F abr i q u e e t l é g e n d e d ’ u n m atér i a u d u f u t u r
F abri q u e e t l é g e n d e d ’ u n mat é ria u d u f u t u r
SACRÉ BÉTON !
Sous la direction de Philippe GENESTIER Pierre GRAS
Produit d’une histoire longue – du ciment des Romains aux procédés très complexes d’aujourd’hui – et véritable « héros » de la Modernité, le béton demeure pourtant en partie un mystère. Qu’on s’en défie ou qu’on l’admire, ce matériau est en effet plus qu’un instrument, une figure majeure de l’art de bâtir, de la modeste maison individuelle aux mégastructures, en passant par les équipements, les programmes de logement et les « grands projets » qui façonnent le paysage des villes d’aujourd’hui.
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« Sacré béton ! » retrace la saga du béton, de son « invention » collective jusqu’aux applications actuelles les plus sophistiquées, interrogeant au passage ses implications économiques, politiques, sociales ou environnementales. Parfaitement documenté et largement illustré, cet ouvrage collectif, publié sous l’égide du Musée urbain Tony Garnier et des Grands Ateliers de L’Isle d’Abeau, a été conçu et rédigé par une quinzaine de spécialistes issus de différents horizons. Il propose ainsi une lecture plurielle de la légende de ce « matériau du futur ».
28,00 € TTC ISBN : 978-2-917659-45-8 dépôt légal : octobre 2015 www.editions-libel.fr
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Préfaces
par Jacques Bonniel, président du Musée urbain Tony Garnier
S’inspirant de l’expérience de l’architecte lyonnais visionnaire Tony Garnier qui lui a donné son nom, le Musée urbain Tony Garnier a développé depuis plusieurs années un programme scientifique et culturel qui se donne comme objectif d’étudier et de valoriser culturellement les résultats de recherches portant sur les diverses facettes de la fabrique de l’urbain. Derrière cet intitulé générique, il s’agit de prendre en compte les différentes dimensions de l’urbanité et de l’urbanisation, qu’elles soient techniques, économiques, sociales ou culturelles. Après un premier travail de recherche et de mise en exposition sur les formes et les modalités d’arrivée du « confort moderne »1 dans les quartiers d’habitat populaire dès l’entre-deux-guerres, dans un contexte de taylorisation de la production des objets du quotidien2, le Musée urbain s’est intéressé au béton comme matière/objet porteur de nombreuses significations allant de l’évolution des techniques et des modes de construction jusqu’aux représentations symboliques dont il est encore aujourd’hui l’enjeu3.
Renouveler le regard sur le matériau… La rencontre avec des industriels du secteur du béton – il faut rappeler ici que l’essentiel de la recherche mondiale sur ce matériau se produit dans le Nord-Isère – a fourni au conseil scientifique du Musée urbain l’opportunité de se pencher sur une question : comment expliquer les représentations négatives (« le béton, c’est gris, c’est moche... ») attachées à l’usage de ce matériau dans la construction de logements, comme si le béton était en lui-même frappé (et porteur) de malédiction ? Une question 1 ‖ Cf. l’exposition « Vive le Confort moderne ! », Musée urbain Tony Garnier, Lyon, octobre 2013 décembre 2014. 2 ‖ Cf. Georges Perec, Les choses ; une histoire des années soixante, Julliard, 1965, ou encore Roland Barthes, Mythologies, Éditions du Seuil, Paris, 1957, et Jean Baudrillard, Le système des objets, Gallimard 1968 ; La société de consommation, Gallimard (coll. Idées), 1970. 3 ‖ Le Musée urbain Tony Garnier présente une exposition intitulée « Sacré béton ! De la haine à l’amour », du 10 octobre 2015 au 18 décembre 2016, où l’on retrouvera les thèmes et les problématiques développés dans ce livre.
paradoxale, car, dans le même temps, soit on oubliait son usage et son rôle dans la création d’équipements et d’infrastructures nécessaires à la vie moderne, soit au contraire on magnifiait la prouesse technique ou la beauté du geste architectural dans des réalisations comme le viaduc de Millau ou l’architecture audacieuse de Rudy Ricciotti pour le Mucem de Marseille. On ferait alors l’impasse sur ce que ces réalisations doivent précisément aux propriétés de ce matériau par ailleurs honni. Ce décalage, classique en sciences humaines et sociales, entre des pratiques réelles et les représentations sociales qui leur sont attachées, a été le point de départ des réflexions pluridisciplinaires (historiens, architectes, ingénieurs, anthropologues et sociologues, philosophes, critiques d’art et politologues) menées pour constituer l’ossature de ce livre. L’ouvrage, coordonné par Philippe Genestier et Pierre Gras, est organisé autour d’une double entrée : d’une part, l’analyse de la genèse de ce matériau, les modalités de son développement, les formes qu’il a prises, les rôles joués par divers corps de métiers dans son histoire et les fonctions qu’il s’est vu assigner ; et d’autre part, la compréhension du béton comme un « analyseur » de politiques, de dispositifs, de pratiques institutionnelles ou professionnelles dont il a pu être le porteur ou l’enjeu dans une histoire non linéaire (la perte de mémoire entre le béton romain et celui des inventeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle) et multidimensionnelle du point de vue pratique, scientifique et technique, professionnel, symbolique et esthétique.
… et sur ses usages Sans rechercher une vaine exhaustivité, ce livre a voulu établir l’état de la question du « béton » telle que se la posent aussi bien les différentes catégories de chercheurs en sciences humaines et sociales que les producteurs et usagers que sont les industriels et les architectes.
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Dans un premier temps, le béton est analysé en quelque sorte pour lui-même. Il fallait tout d’abord rappeler sa très longue et très ancienne histoire (le béton des origines), en même temps que l’extrême variabilité de ce « mot-valise », témoin de l’indécision qui présida à sa définition : « pierre liquide », « pierre artificielle », etc. Comme souvent dans l’histoire des techniques, la pluralité des inventeurs et la simultanéité des découvertes marquent des avancées, des latences, des rejets et des oublis. Celles-ci interviennent au gré de la réception des inventions, de la nécessité technique et sociale des innovations, de la mobilisation professionnelle au service de politiques inscrites dans une philosophie – à moyen ou long terme – de changement social ou frappées par l’urgence et la nécessité de trouver rapidement des solutions à des problèmes conjoncturels (exode rural et urbanisation accélérée, migrations liées à la décolonisation) ou structurels (la modernisation et l’équipement, pour reprendre l’intitulé du Plan Monnet, après la Seconde Guerre mondiale). En second lieu, le béton est envisagé comme un analyseur du processus de transformation sociétale où les diverses facettes de la modernité vont connaître leur plein déploiement. Les contributions des auteurs montrent bien le rôle particulier joué par le béton tant dans la phase de modernisation de nos sociétés que dans leur dépassement vers ce que certains dénomment « post-modernité »4. Par ses effets d’économies d’échelle, en tous cas dans la société française, le béton a été un vecteur privilégié de l’urbanisation accélérée, non seulement parce qu’il a permis le développement d’une politique de construction de logements (sociaux) en masse et en série, mais aussi parce qu’il a rendu possible, par l’implantation d’équipements et d’infrastructures (ports, gares, aéroports) mais aussi de réseaux souterrains (eaux, égouts...), ce qui constitue l’essence même de la modernité urbaine : la mobilité et l’hygiène.
4 ‖ Jean-François Lyotard, La condition post-moderne ; rapport sur le savoir, Éditions de Minuit (coll. Critique), 1979.
Des enjeux toujours actuels Entre les mains des ingénieurs des grands corps de l’État (Ponts et Chaussées, Génie rural) comme dans celles des ingénieurs de l’industrie privée associant la recherche et le développement, à une époque – celle de la Reconstruction d’après 1945 – où la faiblesse du politique a laissé ouvert le jeu du pouvoir, le béton s’est révélé un bon support de technocratisation, cette forme de rationalité instrumentale qui s’appuie sur le besoin d’expertise pour imposer ses choix. Dans le même temps, il a permis au secteur de la construction, qui fonctionnait encore très largement sur un modèle artisanal exigeant une maîtrise des techniques par un long apprentissage sur le mode du compagnonnage, d’opérer sa révolution technique et de devenir l’objet d’un processus d’industrialisation poussée. Ce processus n’a pas été sans effet sur les formes et les modalités du travail avec, d’une part, une déqualification massive du travail de construction en aval, et d’autre part, une qualification avancée en amont dans la conception et la mise au point de bétons toujours plus performants et adaptés à des fonctions les plus diverses dans les laboratoires et centres de recherches. On comprend mieux ainsi que le béton soit porteur des enjeux les plus contemporains : le rapport entre nature et environnement avec la perspective de la durabilité, ou de sa « soutenabilité » pour parler comme les Anglo-saxons ; la question des connaissances et des compétences à mettre en œuvre dans un environnement marqué par des revendications de savoir partagé, de choix à discuter, de démocratie participative ; et enfin la question des légitimités esthétiques et des critères de goût. Un vaste chantier aux multiples entrées…
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Préfaces
par Michel a. durand, d i r e c t e u r d e s g r a n d s a t e l i e r s d e L ’ Is l e d ’ A b e a u
Les Grands Ateliers - Innovation, Architecture, Ingénierie, Art sont implantés à Villefontaine, dans l’ex-ville nouvelle de L’Isle d’Abeau (Isère), terre d’innovation. Dans le domaine économique, ce territoire a favorisé le développement d’une compétence distinctive, avec l’accueil des centres de recherche de Lafarge, aujourd’hui LafargeHolcim, Vicat, Kerneos et Parex Group. Ensemble, ils représentent les trois quarts de la recherche privée européenne et participent largement à l’organisation et au devenir de la filière béton. Les Grands Ateliers ont accepté de participer à l’initiative du Musée urbain Tony Garnier de s’intéresser au béton en participant à l’ouvrage Sacré Béton ! qui nous permet de mieux comprendre le processus de découverte des bétons utilisés par les grands courants architecturaux des XIXe et XXe siècles, les conditions du développement de son usage et l’organisation de l’exercice des métiers de la création, de la maîtrise d’œuvre. Il appréhende la structuration des activités de construction autour du matériau, sa contribution à la reconstruction, après la Seconde Guerre mondiale, et à la modernisation de la France où le béton intervient dans 90 % des ouvrages : bâtiments, routes, réseaux secs et humides, ouvrages d’art, aménagements d’espaces publics. Le béton désigne aujourd’hui un mélange, en proportions variables, de granulats, de sables, de ciment et d’eau auxquels on ajoute parfois des adjuvants voire des fibres qui modifient les propriétés physiques ou chimiques de l’assemblage pour obtenir les caractéristiques attendues : résistance à la tension, à la compression, résistance aux ambiances agressives, durabilité, esthétique, consistance, vitesse de prise. La formulation du béton dépend de sa destination et de son rôle.
4 500 sites et réalise un chiffre d’affaires de plus de 10 milliards d’euros. L’industrie du ciment est en effet très capitalistique : l’investissement nécessaire pour une nouvelle cimenterie est d’environ trois années de chiffres d’affaires. Pour répondre à l’impératif de rentabilité des investissements, un puissant mouvement de concentration par croissance externe est à l’œuvre depuis les années 1960. Si bien qu’aujourd’hui, la plupart des cimentiers sont présents dans l’extraction des granulats et la production du béton prêt l’emploi. En France, quelques groupes structurent la filière : Lafarge et Holcim qui viennent de fusionner, Ciment Calcia, Vicat et Kerneos spécialisé dans les bétons aluminates avec une quarantaine de sites industriels. Il faut ajouter Cemex, d’origine mexicaine, premier producteur mondial de béton prêt à l’emploi après le rachat du britannique RMC fin 2004. Les groupes européens Lafarge-Holcim, Heidelbergcement, Italcementi, maison-mère de Ciment Calcia, ainsi que Cemex, font partie du Top Ten mondial depuis 2013, d’après le Global Cement Directory, le nouveau groupe Lafarge-Holcim pouvant répondre à 10 % de la demande mondiale1.
Une filière puissante et plutôt concentrée
Dans le béton, l’investissement est moindre, et l’exigence de proximité l’emporte dans la décision de localisation des unités de production. Le béton prêt à l’emploi est un « produit frais » qui doit être mis en œuvre dans l’ouvrage dans un délai de deux heures. Les centrales à béton ont une zone de chalandise de 20 à 30 km. En France, 538 entreprises disposent de 1 881 unités de production et emploient 8 470 salariés directs auxquels il faut ajouter 9 000 salariés assurant le transport et le pompage du béton. Les groupes sont très présents, mais la structure des entreprises est plus diversifiée que dans le ciment, les entreprises artisanales côtoient les PME : 43 % des entreprises ont un chiffre d’affaires inférieur à 1,5 M€ et génèrent 3,8 % du chiffre d’affaires total.
La filière béton regroupe l’extraction des sables et granulats, la production de ciment, le béton prêt à l’emploi et la production d’éléments en béton. Elle rassemble plus de 57 000 emplois sur
1 ‖ Le Monde du 7 avril 2014.
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Des produits novateurs, fabriqués pour partie en série Les produits en béton, quant à eux, sont fabriqués en usines dans des presses qui mettent en œuvre un processus de compactage associant vibration et compression du béton. Ces éléments à caractère pondéreux sont ensuite livrés sur les chantiers dans un rayon de cinquante kilomètres environ. En France, 553 entreprises disposant de 906 sites industriels répartis dans l’hexagone, emploient 18 035 salariés qui produisent des éléments très divers : blocs, parpaings, agglomérés, poutrelles, hourdis, tuiles, éléments de structures, planchers, tuyaux, bordures et caniveaux pour voiries. 69,7 % du tonnage correspondant à 60,5 % du chiffre d’affaires sont destinés au bâtiment, 30,3 % du tonnage et 39,5 % du chiffre d’affaires aux travaux publics. Les deux tiers des entreprises ont moins de vingt salariés et représentent 15 % des effectifs totaux. La moitié des entreprises ont un chiffre d’affaires inférieur à 1,5M € et réalisent 6 % du chiffre d’affaires total du secteur2. Les industriels producteurs de béton ont engagé beaucoup d’efforts non seulement pour satisfaire aux exigences normatives et réglementaires, mais également pour répondre aux attentes des utilisateurs et des opinions publiques toujours plus sensibles à la nécessité du développement durable. Ils s’inscrivent donc de plus en plus dans l’économie circulaire prenant en compte dès la conception des produits leur durabilité et le recyclage de leurs composants. D’importants programmes de recherche, principalement dans les groupes, bénéficiant des progrès de la connaissance en physique, en chimie avec des outils donnant accès à l’échelle nanométrique, permettent la mise au point de nouveaux bétons (isolants, drainants, autonettoyants, dépolluants, autoplaçants, autonivelants, à très hautes performances, fibrés à ultra hautes performances…), capables de réagir à un signal pour commander leur prise ou changer de couleur en fonction de l’éclairage. 2 ‖ Source : Fédération de l’industrie du Béton, 2013.
Enfin, les caractéristiques mécaniques, esthétiques de ces nouveaux produits permettent de renouveler la conception et les caractéristiques des ouvrages, mais aussi la mise en œuvre des matériaux et la réduction de la durée des chantiers. « Alors que la dimension du matériau faisait jusque-là figure de contrainte en quelque sorte extérieure au processus de création, elle semble en passe de devenir un de ses aspects les plus stratégiques. L’architecture du XXIe siècle pourrait bien s’organiser du même coup autour de l’exploration d’un rapport inédit au matériau et plus généralement à la matérialité »3. À l’heure de la lutte contre les changements climatiques et du développement de la recherche sur des matériaux alternatifs nouveaux ou anciens comme la terre, la filière béton est désormais confrontée aux enjeux de la participation citoyenne, de son ouverture à la mixité des matériaux, de la normalisation internationale et des évaluations indépendantes des performances.
3 ‖ Antoine Picon, « Architecture contemporaine ; construire aujourd’hui », in Encyclopaedia Universalis 2015.
sommaire
02 Préfaces 02 Le béton, matière à penser, par Jacques Bonniel 04 La filière béton face aux enjeux contemporains, par Michel André Durand
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chapitre 1 Béton des origines, originalités du béton
13 L e b é t o n e n t r e n a t u r e e t c u l t u r e 14 Béton : les mots et les choses, par Cédric Avenier 22 France - Allemagne : deux manières « d’armer le béton », par André Guillerme
38 chapitre 2 N a i s s a n c e d ’ u n e l é g e n d e 39 40 54
L ’ é m e r g e n c e d u b é t o n m o d e r n e Portraits d’inventeurs : des paternités multiples, par Pierre Gras François Hennebique : géographie d’une invention, par Gwenaël Delhumeau
59 Ar c h i t e c t e s p r é c u r s e u r s 60 Auguste Perret : le béton comme source d’invention, par Joseph Abram 68 Tony Garnier : la passion du béton, par Christian Marcot 78 Le Corbusier à Firminy : un béton singulier et pluriel, par Pierre Gras 86 Bernard Zehrfuss et le musée gallo-romain de Lyon, par Christine Desmoulins 93 94 102 118
L e b é t o n à l ’ h e u r e d e la « s o c i é t é d e m a s s e » Le béton à l’âge du faire, par Cyrille Simonnet Le béton des Trente Glorieuses, arme technocratique, matière providentielle, par Philippe Genestier Préfabriquer le logement moderne, le cas du système Gilic à Lyon, par Philippe Dufieux
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sommaire
132 chapitre 3 L ’ a r t d u b é t o n 133 L e b é t o n e t l ’ a r c h i t e c t u r e 134 Le béton, entre éthique et esthétique, par Philippe Genestier, Pierre Gras et Christian Marcot 147 L e b é t o n , l ’ a r t e t l e d e s i g n 148 Objets d’art, objets du quotidien, par Cédric Avenier 154 Le béton mis à nu par l’art public, par Christian Ruby
166 chapitre 4 L ’ a v e n i r d u b é t o n 167 L e b é t o n à l ’ é p r e u v e d u t e m p s 168 Un patrimoine à reconnaître, à restaurer et à soigner, par Pierre Gras 181 L e s f u t u r s d u b é t o n 182 À la recherche des bétons de demain, par Laurent Izoret 188 Bétons et durabilités : les perspectives de la recherche dans les revues scientifiques, par Fabrice Bardet et Victor Villain
196 Biographies des auteurs 198 Repères bibliographiques 202 Glossaire technique 203 Index
C H apitr e  1
Le bĂŠton entre n a t u r e e t c u lt u r e s
1. Béton des origines, originalités du béton
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par C é dric A venier
Rien n’est immuable, ni la chose ni son nom. Aussi, étymologie et sémantique donnent-elles une image assez juste des choses resituées dans une histoire longue. Ciment n’est pas ciment, béton n’est pas béton, et mortier n’est que supposition. Cela résume la complexité du matériau et de son histoire loin d’être achevée. Aujourd’hui, le béton est un mélange de granulats, de sables et d’un liant à caractère hydraulique (c’est-à-dire qui prend sous l’eau) comme la chaux ou le ciment, et d’eau. Le mortier est fait uniquement de sable et de chaux ou de ciment, sans granulats. Cela n’a pas toujours été le cas. Pour les Romains, qui ne connaissent que la chaux aérienne, très pure, adjuvantée de pouzzolane à partir du 1er siècle après J.-C.1 pour en faire une chaux hydraulique, le ciment, le caementum c’est le moellon, une pierre cassée non taillée, un déchet de carrière ou de brique, que l’on ajoute au mortier de chaux pour réaliser l’opus caementicium. Un appareil qui a permis de réaliser murs et voûtes en béton plein, dites voûtes concrètes. Par extension ou plutôt par glissement sémantique, par métonymie, le ciment a désigné peu à peu l’ensemble chaux et moellons à partir de la Renaissance, puis le liant lui-même au XIXe siècle. De la même façon, le mot mortier viendrait de mortarium, récipient dans lequel on fait un mélange, puis le mélange de chaux, de sable et d’eau lui-même. Quant au terme béton, un mauvais agrégat médiéval d’origine vernaculaire, il remplace ciment lorsque ce dernier est classé parmi les liants hydrauliques, au début du XIXe siècle, puis devient incontournable une fois armé et maîtrisé au début du XXe siècle.
À l ’ é p o q u e d e s c o n s t r u c t i o n s gothiques L’histoire de la construction n’ayant pas fait de progrès majeurs durant le Moyen Âge, le mot ciment n’est peu ou pas employé. En revanche, le terme béton apparaît à l’époque des constructions 1 ‖ Vitruve, De architectura, Livre II, chap. 6.
« L e s t e r m e s c i m e n t, m o r t i e r et béton sont fixés depuis un s i è c l e . Da n s l e s pa y s a n g l o saxons, le béton se nomme c o n c r e t e , fa i s a n t p e u t - ê t r e un lien avec les “voûtes concrètes” romaines, tout comme les Anglais avaient u t i l i s é l e t e r m e c i m e n t r o m a i n . »
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L e b é t o n e n t r e n a t u r e e t c u lt u r e s
Les qualités d’étanchéité et de durabilité du ciment romain sont attestées par l’histoire (ici, un réservoir d’eau potable de l’époque romaine dans la ville de Jérusalem).
gothiques, notamment dans le Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure, écrit entre 1165 et 1170 – « de fort betun et ciment ». Vers 1250, le registre consulaire de Lyon mentionne des « bectons qui sont en la chastellenie de Miribel pour mectre es pilles du Pont du Rône »2, et l’on trouve vers Genève un dépôt de cailloux agglomérés où coule le Rhône, un lieu-dit Béton3 . En Savoie, on trouve aussi « betton » ou « betonnet », mais ailleurs, en Poitou et en Vendée, « bétin » signifie mauvaise terre ; dans le nord de la France, il désigne des « gravats » voire des « immondices », en tout cas un matériau mélangé et de faible résistance. Littré avait fait dériver l’étymologie du latin bitumen, bitume4, et lui préfère l’ancien français « bestonner », « bétorner »5 , qui signifie « tourner en tous sens, agiter », comme le maçon fait sa gâchée dans une auge, en ajoutant que le béton a traditionnellement mauvaise réputation. Mais Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye précise dans son Dictionnaire historique de l’ancien langage françois (18751882), à l’article « béton », que « bestourné » ou « bestorné » signifie bien renversé, tourné, agité, mais pour une personne, dans le sens de bouleversé. La Curne propose encore à Béton ou Betton le sens de « lait caillé », qu’il emprunte au dictionnaire de Monnet lisant dans les Contes de Cholières6 : « Colostrum, le betton, c’est-à-dire premier laict d’une accouchée qui se fait dur et trouée comme une éponge » ; sens que l’on peut rapprocher des laits de chaux et de ciments, ciments de laitiers. 2 ‖ Paul Imbs et Bernard Quemada (dir.), Trésor de la langue française, 1971-1994, 16 volumes, art. « béton ». 3 ‖ Joseph Dutens, Histoire de la navigation intérieure de la France…, 1829, II, p. 100. 4 ‖ Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, 1889, art. « béton » in André Guillerme, Bâtir la ville, p. 156. 5 ‖ Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, 1881, art. « Béton ». 6 ‖ Nicolas de Cholières, Contes et discours bigarres deduits en neuf matinées, 1610 (fol. 254).
Les liens entre la minéralogie et la médecine sont plus clairs à la lecture des études scientifiques de Louis Vicat, qui essaie de comprendre l’hydraulicité des chaux en analysant comment les calculs, du calcaire, de la pierre, se forment dans le corps, en milieu humide et à l’abri de l’air. Durant le Siècle des lumières, le béton populaire utilisé par les constructeurs ou maîtres maçons va faire l’objet de recherches par les « mécaniciens ». Quant au savant ciment, qui réapparaît
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1. Béton des origines, originalités du béton
Chez les Romains, c’est le moellon, une pierre cassée non taillée, que l’on ajoute au mortier de chaux pour réaliser l’opus caementicium. Mais aucune définition n’en est vraiment établie jusqu’au XVIIIe siècle.
à la Renaissance grâce à la traduction des ouvrages de Vitruve, il va plutôt être étudié par les « chimistes ». Mais aucune définition n’est encore établie, de même qu’aucune réalité scientifique tangible. En 1753, dans leur Encyclopédie, Diderot et D’Alembert écrivent encore à l’article « ciment » : « En terme d’architecture on entend particulièrement par ciment, une sorte de mortier liant qu’on emploie à unir ensemble des briques ou des pierres… Il y en a de deux sortes : le chaud et qui est le plus commun ; il est fait de résine, de cire, de brique broyée et de chaux bouillis ensemble. Il faut mettre au feu les briques qu’on veut cimenter et les appliquer toutes rouges l’une contre l’autre avec du ciment entre deux. On fait moins usage du ciment froid : il est composé de fromage, de lait, de chaux vive et de blanc d’œuf ». Au XVIIIe siècle et au début du suivant, ciment est toujours employé comme équivalent de mortier ou béton, soit une poudre de brique (ou tuileau) à laquelle on ajoute des pierres. Bernard Forest de Bélidor, dans son Traité des fortifications de 1729, essaie de découvrir le rôle de la pouzzolane dans l’hydraulicité des chaux pour fabriquer un bon ciment7. En 1824, on lit encore : « Les meilleurs ciments se préparent avec les morceaux cassés des briques et tuiles réfractaires bien cuites ; […] On fait aussi un excellent ciment avec les débris de cazettes à porcelaine ; mais comme ces matériaux sont fort durs et difficiles à écraser, les marchands de ciment y mêlent ordinairement les débris des briques et des tuiles tendres dites de pays ou de Paris ; ils préfèrent même employer ceux-ci seulement. Le ciment que l’on en obtient est de mauvaise qualité et c’est à tort que quelques constructeurs recherchent dans le ciment qu’ils achètent la couleur rouge qui caractérise la plupart des briques, tuiles et poteries mal cuites »8 .
7 ‖ Bernard Forest de Bélidor, La Science des ingénieurs dans la conduite des travaux de fortification et d’architecture civile, 1729. 8 ‖ Dictionnaire technologique, article « Ciment », Paris, 1824, t. V, p. 285.
Un ciment dur et résistant à l ’ e a u En 1756, l’Anglais John Smeaton, en charge de l’édification du phare d’Eddystone, découvre que l’argile joue un rôle dans l’hydraulicité des chaux et renverse la théorie antique et vitruvienne, selon laquelle les bonnes chaux viennent des calcaires les plus purs. Il produit une chaux hydraulique sans pouzzolane. À sa suite, le vicaire anglican James Parker découvre des galets aux bonnes propriétés sur les plages de l’île de Sheppey (Kent). Il en tire « un mortier ou ciment plus fort et plus dur que n’importe quel mortier ou ciment aujourd’hui préparé de manière artificielle ». Il fait breveter son « ciment de Parker » ou « ciment aquatique » (water cement) en 1796. Pour Parker, le ciment est encore du mortier ou béton, mais il s’associe à l’architecte du roi James Wyatt, puis enregistre sa découverte sous le nom commercial de « ciment romain » vers 1799. C’est alors que sa chaux – une chaux hydraulique à prise rapide, soit un ciment naturel à prise prompte, selon la terminologie actuelle – prend le nom de ciment. Le terme ciment romain a vite été dénoncé, mais il persista, car il fit la fortune des fabricants, laissant croire qu’un « secret des Romains » avait été percé. En 1800, le ciment devient un liant, une chaux hydraulique, un plâtre voire un mastic. Pour éviter les amalgames commerciaux et lutter contre les brevets, on appela parfois plâtre-ciment, le ciment naturel à prise rapide découvert à Boulogne-Billancourt par un Anglais en 1802. Les Anglais avaient aussi un plaster cement. Le ciment romain est bien le premier liant moderne à porter le nom de ciment avec l’acception actuelle. Victime de son succès, il va bientôt renvoyer à une quantité de produits d’autant plus différents qu’ils proviennent de carrières diverses. Debauve utilisait comme équivalents au terme « ciment romain » ceux de ciment à prise rapide et de ciment prompt de Vassy9. Émile 9 ‖ Alphonse Debauve, Procédés et matériaux de construction, Paris, t. III, 1886, p. 312.
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Le phare d’Eddystone, reconstruit en pleine mer par John Smeaton en 1756, démontre que l’argile joue un rôle décisif dans l’hydraulicité des chaux. Cette construction très moderne pour l’époque résistera à la houle jusqu’en 1877.
Candlot employait les termes de ciment romain, ciment naturel à prise rapide, et ciment prompt10 . Ce ciment étant naturel, produit avec une gangue ayant naturellement la bonne composition, l’origine de Ci-dessous : L’ingénieur Vicat codifie la carrière faisait en grande les différentes formes et usages partie sa qualité : on a ainsi vu des « mortiers, ciments et gangue à pouzzolanes » à compter des années une quantité de ciments avec 1820, avant de publier son Traité des « appellations d’origine pratique et théorique en 1836. contrôlée », ciment de Pouilly, de Vimines, d’Urrugue, de Guéthary, de Lesquibat, de Valentine ou de Roquefort, en France comme à l’étranger. Dans le bassin grenoblois, du fait que le ciment de la Porte de France, à Grenoble, était particulièrement réputé, il y eut même des procès pour usurpation de nom contre des marques déposées « ciment près de Grenoble »11. Les scientifiques comme les chimistes Jean-Antoine Chaptal ou Hippolyte-Victor Collet-Descotils, les architectes ingénieurs comme Jean-Baptiste Rondelet, et en premier lieu l’ingénieur Louis Vicat, qui découvre le principe de l’hydraulicité des chaux et publie ses découvertes en 1817, n’utilisent pas ou peu le terme ciment et jamais ciment romain12. Vicat critique le « ciment romain » d’Alexandre Lacordaire, un ingénieur qui fabrique le ciment de Pouilly depuis 1824, car les Romains n’ont jamais produit, selon lui, de ciment pareil. Et à Grenoble, si un ciment romain a été brièvement produit en 1835, les trente autres cimenteries, probablement sous l’immense influence du Grenoblois Louis Vicat et du minéralogiste Émile Gueymard, avec qui il repérait les carrières pour les donner à exploiter, n’ont jamais utilisé ce nom de ciment romain. Vicat établit une classification claire : chaux grasses, chaux maigres, chaux hydrauliques et moyennement hydrauliques, chaux éminemment hydrauliques et chaux limites (trop riches en argiles) dites ciments limites inférieurs, ciments ordinaires, ciments limites supérieurs, puis les pouzzolanes, et qui sont des ciments naturels à prise rapide ou à prise lente quand ils sont surcuits. Apparaissent alors au plan commercial les ciments « gris » ou « brûlés », surcuits. Vicat décompose encore les liants entre naturels et artificiels suivant leur mode de fabrication, et explique en 1828 : « Ce qu’on appelle très improprement ciment romain, en Angleterre, n’est autre chose qu’un ciment naturel […]. On fait à Londres une grande consommation de ce
10 ‖ Émile Candlot, Ciments et chaux hydrauliques. Fabrication, propriétés, emplois, Paris, 1891. 11 ‖ Cédric Avenier, Ciments d’églises, semences de chrétiens. Constructions religieuses et industrie cimentière en Isère, thèse de doctorat, Université de Grenoble II - Pierre Mendès France, Thierry Dufrêne (dir.), 2004, 3 vol. 12 ‖ Pour la restauration des Monuments historiques, on utilisait le terme de mastic au lieu de ciment romain, voir Amandine Royer, « Le « ciment romain » en France : un matériau du XIXe siècle méconnu » in « Les ciments naturels », dossier spécial, sous la dir. d’Isabelle Pallot-Frossard et Véronique Vergès-Belmin, in Monumental, juin 2006.
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1. Béton des origines, originalités du béton
Construit en béton de type Coignet entre 1867 et 1874, l’aqueduc de la Vanne (Seine-et-Marne), exemple d’aménité urbaine indispensable, alimentait alors en eau la ville de Paris.
ciment 13 ; mais l’usage en sera infailliblement restreint à mesure que les mortiers de chaux éminemment hydrauliques seront mieux connus, et par conséquent mieux appréciés ». Vicat avait raison : sa chaux limite artificielle, produite par la cuisson à haute température de calcaire et d’argile, avec le clinker comme élément principal, va dominer la construction, mais sous le nom de ciment artificiel ou ciment Portland, à partir des années 1860 et avec les progrès dans la fabrication des fours. Le nom de ciment de Portland avait pourtant été breveté en Angleterre, en 1824, par Joseph Aspdin, un briquetier de Leeds, qui avait appelé sa célèbre chaux hydraulique à prise rapide, un ciment romain donc, du nom des célèbres pierres de Portland dont elle avait la couleur. En 1902, la Commission des chaux et ciments utilise le nom Portland pour désigner tous les ciments non naturels. Le succès du nom a même engendré l’appellation de ciment Portland naturel pour les ciments naturels surcuits.
D e l a p i e rr e f a c t i c e au béton armé Le terme ciment ayant été confisqué par les scientifiques et utilisé dans la classification des liants hydrauliques aux côtés des chaux, le mot béton réapparaît, d’autant mieux que les recherches et essais des ingénieurs constructeurs se concentrent dans les campagnes françaises. Il y a même une confusion générale dans les produits brevetés. « Béton » est souvent suivi d’adjectifs qualificatifs comme béton « monolithe », utilisé par François-Martin Lebrun lors de la construction du pont de Grésol en 1835. Ce terme est probablement employé par Louis Vicat, à qui Lebrun avait demandé conseil, ou dans le corps des Ponts et Chaussées, car la société Vicat construisait encore un pont en béton monolithe sur la Gresse en 1867. 13 ‖ Le chantier du tunnel sous la Tamise, à Londres (365 mètres de long), par l’ingénieur français Marc Isambard Brunel, dure de 1825 à 1842, avec du ciment romain de la firme Francis & White.
Page suivante : Les pierres factices (ou ciments moulés) remplacent avantageusement les blocs de pierre de taille au milieu du XIXe siècle, comme pour la construction de la Casamaures, « folie » mozarabe édifiée à Grenoble en 1855.
Le XIXe siècle industriel et commercial devient celui des pierres factices, des pierres artificielles et des bétons-pisés. Les pierres artificielles, qui sont constituées de mortier de ciment naturel moulé au gabarit ou dans des moules, remplacent les ornements en stucs dès le début du siècle14. Elles sont décriées, preuve de leur succès, comme la quintessence du pastiche par John Ruskin, en 1849, dans Les sept lampes de l’architecture ou par Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc dans Entretiens sur l’architecture (1863), puis encore par Adolf Loos, dans Ornement et crime en 1908. En Europe, où les procédés de constructions en brique et stuc sont courants, comme en Italie, et notamment à Turin et à Milan, la pietra artificiale est présente jusqu’au début du XXe siècle15 . Les pierres factices dites aussi ciments moulés, qui sont des parpaings en béton de ciment naturel, fins et moulurés, remplacent à moindre coût les blocs de pierre de taille, surtout dans les Alpes françaises à partir de 1842, date de la création des Ciments de la Porte de France. Elles sont employées à la Casamaures, folie mozarabe construite en face de la Porte de France en 1855, ou à l’église Saint-Bruno de Grenoble, entièrement édifiée en pierres factices en 1869. Elles ont, dans un premier temps, davantage de succès que le béton aggloméré de François Coignet de 185516 . Coignet conçoit un parpaing modeste qui doit être enduit, comme à l’église du Vésinet, mais qui va devenir le futur « agglo ». Coignet brevette un autre système, le béton banché à la manière du pisé, sous le nom de « béton-pisé » en 1855, qui est employé pour la construction de ses usines à Saint-Denis. Ce procédé va 14 ‖ Fleuret, L’art de composer des pierres factices aussi dures que le caillou et recherches sur la manière de bâtir des Anciens, sur la préparation, l’emploi et les causes du durcissement de leurs mortiers, Paris, 1807, 2 vol. François Cointereaux, Application des pierres factices aux travaux militaires, et conseils aux militaires de tout grade, Paris, 1811. 15 ‖ Cédric Avenier, Ciment naturel, Grenoble, Glénat, 2007, 176 p. 16 ‖ François Coignet, « Exposition universelle. Constructions économiques en béton pisé », in Journal L’ingénieur », Paris, 1er novembre 1855, 11 p.
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L e b ĂŠ t o n e n t r e n a t u r e e t c u lt u r e s
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1. Béton des origines, originalités du béton
L’église Saint-Bruno de Grenoble a été réalisée entièrement en « pierres factices » en 1869. À l’occasion de sa récente rénovation, sa façade a malheureusement subi un certain nombre d’altérations qui ont amoindri le caractère original de l’œuvre.
par l’architecte Anatole de Baudot qui utilise le système Cottancin pour l’église SaintJean de Montmartre ou par l’ingénieur Napoléon de Tedesco18 , Jean Bordenave avec le sidérociment, ou PierLuigi Nervi et le ferrociment. Les termes sont définitivement fixés dans les années 1920 dans les ouvrages destinés aux entreprises de construction comme ceux de Georges Debès19. Sauf pour quelques ciments nouveaux, l’artificiel à double cuisson de Vicat (cuisson des gangues séparées, mélange précis, puis cuisson du mélange) le ciment fondu (très alumineux et rapide), le ciment blanc (chaux lourdes), les ciments de laitiers (de haut-fourneau) ou les ciments de grappiers (incuits) de Lafarge, ou encore le ciment électrique de la Société coloniale des chaux et ciment de Marseille tant vanté par Auguste Perret, il n’y aura plus de nouveau ciment. Seuls les bétons vont évoluer encore un peu, le temps que les ingénieurs établissent les notes de calculs, puis qu’Armand Considère invente le béton fretté et Eugène Freyssinet le béton précontraint en 1933. Les techniques de mise en œuvre, de plus en plus mécanisées, vont s’améliorer avec les bétons vibrés et pervibrés, compactés, et plus tard, pompés, projetés ou tapissés. engendrer le béton armé quand les progrès de la métallurgie permettront d’introduire des barres d’acier. Le jardinier Joseph Lambot, présente sa Barque en ciment, en mortier renforcé avec des barres de métal, nommé ciment armé pour l’Exposition universelle de Paris en 1855. Les armatures métalliques sont une révolution mécanique et le marché prometteur. Aucune règle de construction n’étant définie, les lois sur les brevets maîtrisées, entrepreneurs et ingénieurs brevettent tous leurs systèmes constructifs, le plus souvent avec leurs noms, à commencer par un autre jardinier, Joseph Monier, et ses successeurs ingénieurs Paul Cottancin, Jean Bordenave, Edmond Coignet fils ou encore Thaddeus Hyatt, Gustav Wayss, Ernest Ransome. Le plus célèbre restant François Hennebique et son bureau d’étude qui gère des milliers d’affaires par an. Les définitions se stabilisent à la fin du XIXe siècle, probablement avec l’importance de la granulométrie pour la composition des bétons, avec la modélisation du comportement mécanique des bétons armés, des publications comme celles d’Émile Candlot17, les premiers cours de béton armé à l’École des Ponts et Chaussées par Charles Rabut en 1897, la revue Le béton armé, fondée en juin 1898 par la firme Hennebique, ou l’ouvrage de Paul Christophe, Le béton armé et ses applications en 1902. Néanmoins, en 1900, la Commission des ciments armés est instituée. En 1902, Berger et Guillerme publient La construction en ciment armé. Le terme ciment armé est encore employé 17 ‖ Émile Candlot, Ciments et chaux hydrauliques, fabrication, propriétés, emplois, Paris, Librairie Polytechnique, Baudry et Cie éd., 1891, 346 p.
Un enjeu esthétique, technique et économique L’aspect des bétons, désormais présent dans toutes les constructions, devient un enjeu esthétique, technique et économique après la Première Guerre mondiale. La halle du centenaire à Breslau (1913) de Max Berg pousse les Français à essayer de combler leur retard dans le design industriel face aux Allemands. Les ponts de Robert Maillart, les constructions de Tony Garnier ou d’Auguste Perret et l’architecture du Mouvement moderne constituent un éloge de la matière. Une masse de définitions autant que de finitions, au moins égale aux traitements des parements de la pierre, apparaît alors : béton lisse, béton piqué, béton bouchardé, béton poli et autre mortier lavé, tyrolienne, frotté fin ou granito. Après la Seconde Guerre mondiale et surtout pendant les Trente Glorieuses arrivent les bétons bruts, banchés planchés, balayés, brossés, sablés. Enfin, les années 1990 amènent les bétons cirés, désactivés ou colorés. Les termes ciment, mortier et béton sont donc fixés depuis un siècle. Dans les pays anglo-saxons, le béton se nomme concrete, faisant peut-être un lien avec les « voûtes concrètes » romaines, tout comme les Anglais avaient utilisé le terme ciment romain. 18 ‖ Napoléon de Tedesco, « Cours de ciment armé, à l’usage de tous », in Revue des matériaux de construction et de travaux publics, Paris, 1919, 146 p. 19 ‖ Georges Debès, Maçonneries, béton, béton armé, chaux et ciments, mortiers, pierres naturelles et artificielles, plâtre, goudron et bitume, Paris, Eyrolles, 1931, 627 p.
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L e b é t o n e n t r e n a t u r e e t c u lt u r e s
Les rivalités franco-anglaises n’auraient pas permis que les Anglais utilisent un nom français. En Italie, béton se traduit calcestruzzo, ne rompant pas avec le procédé à la chaux antique. Ailleurs, Néerlandais, Allemands, Portugais, Hongrois, Danois ou Indonésiens utilisent le vocable de l’inventeur français en employant tout simplement « béton ». Les normes et règlements ne sauraient permettre autre chose qu’un langage commun précis et un lexique cimentier, souvent intégré à la fin des ouvrages qui lui sont consacrés, contient plus de deux cents mots. Pourtant, la recherche scientifique a permis l’apparition de nouveaux produits technologiques très performants, appelés bétons et qui finalement n’en sont pas. Le mot béton, s’il peut être négatif à l’esprit dans le verbe « bétonner », est devenu positif dans le sens de solidité. Aussi, les mousses de ciment sont-elles appelées bétons cellulaires pour donner une idée de robustesse. Les bétons cirés sont le plus souvent des chapes avec des produits de cure, quand ce ne sont pas de simples enduits décoratifs. Les mortiers de ciment avec fibres, des ciments fibrés sans granulats particulièrement performants en terme de résistance, ont été appelés bétons fibrés à ultra-hautes performances (ou BFUP). Au début du XIXe siècle, le terme ciment était utilisé de façon générique pour vendre la qualité imaginaire d’un béton antique romain, alors que le « pauvre » béton devait se cacher derrière les « nobles » pierres factices. Avec le béton armé, à partir de 18901910, le béton a conquis ses lettres de robustesse. Il est employé à tout va. Désormais, tout ce qui est solide devient béton.
L’ingénieur Joseph Lambot présente sa Barque en ciment (faite en réalité de mortier renforcé de barres métalliques) à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1855. À l’époque, ce procédé original passe inaperçu parmi les 20 000 exposants...
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3. L’art du béton
par Philippe Genestier, Pierre Gras et Christian Marcot
Dès ses origines, au milieu du XVIIIe siècle, la notion d’esthétique1 est posée comme une théorie du Beau. Cette science de l’appréhension sensible naît au moment où, entre autres, les canons du beau architectural, hérités des disputes sur les ordres et les proportions, s’effritent devant la remise en cause des règles académiques. Ce questionnement s’installe avec la naissance de nouvelles formes architecturales élaborées pour répondre aux enjeux d’un monde nouveau. Cette nouvelle modernité est celle des révolutions politique, sociale et industrielle qui germent en Angleterre puis en France pour éclore à la fin du Siècle des lumières. Le vouloir, le pouvoir et le devoir élaboreront alors des règles et des codes novateurs à même d’orienter un cadre éthique pour la recherche du bien et du bonheur de tous. L’esthétique en sera affectée et ses théories rechercheront une harmonie entre la pensée rationnelle et la pensée sensible. Quelles sont ces problématiques de la théorie architecturale ? Elles se définissent par les questions du Bon (la « bonne » forme, la « bonne » technique pour un projet juste, adéquat, fondé et non arbitraire), du Vrai (la sincérité ou la probité de l’œuvre, la pertinence des moyens employés en fonction des fins poursuivies) et du Beau (l’application de canons de beauté, qu’ils soient inscrits dans l’histoire ou en rupture avec elle, qu’ils soient établis sur la technique, l’utilité ou sur la sensibilité).
Rendre tangible l’ordre du monde Dans son livre De Re Aedificatoria (1485), Leon Battista Alberti énonce les conditions que doit remplir un édifice pour convenir à la fois à sa destination pratique, mais également à la vie en société des hommes qui l’utilisent ou qui, simplement, le voient au sein de leur environnement. Il invente en même temps la figure de l’architecte en tant que détenteur d’un savoir réflexif sur 1 ‖ Le terme est employé pour la première fois par Baumgarten Alexander Gotlieb dans son « Aesthetica » datant de 1750.
« D a n s l ’ e s p r i t d ’ A l b e r t i , l’édification aurait la capacité et le devoir de proclamer et de rendre tangible l’ordre du monde, présent ou à faire advenir, avec pour mission d’inscrire l’homme dans une continuité entre lui et son e n v i r o n n e m e n t, m a i s é g a l e m e n t entre son passé, son présent et son futur. »
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le béton et l’architecture
La revue L’Esprit Nouveau, fondée en 1919 par Le Corbusier, Paul Dermée et Amédée Ozenfant, se préoccupe de l’esthétique de l’architecture du Mouvement moderne qui lui fera pourtant défaut dans l’opinion publique à partir des années 1960-70.
l’art de bâtir et praticien d’une activité de conception préalable au travail des artisans sur le chantier. Parmi les conditions exprimées par Alberti (qu’il reprend pour l’essentiel à Vitruve) s’affirment la commodité, l’adaptation aux besoins des usagers, mais également la beauté. Mais il y a deux types de beauté, celle qui relève de l’ornementation, superficielle, et une autre, plus fondamentale, correspondant à la fois à l’ordre organique de la nature (et des corps) et à l’économie ou à la rationalité. C’est par le respect de ces critères qu’Alberti définit la mission sociale et historique, quasi anthropologique, de l’architecture. L’art de bâtir étant le propre de l’homme, il a une vocation « institutionnalisante », selon l’expression de Françoise Choay. L’édification aurait ainsi la capacité et le devoir de proclamer et de rendre tangible l’ordre du monde, présent ou à faire advenir, avec pour mission d’inscrire l’homme dans une continuité entre lui et son environnement, mais également entre le temps présent, son héritage passé et son ouverture sur le futur. L’architecture est par conséquent l’art d’édifier pour les hommes d’aujourd’hui, mais également pour les hommes de demain, qui auront vécu dans un milieu bâti où leur sensibilité aura été forgée. Au cours des trois siècles qui ont suivi la parution du livre De Re Aedificatoria, les questions de fond ont été simplifiées au point d’être presque oubliées. L’art de l’architecte, dans les traités des XVIe et XVIIe siècles, devient mécanique (l’application d’un système d’ordres et de proportions censé tout régler) et servile (le respect des conventions sociales, la manifestation des hiérarchies de statut devenant le critère de la convenance de l’édifice). Ce mode de faire, en vigueur de la Renaissance à la moitié du XVIIIe, sous-tend et encadre l’activité architecturale, entendue comme
art semi-mécanique et semi-libéral, fortement régulée, dont les causes et les raisons doivent être édictables, prévisibles et destinées à être reproduites de génération en génération. Et c’est à l’édiction de ces règles que s’attachent les traités d’architecture. Dans ces traités, il n’est guère question d’innovations techniques :
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3. L’art du béton
Page suivante : Les concepteurs « révolutionnaires » du XVIIIe siècle, comme ici Étienne-Louis Boullée, produisent une « architecture de papier » qui symbolise un espoir de renouvellement, de justice et bienêtre social, en réponse aux attentes de leur époque, mais ne trouve pas encore capacité à se réaliser.
le Panthéon de Rome fait toujours référence d’exploit constructif indépassable. Par la suite, les ambitions des bâtisseurs sont davantage de respecter les convenances sociales et les prescriptions de la nature (d’une nature plus fantasmée qu’examinée, d’ailleurs) que d’explorer de nouvelles techniques de construction. Avec la montée de la civilisation bourgeoise, à la fois urbaine et marchande, de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la pensée classique semble épuisée, vide de sens et de fondements.
L’esprit des Lumières L’esprit des Lumières va toutefois conduire à renouveler les fondements et les causes de l’art de bâtir. Pierre Patte (17231814) déporte la question de l’architecture vers les problèmes urbains, la question des conventions sociales vers celles de l’utilité collective, de la salubrité et de la circulation. À la même époque, les « architectes révolutionnaires » tentent de refonder une esthétique nouvelle. La répétition du même, le respect des canons et des traditions sont récusés au profit de formes géométriques pures et d’édifices de très grande dimension, exaltant la nature, la science, l’industrie… et bientôt le peuple. Ils reposent la question de la beauté en termes d’appréhension et de lisibilité des édifices par le spectateur (le citadin, bientôt citoyen). Il s’agit de savoir comment parler à leur sensibilité, pour les frapper, les émouvoir ou les séduire, mais aussi de s’adresser à leur raison pour qu’ils puissent lire et comprendre la destination de l’ouvrage, sa fonction dans la ville et dans la vie sociale. En Angleterre comme en France, en effet, avec le XVIIIe siècle, un nouveau monde se prépare, où se formulent des espoirs pour plus de démocratie, de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité. Cette visée sociale révolutionnaire s’incarnera dans les plans et les formes architecturales qu’Étienne-Louis Boullée, Claude-Nicolas Ledoux et Jean-Jacques Lequeu imagineront pour le bien public en réponse aux idées de leur temps2. Les 2 ‖ Emil Kaufmann, Trois architectes révolutionnaires, éditions de la SADG, Paris, 1978.
nouveaux programmes destinés à incarner ces nouvelles valeurs, à satisfaire l’émancipation de tout individu, à éduquer les masses se traduiront dans des bibliothèques, des musées, des opéras, des palais de justice… De nouvelles images naissent. Les projets de ces « architectes révolutionnaires » resteront le plus souvent au stade des rêveries de papier. Malgré quelques réalisations innovantes à l’époque, comme l’utilisation par Soufflot de la « pierre armée » pour construire des dômes aux proportions inédites depuis les Romains, ce sont surtout les mentalités que ces architectes révolutionnent en suscitant un « esprit nouveau ». Les architectes tentent ainsi de renouveler leur culture, les principes et les préceptes qui guident leur art. Dans ce même mouvement, au registre du passé (l’autorité de la tradition, que celle-ci fut réelle ou mythique) succède celui du futur (l’autorité de l’inédit, de l’innovation et de l’invention). L’idée de progrès devient cardinale, constituant le paradigme des deux siècles qui suivront. Le monde change. Aux sociétés de cour vont succéder les sociétés de masse. Face à la puissance des grands se dresse la puissance des peuples. À la mise en scène des hiérarchies sociales doivent se substituer les questions du mieux-vivre de tous – y compris les catégories modestes, celles pour lesquelles l’architecture n’a jamais bâti – dans la civilisation industrielle qui se déploie à partir de 1750 en Angleterre et presque un siècle plus tard en France. Après des tentatives d’adaptation tout au long du XIXe siècle, de l’architecture aux temps modernes par l’usage rationaliste des styles du passé (éclectisme), la volonté de régénérer l’art d’édifier adopte des modèles naturalistes ou orientalistes. Puis, au tout début du XXe siècle, c’est par le rapprochement des arts appliqués, de la production industrielle et de l’architecture que s’orientent les essais de transformation et d’amélioration de l’environnement urbain (l’Art nouveau à Nancy et Paris, l’Art & Craft en Écosse, le mouvement de la Sécession à Vienne, le Werkbund en Allemagne…). Toutefois, ce n’est qu’avec la seconde révolution industrielle – celle du pétrole et de l’électricité, du moteur à explosion et de la chimie – que le béton s’impose, avec sa puissance de redéfinition des fins et moyens de l’art d’édifier.
L’invention esthétique du béton armé Au milieu du XIXe siècle, l’environnement économique, culturel et social est en effet prêt pour que « s’invente » le béton armé. Il faudra néanmoins un demi-siècle pour que prenne corps le procédé sous une forme relativement codifiée et que se diffuse la culture de ce nouveau matériau dans le monde du bâtiment et de l’architecture. En France, ces développements, portés en partie par l’esprit philanthropique, intéressent au plus haut point le Second Empire pour la réalisation d’infrastructures appelées à consommer la nouvelle substance en quantité, notamment pour les routes et les ponts, puis les équipements portuaires qui
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vont préfigurer et accompagner la période coloniale3 . Au gré des procès-verbaux ou des rapports transcrits par les ingénieurs en campagne, s’écrit l’encyclopédie d’une nouvelle pratique : l’art du béton. D’une façon générale, à cette époque, les travaux menés par les entreprises de béton armé ne concernent encore que des fragments d’ouvrages, et notamment les planchers, pour leurs qualités de robustesse et de résistance au feu. Les emplois du béton ne sont pas « nobles ». Il faudra attendre l’immeuble de la rue Franklin à Paris, construit par les frères Perret en 1903-1904, pour voir le béton associé à une fonction majeure : l’habitat. Encore ce béton-là, à destination d’une prudente clientèle bourgeoise, est-il soigneusement « habillé » à l’aide de grès flammé. Auguste Perret s’intéresse à « l’ossature », où le béton est évidemment recommandé, mais aussi à une « esthétique nouvelle » qui cherche à s’adapter aux exigences des programmes et du matériau4. Ce sont toutefois d’abord les activités industrielles, avec des bâtiments qui nécessitent de grandes portées (comme les filatures de Charles Six à Tourcoing, celles des frères Barrois à Lille et de Schlumberger à Mulhouse, ou encore les minoteries de Nantes, toutes équipées par la maison Hennebique) qui requièrent un savoir-faire qui s’appliquera peu à peu à toutes sortes d’usages, jusqu’aux grands magasins, aux théâtres (puis
3 ‖ Cyrille Simonnet, Le béton, histoire d’un matériau, Marseille, Parenthèses, 2005. 4 ‖ Peter Collins, Splendeur du béton ; les prédécesseurs et l’œuvre d’Auguste Perret, Paris, Hazan, 1995.
bientôt aux salles de cinéma) et aux bâtiments religieux5 . Au cœur de cette typologie originelle, le réservoir fait partie des objets mythiques qui ont contribué à diffuser le béton armé à l’issue de l’exposition universelle de 1900 à Paris et jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Cette forme industrielle connaîtra un succès planétaire auprès des Modernes, notamment auprès de Gropius, Le Corbusier ou Guinzbourg6 . Les fameux silos à blé dont l’image circule entre les annales du Deutscher Werkbund et la revue L’Esprit Nouveau, créée en 1920 par Le Corbusier et Amédée Ozenfant, sont nord-américains, quand bien même les capacités constructives de ce nouvel objet esthétique et technique ont été élaborées ou vérifiées en Europe. « La dette de cette esthétique naissante vis-à-vis du béton armé transite certainement par le déploiement de ces ustensiles de l’âge industriel », estime Cyrille Simonnet, pour qui « la “beauté” du réservoir fascinera toute une génération d’architectes en quête d’adéquation et d’authenticité formelle, qui plus est construit selon les règles d’un matériau rationnel, pratiquement issu du calcul et de la formule chimique »7. Cette fascination ne s’accompagne-t-elle pas d’une certaine cécité ? Si le succès de tels dispositifs contribue à gommer les interrogations, c’est aussi parce que le matériau bénéficie d’une « aura » singulière que lui confère bientôt la presse technique de langue allemande et
5 ‖ C. Simonnet, op. cit., p. 74. 6 ‖ Cf. notamment R. Legnault, « La circulation de l’image », in G. Delhumeau (dir.), Le béton en représentation, mémoire photographique de l’entreprise Hennebique, 1890-1930, Paris, Hazan - IFA, 1993. 7 ‖ C. Simonnet, op. cit., p. 75-77.
3. L’art du béton
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139 Page précédente : C’est auprès de grands commanditaires privés, que les projets de villas modernes en béton trouvent un écho favorable dans l’entre-deux-guerres. Le pavillon de l’Esprit Nouveau et les maisons du lotissement de Pessac (Gironde), conçus par Le Corbusier, en constituent l’anticipation.
anglo-saxonne, mais aussi française avec La Construction Moderne (revue fondée en 1885 par Paul Planat), Le Ciment (1896) ou Le béton armé (1898). Il peut aussi s’appuyer sur l’émergence de la photographie moderne et la diffusion de manuels techniques relativement élaborés. L’intérêt et l’impact d’une réflexion comme celle de Tony Garnier avec Une Cité industrielle (1904-1917)8 , où l’architecte lyonnais préconise l’usage systématique du béton pour réaliser une ville utopique, reposent en bonne partie sur ce parti pris, a priori surprenant de la part d’un Grand Prix de Rome. Il contribuera à la reprise de ce thème par les Modernes. Le béton est consacré comme la matière et l’outil mêmes de la modernité. Après la Première Guerre mondiale, la mentalité progressiste se radicalise, débordant du champ de la technique et de l’économique pour rejoindre celui du politique. La prévalence de l’avenir se confirme et s’accentue, la volonté de faire table rase du vieux monde empesé et boursouflé s’accentue. Il faut construire pour de nouveaux programmes, avec de nouvelles formes permises par les nouveaux matériaux pour le nouvel homme des Temps modernes. Aux précurseurs, le béton offre les moyens de penser d’abord, de réaliser (parfois) ensuite le projet global, dont ils sont porteurs : construire pour assurer les besoins pratiques des hommes (de tous les hommes) et pour établir par la création d’un environnement de vie, une relation organique, de concordance ou d’harmonie, entre ces hommes et leur temps. Mais le monde à naître est celui de la société urbaine, de la production mécanisée, de la vitesse grâce à la circulation en train, en voiture, en avion. Ce monde ne doit plus rien à l’univers de l’enracinement dans le terroir. Il faut penser avec de nouvelles catégories le rapport des hommes à l’espace, les relations de la forme aux usages, et redéfinir les notions mêmes de beauté, de vérité, de justesse. Le béton, par ses caractéristiques techniques exceptionnelles, les facilités d’usage (une fois la technologie d’insertion des armatures métalliques dans le béton pour l’armer mise au point, les difficultés résultent de la fabrication des moules) et son faible coût, démultiplie les possibilités de construire, entraînant dans son sillage une réflexion à la fois esthétique et éthique.
La logique de l’image s’impose L’époque étant celle de l’émergence des sociétés de masse, pour le Mouvement moderne, c’est dans la prise en charge des besoins de la masse que devaient être trouvés les critères du Bon, du Vrai et du Beau. Dans la société de masse, affirment 8 ‖ Tony Garnier, Une Cité industrielle ; étude pour la construction des villes, Paris, Vincent, 1917 (3e édition, Ph. Sers, 1989).
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les tenants de la doctrine fonctionnaliste, on peut – et donc il faut – faire table rase des formes et des figures historiquement ancrées parce que celles-ci ne bénéficient plus de l’attention des citadins ayant l’esprit à d’autres références et d’autres préoccupations, notamment parce qu’un rapport à l’espace inédit s’instaure, fruit de la vitesse qui réduit les distances et fait naître l’idée de paysage. Le béton armé perturbera donc fortement les principes esthétiques de l’architecture, au point d’en révolutionner radicalement les fondements au début du XXe siècle. La spécificité d’un langage plastique correspondant au potentiel morphologique du matériau inquiète d’ailleurs les premiers théoriciens, à l’image de Charles Rabut9, qui considère la capacité du béton armé à pouvoir former n’importe quel objet « comme un handicap plutôt qu’un atout », sur la base des certitudes laborieusement acquises à la fin du XIXe siècle : « Quelle image peut ainsi donner de lui-même le béton ou le béton armé alors qu’il se désigne comme une technique quasi universelle, susceptible de toutes les allégations formelles imaginables ? »10 Mais cette « soustraction à l’image » s’explique aussi par d’autres facteurs. Produit d’un concept chimique et d’un modèle mathématique, le béton nourrit un imaginaire pratiquement sans image, convoquant des paramètres plutôt abstraits comme la compacité, la masse, la structure ou la rigidité. Avec l’entreprise Hennebique, qui a bien compris tout l’intérêt qu’elle peut tirer de la photographie, un circuit de valorisation exceptionnel s’est mis en place dans la société française, s’appuyant sur un corpus d’images de plus en plus important, compensant ainsi le « déficit d’icônicité »11 du béton. La photographie, davantage que l’image animée portée par les frères Lumière, par exemple, participe par sa nature même à l’univers plastique et esthétique de l’époque. Il faut rappeler qu’elle s’appuie elle-même sur une technologie de « mélange », à base de chimie et de mathématiques (l’optique). La photo, venant révéler mécaniquement et chimiquement les beautés du monde, fragilise la notion traditionnelle de création attachée à la représentation artistique. Mais elle s’accorde bien avec la nouvelle considération accordée au patrimoine et aux monuments historiques sous l’influence de Prosper Mérimée. Le béton sera en quelque sorte « rattrapé » par cette logique qui, au fur et à mesure où ce matériau s’impose comme celui de la modernité émergente, se construit une nouvelle iconographie, pénétrant ainsi dans les arcanes de l’art. Viollet-le-Duc le reconnaît et plébiscite le procédé photographique dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1854-1868)12. Qu’elle soit diffusée pour promouvoir l’image, informer des potentiels du matériau ou participer à l’« artialisation » du processus de construction, cette nouvelle imagerie s’avère décisive dans « l’invention » du matériau et, ultérieurement, dans la diffusion des modèles. Tandis que les concepteurs,
9 ‖ Ch. Rabut, « Le béton armé actuel, ses principes et ses ressources », Annales des Ponts et Chaussées, Paris, IV, 1908. 10 ‖ C. Simonnet, op. cit., p. 114. 11 ‖ Op. cit., p. 115. 12 ‖ Paris France-Expansion, 1973.
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3. L’art du béton
L’influence des grands silos industriels nord-américain (ici, à Montréal, au Québec) est indéniable sur les Modernes. Le Corbusier en reprendra la symbolique dans ses cinq « cités radieuses » réalisées après la Seconde Guerre mondiale.
Page suivante : La « Maison du Fada » joue dans l’imaginaire marseillais un rôle fort et participe du caractère composite de l’identité méditerranéenne. La première Cité radieuse (1948) offre en réalité toutes les caractéristiques d’un puissant manifeste moderne, célébrant le béton et la polychromie.
clair qu’au sortir des premières concurrences commerciales qui maintiennent encore l’usage du béton armé dans le carcan des « systèmes », « c’est un souci de langage qui agite les esprits de tous bords, qu’ils soient architectes, critiques, ingénieurs, voire entrepreneurs »13 . Dès lors, l’esthétique se substitue à la marque de fabrique.
Une esthétique de l’ingénieur
attirés par la technique du béton armé, cherchent – vainement pour certains –, une puissance esthétique propre à ce matériau composite, celui-ci va parvenir à trouver les marques d’une identité façonnable, susceptible de « faire image » et de nourrir l’imaginaire des architectes. Le bouleversement esthétique et productif qu’accompagne la création du Mouvement moderne est contemporain de cette « révélation » du béton, non que celuici soit exclusivement le moteur de cette révolution esthétique, mais le vecteur d’un changement de cap radical et d’un regard neuf porté sur le matériau lui-même. Peu importe de savoir si c’est une « volonté artistique » (Riegl) ou la matière elle-même qui induit des traitements formels particuliers (Semper). Car il est
Cette esthétique nouvelle se nourrit, avec Le Corbusier, d’une volonté de « géomaîtriser » l’usage du matériau. Dans l’Almanach d’Architecture moderne, publié dans la foulée de la réalisation du pavillon de l’Esprit nouveau à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels de 1925, il décrit l’architecture de l’époque moderne comme la traduction « d’une technique saine et puissante capable de supporter une esthétique », formalisant ainsi le nouveau paradigme14. Mais les arguments critiques ne manquent pas dans cette période où s’affirment (et s’affrontent parfois) les concepts fondateurs de la modernité. Au début du siècle, un critique affirme préférer « ne pas voir le squelette d’une Venus de Milo »15 , idée que l’on retrouvera, quelque vingt-cinq ans plus tard, alors que s’écrivent les principes de la Charte d’Athènes, dans cette affirmation définitive : « Les nouveaux matériaux n’ont pas de beauté propre. Il leur manque le dessin naturel des premiers {matériaux} comme le bois et le marbre. Ils sont amorphes et leur forme dépend entièrement de la capacité créatrice de l’architecture »16 . En 1928, Franck Lloyd Wright luimême en décrit les limites : « Il n’y a ni histoire ni ode qui chantent les qualités esthétiques du béton ; d’ailleurs il n’est pas facile de voir dans ce conglomérat une grande qualité esthétique, car le béton constitue un amalgame, un agrégat, un corps composé »17. On sait pourtant avec quel talent l’architecte de l’immeuble
13 ‖ C. Simonnet, op. cit., p. 121. 14 ‖ Éditions Connivences, 1926, 199 p. 15 ‖ in Le Ciment armé, janvier-février 1908. 16 ‖ E. Menkès, « La leçon de l’industrie », Chantier n° 3, Paris, avril-mai 1933. 17 ‖ Dans la revue Architectural Record (cité par Peter Collins, op. cit., p. 252).
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3. L’art du béton
142 Ci-contre et ci-dessous : Le musée Guggenheim de New York (1959) traduit l’immense et ambivalente capacité de l’architecte Franck Lloyd Wright à transformer un « matériau sans image » qu’il n’aimait guère en icône de la Modernité américaine.
Page suivante : Les poteauxchampignons du Johnson Wax (193639) ont inspiré nombre d’architectes et d’ingénieurs contemporains. F.L. Wright leur fait jouer un rôle esthétique convaincant alors qu’ils assurent simplement la stabilité d’une structure inédite.
Johnson Wax (1939) et du musée Guggenheim de New York (1959) utilisera ce « matériau mou » plus tard. Au contraire, Francis Onderdonk, développant une réflexion philosophique sur « l’esthétique des possibles » à la même époque, considère que la « plasticité » du béton est précisément sa principale qualité : « Plus un matériau peut être soumis à des influences mécaniques et chimiques lors de sa mise en œuvre, plus il recèle de possibilités, et, de là, plus il est parfait »18 . Le discours de Le Corbusier exhortant à une « esthétique de l’ingénieur » s’appuyant sur la force de la géométrie suffit-il à transcender ces points de vue ? Il permet en tout cas de comprendre comment cette « extrême fantaisie » du béton qui rendait perplexe Rabut a pu se résorber dans des prophéties réduisant « le procédé libérateur » du ciment armé au « mécanisme orthogonal le plus pur ». « C’est la construction et non l’architecture qui sera le meilleur guide de ce siècle », prédit d’ailleurs Siegfried Giedion dans Espace, temps et architecture, livre publié en 194119, simultanément à la publication de la version définitive de la Charte d’Athènes. L’idée selon laquelle le processus constructif autorisé par le nouveau matériau constitue le ressort de la modernité nourrira de nombreuses postures doctrinales, avec l’affirmation d’un « style propre » à l’emploi du béton armé en architecture, que défend Giedion dès les années 1920. En relevant la puissance de l’imaginaire soulevé par ces doctrines, on ne peut que constater, comme le fait Cyrille Simonnet, « l’extraordinaire marquage culturel que subit le processus constructif, investi de significations à la fois sociales et plastiques » qui en fait bientôt « un objet à la puissance démultipliée », à l’instar du pilotis, simple poteau à qui une rhétorique imparable fait jouer un rôle esthétique majeur, tout en lui conservant son rôle de poteau… On sait ce qu’il advint de 18 ‖ F. Onderdonk, “The Aesthetics of Potentialities”, in The Ferro-Concrete Style, 1928. 19 ‖ Paris, Denoël, 1990, p. 38.
ce « rationalisme esthétique ». Sa volonté de nouveauté radicale le conduit d’abord à succomber à la tentation de trouver un Prince capable de renverser la table des conventions sociales – Le Corbusier se compromettant avec les régimes autoritaires ou totalitaires de la première moitié du XXe siècle. Puis la malédiction de la systématisation de la théorie par sa transformation en doctrine opérationnelle se produit à nouveau, comme au XVIIe siècle avec le modèle classique et au XIXe siècle avec l’éclectisme. Dès lors, le rigorisme moral des Modernes se transforma en minimalisme architectural et plus encore urbanistique pour construire les cités de logements sociaux d’après-guerre. Ce qui a eu pour effet de donner au béton une image sociale négative, encore prégnante aujourd’hui. Pourtant, dès la fin des années 1960, la théorie architecturale tente de retrouver une dimension plastique, une portée esthétique autonome. Les
143 premières tentatives du « brutalisme »20 associent les exploits techniques permis par le béton armé (portiques et porte-à-faux, pilotis et jeux de pleins et de vides faisant contraster massivité et légèreté) à la plasticité des murs où la matière reproduit les motifs des moules où elle a été coulée. Le brutalisme exprime un temps de réancrage des formes dans la concrétude, celle du sol où les masses bâties s’enfoncent de tout leur poids apparent, mais aussi celle des jeux de lumière sur des formes et des textures variées. Une volonté de sincérité à la fois structurelle et constructive s’affirme, interpellant la sensibilisation du spectateur pour enrichir et complexifier son environnement urbain. On pense ici aux réalisations de l’AUA en Seine-Saint-Denis.
20 ‖ Le brutalisme de l’AUA ou celui de Fayolle pour l’ENTPE s’éclipse après les années 1980. Il restera quelques réalisations d’Oscar Niemeyer au Brésil, celles de Le Corbusier en Inde, de Louis Kahn au Bangladesh, de Tadao Ando au Japon, suivies des propositions néo-modernistes d’Henri Ciriani et les expériences de préfabrication lyriques (Ricardo Boffill et Manolo Nunez-Yanowsky à Marne-la-Vallée). La pluralité des matériaux, des techniques de mise en œuvre, des références et des messages règne...
le béton et l’architecture
De l’héritage rationaliste au courant sensualiste Cette période du Mouvement moderne en architecture se caractérise par une transformation de l’héritage rationaliste en paradigme sensualiste. Il n’y a plus « un seul beau », unanimement partagé, mais une multitude possible de constructions du beau. L’esthétique du béton, au-delà de sa propre architecture, celle d’un matériau artificiel composé de ciment, de granulats, de graviers, et d’eau ne peut se penser qu’avec l’œuvre qu’il matérialise. Ainsi « le jugement esthétique devrait exprimer la légèreté et la flexibilité de la pensée, la capacité de saisir les transitions subtiles et les ombres fines »21. Dans le dernier quart du XXe siècle, les architectes jouent pleinement des qualités du béton aux performances de plus 21 ‖ Herman Perret, « De Baumgarten à Kant : sur la beauté », Revue de philosophie de Louvain, 1992, numéro 87.
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3. L’art du béton
Le New Tokyo City Hall de Kenzo Tange (1991) a longtemps été le plus haut building de la capitale nippone avec ses 243 mètres de haut.
Ci- contre, en dessous : Le caractère « brutaliste » de l’École nationale des travaux publics de l’État (1973), à Vaulx-en-Velin, manifeste l’expression d’une période volontariste qui amorce toutefois le déclin des grands ensembles.
Lugano dans le Tessin, est un parallélépipède qui laisse pénétrer la lumière le long de ses murs porteurs en béton gris. Le musée Paula Rego à Cascais (Edouardo Souto de Moura, architecte, 1999) s’installe dans le respect de son environnement. Cette œuvre intemporelle et poétique allie tradition rigoureuse et élégance contemporaine. Le choix radical d’un béton brut de couleur « terra cota » est en opposition chromatique au vert de la forêt alentour. Sur le site archéologique Praça Nova du château Sao Jorge à Lisbonne (Joao Luis Caririlho da Graça, architecte, 2010), les ruines du quartier islamique sont préservées par une vaste structure de béton blanc et d’acier dont la géométrie demeure d’une grande simplicité et d’une grande finesse. Le rapport à la terre est ponctuel. Les parois contemporaines semblent en lévitation au-dessus des vestiges. L’effet est fabuleux et porteur de sens, à la fois au regard des époques archéologiques stratifiées et par rapport aux lois de la gravitation. D’autres architectes appréhendent la complexité avec l’idée d’une architecture informelle. Cette architecture du chaos tente de conceptualiser et contextualiser un objet dans un environnement lui-même désordonné. Parmi ces figures contemporaines du déconstructivisme émergent Zaha Hadid, Rem Koolhaas et Coop Himmelb(l) au, même si ces architectes utilisent plutôt (ou aussi) le métal pour réaliser leurs formes complexes et improbables où s’entrelacent lignes tendues, lignes courbes, angles aigus ou obtus, façades concaves et convexes.
en plus remarquables pour exprimer les relations complexes de l’espace architectural à l’époque et au monde. Certains architectes cultivent le rapport délicat entre quelques formes simples pour exprimer cette esthétique du « complexe ». L’architecte et designer Carlo Scarpa défait les limites entre architecture et sculpture, en alliant des formes ciselées et la rugosité du béton brut. La maison Bianchi (Mario Botta, architecte, 1971), qui apparaît sur le flanc d’une colline dominant le petit village de pêcheurs de Riva San Vitale, au bord du lac de
Le Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, dit « Le pavillon noir » (Rudy Ricciotti, architecte, 2000), énonce, pour sa part, un dialogue incessant entre le matériau et la forme par le rôle charnière de la structure en béton. L’architecte explique que le bâtiment ne pouvait exister qu’au travers d’une rétention de matière et qu’il n’a que la peau et les os. Il déclare : « Ce projet n’a ni plus ni moins d’ambition que de s’en tenir à un fait objectif sous la dictature des mathématiques déplaçant l’origine de l’émotion ; en ce sens, il fait l’éloge de l’effort et du travail, de la peau et des os, du faible contre le fort. Plus, c’est pas possible ! » Et de remercier tous ses partenaires, en particulier les maçons, les coffreurs, les ferrailleurs, les menuisiers, les boiseurs qui ont permis l’édification de cet exosquelette de la façade porteuse en béton noir coulé par coffrage négatif, de la structure parasismique à géométrie variable et qui caractérise l’expressionnisme des forces. Sous toutes ses formes, le béton aurait donc gagné ses galons au cœur d’une « interprétation esthétique articulée au comportement du matériau », réalisant ainsi « la fusion rêvée entre forme abstraite et travail abstrait » et réglant presque, malgré lui, « deux modalités nouvelles de l’art et de l’économie dont l’esthétique
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Avec le Chichu Art Museum (2004), l’architecte japonais Tadao Andao joue du matériau béton et des formes, composant avec la lumière et l’obscurité une partition à la fois subtile et sans concession.
du XXe siècle naissant se fera l’interprète exubérant »22 au bénéfice d’un taylorisme qui traverse toute l’industrie du bâtiment. Un nouveau type d’ouvrier dont rêvait le Bauhaus, censé maîtriser « aussi bien la technique que la forme »23 , hante l’industrie de la construction, mais c’est bien celle-ci qui, en définitive, le domine. Le geste de l’ouvrier s’intègre en effet à une mise en œuvre à laquelle il n’est plus pour grand-chose, comparativement au rôle façonneur que tenaient jadis maçons ou coffreurs. Même si l’Homme « n’aime pas le grain de ces boîtes innombrables qui envahissent ses horizons »24, l’omniprésence contemporaine du béton possède des sources complexes et des prolongements toujours plus étonnants et ambivalents, car une partie de ces réalisations semble écarter « l’idée reçue selon laquelle architectes et constructeurs, au-delà de l’efficacité et de la plasticité du matériau, obéiraient aveuglément aux lois du marché et seraient peu soucieux d’esthétique et de beauté »25 . Néanmoins, à partir des années 1980-90, l’influence des médias et la concurrence métropolitaine ont entraîné une certaine architecture à se perdre dans la recherche du sensationnalisme26 . Les performances techniques du béton sont alors mises au service de prouesses constructives et d’une esthétique de l’originalité – ou de l’arbitraire –, à rebours de l’aspiration des Modernes à nouer esthétique et éthique dans un projet tout autant formel que social.
À la recherche de nouveaux paradigmes
Pour Richard Meier, l’éclatante blancheur du béton de l’église de la Miséricorde réalisée dans la périphérie de Rome à l’occasion du Jubilé de 2000, est en revanche une marque de fabrique qu’il transpose de continent en continent.
Chaque période historique entend placer l’Homme au cœur d’une nouvelle réflexion sur son avenir. Aujourd’hui, cette perspective interroge « la terre ». Pour la première fois, la matrice de l’homme et de l’humanité est mise au centre des préoccupations publiques et tous les hommes sont concernés par cette perspective envisagée comme universelle. La réflexion sur l’avenir de l’architecture passe assurément par une réflexion sur les rapports entre l’esthétique et l’éthique. Ces enjeux amènent l’architecte à travailler avec des partenaires de plus en plus nombreux et spécialisés, tant au niveau de la conception que de la réalisation. La morphogenèse architecturale, qui considère le fonctionnement et l’organisation des édifices, des villes, des territoires comme des phénomènes vivants, offre des pistes de recherches à même de générer des équilibres inattendus bien au-delà des ordres, des hiérarchies et des systèmes qui prévalent jusqu’ici. Le béton travaille sur lui-même pour aller à la rencontre de ces défis architecturaux. Usant de ses concepts fondateurs, ses concepteurs cherchent à « agréger », à « agglomérer » de nouvelles perspectives par l’emploi « innovant »
22 ‖ C. Simonnet, op. cit., p. 149. 23 ‖ Walter Gropius, « Principes de la construction du Bauhaus », 1926. 24 ‖ C. Simonnet, op. cit., p. 189. 25 ‖ Op. cit. 26 ‖ Cf. F. Choay, article « Espace, architecture et esthétique », Encyclopedia Universalis.
F abr i q u e e t l é g e n d e d ’ u n m atér i a u d u f u t u r
F abri q u e e t l é g e n d e d ’ u n mat é ria u d u f u t u r
SACRÉ BÉTON !
Sous la direction de Philippe GENESTIER Pierre GRAS
Produit d’une histoire longue – du ciment des Romains aux procédés très complexes d’aujourd’hui – et véritable « héros » de la Modernité, le béton demeure pourtant en partie un mystère. Qu’on s’en défie ou qu’on l’admire, ce matériau est en effet plus qu’un instrument, une figure majeure de l’art de bâtir, de la modeste maison individuelle aux mégastructures, en passant par les équipements, les programmes de logement et les « grands projets » qui façonnent le paysage des villes d’aujourd’hui.
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« Sacré béton ! » retrace la saga du béton, de son « invention » collective jusqu’aux applications actuelles les plus sophistiquées, interrogeant au passage ses implications économiques, politiques, sociales ou environnementales. Parfaitement documenté et largement illustré, cet ouvrage collectif, publié sous l’égide du Musée urbain Tony Garnier et des Grands Ateliers de L’Isle d’Abeau, a été conçu et rédigé par une quinzaine de spécialistes issus de différents horizons. Il propose ainsi une lecture plurielle de la légende de ce « matériau du futur ».
28,00 € TTC ISBN : 978-2-917659-45-8 dépôt légal : octobre 2015 www.editions-libel.fr