LE BEaufort Réinventer
IntroduCtIon
Il est difficile d’imaginer, lorsque l’on observe la foule estivale des visiteurs se pressant en masse dans les escaliers du magasin de la coopérative du Beaufortain, les voitures et les cars arrêtés le long de celle de Saint Sorlin ou les randonneurs visitant les chalets fromagers d’alpage de Tarentaise qu’il y a à peine cinquante ans, le fromage de Beaufort a bien failli disparaître, faute de trouver des montagnards pour le produire et surtout des acheteurs pour le consommer. Ce produit phare de l’agriculture et de la gastronomie savoyarde, une des figures emblématiques du lien entre un terroir et une agriculture de montagne, vient et revient de loin.
Il vient de loin, car comme l’a montré l’ouvrage d’Hélène Viallet dans sa minutieuse enquête historique, c’est au milieu du XVIIe qu’ont été réunies les conditions d’émergence de la production de ces gros fromages gras à pâte cuite, à l’intersection entre la mise au point d’un système agropastoral exploitant des espaces à la fois riches et hostiles et un produit agricole à forte valeur ajoutée, en s’appuyant sur le dynamisme des collectivités montagnardes et l’appropriation d’un savoir venu de la Suisse voisine.
Il revient de loin puisque dans la seconde moitié du XXe siècle, la mise en place d’une agriculture productiviste et spécialisée, contrepartie à la modernisation et au développement industriel de la France des trente glorieuses a précipité la désagrégation rapide de la société et de l’économie montagnarde : le départ des jeunes vers les vallées et les villes, l’abandon des pâturages d’altitude, la disparition programmée des races locales et la standardisation des produits agricoles semblaient conduire tout droit à l’abandon du Beaufort ou à son industrialisation.
Une histoire du beaufort au XXe siècle
C’est l’histoire de cette réinvention que se propose d’explorer cet ouvrage, en s’attachant à dépasser la simple dimension locale, pour la replacer dans la perspective plus large de la transformation de l’agriculture française au XXe siècle. En effet, si l’aventure du Beaufort a été d’abord collectivement portée par un groupe de montagnards convaincus et persévérants, grâce à transformation du système coopératif, l’élaboration
« “ Trousses” de foins aux Plans de Colombières (Bramans). Partie basse de la montagne des Plans de Colombières à Madame veuve Simon. Au fond, la pointe de Bellecombe. 1938. » Les ingénieurs des Eaux et Forêts, chargés d’encourager la modernisation des alpages, étaient aussi sensibles, tout comme aujourd’hui, à la beauté de la vie montagnarde. Archives Départementales de la Savoie [AD 73], Fonds RTM, film 9 – CD4, IMG0036
d’une politique de qualité autour de l’appellation, et le renouvellement des modalités d’exploitation de l’alpage, une telle réalisation est inséparable de la capacité à mobiliser ou au contraire à résister à des dispositifs et des politiques décidés à l’échelle nationale.
Une aventure que l’on peut faire commencer plus d’un siècle avant la création de l’UPB en 1860, avec l’intégration de la Savoie à la France qui suscite de nouvelles stratégies de développement agricole menées conjointement par les élites locales, l’administration républicaine et dans lesquelles s’impliquent de manière croissante les agriculteurs. La fixation des caractéristiques de la race tarine et de son développement, l’amélioration des techniques de production fromagère et la valorisation de l’économie pastorale en sont les manifestations les plus remarquables et permettent une première structuration de la filière, avec la multiplication des syndicats agricoles. Les circonstances exceptionnelles de la Seconde Guerre mondiale donnent un nouveau coup d’accélérateur imprévu, avec la première définition légale du fromage de Beaufort – Gruyère de Haute Montagne et le regroupement de quatre caves coopératives d’affinage (dont trois constructions nouvelles) gérées collectivement par les producteurs.
Mais cette première initiative est rapidement fragilisée par les nouvelles orientations que prennent l’agriculture et la société française pendant les trente glorieuses. Le choix de la spécialisation et de l’intensification agricole, au prix d’une révolution technicienne et génétique, marginalise l’agriculture de montagne qui dépérit, remplacée par de nouvelles activités, industrielles et touristiques. Face à sa disparition programmée, le Beaufort va trouver ses défenseurs et, conciliant l’héritage des actions collectives et de nouveaux outils organisationnels et techniques, parvenir à relancer un modèle de fabrication et l’économie montagnarde. Après 10 ans de difficultés et de tâtonnements, la production repart à la hausse à partir des années 1975, fournissant enfin un prix du lait rémunérateur et permettant l’installation des nouvelles générations, qui assureront la relève de la génération des fondateurs, non sans surmonter d’autres défis et sans cesse adapter la filière aux nouvelles contraintes internes et externes.
Des points forts
L’aventure du Beaufort est marquée du sceau du collectif. Comme dans la plupart des sociétés traditionnelles, et plus encore celles confrontées à des conditions d’existence difficiles, le maintien de la présence humaine et des activités économiques a toujours été rendu possible par le rassemblement des énergies, dans la gestion des communaux, la fabrication en commun du fromage et la lutte quotidienne pour protéger et accroître le potentiel productif. Même s’il existe parmi les montagnards des riches et des pauvres, les premiers, propriétaires individuels, ne peuvent valoriser les alpages et constituer des troupeaux qu’avec les bêtes des petits exploitants, qui assurent, dans les vallées ou grâce aux migrations, la subsistance de tous. Face aux poids des contraintes naturelles, le collectif a une importance décisive, qui s’incarne dans
le système du fruit commun, surtout représenté dans le massif de la Tarentaise. Les deux révolutions agricoles, celle du XIXe siècle qui condamne l’archaïsme des communaux, celle du XXe siècle qui promeut l’exploitation individuelle insérée dans l’industrie agroalimentaire et la grande distribution sont à l’opposé de ce modèle collectif, auquel le Beaufort doit pourtant son originalité et sa résistance. Et c’est encore dans le collectif, à partir des années 1960, dans la progressive affirmation des coopératives à gestion directe, dans la revitalisation des pratiques collectives (groupements pastoraux, syndicats, groupes de vulgarisation, coopératives de matériels agricoles…) et la capacité à regrouper les producteurs que le Beaufort trouve les clés de sa renaissance.
Si les structures et les hommes sont essentiels, encore faut-il prendre les bonnes décisions et les imposer, parfois à contre-courant. Dans les années 1960, lors de la relance des coopératives, les dirigeants de l’UPB bataillent pour lutter contre les orientations dominantes. La première vise à rationaliser et à concentrer la production laitière, qui doit descendre des montagnes vers les grandes usines à lait des plaines, condamnant à terme une production montagnarde aux coûts de production incompressible et que seule la valorisation par un fromage de qualité permet de maintenir. Celle-ci n’est rendue possible que par une définition stricte du produit et la protection de sa typicité, dans un contexte qui pousse à la standardisation et à l’homogénéité. Tel est l’enjeu de la bataille de l’appellation, dont la première étape est franchie en 1968 et qui connaîtra de nombreux rebondissements. Le second choix décisif consiste, dans les années 1980, à encadrer voir à limiter la hausse de la production des troupeaux, en privilégiant le maintien de l’équilibre agropastoral et la solidarité avec les exploitations les plus fragiles, anticipant la montée en puissance des questions écologiques et environnementales dans les années 1990. Autant de choix qui s’appuient sur une maîtrise constante des innovations techniques, qui, de la traite en alpage à la fabrication automatisée, doivent préserver les caractéristiques essentielles du produit.
Au-delà de ses propres spécificités, l’histoire de la filière Beaufort est enfin un point d’observation des transformations de l’agriculture française dans la seconde moitié du siècle : l’importance des réseaux de la jeunesse agricole catholique et du syndicalisme agricole, l’impulsion donnée par les premiers gouvernements de la Ve République autour d’Edgar Pisani, l’impact croissant de la politique agricole commune ou le rôle essentiel joué par l’Institut National de la Recherche Agronomique dans l’adaptation des normes de fabrication. À leur échelle, mais en sachant solliciter de nombreux relais, à Chambéry, Paris, ou Bruxelles, le Beaufort et ses dirigeants participent également à la prise de conscience de l’impérieuse nécessité, pour les pouvoirs publics, de concevoir et de développer une politique de la montagne conciliant le développement de ses nouveaux usages, industriels ou touristiques, avec le maintien de l’activité agricole. Du respect de la biodiversité, celles des vaches ou des prairies, à la défense des circuits courts et à la promotion des produits de qualité, le Beaufort a été un lieu d’expérimentation et de proposition dans lequel des hommes et des femmes ont su défendre et trouver leur place.
Seize portraits d’agriculteur, comme seize preuves par l’exemple.
au-delà des principaux épisodes et des choix marquants, l’histoire de la réinvention du Beaufort s’incarne aussi dans des individus et des trajectoires familiales et professionnelles. D’où la place réservée dans cet ouvrage aux portraits, individuels et collectifs de trois générations d’agriculteurs et d’agricultrices, de responsables de la filière, de techniciens qui incarnent la diversité et la richesse de ceux qui ont contribués, décennie après décennie, à la réinvention du Beaufort et qui « font » et qui « sont » aujourd’hui le Beaufort
C’est ce que nous racontent Frédéric Sornin, Lyonnais d’origine, qui a choisi de s’installer en Maurienne par amour de l’alpage, ou Xavier Farce et Laudine Giraudet, agriculteurs jurassiens — autre pays de coopératives laitières — convaincus par le modèle Beaufort au point de choisir d’y déménager. Ou Vincent Balmont, revenu au pays haut savoyard de son grand-père reprendre l’alpage du village. Ou encore Mélanie Regazzonni, hésitant à devenir infirmière, mais que l’envie de grand air et de contact avec les bêtes a ramené au pays.
De ces seize portraits, ressort l’incroyable et revigorant plaisir de ceux qui, à un moment ou un autre, ont choisi leur vie. Aujourd’hui rien n’oblige un jeune agriculteur à suivre la trace de ces parents. Beaucoup d’ailleurs ont tenté de décourager leurs enfants aux pires heures de la crise du beaufort, mais ceux qui sont restés et ont persévéré ancraient leur envie de le faire contre les modèles dominants de l’agriculture de plaine. Ainsi les « pionniers » du GAEC Le consortage sur le Versant du Soleil, en Tarentaise. Ainsi Yvon Bochet, l’actuel président la coopérative de Beaufort. Bien sûr, il y a les suiveurs un peu plus passifs que les autres, mais ils sont là et participent, cotisent et livrent leur lait. Bien sûr, la conduite des exploitations y est, comme ailleurs, soumise à tous les impondérables du vivant : maladies des bêtes, étés trop secs, trop mouillés, évolutions des normes, tracasseries administratives.
La zone Beaufort, c’est dans le meilleur des cas un état d’esprit et une attitude : se prendre en main, pour soi et pour les autres. C’est une éthique de la responsabilité, responsabilité vis-à-vis de la nature, outil de travail à ménager, à connaître scientifiquement dans ses moindres caractéristiques, et responsabilité vis a vis des autres paysans avec qui on est engagé dans le même train économique. À l’heure où le modèle productiviste révèle pleinement les limites de sa soutenabilité pour les entreprises agricoles laitières de taille moyenne, les expériences dont témoignent les producteurs de Beaufort sont riches d’enseignement : elles présentent, 50 ans après, les résultats concrets et fructueux de la suite de décisions prises, sans dévier de leur ligne de conduite, par la première génération des coopérateurs.
Les choix méthodologiques et éditoriaux
Ce livre trouve son origine dans l’initiative d’un petit groupe d’anciens responsables de la filière du fromage de Beaufort, soucieux de partager et de transmettre leurs expériences et leur vision de ce qu’a été l’extraordinaire aventure collective de la « re-naissance » du Beaufort dans la seconde moitie du siècle. Avec, en toile de fond, la figure tutélaire de Maxime Viallet (1923-2002), qui en a été la cheville ouvrière. Sans nostalgie ni angélisme, l’objectif était de faire passer, au-delà des mots et des images, quelques idées-forces aux nouvelles générations qui porteront, dans les années à venir, le développement du territoire et du produit, mais aussi de faire mieux connaître les péripéties de ce succès.
Confronté à une telle attente, le choix d’une approche historique s’est imposée, pour dénouer les fils complexes de cette très longue histoire et d’en fixer, par delà « la légende » ou la mémoire sélective des acteurs, les principales étapes, ponctuées de réussites, mais aussi d’échecs, des bons et des mauvais choix, des luttes et des conflits. Cette histoire, l’historien ne peut la faire qu’avec les sources que lui a laissées le passé, sources souvent éparses et fragiles, incomplètes et partielles, mais qui sont les seules garantes d’une approche rigoureuse et respectueuse des faits et des hommes. Les archives administratives, nationales, celles du département de la Savoie, des communes de la zone, permettent de reconstituer le cadre politique, économique et social dans lequel s’est construite la filière, les points d’appui comme de résistance. Les sources des institutions, celles des coopératives, de l’UPB-SDB ou de la Chambre d’agriculture de la Savoie sont également indispensables pour suivre, de l’intérieur, les principales décisions. Celles des agriculteurs et de leurs familles enfin, beaucoup plus difficiles à rassembler, mais qui contiennent souvent des témoignages exceptionnels de l’activité pastorale (photographies, carnets d’exploitation…) Il faut faire une place à part aux archives privées de Maxime Viallet, qui nourrissent en partie ce travail, par leur richesse et leur centralité, même si elles ont parfois pour conséquence de concentrer le regard sur le Beaufortain. En ce sens, et comme tout travail d’historien, une recherche est nécessairement biaisée par les sources disponibles et laisse toujours une dose légitime d’insatisfaction ou un sentiment d’inachevé.
Cependant l’histoire du Beaufort contemporain ne réside pas seulement dans les papiers et les registres, mais aussi dans des mémoires toujours vivantes, celles de plusieurs générations d’acteurs dont les témoignages ont été recueillis dans le cadre de cet ouvrage, à la fois pour enrichir, compléter et éclairer les documents écrits, mais aussi pour être conservés et nourrir les recherches à venir. Cet objectif à la fois mémorial et patrimonial nous a conduit en priorité vers les figures « historiques » du Beaufort : Christiane Bernard, Élise Bochet, Arthur Couvert, Daniel Michalet, Paul Gaimard, Jean Gonthier, Daniel Roux, Elisabeth Viallet, Gilbert Vialllet, puis s’est progressivement étendu vers l’aval et les acteurs des années 1970-1990 : Gilles Avocat, Louis Besson, Jean Pierre Blanc, Henri Borlet, René Chenal, Jean-Louis Fechoz, Colette Frison-Roche, Gaston Girard
Bon, Pierre Guelpa, Brigitte Joguet, Christian Juglaret, Gérard Larrieu, Claude Mercier, René Nicolino, Gérard Oeuvrard, Bernard Pellicier, Jean-Louis Pellicier, Odette Pellicier, Jacques Robert, Georges Treizalet, Bruno Viallet, ainsi que des représentants des plus jeunes générations, en s’efforçant de respecter au mieux la diversité de la zone Beaufort et des trajectoires : Vincent Balmont, Nicolas Blanc et Nadère Usannaz, Yvon Bochet, Xavier Farce, Laudine Giraudet, Jean et Pierre Poccard, Mélanie Reggazzoni, Raymonde Rey, Maryse et Aimé Romanet, Jérôme Scalia, Frédéric Sornin, Jean-Paul Utile Grand.
Remerciements
al’image de la longue liste de noms qui précède, nos premiers remerciements s’adressent à toutes ces actrices et acteurs de l’histoire du Beaufort, qui ont accepté de répondre longuement à nos questions, d’ouvrir leur mémoire, leur souvenir et parfois leurs tiroirs pour nous aider à faire revivre et à incarner cette histoire collective, en nous offrant, au-delà du but premier de la recherche, de formidables itinéraires de vie. C’est toute la richesse et le privilège d’une histoire « vivante », confrontée aux acteurs, à leurs passions et leurs combats, passés et présents.
Ce sont aussi les différentes composantes de la filière et leurs responsables (UPB, SDB, coopératives…) qui ont joué le jeu de la transparence et de l’ouverture de leurs archives, facilitant l’analyse et la collecte des informations, mais aussi le choix d’une approche historique qui ne s’imposait pas d’évidence. Parmi les membres du petit groupe de travail qui ont accompagné ce projet tout au long de sa mise en œuvre, nous nous souviendrons tout particulièrement de Pierre Guelpa, emporté par la maladie avant de le voir aboutir.
Parmi les institutions patrimoniales, les archives départementales ont permis de travailler dans des conditions optimum, en particulier dans l’accès et l’utilisation du fonds photographique de la Restauration en Montagne, dont la richesse et la qualité éclairent d’un jour nouveau la période de transformation des alpages. La collaboration devra se poursuivre, au-delà de l’aspect éditorial, par la constitution d’un fonds privé rassemblant les archives de la filière et les dépôts privés.
Thierry Perraudat, chef de cave de la coopérative de Bourg-Saint-Maurice. Collection UPB
SoMMaIrE
IntroductIon
cHAPItrE 1
LA LENTE MATURATION DE L’ORGANISATION COLLECTIVE
Une montagne qui bouge : des alpages en République
De nouveaux acteurs : l’État, les notables et… les agriculteurs
Une première étape : la définition de la race tarine
Améliorer la production fromagère
À la recherche du beaufort
« L’économie pastorale » : un moteur du développement collectif
De quelques alpages modèles
Une montagne ébranlée : dans la guerre et les Trente Glorieuses
La guerre et la désorganisation de la production
La reconnaissance du Beaufort : un coup d’accélérateur imprévu
La création des caves coopératives : une initiative trop tôt venue ?
La difficile relance de l’agriculture d’après-guerre
D’autres voies de développement
Créer l’outil coopératif : réinventer le collectif
Les outils du développement collectif
Les relais institutionnels et collectifs
« La coopérative, voilà notre salut ! » (M. Viallet)
Une étape décisive : l’Union des Producteurs de Beaufort
Une relance aux forceps
Un avenir en pointillé
cHAPItrE
Une montagne qui renaît 1970-1980
Une nouvelle stratégie pour l’UPB de Maxime Viallet
Les appuis publics à la relance de l’économie montagnarde
Des ingénieurs dans les alpages : le pari de l’INRA
Une seconde révolution : la traite en alpage
Un modèle agropastoral en constante adaptation/ en recomposition
xx
Défendre un choix de développement
La création du syndicat de défense du Beaufort
Le décret de 1976 : des « détails » aux conséquences imprévues
De nouveaux orages : quelles vaches pour quel fromage ?
Une longue sortie de crise
Défendre la montagne et ses spécificités
xx
xx xx
Renforcer le collectif, assurer l’avenir, transmettre les valeurs
Une parenthèse bienvenue : les J.O. d’Albertville
Le temps des décrets
La crise du milieu des années 1990 : le Beaufort victime de son succès ?
Le Beaufort, un terrain privilégié pour les chercheurs ?
« Je me permets d’insister » : de la préservation des espaces à la sécurité sanitaire : le dernier combat de Maxime Viallet
cHAPItrE 3
pORTRAITS
Jean-Paul UTILLE-GRAND
L’éleveur au cœur tendre
Bernard PELLICIER
Comment le Beaufort vint en Arvan
Maryse & Aimé ROMANET
L’élevage en famille
GAEC L E C ONs ORTAGE
Un air de kibboutz
Daniel ROUX
Le charme discret de l’action
Nadège Us ANNAZ & Nicolas BLANC
La douceur des vaches
Élisabeth HONORÉ, épouse VIALLET
En avant, marche !
Gérard OEUVRARD
De 18 mois à 37 ans
Vincent BALMAND
Et une montagne renaît
Gilbert VIALLET
Histoire de famille à Coutafaillat
Frédéric s ORNIN
Un Lyonnais aux champs
Maxime VIALLET
L’homme des foins
Raymonde REY
« Il faut jouer collectif »
Paul GAIMARD
Mots et travail
Mélanie REGAZZONI
En maternant sur l’alpe
Xavier FARCE & Laudine GIRAUDET
Du Jura aux Aiguilles d’Arves
Yvon BOCHET
De Plan Mya à l’Odéon POCCARD & s CALIA, GAEC alpin
Les entrepreneurs de la montagne
cHAPItrE 4
fICHES THéMATIQUES
Le Beaufort, au cœur des alpages de Savoie
L’exigence de qualité. Entre tradition et modernité
S’unir sur un territoire pour y vivre et en vivre.
La culture du collectif
La fabrication du Beaufort
L’AOC Beaufort, reflet de l’évolution de la filière
Le système agropastoral
La
maturation de L’organisation coLLective
Une montagne
qU i boUge : des alpages en RépU bliqU e
face aux fortes contraintes de la vie en montagne, les sociétés rurales de l’ancien régime ont su s’adapter et développer des modes d’organisation efficaces aboutissant à la généralisation, dans les alpages savoyards, du système de la grande montagne fromagère. En 1860, le rattachement de la Savoie ouvre une ère nouvelle pour les montagnards savoyards. Si les équilibres économiques et la vie quotidienne ne sont pas radicalement bouleversés, l’intégration dans un État-nation centralisateur et bientôt démocratique ouvre de nouvelles opportunités de développement économique et d’organisation sociale. L’administration et les notables désormais élus se fixent comme objectif la modernisation et l’équipement des alpages, qui apparaissent déjà comme fragilisés par l’évolution économique et la concurrence des gruyères français, tandis que de leur côté, agriculteurs et montagnards investissent les nouveaux espaces professionnels instaurés par la Troisième République. De cette période datent la définition précise de la race tarine et une première approche minutieuse et documentée du fonctionnement des alpages fromagers savoyards.
De nouveaux acteurs : l’État, les notables et… les agriculteurs
Les notables aux champs
tout au long du XIXe siècle, en France comme dans le Piémont, les réflexions sur la modernisation de l’agriculture sont restées la chasse gardée des élites aristocratiques et bourgeoises, regroupées dans des sociétés savantes à l’étroit recrutement. Propriétaires de grands domaines, ils ont pour modèle la révolution agronome venue d’Angleterre et ne se préoccupent guère des petites exploitations paysannes considérées comme archaïques et dénuées de toute rationalité économique. Le faible impact des pre -
« Faucheuses et faneuses mécaniques de la propriété Lombard Valentin à Peuramen (Termignon, 2 350 m d’altitude). Au fond, la Grande Casse (3 867 m). 1930 ». La mécanisation gagne progressivement l’exploitation des alpages, dans l’exploitation du fourrage d’altitude qui sera ensuite redescendu dans la vallée pour nourrir le bétail à l’hiverne. AD 73, Fonds RTM, film 6 – CD1, IMG0025
on trouve l’équivalent dans le Royaume de Piémont, illustre cette incapacité à penser de manière pragmatique la diffusion du progrès technique dans les campagnes. Il faut attendre le Second Empire (1852-1870) pour voir le processus associatif relancé de manière plus systématique, avec la création de la Société centrale d’agriculture de Chambéry, ainsi que de nombreux comices dans les différents arrondissements du département.
Surtout, les centres d’intérêt de ces assemblées de propriétaires aisés, dont beaucoup sont issus du bassin Chambérien, demeurent assez éloignés de la réalité économique de la plupart des exploitations savoyardes, reposant sur l’autosuffisance et une polyculture vivrière. Dans la filiation des agronomes, seuls importent alors les instruments aratoires, les bienfaits de l’irrigation, du drainage des sols ou de l’usage des engrais, autant de sujets qui sont à mille lieues des préoccupations des « montagnards ». Ainsi, le fondateur de la Société centrale d’agriculture de la Savoie, Fleury-Lacoste, grand propriétaire viticole à Cruet, oriente l’activité de sa société vers ces questions et l’angoissante actualité de la lutte contre le phylloxera qui ravage alors le vignoble français. Autre exemple, dans L’histoire de l’agriculture en Savoie, ouvrage publié en 1875 par Albert Touchon, dont plus de la moitié est consacrée à la période contemporaine, la partie relative à l’élevage et plus encore à l’activité fromagère est très réduite. Dans le chapitre sur les outils agricoles, alors que plusieurs pages décrivent les différents types de charrues, le matériel de laiterie n’occupe que quelques lignes, signe que cette « industrie », sans être négligeable, n’apparaît pas comme prioritaire pour les élites agricoles locales. Pour autant, l’activisme de ces sociétés et leur progressive « ouverture » sociale, conséquence de
« Les Molliettes (Beaufort). Troupeau de Madame Veuve Payot. (détail), 1935. » Au premier plan, les bassins pour le bétail et le « gardelait » rafraîchi par l’eau pour la conservation du lait et du beurre. AD 73, Fonds RTM, film 5 – CD1, IMG0034
l’instauration définitive de la démocratie, fait bouger les lignes comme l’illustre l’implication croissante des comices agricoles dans la défense et la promotion des races locales, particulièrement visible dans le cas de la Tarine. La création des concours bovins, dont le plus célèbre était celui de Paris, avait d’abord eu pour objectif la promotion des « bœufs gras », notamment les « Durham » importés d’Angleterre, sur le seul critère de la production bouchère. Mais à partir des années 1860, la ferveur pour ces races à viande retombe et les élites locales s’engagent dans la définition et la promotion de races « autochtones », mieux adaptées aux exigences des conditions naturelles et des usages locaux.
L’administration à la conquête de la Savoie
aux côtés de notables locaux, l’État se positionne comme un acteur toujours plus actif. La jeune République, encore fragile électoralement, est particulièrement attentive aux ruraux et au développement de l’agriculture. La création en 1880 d’un ministère de l’Agriculture autonome en est un premier indicateur. Plus concrètement, l’institution dans chaque département d’une chaire de professeur d’agriculture jette les bases d’une administration agricole locale, support désormais pérenne d’initiatives visant à promouvoir la modernisation des techniques agricoles. L’État, par ses encouragements, ses incitations financières et le leadership administratif qu’exerce le Préfet sur les petites communes rurales, devient incontournable. Après la Première Guerre mondiale, l’organisation institutionnelle se renforce avec la création des offices agricoles départementaux, par la loi du 6 janvier 1919, dont le but est de favoriser l’accroissement de la production, en rassemblant les personnalités agricoles les plus compétentes, les représentants des associations agricoles et les fonctionnaires du ministère de l’Agriculture. Si ce projet n’est pas dénué d’arrièrepensées politiques, notamment celle de réaffirmer la présence de l’État face à la multiplication des syndicats, il illustre le souci d’augmenter et d’orienter la production agricole, principalement par l’attribution de subventions.
En Savoie récemment annexée, l’activisme de l’administration se double de la nécessité de rassembler des informations qui lui font défaut. Une grande enquête sur l’état de l’industrie est réalisée en 1872 et offre des indications précises sur l’élevage et la production laitière : la transformation du lait en beure et en fromage est en effet considérée comme une industrie à part entière, puisqu’une partie importante est destinée à « l’exportation », c’est-à-dire au commerce. L’enquête de 1872 comptabilise ainsi 72 100 vaches, 24 746 chèvres et 18 916 brebis. L’arrondissement de Chambéry possède le plus de bovins, et celui d’Albertville le moins. La production annuelle d’une vache dans le département de la Savoie est alors estimée à 960 litres de lait. Outre des données quantitatives, cette enquête souligne le rôle très positif des fruitières dans l’amélioration de la qualité et de la quantité de la production fromagère : 23 sont recensées en Savoie en 1872, 15 dans l’arrondissement de Chambéry, 2 dans celui d’Albertville, 4 pour Moutiers et 2 pour Saint Jean-de-Maurienne : la plus ancienne est celle de Villette (canton
Début de liste des adhérents du syndicat d’élevage d’Aime. AD 73, M 442 – Syndicats d’élevage (1921)
d’Aime), que l’auteur de l’enquête qualifie d’immémoriale, tandis que celle de Sainte-Foy (Bourg-Saint-Maurice) a été fondée en 1722. Suivant les calculs proposés par l’auteur, le passage en fruitière permet une valorisation supérieure du prix du lait, soit 144 francs par vache contre 128 francs pour les producteurs isolés, justifiant l’activisme de l’État pour encourager leur création.
Au sein de l’administration, les services du Génie rural et des Eaux et Forêts jouent un rôle de tout premier plan. En charge de la protection et de la régulation des espaces forestiers, ils sont en première ligne face aux différents acteurs de l’économie pastorale. Alors que l’administration forestière a longtemps entretenu, en particulier avec l’instauration du code forestier très répressif de 1827, des relations conflictuelles avec les populations montagnardes accusées de dégrader sans vergogne les massifs forestiers et de mettre en péril les fragiles équilibres géologiques, la situation se détend dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec la baisse de la pression démographique et l’amélioration des conditions économiques. L’administration se montre désormais plus soucieuse des intérêts des agriculteurs locaux : le vote de la loi du 4 avril 1882 sur la restauration des terrains en montagne prévoit, en contrepartie de la politique de reboisement de certaines zones, des investissements publics en matière d’aménagements des espaces pastoraux et d’aide à l’amélioration des pratiques culturales. Un vaste travail d’enquête est engagé afin d’établir des terrains d’intervention sur tout le territoire. Dans les Alpes, elle est conduite par un ingénieur des Eaux-et-Forêts, François Briot, et fournit la base d’un ouvrage, É tudes sur l’économie Alpestre, publié en 1896, qui contient de très riches enseignements sur les perspectives d’améliorations des alpages, et des enquêtes monographiques exemplaires.
L’implication progressive des montagnards
Il serait toutefois injuste de laisser aux seuls notables, propriétaires, élus et fonctionnaires, la responsabilité des actions en faveur de la modernisation économique. Le régime républicain fait appel aux vertus de l’organisation collective, facilitée par le développement des associations et des syndicats. Depuis la loi Waldeck Rousseau de 1884, ces derniers sont désormais autorisés et même encouragés. Si le législateur a surtout pensé aux ouvriers des villes et de l’industrie, les producteurs agricoles en bénéficient également. Après une période de tâtonnement, la création des syndicats s’accélère, avec pour principal objectif de favoriser l’accès des petits et des moyens exploitants à des outils et des fournitures à faibles coûts, en particulier autour des initiatives des dirigeants catholiques régionaux qui mettent en place le syndicat du Sud-Est, dans le Rhône puis en Savoie.
Les syndicats locaux se multiplient après 1918, consacrés principalement à la « défense de l’élevage » et plus spécifiquement à la diffusion de la race tarine. Leur création, dans la plupart des communes, est directement liée aux initiatives de l’administration départementale, et notamment aux offices départementaux agricoles, qui distribuent des primes leur permettant d’envisager l’achat de taureaux
« Les Molliettes (Beaufort). Troupeau de Madame Veuve Payot, 1935 ». On distingue nettement les creux de la pachonnée. AD 73, Fonds RTM, film 5 – CD1, IMG0033
reproducteurs de race tarine. À Lanslebourg, un syndicat est lancé le 9 janvier 1921, sous la présidence de Symphorien Gravier. Inévitablement les plus « gros » agriculteurs de la commune sont à la manœuvre : le président, Symphorien Gravier possède 13 vaches, le vice-président Cosme Gravier est le plus gros propriétaire avec 21 vaches. 94 propriétaires adhèrent lors de la fondation du syndicat, rassemblant 641 vaches, dont une trentaine sont mentionnées comme louées. La situation est identique dans la plupart des communes de la zone, comme le confirme une liste de demande de subvention en 1936 : 4 syndicats à Seez, 3 à Sainte-Foy, 2 à Aime et à Lanslevillard, 1 à Beaufort, Villard-sur-Doron, la Côte d’Aime, Lanslevillard, Notre Dame de Briançon, Saint Jean d’Arve, Saint Sorlin d’Arve, Sollières-Sardières et dans la plupart des communes de montagne.
L’implication des associations professionnelles et à travers elles des agriculteurs qui s’y investissent se matérialise dans l’entre-deux-guerres par la création des chambres d’agriculture qui, à la différence des offices agricoles sont exclusivement composées de représentants des producteurs, élus par leurs pairs et par les associations agricoles. Instituées par une loi de 1924, les premières élections ont lieu en 1927, dans le cadre départemental, avec des listes par arrondissement et un renouvellement par tiers tous les trois ans. Parmi les élus de 1927 figurent pour l’arrondissement de Saint-Jean-de-Maurienne, Cosme Gravier, de Lanslebourg au curriculum vitae étoffé : notaire, propriétaire éleveur, chevalier du mérite agricole, conseiller général, président du syndicat agricole de Lanslebourg. La circonscription d’Albertville est notamment représentée par Joseph Albert Viallet, cultivateur à Beaufort-sur-Doron, chevalier du mérite agricole et président du syndicat d’élevage. La chambre d’agriculture s’impose rapidement comme un lieu d’échanges et de propositions à travers le système des vœux, principalement autour de la question de l’élevage et de la production laitière.
Une première étape : la définition
de la race tarine
Les pionniers de la tarine
Les comices agricoles et la promotion des races locales ont été le principal terrain d’action des élites agricoles, avant même l’annexion. En Savoie, les contours de la race tarine sont progressivement dessinés à partir de 1861, date de la première présentation officielle au concours de Lyon. En 1863, à l’occasion du concours régional de Chambéry, le nom de race tarine ou de tarentaise pure est définitivement retenu, avant qu’un congrès d’éleveurs réunis à Moutiers en 1866 ne fournisse une première description. L’activisme des sociétés agricoles est secondé par les autorités administratives : le 2 juillet 1869, le sous-préfet de Moutiers adresse une circulaire aux maires de son arrondissement
pour les encourager, lors de l’achat de taureaux communaux, à retenir en priorité les animaux primés lors des différents concours. Durant cette première période, la délimitation de la race est encore incertaine. Au début des années 1870, au côté de la tarine « pure », issue de Tarentaise, les spécialistes locaux évoquent l’existence d’une « race de Beaufort » ou race de pays, qui serait présente dans les arrondissements d’Annecy, de Chambéry et de Grenoble, mais dont les caractéristiques seraient moins bien définies : c’est dans ce groupe qu’apparaît en 1863, la tentative de fixer une « race albanaise ». Quant à l’Abondance, si elle est également mentionnée en périphérie du département, c’est en insistant sur son caractère « composite », issu du croisement entre les vaches tachetées suisses et les races de pays. Un nouvel effort de codification et de diffusion est entrepris à partir de 1880, sous l’action conjuguée des fonctionnaires, des responsables associatifs et des élus, notamment du Conseil Général. Au congrès d’Albertville, le 7 mai 1897, à la veille de la tenue du concours spécial de race bovine dans la même ville, une réunion prend note des évolutions mesurées depuis la mise en place du Herd Book en 1888, qui reprenait les critères du congrès de Moutiers. Le principal point d’achoppement est la couleur de la robe : le gris blaireau, retenu en 1866, notamment pour les taureaux, ne correspond pas à la teinte dominante constatée chez la plupart des éleveurs, qualifiée de froment ; le compte rendu des débats évoque des tensions entre les éleveurs « locaux » et les « étrangers » : « cette divergence entre la description et la pratique actuelle devient souvent, dans les concours, une source de discussion entre les jurés étrangers qui prétendent s’en référer à la définition
Le processus de définition de la race débouche en 1898 sur la publication de ce petit fascicule, décrivant avec précision les caractéristiques de la tarine « pure » vers lesquelles doivent tendre les éleveurs.
AD 73, 25 M 14, Race tarine Herd Book
de Moutiers et ceux du pays qui veulent se conformer à la pratique de nos éleveurs. » C’est cette dernière position qui l’emporte, au nom du critère de la pureté rappelé par le professeur d’agriculture, M. Perrier de la Bâthie, face à une proposition tendant à indiquer la mention « froment claire ». Celui-ci objecte « que la description d’une race doit être faite sur l’ensemble des sujets pris à leur lieu d’origine et non sur des animaux déjà modifiés sous l’influence d’un changement de milieu. C’est donc sur des sujets tels que nous les trouvons en Tarentaise que doit être calquée cette description. Or, la nuance la plus répandue chez ces animaux est la teinte froment et non froment clair. Il propose, en conséquence, l’expression froment sans épithète. » La discussion n’en continue pas moins, pour aboutir à un compromis qui ménage les susceptibilités : « La robe de la race de Tarentaise est de couleur froment ni trop foncée ni trop claire chez le mâle et un peu plus claire chez la femelle. »1
Derrière ces débats qui peuvent faire sourire se cachent des enjeux importants pour le développement local, car la valorisation de la race, notamment par le biais des concours, provoque des effets inattendus. La municipalité de BourgSaint-Maurice, particulièrement investie dans la promotion de la tarine, souligne dans une demande de subvention au ministère de l’Agriculture les effets pervers de la notoriété de la race pour les producteurs locaux : « aussi est-elle très recherchée et vient-on de tous les points de la France aux foires de Bourg-Saint-Maurice pour en acheter les plus beaux spécimens. Il s’en suit que les plus beaux taureaux et
La foire de Bourg-SaintMaurice, berceau de la race tarine, est un passage obligé du calendrier agricole des montagnards. Musée savoisien, carte postale s.d.
1 Cité dans le Bulletin trimestriel de la Société Centrale d’agriculture du département de la Savoie , 1er avril 1997, p. 67.
les plus belles génisses de la race tarine sont retirés de la commune précisément au moment où ils sont devenus aptes à la reproduction et qu’il ne reste plus dans la localité que les sujets de qualité inférieure.2 » La commune réclame que l’Etat prenne à sa charge le versement de primes aux producteurs qui conservent les bêtes dans la région afin de privilégier la perpétuation de la race. Un autre effet pervers, souligné cette fois par le professeur départemental dans un de ses rapports au préfet, est la tentation des propriétaires de présenter des animaux engraissés, ce qui les destine in fine à l’abattoir et non à la reproduction. Enfin, au fil des années, la question de la partialité des jurés resurgit régulièrement, l’itinérance du concours conduisant à favoriser les éleveurs du canton. Toutefois, le nombre de bêtes présentées durant cette période progresse régulièrement tout comme la qualité et l’homogénéité du troupeau.
Un impact encore limité
Ce processus d’homogénéisation reste toutefois incomplet et se réalise au détriment des zones périphériques, lieux de circulation et d’échange. C’est le cas en Maurienne, comme le constate un rapport du Directeur des services agricoles de la Savoie, lors de la remise en place des primes aux taureaux après la Première Guerre mondiale : « Au cours de ces tournées, la commission a constaté que la vallée de la Tarentaise possédait toujours les plus beaux taureaux, ainsi que la région de Chambéry, par contre en Maurienne un effort sera à réaliser pour arriver à modifier le pelage et la conformation des reproducteurs qui laissent beaucoup à désirer. Pour remédier à cette situation et en plein accord avec la commission des taureaux et l’office départemental, je vais organiser dans toute la Maurienne des syndicats d’élevage. Ces associations permettront d’arriver rapidement à l’amélioration de la race tarine. »3 La création du syndicat de Lanslebourg, évoquée précédemment s’inscrit dans ce contexte et ses statuts insistent sur ce point : « la commune se trouvant pendant la saison d’alpage envahie par des troupeaux de la race bovine piémontaise, possédant des taureaux de la 2e et 3e catégorie la plupart des éleveurs du pays conduisent souvent leurs vaches pour la saillie à ces taureaux, dont le saut est à 1 franc. »
Un autre exemple, moins consensuel, est visible à l’autre extrémité du département, dans la commune d’Hauteluce, zone de contact avec la Haute-Savoie. Après la guerre, le lancement d’un syndicat de la race bovine bardelée du ValBeaufortain, en 1923 divise agriculteurs et responsables départementaux. La demande de reconnaissance expose les conditions de la structuration de cette « race », un siècle plus tôt par le croisement entre les races locales existantes avec des reproducteurs venus de la vallée d’Abondance. Ses responsables appuient leur stratégie en participant aux comices agricoles, comme celui d’Albertville, en 1929, où un concours parallèle de la race bardelée est organisé. Peu après, une autre
2 Archives départementales de la Savoie (AD73), Délibération municipale du 30 mai 1897. 3 AD 73, M 443, rapport du DSA du 23 novembre 1919
cette fois de se placer sous la tutelle de la fédération des syndicats d’élevage de la race bovine d’Abondance des Val-d’Arly et Val-Beaufortin-Savoie. Cette nouvelle initiative et la demande de subvention qui l’accompagne suscitent une levée de boucliers immédiate des autorités administratives : « Cette création à laquelle je suis tout à fait étranger, contrairement à ce qui se passe pour toutes les créations de syndicats d’élevage, marque la réapparition d’une question très ancienne et des plus délicates. La région de Beaufort, l’une des plus importantes du point de vue des fabrications fromagères d’été, a toujours entretenu, par les cols, des relations commerciales avec la Haute-Savoie. Les montagnards de Beaufort ont parfois pris en location pour l’alpage des animaux de race d’Abondance, d’autres se sont maintenus fidèlement à celui de la race tarine, et certains autres à des croisements hétéroclites qu’il est impossible d’éviter à la jonction des zones d’expansion de deux races bovines très différentes. » 4 Cette prise de position hostile est confirmée par l’avis négatif de l’office agricole et de la chambre d’agriculture de la Savoie.
4 AD73, 23 M II 9, 30 avril 1932, lettre du directeur
« Troupeau de vaches tarines dans le bas du vallon de la Rocheuve (Termignon, altitude 2 250 m). Concours d’Alpage de 1930 ». Les membres du Jury sont particulièrement attentifs à l’homogénéité des troupeaux et à la primauté des tarines. AD 73, Fonds RTM, film 6 – CD1, IMG0020
L’exemple de la race tarine et de son développement illustre bien l’importance des convergences entre les élites agromanes et l’administration dans la mise en place d’un modèle de développement, mais aussi les difficultés à imposer ce modèle, à des éleveurs qui pour des raisons économiques ou agronomiques, ne peuvent ou ne souhaitent pas modifier leurs pratiques.
Améliorer la production fromagère
Le succès des fruitières
L’attention portée à l’élevage tarin n’est qu’un des aspects du processus de valorisation des alpages et de la production laitière et fromagère. Le développement des fruitières en constitue alors un autre pilier. Il s’agit d’une organisation très ancienne de production collective de fromage, que l’on rencontre sous des formes similaires dans la plupart des zones montagneuses, désignée en Savoie sous le nom de fruit commun.5 Le mot s’est diffusé, sous l’ancien régime, pour désigner la production fromagère d’un alpage. Le terme de fruitière, qualifiant un lieu production collectif, s’impose dans la seconde moitié du XIXe siècle, sur le modèle venu des départements de l’Est. Dans le système tarentais des fruits communs de l’ancien régime, il n’existe pas de fruitière d’hiver, car durant la morte-saison, la plus grande partie des bêtes hivernent dans les vallées et les résidents ne conservent, faute de fourrage suffisant, que quelques animaux dont ils utilisent le lait pour leur consommation personnelle. Cette situation se modifie au tournant du XIXe siècle : l’exode rural, l’augmentation du niveau de vie et l’amélioration de la circulation des denrées alimentaires, notamment des céréales, entraînent un recul des terres labourées au profit des prairies, permettant de nourrir davantage d’animaux à la morte-saison.
C’est dans ce contexte que les associations agricoles et l’État encouragent la création de fruitières, qui se développent d’abord dans les zones de piémont (la première à Gilly-sur-Isère, en 1869) où les conditions de circulations sont plus aisées, puis dans les fonds de vallées. Dans celles-ci toutefois, elles ne fonctionnent que l’hiver, après le retour des bêtes de l’alpage. Pour la Savoie, François Briot donne le chiffre de 50 établissements en 1889, tout en précisant qu’il s’en « crée tous les jours de nouvelles ». Deux notes manuscrites dans les archives de 1892 et 1896 illustrent cette progression « foudroyante » : 150 en 1892, 259 en 1896. Ces chiffres doivent considérés prudemment, car ils traduisent un mode
Jean-Paul
utiLLe - grand
L’éleveur au cœur tendre
❝ J’aime bien l’hiver aller faire le perchman, ça me change d’univers. ❞
l’aurore chasse la nuit de ses doigts de rose, les sommets de la Vanoise se dessinent comme des bougies pyramidales plantées sur le gâteau d’anniversaire des nuages. d essous, sur le versant ubac de la tarentaise, le versant de l’ombre, scintillent les derniers lumignons des trois stations des Arcs. les rayons dardent d’un coup comme le soleil surgit.
« c’est beau, hein ? » Jean-Paul tourne vers moi un regard bleu éclatant de joie, visage d’enfant blond de 35 ans, à qui pourtant tout n’a pas toujours souri. l a traite est terminée, le jour se lève, il est temps de redescendre le lait pour la collecte. direction le Villaretsous-la- rosière, à 2 km du centre de Bourg saint-Maurice.
« J’étais en cAP menuiserie lorsque mon père a commencé à avoir de gros problèmes de santé, raconte-t-il, installé à table pour le casse-croûte du matin. Mes frères étaient déjà partis travailler ailleurs, donc je l’ai remplacé à la ferme et je n’ai plus jamais arrêté ! ce n’était pas un choix au départ, mais ça l’est devenu par la suite. » ce démarrage sur les chapeaux de roues, s’il a le mérite de l’obliger à apprendre sur le tas, ne va cesser de le poursuivre. Pas d’études agricoles, cela signifie l’impossibilité de bénéficier des aides à l’installation, notamment la dJA, d otation aux Jeunes Agriculteurs, 24 000 euros répartis sur 5 ans et le dispositif de soutien qui l’accompagne. En parant au plus pressé au prix de la poursuite de ses études — qui l’auraient sans doute mené ailleurs — Jean-Paul emprunte un chemin peu usité par les jeunes agriculteurs qui s’installent en zone Beaufort, celui d’une exploitation moyenne — 25 vaches laitières tarines — sur des surfaces éparpillées, avec un matériel qui a fait ses preuves, mais n’est peut être pas des plus modernes.
Au décès de son père, il s’installe en nom propre, puis après la rencontre avec sa compagne, Fabienne, en 2010, en EArl , l’EArl des tarines. Elle est la chef
d’exploitation et il accepte de redevenir simple salarié, associé non exploitant, pour pouvoir ensuite avec une VAE, Validation des Acquis de l’Expérience, obtenir le Brevet de technicien Agricole, précieux sésame, et enfin s’installer pleinement en GAEc avec elle.
« Quand on ne passe pas exactement par le bon circuit dès le départ, c’est tout de suite plus compliqué, commente-t-il. Pourtant j’avais les compétences et tout, mais si on n’a pas le diplôme, ça coince de partout. » son diplôme, il ne l’a toutefois pas attendu pour investir dans un étable neuve, qui lui permet de rassembler tout son cheptel en un seul lieu, doubler le nombre de vaches laitières et augmenter son revenu en livrant plus de lait à la coopérative de Haute tarentaise, à Bourg saint-Maurice.
dans le système Beaufort, poussé par sa compagne, il a fait le choix de se soumettre à des audits réguliers quant à la qualité de son troupeau. « on s’est aperçu par exemple qu’avec notre système de monte naturelle (c’est le taureau l’été qui saillit les vaches) on avait le plus mauvais troupeau de la zone… d epuis qu’on pratique l’insémination artificielle, c’est mieux, on valorise mieux nos bêtes. » le lait aussi est scruté à la loupe, car il en va de la qualité du fromage et du revenu des sociétaires. En 2014, mauvaise année, Jean-Paul ne parvient pas à juguler l’explosion du nombre de « cellules », les leucocytes, les globules blancs du sang qui passent dans le lait en cas d’infection des mamelles. Il a six mois pour remettre de l’ordre, sinon son lait ne sera plus collecté. En clair : plus de lait, plus de revenus, plus d’exploitation.
❝ Quand on ne passe pas exactement par le bon circuit dès le départ, c’est tout de suite plus compliqué. ❞
Aujourd’hui Jean-Paul a ainsi « reconstitué » une exploitation complète, étagée de 900 à 2 300 mètres d’altitude, autonome en fourrage et a atteint un point d’équilibre. cet été, situation peu banale, il a embauché comme ouvrier le jeune propriétaire de l’alpage.
« on m’a expliqué que je devais abattre mes bêtes, que c’était la seule solution dans l’immédiat, écrit-il dans son mémoire de VAE. J’ai dû me séparer de vaches que j’aimais beaucoup, qui étaient des bonnes vaches. le problème a été réglé, mais plus tard, j’ai consulté un vétérinaire qui m’a parlé de complémentation en vitamines, qui fonctionne aussi. cela m’a appris à toujours prendre plusieurs avis avant de décider. »
Prudent, Jean-Paul, perchman aux Arcs depuis 1998 pour assurer les arrières. Pas impulsif non plus, il aime y réfléchir à deux fois sauf lorsque se présente l’occasion de louer l’alpage des Coutesets juste à l’aplomb de ses propres parcelles. le jeune propriétaire de la montagne, un privé, ne souhaite plus l’exploiter lui-même, c’est trop difficile lorsque l’on est tout seul.
Fabienne a mis au monde deux enfants et se concentre sur la partie administrative de l’exploitation. Elle est entrée au bureau de la coopérative et au conseil d’Administration du crédit Mutuel, histoire de plonger directement au cœur des décisions collectives, de les relayer auprès de JeanPaul.
« Après ? on verra, mais moi ça me va bien comme ça, j’ai aussi envie de passer du temps avec ma famille, donc je n’ai pas envie de développer davantage l’exploitation. le travail ne me manque pas ! » conclut-il joyeusement. « Et puis j’aime bien l’hiver aller faire le perchman, ça me change d’univers, ça m’ouvre l’esprit sur d’autres personnes, d’autres horizons. J’aime être agriculteur, mais j’aime aussi faire autre chose. »
Il en parle comme d’une maladie dont il aurait bien voulu se débarrasser, mais qui l’a finalement rattrapé. on l‘avait pourtant soigné de force, son père l’avait enrôlé chez un géomètre à porter la mire dès ses 18 ans, car dans une famille de huit enfants de paysan de Granier, tous ne pourraient pas faire d’études et Bernard, tant pis pour lui, n’était pas l’aîné. Mais à 18 ans, on a déjà largement eu le temps de s’inoculer l’air des alpages du Versant du soleil. le fruit commun de Granier, l’alpage collectif, couronne le cormet d’Arêches et le père de Bernard en est un des « procureurs », des gestionnaires, lorsque vient son tour. Il fait aussi son seigle et ses patates et refuse la tentation de travailler dans les usines de la vallée en plus. Il faut vivre sur 8 vaches, 20 moutons et 10 chèvres. Bernard part, mais il est trop tard. « cela m’a beaucoup marqué, cette vie. Par exemple quand il y avait des chutes de neige en été et qu’il fallait descendre les vaches d’un coup. »
❝ Petit à petit on a réussi à freiner le déclin. ❞
sa naissance en 1943 lui évite le dangereux service militaire en Algérie, mais l’expédie à Bayonne chez les parachutistes ; à son retour en 1963, Bernard retrouve son géomètre de patron à Moûtiers et sa mire. « Avant que je ne parte à l’armée, on travaillait plutôt pour le tourisme et la construction des stations de ski. À mon retour, c’était pour le remembrement. » d evenu opérateur géomètre — il a pris des cours — Bernard vient en Maurienne, dans la vallée de l’Arvan, à Albiez-Montrond, mener cette délicate opération de regroupement et d’échanges de parcelles éparses, parfois de la taille
d’un jardin, mais chargées de toutes les généalogies, de toutes les querelles et partages de famille. Pour faire disparaître l’émiettement du passé sous l’efficacité du présent, il faut tout le savoir d’un fils de paysan tarin en terre mauriennaise. « ouffff… ça a été beaucoup de discussions avec les gens du pays ! » lâche-t-il sans entrer dans le détail, manifestement beaucoup, beaucoup trop compliqué.
Entre deux feuilles de cadastre, Bernard rencontre une fille du pays, l’épouse, et le voici fin 67 mauriennais pour de bon. l a station de ski d’Albiez-Montrond démarre, il y a tant à faire, du travail en pagaille dans les remontées mécaniques et l’exploitation agricole du beau-père à s’occuper. « Ici il n’y avait pas du tout d’activité laitière ! raconte-t-il. les gens élevaient exclusivement des veaux pour l’Italie et les foires locales, faisaient leur tomme et leur beurre. À Albiez, nous sommes sur un large plateau à 1 500 mètres, avec tous les prés autour du village, pas de grands alpages, donc que des petits alpages individuels. » Bref, l’exact contraire de l’agriculture de son enfance. « Et le virus m’a repris », sourit Bernard largement, de son bon sourire connu ici. reprendre d’accord, mais pour en vivre, Bernard a trop vu les contraintes de la petite ferme familiale à Granier. « Il fallait créer une étable à l’extérieur du bâtiment d’habitation, pour pouvoir sortir le fumier correctement. » ce sera l’une des premières du genre en Arvan, pour 50 bêtes, et pour faire du lait. Et notre homme de se glisser le premier dans le dispositif des GAEc, tout juste né. « Il restait 30 hectares en alpage que personne ne voulait, je l’ai acheté à la sAFEr1 et repris la petite exploitation d’un voisin en l’informant sur l’IVd, l’Indemnité Viagère de d épart. Il a touché sa prime, moi j’ai fait mon stage de 200 h de formation adulte. Et voilà ! » naissance du GAEc de Pragon.
1 s ociété d’Aménagement Foncier et d’Établissement rural.
nous sommes en 1977, la maladie agricole est désormais bien installée dans le corps et l’esprit de Bernard. d’autant que d’autres sont atteints ! daniel roux 2 vient de fonder la coopérative laitière des Arves à saintsorlin et cherche du lait. Voici nos compères réunis, le lait livré à la coop, et comme les jeunes motivés ne sont pas légion, Bernard aussitôt propulsé président, à 35 ans.
« tous les vieux partaient, il fallait absolument redynamiser le coin. J’ai convaincu une partie des gens d’Albiez d’abandonner l’élevage pour le lait, plus rémunérateur, et petit à petit on a réussi à freiner le déclin. on peut dire que dans les années 80, ça a commencé à reprendre doucement. Mais bon je suis resté double actif très longtemps et je n’ai fini de rembourser mes emprunts qu’il y a quatre ou cinq ans. »
Pieds dans l’herbe fleurie de juillet qui ondule jusqu’aux genoux, casquette kaki vissée sur ses cheveux blancs, tee-shirt bleu, Bernard, notre malade qui ne souhaite surtout pas guérir, désigne du regard le territoire de ramassage de la coopérative, dos tourné aux Aiguilles d’Arves. « notre coopérative est la plus petite en volume de toute la zone Beaufort3, mais on a eu dès le départ une politique commerciale très tournée vers la vente directe », m’explique-t-il. le coup de génie du tandem roux-Pellicier est d’avoir compris avant les autres que le fromage devait aller aux acheteurs, les touristes, et pas le contraire. créée dès 1981, la sIcA 4 de la coop gère six magasins, dont un en plein centre-ville de saint-Jeande-Maurienne, auquel s’ajoute l’été celui du col du Galibier. « Il fait un chiffre d’affaires étonnant en trois mois, supérieur aux autres
magasins, s’enthousiasme Bernard. Il y a l’effet tour de France bien sûr, mais surtout les gens montent de Briançon prendre leur meule entière, qu’ils se partagent. Faut voir ça, c’est incroyable, on n’aurait jamais pensé ! ». résultat, la sIcA vend près de 55 % de la production de la coop !
Mais les changements doivent être installés à une plus grande échelle pour se pérenniser. Bernard Pellicier met rapidement son très fort pouvoir de conviction, que seconde un sens inné de la pédagogie, au service d’un objectif clair : renforcer et développer l’agriculture coopérative et solidaire du « système Beaufort ». À partir de 1983, il siège à la chambre d’Agriculture de savoie, qu’il n’a quittée qu’après quatre mandats assidus. Il entre au bureau de cette organisation-clé, en devient vice-président. Il s’agit d’occuper la place et d’afficher la présence du Beaufort dans toutes les organisations agricoles. Être présent partout pour peser sur les décisions à tous les niveaux, c’est son credo, affûté auprès de Maxime Viallet. « Il y avait une notion d’efficacité dans tout ça », explique-til. « on était présents et il fallait sans cesse se battre, car nous sommes une coopérative à gestion directe, autrement dit on payait le lait avec ce qu’on avait. Alors que la Fdcl , la Fédération départementale des coopératives laitières, voulait se battre sur un prix général du lait, issu d’un savant calcul départemental. »
En 1989, à 46 ans, Bernard Pellicier succède à Maxime Viallet en tant que président de l’union des Producteurs de Beaufort, pour 18 ans.
En 1992, il reprend encore la suite de Maxime Viallet à la tête du syndicat de d éfense du Beaufort, « alignant » ainsi les
2 Voir portrait « daniel roux, le charme discret de l’action. »
3 230 tonnes de Beaufort en 2015.
4 sIcA : s ociété d’Intérêt c ollectif Agricole, qui dans ce cas a une forme commerciale.
production de lait à 5 000 kg par vache par an. Autrement dit, l’accent est mis sur la qualité du lait, et non sur la quantité, et c’est une première en France.
Puis le décret de 2001 va reprendre de manière exhaustive, dans son règlement d’application, tous les détails de la production, de l’alimentation des vaches aux méthodes d’affinage. c’est la bible actuelle de la filière Beaufort pour les conditions de production, l’aboutissement de toute la démarche engagée depuis 1968.
En 1997, Bernard Pellicier aura au passage soutenu la création et participé au démarrage de l’AF tAlP, Association des Fromages sous signe de qualité des deux savoies, qui conduit des actions communes, recherche et promotion par exemple, et qui est devenu progressivement un important partenaire des organisations agricoles. « on a pu véhiculer au fil du temps l’idée de règles de fabrication strictes, de gestion locale, de
positionnent Bernard Pellicier comme l’une des voix écoutées de l’Institut.
Et les engagements se rajoutent les uns aux autres : à partir de 2002, il préside la FnAoc, Fédération nationale des Appellations d’origine contrôlées, et à ce titre par voie de conséquence, préside aussi le cnAol , comité national des Appellations d’origine l aitières, en alternance avec le président de l’AnAoF, l’autre grande fédération d’Aoc laitières.
Maire d’Albiez-Montrond de 1995 à 2014, Bernard Pellicier a fait entendre la voix des agriculteurs de montagne, de leurs organisations coopératives, et plus largement de toute la filière, auprès de ses collègues élus de sa vallée, la Maurienne.
À l’heure de la retraite, il a quitté la présidence de la coopérative des Arves, mais continue d’assurer bénévolement avec daniel roux la cogérance de la sIcA de l’Arvan. Auprès des consommateurs, dans les magasins de la coop, il fait la promotion du Beaufort. l a maladie de Bernard, chronique, est heureusement inguérissable.
Maryse
&Aimé romanet
GAEC DE COUTERLOZ
L’élevage en famille
notre conversation s’est tenue devant l’étable, bien campés sur nos pieds, yeux posés sur l’impressionnant nuage de plaques ovales multicolores clouées sur la porte. Bleue, jaune. rouge — rouge surtout. « l à c’était en 1997 dans les Bauges », Maryse romanet sourit en coin, regard qui se plisse et pétille « cette annéelà j’étais la seule femme avec mes vaches, la pionnière en fait ! » s’amuse-t-elle. d es vaches de race tarine bien entendu et Maryse nous énumère en experte les critères de sélection des concours des belles cornues à la robe fauve et aux yeux noirs. Qualité du lait, taux protéique, taux de matière grasse, quantité de lait produit… « Il faut préparer la vache dès l’automne pour les concours de printemps, poursuit-elle, mieux la soigner, lui apprendre à marcher en main pour qu’elle présente bien. c’est tout un boulot en amont. » Il suffit de lire le résultat sur les plaques — dictée (c’est le nom de la vache) 15 avril 2012 ; Aime, plaque bleue
Notre conversation s’est tenue devant l’étable, bien campés sur nos pieds, yeux posés sur l’impressionnant nuage de plaques ovales multicolores clouées sur la porte.
du concours intercantonal ; 2002, salon de l’Agriculture de Paris ; 12 avril 2015, Prix de la meilleure fromagère. « Ah ça c’était avec Bime ! », intervient François, l’un des fils.
l a passion des vaches de race pure est ici affaire de famille, débutée en 1976, lorsque Aimé, pas encore marié à Maryse, s’installe à notre- dame du Pré en association avec ses parents. d epuis 1962, la loi agricole autorise l’exploitation en commun sous forme de GAEc, qui permet de transmettre les exploitations agricoles sans les diviser. notre- dame du Pré, une épaule en replat en remontant la vallée de la tarentaise, bien dissimulée aux touristes qui ne font que passer ; 290 âmes et toits entourés de prés sous le Mont-Jovet. un pays de plateaux qui se succèdent, raides à atteindre, mais une fois là-haut « un régal pour les foins ! » résume Aimé.
Elle, Maryse, originaire de longefoy, le rejoint trois ans plus tard. Mariage en 1979, construction de la maison à côté de l’étable et naissance des trois enfants romanet en 1981, 1983 et 1984. À cette même époque,
Aimé relance l’exploitation de l’alpage communal, le « fruit commun » abandonné depuis 1972 faute de main d’œuvre. sur cet extraordinaire outil de travail collectif, patiemment constitué par les anciens, les génisses remangent d’abord les plantes ligneuses et les arcosses1 jusqu’en 1980, puis une fois la machine à traire mobile achetée et le problème de la main-d’œuvre résolu, reviennent les vaches. À elles de nouveau l’herbe tendre de l’alpe. le décret de l’Aoc Beaufort a entre temps imposé les tarines et Abondance comme seules races autorisées pour produire « le prince des gruyères ».
le « Groupement Pastoral des d eux Jumeaux » est né, pied de nez des jeunes des années 70 à la mort annoncée de l’agriculture de montagne. le lait d’été est collecté par la coopérative de Moutiers, où est fabriqué le fromage2. c’est Alexis, le fils aîné, qui gère le troupeau depuis quinze ans avec deux salariés, pendant que les éleveurs font tous leurs foins « en bas ». les romanet couvrent ainsi 90 % de la consommation en foin de leur GAEc
1 nom local de l’aulne vert.
2 Aimé, d’abord vice-président du groupement pastoral jusqu’en 1990, en est toujours président à la sortie de ce livre. Il a aussi assuré la vice-présidence de la coopérative jusqu’en mars 2015.
Aimé me fait faire le tour du propriétaire — il a tout son temps — la main est emmitouflée de bandages. rien de grave, mais une opération longtemps repoussée du canal carpien l’a soudain rattrapé.
« En plein milieu des foins, ce n’était pas vraiment le moment », s’excuse-t-il. dans la nouvelle étable construite en 2004, adossée à une grange pleine à craquer de son foin en vrac, séché à l’air chaud, il détaille le modèle de l’exploitation : « on garde toutes les génisses qui naissent chez nous pour notre élevage. on met 52 vaches ici, et 44 vaches en bas, chez Henri. » comprendre Henri Borlet, l’ancien maire et président de la chambre d’Agriculture de savoie, dont le GAEc a racheté l’exploitation, à sa retraite en 2008, juste un peu plus loin dans le village sous l’église. le troupeau des romanet est passé d’un seul coup d’un seul à 100 vaches laitières et 290 000 litres de lait produits par an.
Aujourd’hui, en 2016, au gré des départs en retraite et des reprises, presque toute la famille romanet vit grâce au GAEc de couterloz, agrandi en 1991 : Aimé et Maryse ; Joël le frère d’Aimé ; François et Alexis les deux fils. l’organisation du travail relève de la joaillerie, entre le ski comme autre activité — Joël et Maryse sont moniteurs à Montalbert, Alexis pisteur secouriste à la Plagne — les engagements bénévoles — chez les sapeurs-pompiers pour Maryse, comme élus municipaux pour Joël et Aimé —, sans compter les multiples engagements dans les organisations professionnelles d’Aimé, au sein de la sAFEr , de l’abattoir de Bourg- saint-Maurice, pour François au sein de la cuMA de moyenne tarentaise et pour Alexis au sein de l’uPr A, l’organisation de promotion de la race tarine. Pas vraiment question dans la famille romanet de jouer tout seul dans son coin.
Aimé va bientôt atteindre ses 63 ans, l’âge de sa retraite. le GAEc va devoir sortir sa part de la famille pour maintenir son volume d’activité et s’ouvrir à une nouvelle organisation. toutes les options sont possibles : salarié ou nouvel associé, rien n’est exclu. une nouvelle ère s’ouvre pour la famille.
Le Beaufort, au cœur des alpages de Savoie
L’ALpAGE pATRIMOINE COLLECTIf DE MONTAGNE .
Au même titre que les forêts, pelouses, glaciers, torrents, lacs et rivières, les alpages font partie du patrimoine paysager des Pays de Savoie. Ils représentent une spécificité des sociétés de montagne et du pacte qui unit depuis des temps reculés, l’homme, l’herbe et l’animal. Puissamment façonnés par les hommes et les pratiques agropastorales au cours des siècles, les alpages sont empreints d’une forte naturalité et constituent :
• Des espaces productifs de qualité dans un environnement privilégié.
• Un patrimoine naturel riche et diversifié.
• D’immenses terrains de loisirs et de ressourcement d’été et d’hiver pour notre société de plus en plus urbaine.
DES ESpACES MAJEURS pOUR L’éCONOMIE AGRICOLE ET L’EMpLOI
Selon l’enquête pastorale de 2014, la Savoie est le département rhônalpin dont les surfaces pastorales sont les plus importantes (160 000 ha, soit 26 % de la superficie départementale). Les 1 000 alpages de Savoie sont répartis sur 136 communes. Plus de la moitié font moins de 55 ha et on compte jusqu’à 86 unités pastorales sur la commune de Beaufort. Malgré l’existence de grands alpages communaux ou privés en Maurienne et Tarentaise, l’alpage savoyard reste de petite taille.
De tout temps les montagnards se sont regroupés pour faire face à l’adversité. La loi pastorale de 1972 conforte les alpagistes dans cette démarche en donnant un cadre juridique aux organisations collectives : les Groupements Pastoraux et les Associations Foncières Pastorales. Ainsi, en 2014, 85 troupeaux sont gérés collectivement par des groupements pastoraux et les 40 AFP savoyardes gèrent 22% du domaine pastoral savoyard.
55 000 unités gros bétail (UGB) sont estivées au 15 juillet dans le département. 150 000 ovins (issus en grande partie de la grande transhumance d’origine méditerranéenne) se répartissent essentiellement en Maurienne et Tarentaise. 34 000 têtes bovines (plutôt locales), dont 15 000 vaches laitières
Le Beaufort, « prince des gruyères », n’est pas seulement un des fleurons de la gastronomie fromagère et un atout majeur du développement économique et touristique de la Savoie. C’est aussi et surtout le point d’aboutissement d’une formidable aventure humaine, initiée à partir des années 1940 par des montagnards menacés de disparition par la révolution agricole, productiviste et intensificatrice.
Cette histoire, en bien des points exemplaire, illustre les capacités des agriculteurs savoyards d’hier et d’aujourd’hui à sans cesse réinventer « le fruit commun », modèle de production performant basé sur un savoir-faire partagé, des pratiques collectives et un goût de l’innovation – capable surtout de surmonter les contraintes et les défis de l’agriculture montagnarde.
Édouard Lynch, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lyon (Laboratoire d’Études rurales), est spécialiste de l’histoire de l’agriculture française et de ses mutations au XXe siècle. France h arvois, journaliste, a participé à plusieurs ouvrages consacrés à la vie, au travail et aux traditions des montagnards de Savoie.
www.editions-libel.fr
Prix 25 € • ISBN 978-2-917659-46-5
Dépôt légal : novembre 2016