entendre emplir l’air de leur chant immémorial. Il aime dire : « Je suis en train de pincer les cordes d’un instrument ancestral. » Il aime dire : « Je joue des mélodies modernes avec un instrument traditionnel. » Et ce paradoxe le réjouit, il le porte en lui partout. Et partout il a toujours pris avec lui l’instrument de cette réjouissance. Il aime se rappeler qu’il a toujours vécu avec lui, qu’il est né avec lui. Il a toujours vu accroché au mur de son enfance un oud mal accordé. Il a toujours entendu le timbre et les notes retentir d’un poste radio ou dans le coin d’une rue, et résonner dans l’espace, et cela, au lieu de lasser et éreinter son oreille, l’enchantait et le faisait rêver de se voir un jour acquérir l’habileté qui lui permettrait d’en jouer, d’improviser et d’inventer.

À l’âge de 14 ans, il décida de prendre des cours et son amour de l’instrument devint passion joyeusement dévorante. Plus tard, il suivit des études de médecine, mais les arrêta pour se consacrer pleinement à affiner sa technique et fonder ce qui allait devenir un métier. C’était un matin de 1984, il ne se souvient pas exactement quel mois, ni en quelle saison, il se souvient juste qu’il se mit debout pour s’entendre dire d’un ton résolu : « Oui, ça sera la musique, la musique d’abord et après tout. »

Il s’inscrivit alors au conservatoire d’Alep, suivit des stages avec des profs à Damas. Au début, il jouait les gammes et maqâms

• 1 • 2 •

Le oud de Hassan dans la séquence « fabrique » de l’exposition.

© Bertrand Gaudillèrecollectif item

sans savoir ce que c’était exactement. Le plaisir de jouer primait sur le savoir et le devançait. Il tenait entre ses bras cette boîte bombée en forme de demi-poire, le manche incliné, tenant les chevilles en retrait. Il ne savait pas, et il n’a jamais vraiment su, peu importe, si la configuration qu’affecte cette composition piriforme était plutôt esthétique et ornementale, ou purement symbolique, peut-être quelque chose finalement qui allierait les deux à la fois. Mais il savait avec certitude qu’elle était là, façonnant les sons, les guidant, les aiguillant vers un endroit non pas seulement de l’oreille, mais de l’âme, accompagnant ses méandres intérieurs. Il savait aussi que la part de l’intuition était trop grande et qu’il fallait aiguiser l’oreille, car il n’y a pas de système mécanique pour accorder les cordes. On tourne les chevilles, chacune à gauche, à droite, lentement, on cherche le point où la note pourrait s’ajuster à d’autres notes, on penche la tête, on cherche, on peine à trouver, on trouve après tout, mais c’est long et difficile. Maintenant on arrive, se dit-il, à tricher un peu en intégrant sans les voir des vis à l’intérieur des chevilles, pour gagner en temps et en confort. Il savait la difficulté, il savait le long chemin, il savait aussi que le plaisir serait toujours plus puissant.

Dans les années 1990, pendant ses huit ans de prison, à l’aide de quelques amis, il avait fabriqué un petit oud, le corps en bois et en mie de pain mélangée à de la chaux, la caisse de résonance en carton, les fils extraits de chaussettes en nylon en guise de cordes. Sa petite taille le rendait apte à se cacher sous les vêtements ou les draps au cas où des gardiens surgissent pour faire la fouille. Le son n’était pas celui rêvé, mais ça lui permettait de travailler les gammes et d’entretenir l’envie de rester en vie. Beaucoup d’instruments ainsi fabriqués étaient confisqués. Quelqu’un avait eu l’idée géniale d’en confectionner un de forme rectangulaire, qui se transformait au moment des fouilles en table basse.

Il le fabriqua à la prison militaire de Saidnaya, à trente kilomètres de Damas, où il était enfermé pour ses opinions politiques. Quand il se remémore ces années, il voit avec

Scénographie de la séquence « fabrique » de l’exposition.

© Bertrand Gaudillèrecollectif item

amertume comment les temps ont empiré depuis. Aujourd’hui, aucun journaliste, aucune organisation humanitaire ne peut y pénétrer. La plupart des prisonniers opposants au régime de Bachar Al-Assad meurent de torture, de silence forcé, de dépression ou de maladies diverses dans des cellules étriquées qui refusent d’accueillir la lumière et où le jour est toujours vêtu de nuit.

Hassan se dit qu’il était en prison, car il se battait pour un monde plus juste. Il y était dans des conditions difficiles, mais qui laissaient une place, aussi infime soit-elle, au rêve ; cette place qu’on anéantit aujourd’hui.

Il était interdit pendant ces années de prison sous le régime de Hafez Al-Assad de jouer de la musique, et de fabriquer des instruments. Mais les gardiens et l’administration savaient qu’il était difficile de taire radicalement ce désir qui habitait les prisonniers artistes ou ceux qui voulaient le devenir ; plus qu’un désir, c’était un besoin, un impératif pour survivre. Alors, tantôt ils fermaient les yeux et tantôt ils décidaient de venir faire des fouilles, tantôt ils relâchaient, tantôt ils serraient les attaches. Il s’établit ainsi une sorte de jeu dans lequel les uns prenaient le risque de façonner la matière de leurs rêves et les autres surgissaient dans les cellules pour les confisquer ou les briser violemment.

C’était un bâtiment de trois pavillons de six cents détenus, communistes ou frères musulmans, répartis par vingtaine en dix cellules par étage, un corridor de soixante-deux mètres, avec au bout un portail comme une frontière où se postaient les gardiens. Les prisonniers jouaient doucement dans les cellules du fond, les plus éloignées des postes-frontière. Ils jouaient leur liberté et les gardiens guettaient et faisaient leur rapport.

L’idée qui hantait les prisonniers était de former un orchestre. Ils fabriquèrent ainsi des flûtes-neys dans des tuyaux en plastique, essayant de trouver la juste distance entre les orifices d’où le souffle pourrait jaillir avec la bonne note, ainsi que des guitares et des ouds. Des dizaines de ouds. Ils avaient d’abord essayé plusieurs procédés avant d’arriver à une technique plus précise et plus perfectionnée. Le premier oud était façonné dans un bidon de vingt litres auquel avait été fixé un manche avec des fils extraits de chaussettes de nylon ; puis petit à petit, le bois et le pain s’assemblaient pour former un corps plus ou moins piriforme.

❷ LE OUD DE HASSAN — (2’49) Hassan raconte l’histoire de son oud, de Saidanya en Syrie, à Lyon en passant par Paris. Un montage sonore réalisé par la journaliste Clémentine Méténier.

Afin d’avoir un ensemble plus complet, les prisonniers cherchaient dans les seuls journaux officiels permis à la lecture, des photos de violon pour le fabriquer : mais celles-ci étaient souvent petites et n’informaient pas de façon exacte sur la forme et les dimensions possibles de l’instrument. Ils purent enfin accumuler plusieurs morceaux de bois sur plusieurs mois et en construisirent tant bien que mal un de taille moyenne ; les cheveux de l’archet furent apportés clandestinement de l’extérieur, et plus tard de vraies cordes aussi. Ils se donnaient quelques heures par jour ou par nuit pour apprendre, chacun à son tour. Mais le jour de la fouille arriva, les prisonniers cherchèrent à le cacher. Son volume ne permettait pas de le dissimuler sous les couvertures ou les tas de vêtements. La seule cachette possible était la grille d’aération. Ils réussirent à le passer derrière le barreau de fer, pendu à un fil. Mais le gardien affecté à la surveillance de ces espaces de ventilation l’avait repéré, ce qui permit sa saisie. Il faut dire qu’il n’y avait pas de violoniste parmi les prisonniers, ni de prof de musique.

Après trois ou quatre ans de combat, les prisonniers obtinrent le droit d’aller visiter d’autres pavillons. Ils partaient la journée et revenaient le soir. Ils réussirent à installer un espace artistique, avec des concerts et des pièces de théâtre. Le public c’était les prisonniers. Ils venaient par politesse ou par désir. Une bibliothèque fut créée où l’on pouvait emprunter des livres de musique.

Hassan jouait un oud fabriqué de bois et de carton. Il improvisait, emporté par le désir et le plaisir de sentir ses doigts glisser ou pincer les cordes, sur la base de ce qu’il écoutait à la radio et de ce qu’il avait gardé en mémoire.

Détails du oud de Hassan dans la séquence « fabrique » de l’exposition.

© Bertrand Gaudillèrecollectif item

En 1995, il sortit de prison, laissant l’instrument à un ami. Fin 1998, il s’exila comme d’autres en France. Il continua à nourrir librement ce plaisir de faire vibrer les cordes du oud, à sentir le soleil s’infiltrer dans le ney, et le ney palpiter, frissonner, retentir dans les intervalles du silence, où les ondulations des notes continuent à traverser l’espace.

Il joua dans une pièce de théâtre qui avait pour sujet ses mémoires de prison, et au titre paradoxal Je ne me souviens plus pièce en arabe sous-titrée, avec des insertions de fragments en français dits par un comédien. Il était là, sur scène, à raconter avec un mélange de nécessaire envie de partager et d’étrange sentiment d’être étranger à lui-même. Il racontait et c’est comme s’il devenait tout d’un coup un autre, investissant sa voix dans le récit d’un autre encore plus autre et pourtant plus près des strates et des pliures les plus intimes de soi. Il racontait, répétait son récit de scène en cène. Un jour, en 2014, à Beyrouth, après une représentation au petit théâtre Tournesol, un jeune vint le saluer et lui dit d’une voix émue et ténébreuse : « Tu sais ton oud, on l’a mangé ! »

Il lui raconta qu’en 2002, une émeute éclata en prison. Les prisonniers prirent d’assaut l’intérieur du bâtiment, interdirent aux gardiens de rentrer, et au bout de plusieurs jours de cet auto-siège et plusieurs morts, les prisonniers n’avaient plus rien à manger. Alors ils commencèrent à tremper tout ce qui était fabriqué à base de pain pour pouvoir le manger. C’est comme si ces objets créés pour répondre à un désir esthétique vital étaient destinés à servir dans les temps difficiles à un besoin vital primaire.

Vivre avec et de son instrument de musique, s’en sustenter, le ressentir bien profondément dans ses entrailles. Il en eut la certitude le jour où il sut que manger un oud n’était pas une métaphore, mais un fait et que ce fait devenait la métaphore de ce qu’on appelle « nourriture spirituelle ».

1 re de couverture

© Costanza Matteucci –Le Muséophone (dessins d’instruments)

© Hervé Pouyfourcat (photo en fond)

4e de couverture

© CMTRA et Bertrand Gaudillère - collectif item (portraits des habitants)

Édition

Libel, Lyon www.editions-libel.fr

Dépôt légal juillet 2023

ISBN : 978-2-491924-40-9

Conception graphique

Frédéric Mille

Photogravure

Résolution HD, Lyon

Impression

Graphius

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d’information ou de recherche documentaire, sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Première édition © Libel

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