figure majeure de la peinture lyonnaise du début du xxe siècle. Autodidacte, ce dessinandier de formation acquiert les bases de son art en s’inspirant des peintres qu’il aime – et entretient, plusieurs
Dialogues avec la modernité
Eugène Brouillard (1870-1950), méconnu aujourd’hui, est une
de véritables dialogues picturaux. Paysagiste, Brouillard est avant tout un peintre de l’arbre, qu’il traite de mille manières, approchant à travers lui les grands mouvements de la modernité : le tachisme, l’abstraction et jusqu’au matérialisme dans quelques-unes de ses œuvres tardives. Avec la redécouverte de cette personnalité indépendante et de son œuvre originale, surgit en creux le passionnant portrait de la scène artistique lyonnaise de la fin du xixe et du début du xxe siècle.
Association « Les Amis d’Eugène Brouillard » amis.brouillard@gmail.com
www.editions-libel.fr Dépôt légal : décembre 2011 32,00 euros TTC ISBN 978-2-917659-19-9
9 782917 659199
EugÈne Brouillard
années durant, avec les œuvres de Vernay, Ravier, Signac et Rivière
Didier Ranc Denis Vaginay
EugÈne Brouillard 1870-1950
Dialogues avec la modernité
Didier Ranc Denis Vaginay
EugĂˆne Brouillard 1870-1950
Dialogues avec la modernitĂŠ
Avant-propos
Eugène Brouillard,
Si l'on peut dire du peintre lyonnais Eugène Brouillard qu’il est paysagiste,
5
l’essentiel est ailleurs : il est par nature un peintre original, un autodidacte
Eugène Brouillard
avant-propos
dialogues avec la modernité
qui a suivi son chemin sans se contraindre et soumettre son œuvre, sa vision, à une école ou à un mouvement. Des peintres qui l’ont inspiré, il a retenu ce qui lui a servi d’assise tout au long de sa carrière : chez Eugène Brouillard, avant même la lumière était la couleur dans tout ce qu’elle pouvait lui permettre d’exprimer. Peintre narratif, il a notamment su saisir le passage des saisons sur la nature, les arbres et les étangs. Il nous a laissé une œuvre variée, aux tonalités chaleureuses, qui exalte l’apaisante beauté de notre territoire. Eugène Brouillard est un artiste lyonnais qui reflète la modernité de son temps. Parce qu’il s'impose à nos esprits par sa force créatrice, il est à la fois peintre et poète. Le Département du Rhône mène une politique culturelle en faveur de la sauvegarde et de la conservation du patrimoine rhodanien, de la création, de l'enseignement artistique, entre autres choses. C’est à ce titre que le Département soutient depuis toujours la peinture et les peintres de son territoire, et tient à saluer cet artiste rare et incomparable.
Michel Mercier Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et des Libertés, Président du Conseil Général du Rhône
Préface
Eugène Brouillard Photo Blanc & Demilly
Eugène Brouillard,
Penser à Eugène Brouillard, c’est voir son propre imagi-
nets ou évoqués, et de couleurs, sourdes, mesurées, même
7
naire se peupler d’arbres et c’est les regarder autrement, dans
quand elles éclatent, dont les aplats suffisent à structurer
la nature, avec l’œil de l’artiste.
l’œuvre. Style de mouvement donnant vie au paysage, avec
Tels de multiples bouquets offerts aux cieux, le peintre donne
son tourment, qui reflète celui de l’artiste.
à l’amateur autant de motifs variés de plaisir du regard autour
Eugène Brouillard entreprend. Bien sûr, dans chaque œuvre
de ce thème constant, obsessionnel et obsédant : l’arbre. S’y
particulière. Mais aussi dans son œuvre total, aux facettes
se serait-il incarné, l’arbre créant le peintre ?
multiples, au-delà des arbres et de l’eau, affichant qui il est,
Chaque arbre, avec son graphisme singulier, si nerveux ;
en quoi il diffère des autres, et en le montrant, en l’expo-
l’arbre comme acteur principal d’un théâtre qu’est le paysage
sant. Chez lui, ou dans les salons publics, où il sait prendre
Eugène Brouillard
préface
l’arbre fait peintre
et dont il peut être aussi le rideau de scène.
ses responsabilités. Aussi passe-t-il de l’état de jeune homme
L’arbre statique, ou fluide. L’arbre bien planté, serein, ou l’arbre
fougueux, cultivé mais pauvre et qui veut s’en sortir, à celui
en mouvement, quelquefois en furie.
de notable, imposant sa force créatrice aux édiles et aux
L’arbre comme une élévation, symbole de l’artiste qui sut
amateurs d’art.
se dégager par le haut de ses inspirateurs divers, tout en
Sa vie est un roman d’épanouissement dans la liberté et de
s’imprégnant de ses maîtres régionaux ou parisiens, pour
liberté dans la création.
être lui-même, créateur singulier, en un devenir varié autour
Je suis admiratif de ce livre de redécouverte approfondie que
d’axes forts, surtout des paysages, souvent composés d’arbres
lui consacrent Didier Ranc et Denis Vaginay, qui développent
et d’eau, déclinés à l’envi. Mais « un endroit ne vaut-il pas un
de façons sensibles et prouvées à la fois, et en les illustrant,
univers ? » disait-il.
toutes les phases de l’évolution de l’homme et de l’artiste
Eugène Brouillard se mobilise pour se dépasser. Il maîtrise
Eugène Brouillard.
son handicap physique par une volonté de ne pas en être
Ces recherches et cette synthèse montrent, une fois encore, le
prisonnier. Il comble ses lacunes d’autodidacte par une
rôle des amateurs – ceux qui aiment – au profit de la connais-
osmose permanente avec les leçons de dessin et de peinture
sance de l’art et des artistes.
apprise des autres. Il travaille toujours plus pour conforter son
Eugène Brouillard sera désormais mieux reconnu, pour lui,
indépendance matérielle et conceptuelle. Il forge ce style qui
pour son œuvre, donc plus apprécié, et plus aimé. Et c’est tant
nous fait dire d’emblée : « c’est un Brouillard ! » Style de traits,
mieux !
Paul Dini Octobre 2011
Eugène Brouillard 8
Le parcours d’un autodidacte
Eugène Brouillard fut une figure majeure de la peinture
variation. À partir du moment où son métier est en place, il
9
lyonnaise du début du xxe siècle. Pur autodidacte, il acquit
cherche et se renouvelle constamment sans s’éloigner de son
patiemment son métier, se révéla au public dans sa maturité,
thème ni de son style. Les voies nouvelles qui apparaissent
peu après sa trentième année, et resta actif jusqu’à sa mort,
régulièrement dans sa peinture sont des inflexions bien repé-
cinquante ans plus tard.
rables, souvent faciles à caractériser, qui ne font pas dispa-
Il s’exprima très tôt dans un style personnel qui permet de
raître pour autant les approches précédentes. Souvent, des
le reconnaître aisément tout au long de son œuvre pourtant
œuvres très différentes peuvent coexister, héritières de toutes
diversifiée. En effet, en homme sensible à « l’air du temps »,
les formes explorées auparavant, privilégiant les unes ou les
Eugène Brouillard
Présentation
Présentation
c’est-à-dire à ce qui se trame en silence dans chaque société
autres ou encore les associant. Ces caractéristiques rendent
et qui émerge sporadiquement grâce à d’ingénieux nova-
certaines œuvres difficiles à dater parfois.
teurs, il explora inlassablement de nouvelles pistes qui le rapprochèrent de différents mouvements de la moder-
Les principales sources biographiques concernant Eugène
nité, notamment de 1904 à 1920. Ce qui, à Lyon, cité plutôt
Brouillard sont rares. En dehors des articles de presse, dont
frileuse dans le domaine des arts, bouscula les habitudes et
nous signalerons l’origine, deux documents de référence sont
dérouta public et critique tout en attirant quelques amateurs
à signaler :
et acheteurs, plus sensibles ou plus ouverts, que les institu-
– La peinture lyonnaise et Eugène Brouillard, Ed. Provincia,
tions ne tardèrent pas à suivre. Décrié par les uns, admiré
1939, rééditée en 1940. Cet opus, écrit par Édouard Michel,
par les autres, il marqua son art et sa ville par son audace et
est illustré par Brouillard lui-même. On peut donc consi-
son inventivité pendant vingt ans avant d’être assimilé par
dérer que ce dernier a entériné, voire induit, les propos de
certains à un chef de file endormi sur ses lauriers, ses habi-
l’auteur.
tudes ou son savoir-faire. Poursuivant son activité et toujours
– Eugène Brouillard, peintre lyonnais (1870-1950). Ce texte
soutenu par des admirateurs fidèles, il fut alors négligé par
non publié, heureusement retrouvé sous forme d’un
une nouvelle génération de critiques insensible à ses trou-
tapuscrit de trente et une pages, est signé R. P. Labouré1.
vailles pourtant réelles, toujours inscrites dans la modernité.
Dédié à Brouillard, il a été écrit en 1950, durant les mois
Les représentants officiels des institutions, eux aussi renou-
qui ont suivi sa mort, en compagnie et sous le contrôle
velés, en vinrent à le délaisser. C’est ainsi qu’il s’enfonça
de sa veuve. Son contenu est d’autant plus intéressant
progressivement dans un oubli immérité d’où il ressort bien
que les nombreux éléments vérifiables qu’il comporte se
heureusement aujourd’hui.
révèlent exacts, même lorsqu’ils sont en contradiction
Eugène Brouillard fut surtout un paysagiste et même un
avec les propos officiellement tenus par ailleurs.
peintre de l’arbre, qu’il traita tout au long de sa vie de mille manières, lui rendant toujours hommage. Certains auteurs ont essayé de déterminer des périodes dans sa production, mais cette tentative se révèle artificielle et assez vaine, parce qu’Eugène Brouillard est essentiellement un peintre de la
1 Le révérend père Labouré (1908-1979) est un religieux qui appartient à la congrégation des Maristes. Cet éminent connaisseur de la peinture lyonnaise de la fin du xixe et du début du xxe siècle, est régulièrement cité par la critique.
Brouillard,
l’homme promoteur ...
«
Bien qu’il s’affirme lyonnais, Brouillard reste fier de son origine nordique. Il considère que l’histoire des peintres flamands l’a amené à s’intéresser au paysage et que sa filiation l’a rendu sensible à ce genre.
»
Brouillard est un garçon issu de l’immigration écono-
Issu d’un milieu cultivé
mique ; ses parents viennent du Nord. Il travaille dès quatorze
Tout jeune, Brouillard a reçu en cadeau, d’un oncle ou d’un
ans pour la Fabrique1 qui fournit de nombreux emplois à
grand père, l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Il y
Lyon, en commençant sans formation particulière.
trouve de fort belles planches d’illustration qui retiennent
Comment fait-il, dans ces conditions, pour devenir un peintre
toute son attention – même à l’époque, ce cadeau devait être
reconnu et un notable dans sa ville ?
somptueux ; on comprend mal sa présence chez des employés
Très tôt, il apparaît comme quelqu’un de volontaire capable
de la Fabrique.
de prendre en main sa destinée. Sa vie est très vite organi-
Eugène est un enfant intelligent. Il réussit bien ses études
sée par le désir de peindre et d’être reconnu. Elle est jalonnée
primaires, grâce à un maître qui respecte son caractère indé-
de faits qui nous permettent d’en appréhender la logique.
pendant. Sensible, c’est un grand lecteur : il est fier d’avoir
Certains sont avérés, d’autres, plus anecdotiques, appa-
réclamé très tôt au bibliothécaire Les misérables. Victor Hugo
raissent romancés, sans doute sous l’influence de Brouillard
restera son auteur préféré, comme poète et comme prosateur.
lui-même. Ensemble, ils contribuent à construire la légende d’un peintre.
… De sa vie légendée
La rencontre initiatique C’est la découverte de la peinture de Louis Carrand lors d’une exposition en galerie qui révèle au tout jeune Brouillard sa vocation de peintre.
Le pur gone
Sous le charme, il s’exclame : « Ce n’est pas de la peinture,
Brouillard revendique son identité de Croix-roussien plus
c’est de la poésie, de la musique ! »2. Il s’enhardit à réclamer
encore que celle de Lyonnais. Ce n’est pas anodin quand on est
au galeriste une des toiles exposées afin d’en tenter la copie.
employé, comme ses parents, par la fabrique. La Croix-Rousse
Pour toute réponse, il recevra de celui-ci un coup de pied au
est à Lyon « la colline qui travaille », notamment pour le textile.
derrière qui l’expédiera sur le trottoir.
Frontière naturelle entre la grande ville et la Dombes, elle sera
Le rôle de Carrand a sans doute été déterminant, tout en
pour le peintre un inépuisable sujet d’inspiration.
étant peut-être un peu plus tardif que ne le laisse penser
Pourtant, cela n’a pas dû être facile tous les jours pour l’enfant
cette anecdote : Brouillard produit, aux alentours de ses vingt
au langage truffé d’expressions nordiques, affligé qui plus est
ans, quelques œuvres très inspirées de ce maître.
d’une boiterie. Brouillard, c’est notable, ne parlera jamais de
En tout cas, il reprendra la tradition de paysagiste découverte
ces conditions, comme si elles étaient insignifiantes.
chez Carrand, mais aussi chez Ravier et Vernay.
1 La Fabrique rassemble tous les acteurs de l’industrie de la soie, en particulier à Lyon.
2 Michel, Édouard. La peinture lyonnaise et Eugène Brouillard, Ed. Provincia, 1939.
Le mystère de l’origine et l’influence sur la signature
œuvres restent non signées et que d’autres peuvent l’être au
13
moment où elles sont vendues ou données, au sortir de l’ate-
Bien qu’il s’affirme lyonnais, Brouillard reste fier de son origine
lier, plusieurs années après leur création.
nordique. Il considère que l’histoire des peintres flamands l’a
Très vite, cette signature va se réduire au seul patronyme. Elle
amené à s’intéresser au paysage et que sa filiation l’a rendu
sera immédiatement caractérisée par une espèce de virgule
sensible à ce genre.
remontante dans le prolongement du « d » final. Comme s’il
Pour rendre compte de ce passage du Nord à la région lyon-
fallait évoquer, d’une certaine manière, le « th » manquant de
naise, il laisse croire que son nom s’écrivait initialement
la légende ?
Eugène Brouillard
Brouillard, l’homme promoteur…
Signatures
Brouillarth et qu’il l’a lui-même modifié en hommage aux caractéristiques climatiques de la région. Plusieurs commen-
Une autre caractéristique de cette signature est qu’elle évolue
tateurs, de son vivant, propagent l’anecdote. Or, son nom
au fil du temps. Sa graphie se simplifie progressivement et ses
s’est toujours orthographié : Brouillard. Comme celui de son
deux « r » se transforment. René Deroudille3 est le premier
père et de son grand-père. Il semble même que le patronyme
à avoir remarqué cette transformation. D’abord écrits alpha-
Brouillarth n’existe nulle part.
bétiquement et lisiblement, comme toutes les autres lettres,
Difficile de dire quelle importance a eu pour Brouillard ce
les « r » prendront finalement, autour des années 1915, la
petit jeu autour de son nom, mais il se prolonge autour de
forme du signe d’égalité (=). Cette évolution, utile pour dater
sa signature.
certaines œuvres, se déroule en réalité sur plusieurs années. C’est de 1915 à 1919 qu’elle est la plus visible. On voit alors le
Cette signature est importante, puisqu’elle apparaît déjà
premier ou le second des « r » se simplifier.
sur les premières peintures de Brouillard. Elle s’agrémente
Ce choix des égalités correspond à l’apaisement d’une pein-
alors d’un énorme « E » majuscule, comme s’il lui fallait, à ce
ture qui va, dès lors, s’établir sur un dessin plus lisible et
moment-là, se faire aussi (ou plutôt ?) un prénom. De plus,
une utilisation plus synthétique des couleurs mais aussi à
Brouillard signe beaucoup ses œuvres, apportant un soin
la volonté d’offrir aux amateurs des compositions plaisantes
tout particulier au tracé remontant de son nom ; il n’est pas
qui participent à la joie de vivre.
rare qu’il la calligraphie d’abord au crayon pour la recouvrir ensuite au pinceau avec la couleur la plus appropriée.
L’autodidacte complet
Les dessins ou les esquisses reçoivent fréquemment son
Brouillard reconnaît bien volontiers l’admiration qu’il a pour
paraphe : « Bd ». On peut noter que, malgré tout, quelques
certains peintres, en tête desquels Corot, Puvis de Chavannes
3 Deroudille, René. Eugène Brouillard, peintre croix-roussien, Lyon pharmaceutique, 28 juin 1977, p. 489-495.
Paysage (v. 1930) HSC. H. 55 ; l. 87 cm. SBD.
14
et les lyonnais Carrand, Ravier et Vernay. Il indique avoir
Eugène Brouillard
Brouillard, l’homme promoteur…
Collection particulière.
étudié leurs toiles, présentes sur les cimaises des musées, et
… De sa carrière
appris son art de la copie de certaines d’entre elles.
L’indépendance
En revanche, il affirme être un autodidacte complet. Ce qu’il
Brouillard rappelle régulièrement l’importance que revêt
est presque. En effet, même s’il évoque en 1909 « ses dessins
pour lui l’indépendance, aussi bien intellectuelle que finan-
de début, alors qu’il suivait encore servilement les traces de
cière. Il l’acquiert dès qu’il le peut en devenant son propre
son maître Cabane1 », il s’emploie à faire disparaître ce dernier
patron : il ne veut dépendre de personne. Cette indépendance
de sa biographie. C’est pourquoi Édouard Michel, sous son
est pour lui la condition de la création et de l’originalité. Mais
contrôle, écrit : « Le maître est essentiellement autodidacte.
ses commentaires laissent filtrer un certain scepticisme vis-
Il n’a jamais pris de leçons. Avec les rêves qui le hantaient, il
à-vis de la peinture comme métier à part entière. D’ailleurs, il
lui eût été impossible de suivre des cours, d’en tirer profit »2.
s’est toujours défini essentiellement comme dessinateur, et il
Sans doute Cabane était-il un besogneux trop obscur aux
apparaît comme tel quand il signe des papiers officiels.
yeux de Brouillard pour qu’il lui attribue un rôle réel dans
Son témoignage, maintes fois répété, est sans ambigüité :
l’accès à son art. Ou bien une dépendance directe, même
« Difficile pour ceux qui veulent vivre exclusivement de la
minime et momentanée, entachait trop sa légende.
peinture. Je n’en suis pas. Et je demande à l’industrie de la dentelle, pour laquelle je dessine, de ma libérer des soucis de
Il sait parfaitement ce qu’est un apprentissage : il en a suivi
l’existence.
un, sous forme de cours du soir, pour acquérir son métier de
D’ailleurs, peut-il se donner tout entier à son art, celui qui
dessinandier. Mais le chemin qui mène à l’art, pour lui, ne
peint avec l’arrière-pensée de l’argent à tirer de son œuvre ?
peut se trouver que seul.
Pour vivre, moi, je dessine de la dentelle. Je pourrais, à l’heure actuelle, vivre de ma peinture. Je ne l’ai
Dans la même veine, Brouillard a eu la coquetterie d’avan-
pas voulu, pour n’être jamais tenté de sacrifier mes goûts à
cer d’un an la date de sa première exposition en salon (1889
ceux de l’amateur. »3
au lieu de 1890), ajoutant la précocité à son apprentissage solitaire. L’erreur de datation a été régulièrement reprise par
La stratégie
divers commentateurs.
Brouillard démontre par ses actions qu’il prend en charge très activement et très tôt sa carrière de peintre. Il se soustrait à la tyrannie de l’amateur pour rester créatif et vivre
1 Jean-Bach Sisley, Madame. Le Tout Lyon, 14 février 1909. 2 Michel, Édouard. Ibid.
3 La Vie Lyonnaise, décembre 1919. L’article est signé des initiales Ch. B.
C’est dans cet état d’esprit qu’il participe activement au
15
reconnu comme un peintre et, si possible, un bon peintre.
mouvement de réforme des salons jugés trop conservateurs,
Pour cela, il faut que ses toiles soient vues et achetées : « Il
comme c’est le cas pour la vénérable institution locale, la
faut songer au placement de votre effort, au placement de
Société Lyonnaise des Beaux-Arts. Il fait partie de l’équipe qui
Eugène Brouillard
Brouillard, l’homme promoteur…
grâce à la dentelle, ce qui ne l’empêche pas de vouloir être
vos œuvres, dit-il ». De son point de vue, un peintre doit s’oc-
crée en 1902 la Société des Artistes Lyonnais. Il en est même
cuper de la diffusion de son travail lui-même, au moins pour
trésorier et il y expose durant toute sa courte activité, de 1903
la part la plus importante. Nous allons voir que cette position
à 1906. Avec un groupe de « bons camarades6 », il fonde sur
ne manque ni de courage ni de panache, mais qu’elle a ses
les cendres de la Société des Artistes Lyonnais le Salon d’Au-
limites.
tomne en 1907, « pour permettre à tous les audacieux de la
4
peinture de percer la cimaise7 ».
Les salons
Les statuts de cette nouvelle structure s’inspirent de l’exemple
Les salons sont la première vitrine permettant au peintre de
du Salon des Indépendants ou du Salon d’Automne, fondé à
dévoiler son travail, avec la possibilité de rencontrer l’ama-
Paris en 1903. Ils permettent en effet, en se passant de jury et
teur et d’influer sur ses goûts, mais aussi la critique.
de récompense, en offrant un large espace d’exposition, à de
Brouillard n’a pas encore fait parler de lui comme peintre qu’il
nouveaux artistes, même peu conventionnels, de trouver l’oc-
apparaît déjà sur la scène des salons lyonnais. Pour cela, il
casion de présenter leur travail dans de bonnes conditions.
est indispensable qu’il ait au préalable noué des liens importants avec les peintres influents et les autorités du lieu. Il l’a
Dès 1908, Brouillard y rencontre un succès considérable, en
fait en considérant sans doute que les peintres sont d’autant
même temps que son premier acheteur conséquent et fidèle,
plus efficaces qu’ils se regroupent pour travailler ensemble,
ce qui lui assure une véritable notoriété locale.
comme le laisse entendre cette confidence : il faut « s’unir
Brouillard présente aussi, parfois, ses toiles à des salons de la
fraternellement, se discipliner ; à la fois pour agir auprès des
Région, comme celui de la Société maconnaise des amis des arts.
pouvoirs publics et orienter le goût du public, la « mode » si vous voulez, en favorisant constamment les recherches5 ».
Les galeries
Il doit avoir en mémoire l’importance des « écoles » ou des
Dès qu’il le peut, Brouillard expose dans différentes galeries
« mouvements » dont les exemples, réussis ou non, abondent
de la ville. Il prendra l’habitude d’organiser une exposition
à ce moment : Barbizon, tentative de Van Gogh et Gauguin,
annuelle dans son appartement-atelier, en soignant parti-
Nabis, Pont-Aven…
culièrement ses invitations, bientôt annoncées par voix de
4 Profession de foi d’Eugène Brouillard, Le Progrès, 13 octobre1935. 5 Entretien donné au Progrès, Août 1939.
6 Notamment Jacques Martin et Charles Sénard. 7 Entretien donné au Progrès, Août 1939.
presse (La Vie Lyonnaise). Il n’hésite pas à participer à des expo-
Très tôt, Brouillard a sous les yeux l’exemple d’Adolphe
Eugène Brouillard
Brouillard, l’homme promoteur…
16
sitions de groupe dont il peut être à l’initiative.
Appian dont les toiles représentant le Bugey, sa région natale, se vendent dans toute l’Europe.
La vie de notable
Alors qu’il s’active pour sa promotion et celle de ses amis,
Reconnu, acheté, Brouillard, qui reçoit des commandes offi-
il peut suivre le parcours d’Émilie Charmy1. Celle-ci, dès
cielles, devient un véritable notable dans sa ville. Il y noue des
ses premiers succès locaux de 1903, quitte son maître du
amitiés solides avec les politiques et les artistes et participe
moment, Jacques Martin, pour aller s’installer à Paris. Elle
à la vie culturelle, notamment en appartenant à des groupes
y fréquente alors Matisse, Marquet, Derain et Camoin, avec
d’intellectuels et de créateurs, mais aussi en participant à des
lequel elle entretient une relation amoureuse et sporadique
cérémonies d’inauguration officielles, tout cela pendant une
durant plusieurs années. Elle continue d’exposer à Lyon,
quarantaine d’années.
parmi les peintres locaux mais aussi nationaux, notamment
Il est récipiendaire de plusieurs décorations dont la légion
ceux que nous venons d’énumérer.
d’honneur. Pourtant, il reste circonscrit à sa ville. Ce qui le
Plus tard, il aura l’occasion d’observer le succès parisien de
fragilise considérablement et qui contribuera à la perte
son ami bressan, Louis Jourdan, avec qui il peint de concert
progressive de sa notoriété durant les dernières années de sa
les mêmes paysages de la Dombes.
vie puis à un quasi oubli immérité par la suite. Brouillard sait donc que pour réussir, pour s’assurer une noto-
… De sa seule réussite locale
riété de quelque envergure, il faut passer par Paris. Or, il ne fait qu’une seule tentative pour s’y implanter, en 1913 ou 1914. La capitale ne semble pas faite pour lui. Confier ses œuvres
Comment comprendre que, malgré tous ses efforts pour être
à un galeriste et compter sur lui pour assurer leur devenir
connu et reconnu, pourtant judicieux et efficaces, Brouillard
en ignorant ce qu’elles deviennent, au moins pour un temps,
a failli quitter les mémoires, en dehors de celles de quelques
ne lui convient sans doute pas. Ce n’est sûrement pas un
amateurs avisés qui ont continué à apprécier son talent ?
manque de confiance qui l’amène à refuser ce mode de diffu-
Une autre manière de poser la question, qui contient prati-
sion, mais plutôt le refus de la dépendance qu’il entraîne.
quement la réponse, est : pourquoi Brouillard est-il resté enfermé dans son provincialisme ? Alors que sa peinture, elle,
Par ailleurs, le Salon d’Automne, qu’il a contribué à créer et
n’est pas provinciale.
dont il deviendra le président, reste son lieu d’élection. Il y 1 Émilie Charmy, 1878-1974, Catalogue d’exposition, Villefranche-sur-Saône, Musée municipal Paul Dini, 2008. Émilie Charmy participera, avec une approche personnelle, à l’élan fauve.
Mare aux arbres (v. 1935) HSC. H. 17 ; l. 50 cm. SBG. Collection particulière.
Paysage (v. 1920) HSC. H. 25,5 ; l. 37 cm. SBG.
est chez lui et y expose ce qu’il veut comme il le souhaite. Il
17
alimente régulièrement le marché à partir de ce salon et des
Eugène Brouillard
Brouillard, l’homme promoteur…
Collection particulière.
différentes expositions qu’il organise ou auxquelles il participe. Son succès local, fortement soutenu par des acheteurs réguliers2 – on dirait des mécènes aujourd’hui – lui assure, en même temps que la continuité de la reconnaissance, des débouchés importants et des revenus sur lesquels il peut pratiquement compter. Les ressources locales étant suffisantes, il n’a pas besoin de chercher ailleurs de nouveaux débouchés. S’il le faisait, ce serait pour élargir la reconnaissance dont il bénéficie à Lyon ou pour augmenter le prix qu’il peut espérer de ses toiles et qui est déjà conséquent3. De cela, il n’éprouve aucun besoin, se montrant satisfait de son sort. Adolphe Appian, Émilie Charmy et Louis Jourdan ne peuvent espérer que Belley, Saint-Étienne ou Bourg-en-Bresse, les capitales régionales de leur lieu de naissance, assureront leur vie de peintre. Ils sont donc tenus de « s’expatrier ». Ce que n’est pas obligé de faire un Lyonnais, surtout quand il rencontre un succès significatif. Brouillard s’installe donc, sans doute insidieusement, dans ce succès local et dans son statut de notable, peut-être inespérés pour un fils de migrants économiques autodidacte. Il en deviendra dépendant et en restera prisonnier.
2 Le docteur Tournier dès 1908 ; quelques-uns de ses élèves qu’il encourage à suivre son exemple ; plus tard, le professeur Léon Bérard, collectionneur considérable. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle des médecins lyonnais qui se piquent d’être des amateurs d’art dans la reconnaissance locale de certains peintres. 3 En 1924, ses toiles avoisinent au Salon d’Automne celles de Marie Laurencin. Les deux peintres proposent leurs œuvres pour des prix équivalents.
Les grands dialogues 1904-1908
En trois ou quatre ans d’un travail intensif qui le sort de tous ses sentiers battus, Brouillard se forge une identité et définit un style qui va dorénavant le caractériser.
»
38
Au début du xxe siècle, Eugène est un peintre adroit. Il lui
En trois ou quatre ans d’un travail intensif qui le sort de tous
Eugène Brouillard
Le parcours d’un autodidacte
«
reste à trouver un style et à devenir Brouillard.
ses sentiers battus, Brouillard se forge une identité et définit
S’il a su montrer les prémices d’une vraie originalité dans son
un style qui va dorénavant le caractériser.
exploration confidentielle du monde nabi, il n’a montré au public que des œuvres évoquant un « Corot triste» selon l’ex-
Les maîtres lyonnais
pression déjà rencontrée sous la plume d’un critique. Pour se tourner vers d’autres voies, il lui faudrait l’occasion
1904 est l’occasion pour Lyon de redécouvrir Vernay et Ravier
de bousculer ses références. Elle lui sera donnée en 1904.
ainsi que Carrand, sur lesquels le xixe siècle était passé dans
Cette année-là, Lyon inaugure le palais du quai de Bondy, lieu
un silence et un oubli complets. Qu’ils eussent pu éveiller des
dédié aux arts et aux salons. La ville en profite pour organiser
vocations relevait d’un souvenir perdu, pour tout dire d’une
une rétrospective des peintres lyonnais non vivants, auxquels
autre époque.
elle rend hommage.
Pourtant, contrairement à ce que dit Henri Béraud1, les
Comme tant d’autres, Brouillard découvre sur les cimaises
journaux de 1860 à 1900 ne font mention de ces trois
abondamment garnies de cette exposition deux peintres
« malheureux » que pour les abreuver d’injures. Il est faux
locaux qui vont le bouleverser : François Vernay et François-
aussi de croire que leurs tableaux eussent déserté tous les
Auguste Ravier.
lieux de présentation, galeries ou salons, au cours des deux
Cette confrontation entraine chez lui un travail original : il
dernières décennies du xixe siècle, même s’ils s’y firent
soumet sa peinture à l’éclairage d’un autre peintre, connu
progressivement de plus en plus rares. On l’a vu, le tout jeune
seulement à partir de son œuvre. Les tableaux qui naissent de
Brouillard a pu se familiariser aisément avec l’œuvre de
cette approche révèlent bien autre chose qu’une influence :
Carrand au point d’en être subjugué.
ils sont de véritables dialogues ; des œuvres métisses qui ont
Une partie de la critique fut et resta élogieuse à leur égard.
gardé certains traits hérités des lignées parentales mais qui
Par exemple, en 1885, R. Lawrence2 écrit à propos de Ravier :
sont puissamment originales.
« Une organisation puissante, un esprit de généralisation éton-
Ces « conversations intimes » vont s’avérer si fécondes que
nant, un pinceau d’une vigueur rare, qui enferme dans des
Brouillard va les élargir à d’autres peintres ou à des mouve-
toiles de dimensions restreintes des paysages d’une incompa-
ments picturaux très identifiables : Paul Signac, le Fauvisme
rable grandeur. C’est de la peinture qui fait penser, et il est peu
et, d’une certaine manière, l’Expressionnisme. Notons ici
d’artistes dont on puisse faire le même éloge ». Et, en 1882,
que c’est le paysagiste qui l’attire chez chacun de tous ses
Edmond Jumel s’enflamme : « La branche de prunes de M. Vernay
« interlocuteurs ». 1 Béraud, Henri. L’École moderne de Peinture Lyonnaise, Ed. Basset, 1912 2 Lawrence, R. Lyon Républicain, 11 février 1885.
Paysage de François Vernay (v. 1885) Dessin rehaussé sur calque. H.13 ; l. 31 cm. SBD.
est une des bonnes choses qu’il ait faites, mais dans ses fruits
en même temps que les détails trop inutiles du dessin tout en
39
le coloriste s’est surpassé et il y a dans ce petit tableau des
privilégiant sa force et son équilibre.
harmonies en jaune et en rose, prodigieuses d’effet ».3
Vernay semble immédiatement familier à Brouillard4, sans
Eugène Brouillard
Les grands dialogues
Collection particulière.
doute parce qu’ils ont beaucoup de points communs. Comme Mais ces échos ne sont ceux que d’une partie convaincue
tant d’autres peintres locaux, il est issu de la fabrique. Il
de la critique, l’autre étant toujours alléchée par les œuvres
vit d’abord de son métier de dessinandier. Comme beau-
« finies » ; le public ne suit pas ; le bourgeois « ne mord pas »,
coup, il garde de cette origine une influence perceptible qui
selon le mot de Ravier, toujours persuadé que sa peinture ne
soumet son œuvre au principe décoratif que revendiquera
peut plaire qu’aux artistes ou n’être comprise que par ceux
après lui hautement Brouillard. « Inspiré par les tissus, leur
qui sont prêts à être dérangés.
ordonnance, il en arrive dans la nature morte et surtout dans le paysage à une composition qui participe de la mise
Les mânes de Vernay et de Ravier étaient bien trop profondé-
en carte ou de la mise en règle, lesquelles déterminent un
ment ensevelis pour qu’un jeune peintre comme Brouillard,
style synthétique, une manière de simplifier par masses et
si joliment accaparé par Corot et Puvis de Chavannes, puisse
par taches de couleurs parfois indépendantes de la forme »5.
les découvrir. Il fallut leur exhumation pour que la rencontre
Cette remarque correspond assez bien à ce que l’on pourra
fût possible ; et la tranquillité enfin acquise par le métier pour
dire de la peinture de Brouillard. L’un et l’autre étant influen-
qu’elle se révélât productive. Chez l’un comme chez l’autre,
cés par leur métier d’origine ; pourtant, en aucun cas leurs
sous des formes très différentes, il va trouver la force d’un
œuvres ne peuvent être confondues.
dessin confronté à de vives couleurs autonomes ou renforcé par elles.
Paysage de François Vernay (v. 1885) Vernay s’affirme moderne, iconoclaste et inventif, créateur
Miel, dit Vernay, François (1821-1896) Révélation du dessin puissamment suggestif et des couleurs autonomes
d’un style très personnel. Si le coloriste fougueux s’impose dans nombre de natures mortes, le dessinateur économe, juste, efficace et d’autant plus véridique que son trait suggère plus qu’il n’affirme, revient dans ses paysages.
Dans l’œuvre de Vernay, Brouillard trouve les raisons de s’éloigner de ses maîtres vénérés pour suivre ses intuitions et ses inclinations personnelles. Il a sous les yeux la confirmation qu’un peintre gagne à abandonner les convenances 3 Jumel, Edmond. Le Salut Public, 20 mars 1882.
4 Malgré quelques propos spéculatifs qui prétendent le contraire, les deux peintres ne se sont jamais rencontrés ; Sans doute ont-ils hanté les mêmes bistrots de la CroixRousse, mais pas au même moment. 5 Lerrant, Jean-Jacques. Auguste Ravier, Louis Carrand, François Vernay et la modernité, François Vernay, Lyon, Musée des Beaux-Arts 23 septembre-10 décembre 1999. Remarque qui aurait aussi bien pu s’adresser à Brouillard.
Paysage arboré (v. 1910) Dessin rehaussé sur carton. H. 65 ; l. 100 cm. SBD. Collection particulière.
Le pêcheur à l’ombre (v. 1905) Dessin rehaussé sur carton. H. 41 ; l. 64 cm. SBG.
Paysage (v. 1906) HSC. H. 20 ; l. 27 cm. SBD. Collection particulière.
40
Jean-Jacques Lerrant le présente comme un fervent colo-
juste, de l’esprit : de quoi enthousiasmer et ravir Brouillard
Eugène Brouillard
Les grands dialogues
Collection particulière.
riste : « À bien les observer, ces tableaux d’objets, de fleurs,
qui trouve à marier ses envies d’exubérances colorées et son
de fruits, prétextes à des fanfares de couleurs, sont de grands
attrait pour la composition, simple mais organisée et organi-
morceaux de rhétorique picturale. Quelle grâce majestueuse
satrice, reposante, rassurante même.
dans la plus intime de ces natures qu’on ne consent pas à dire mortes tant elles regorgent de suc ! »1.
C’est dans ses dessins rehaussés que le dialogue entretenu
Vernay s’affranchit de la tradition, libère sa touche en même
par Brouillard avec Vernay est le plus perceptible. C’est en
temps que ses sujets qui s’autonomisent, s’identifient à la
virtuose qu’il explore cette voie entre 1907 et 19123. Édouard
couleur qui devient valeur, voire objet en soi.
Michel s’en émeut : « Ses dessins rehaussés sont admirables. Synthétique et décorateur d’instinct, il se soucie peu de
Henri Béraud2, dont la plume fait alors autorité, insiste sur
l’effet, mais l’œuvre tout entière se tient, donne une impres-
la valeur de son dessin : « La sobriété de Vernay est compa-
sion de force »4. Cette force est une espèce d’obsession chez
rable à la concision de Pascal. De simplification en simplifica-
Brouillard qui, parfois, l’assimile au style : « Il se préoccupe
tion, Vernay arrive à noter que l’indispensable ». « Il élimine
d’abord de rendre l’idée-force, d’asseoir les masses, d’équili-
encore, le détail disparaît de plus en plus, jusqu’aux derniers
brer les volumes, dans la puissance toujours. Si la force n’est
dessins qui sont de simples concerts de lignes n’indiquant
rien, rien n’est sans la force »5. Une conjugaison de Puvis et
que le contour des choses, ramenant tout un tableau à une
de Vernay.
seule ligne décorative et décrivant la fine arabesque des horizons familiers avec une souplesse presque musicale, une
Le pêcheur à l’ombre (v. 1905)
harmonie digne d’un Poussin ou d’un Puvis ».
Dans ce dessin de 1905, Brouillard pose déjà les grandes lignes
Des ors soufrés, des rouges intenses, des horizons et des
directrices de ce que sera son œuvre ultérieure, notamment
ombres bleuies, des verts saccadés, sortis du noir jusqu’à
en ce qui concerne ses dessins rehaussés des années 1910 ou
l’acidulé, des blancs crayeux pour des ponctuations bondis-
ses grandes pièces décoratives de l’après-guerre. Tout y est : le
santes, le tout appuyé sur des bruns, des siennes, des ocres
traitement différencié des plans, le surlignage du crayon gras
juvéniles ou brûlés, distribués en taches fondues mais affir-
au pastel ou à l’huile, l’utilisation de la réserve, la présence
mées ; un trait simple pour des masses de charpente fortes et
humaine anecdotique, les arborescences torturées, et l’imagi-
éthérées, liées entre elles par une dentelle d’air vibrionnant
naire lié à ces milieux humides…
ou de frondaisons élégantes. De la couleur, de l’économie
1 Ibid. 2 Henri Béraud, Le Tout-Lyon, 11 octobre 1908.
3 Il ne l’abandonne pas par la suite, mais le dessin rehaussé tiendra moins de place dans son œuvre après 1912. 4 Michel, Édouard. La peinture lyonnaise et Eugène Brouillard, Ed. Provincia, 1939. 5 Ibid.
n’en revient pas d’être ce témoin radical d’un monde dont
41
Dans celui-ci, tout en économie, les flocons bleuis d’un ciel
tant d’hommes se privent. Il regarde et exulte : « Tout est
perdu dans les brumes montant d’une terre liquide absorbent
dans le ciel. Les nuages et l’atmosphère me grisent. Toujours
les flammèches de peupliers fantômes. Nulle épaisseur. Seul
nouveau. C’est inépuisable, c’est l’infini. Il est des jours, je
un souffle coloré subsiste. D’humain ne persiste que l’œil
crois, où personne n’a vu ce que je vois et senti ce que je
qui perçoit une impalpable nuée surnaturelle. La pauvreté
sens. Mais je ne sais pas me cantonner et faire une fin. Je suis
savante des moyens utilisés est fulgurante et l’émotion
comme un amoureux inépuisable… ».6
Eugène Brouillard
Les grands dialogues
Paysage arboré (v. 1910)
produite profonde. Devant la quintessence pulsante de la nature, les mots manquent et laissent place au silence, à celui
Ravier rassure Brouillard car c’est un dessinateur de très
qui favorise la contemplation sereine. La perfection frémit.
grande qualité bien qu’original, qui sait tirer des moindres
Avec ce dessin rehaussé, Brouillard montre avec quelle
nuances de gris des frémissements fragiles et lumineux.
maîtrise il manie la réserve, l’utilisation du fond comme
Mais c’est surtout le gigantesque incendiaire qu’est Ravier
un tout qui fait partie intégrante de l’œuvre et qui la révèle,
qui retient Brouillard. Il trouve chez lui la confirmation que
rapprochant la peinture d’un autre art, celui de la sculpture,
la couleur peut tout exprimer. La lumière se déduit de ses
en suggérant que l’œuvre est déjà présente dans l’épaisseur
mouvements, de ses contrastes violents ou de ses nuances
du support et en offrant à celle-ci une singulière profondeur
tendres. La forme surgit, jusqu’à la brutalité, de ses touches,
qui impose l’illusion parfaite d’une troisième dimension à la
de ses oppositions ou de ses mariages.
production plane. Le carton s’avère, dans cette utilisation de la réserve, un parfait allié.
Paysage (v. 1906) Dans cette petite œuvre guidée par la spontanéité apparente, Brouillard nous invite à une fête. Son plaisir est manifeste à
Ravier François Auguste (1814-1895) Révélation et confirmation d’une liberté colorée
triturer la matière et à en affirmer les teintes. Il emprunte volontiers à Ravier qui se reconnaîtrait sans mal dans son ciel. La trouée, chère aux deux peintres, est là, qui attire notre regard et l’oriente tant vers l’horizon que vers nos rêves.
Ravier est un ogre de sensualité qui dévore les paysages
La terre présente des souvenirs de magmas en fusion. Ses
pour mieux en rendre des images violemment véridiques,
ocres roux bouillonnants pénètrent les mauves tendres des
tremblantes sous une lumière piégée dans sa précarité. Il
pelouses agitées du premier plan et ménagent le creux d’eau
6 Cité dans Thiolier, Hubert. Ravier et les peintres lyonnais, Ed. Guiguet et Garraud, 1984.
L’entrée du hameau (v. 1906) HSC. H. 33 ; l. 50 cm. SBG.
42
où se mire un bout de ciel laiteux. Miroir où s’affrontent les
En 1901 le public parisien et de nombreux peintres peuvent
Eugène Brouillard
Les grands dialogues
Collection particulière.
reflets réciproques des mondes minéral et éthéré. La vie s’im-
découvrir ou redécouvrir un Van Gogh jusque-là confidentiel
pose dans la végétation. Le frottement des verts et des bleus
grâce à une exposition de soixante-et-onze tableaux à la gale-
des buissons rappelle le combat de l’ombre et de la lumière,
rie Bernheim jeune. C’est l’occasion pour quelques artistes,
l’équilibre fragile et émouvant des instants où tout bascule.
notamment les futurs Fauves, de percevoir les bases de ce qui
C’est une orgie de naissance, de lumière d’aube du monde.
deviendra l’Expressionnisme.
Le tableau se divise originalement en deux triangles
Le néo-impressionnisme ou pointillisme, qui consiste à
rectangles presque parfaits, matérialisés par la diagonale
peindre par juxtaposition de petites touches régulières de
du rectangle dans lequel ils s’inscrivent. Ce partage de l’es-
couleurs primaires et complémentaires que l’œil combine en
pace, qui permet l’opposition équilibrée du sol et du ciel, du
couleurs secondaires, s’éteint à la toute fin du xixe siècle alors
tangible et de l’évanescent, rappelle l’héritage japonais et
que certains de ses membres avaient déjà allongé et étiré
nabi. Sous le désordre apparent des masses en mouvement,
leurs touches. Pourtant, son influence est toujours percep-
le paysage reste très lisible.
tible chez les Fauves et les Expressionnistes qui cherchent à se dégager plus encore de l’idée, dévolue depuis longtemps à
Les maîtres français et les écoles
la peinture, de représenter fidèlement le monde puisque cette tâche est dorénavant confiée à la photographie. Le Fauvisme naît autour d’une exposition en 1905 regrou-
C’est un Brouillard curieux et libre qui émerge des dialogues
pant des peintres fort différents mais qui, pour beaucoup,
amorcés avec les peintres locaux. Il est maintenant capable
utilisaient des couleurs crues, détachées de tout lien de
de puiser dans un environnement plus large et ne s’en prive
réalité avec la nature, choisies pour leur capacité à révé-
pas. Il reste toutefois cohérent et est attiré par la touche, la
ler des émotions. Ils simplifiaient radicalement la forme et
couleur et la vision prédominante du peintre sur l’objet repré-
négligeaient la perspective et les ombres, dans la continuité
senté.
de Gauguin et des Nabis. Certains de ces peintres avaient
Le monde de la peinture passe essentiellement par Paris et
commencé à peindre ainsi avant ce salon et d’autres, précur-
par quelques autres centres dans lesquels s’épanouissent des
seurs ne s’affiliant pas à ce groupe, comme Louis Valtat, le
mouvements, mais les informations circulent en Province
faisaient depuis des années déjà.
et il est facile pour tout amateur consciencieux de se tenir
Le Fauvisme n’a jamais été un mouvement et le regroupe-
informé.
ment qui le constitue disparaît rapidement, mais les artistes
devait néanmoins pas lui convenir, sans doute parce qu’elle
43
veine, notamment en privilégiant la prévalence du regard du
relevait pour lui plus d’un travail d’imitateur que de créateur
peintre sur le monde. Leur approche caractérise l’Expression-
à part entière.
Eugène Brouillard
Les grands dialogues
concernés continueront pour beaucoup à peindre dans cette
nisme français qui, tout en déformant l’objet représenté pour en extraire la force représentative et émouvoir plus fortement
Sous l’huile, à peine perceptible entre les touches déposées
le spectateur, n’atteint pas la virulence ou le pessimisme
à la brosse, on perçoit la légère structuration du dessin tracé
de l’Expressionnisme allemand par exemple, de quelques
au crayon bleuté. Les jeux d’ombres et de lumières sont un
années plus tardif.
prétexte à une étude passionnée de la couleur. La confronta-
Le public d’abord consterné et furieux rejette cette peinture
tion osée des teintes annonce d’autres tentatives qui suivront
fauve qui, pourtant, influencera rapidement, considérable-
bientôt et qui continueront d’émailler son œuvre.
ment et durablement de nombreux peintres dans le monde entier.
Cette œuvre, rarissime par son traitement et par son homogénéité, participe à la construction du style de Brouillard. Elle
Signac Paul (1863-1935) et le pointillisme
nous indique dès ce moment les lignes forces de sa peinture : la structuration par le dessin, la prédominance de la couleur
La première excursion de Brouillard hors de son pré carré est
crue, une nature sereine et salvatrice, la quête d’une beauté
pour le néo-impressionnisme. Ce n’est pas mal vu quand on
parfois formelle….
sait à quel point ce mouvement a pu servir de creuset aux expérimentations qui ne vont pas tarder à caractériser la
La petite mare décorative (v. 1907)
modernité. Il trouve dans cette approche de quoi assouvir
Cette œuvre est sensiblement contemporaine de la précé-
déjà son intérêt pour la couleur tout en reconnaissant, dans
dente. Entièrement traitée à la brosse, elle assemble un
la minutie des touches, le travail qui l’occupe dans son dessin
pointillisme appliqué et large à une touche longue, franche
de dentelles.
héritière de certains néo-impressionnistes qui inspirent à ce moment-là le Fauvisme ou l’Expressionnisme naissant.
L’entrée du hameau (v. 1906)
Ces longues coulées qui accidentent le sol donnent un autre
La cohérence exceptionnelle de ce tableau est le signe d’une
mouvement à la matière et imposent au regard un tout autre
maîtrise qui aurait permis à Brouillard de persister dans cette
travail, plus dynamique, que les points ou les taches parce
voie, assez familière malgré tout à son public local. Elle ne
qu’elles ne lui permettent pas de se reposer.
Les grands dialogues
Eugène Brouillard
44
Le dessin préparatoire, aux larges traits de fusain encore très
La structure formelle est franche et solide : elle offre des
visibles, répartit les masses et enclot les flots de couleurs qui
repères stables, entre l’horizontalité du sol à l’orée de la forêt
déroulent un patchwork de complémentaires, jaunes, oran-
et la verticalité des troncs qui composent le bosquet. Pour-
gés, violets et bleus. Brouillard accomplit l’exploit de nous
tant, l’œil est irrésistiblement attiré par le puits de lumière
rendre crédible un sous-bois qui ne comporte aucune des
de la petite mare centrale et vite entraîné dans une danse
couleurs attendues, des verts aux marrons, ce qui fait de cette
sautillante par la magie des couleurs au foisonnement quasi
œuvre un exercice jubilatoire auquel celui qui la regarde
arbitraire mais, malgré tout, savamment organisé. Le specta-
participe volontiers.
teur est pris par la contradiction entre la quiétude immobile
La forêt, au fond, n’est qu’apparemment massive : assises
du sous-bois et les mouvances inhérentes à la multiplicité
sur cette douce bande de terre ocre qui s’amenuise en un
des coloris accolés.
triangle étroit, ses teintes claires disséminées sur de larges
Brouillard laisse dans un coin de cette œuvre un témoignage
espaces de réserve l’allègent. Associées au ciel jaune paille
émouvant de sa quête permanente : sans doute insatisfait
et blanc, elles contribuent à produire un effet de perspective
d’une première étape qu’il avait pensée aboutie, il a ajouté des
atmosphérique, loin des canons des paysagistes hollandais
touches colorées sur sa signature déjà apposée, la masquant
qui réclamaient pour le même effet, la succession des bruns,
partiellement.
des verts et des bleus. Ici, la perspective atmosphérique est renforcée par le point de fuite que créent les dépressions du
Il n’oubliera jamais ces tentatives puisque, après de très
sol dont les directions convergent en arrière de la mare, vers
nombreuses années de mise en sommeil, il y reviendra dans
un point central.
un souci avoué de créer des œuvres décoratives.
Les grands dialogues
Le Fauvisme
La petite mare décorative
Forêt fauve
(v. 1907) HS papier. H. 53 ; l.64 cm. SBD.
(v. 1908) HST. H. 39 ; l. 55 cm. SBG.
Lyon. Fondation Renaud.
Collection particulière.
Sa forêt, comme une belle entrée dans ce monde totalement nouveau, est traitée de manière extrêmement dyna-
En 1907 et 1908, ce sont les Fauves qui captiveront Brouillard,
mique, avec un choix de couleurs vives, improbables dans la
dans la continuité du néo-impressionnisme de Paul Signac ou
nature, qui se complètent ou s’exaspèrent. Le dessin prépa-
de Maximilien Luce, avec leurs jeux de couleurs pures, vives,
ratoire au fusain, vague héritage des Nabis, se devine encore
voire violentes.
par endroits alors que, presque partout, la pâte est lourde,
Le parallèle que l’on peut établir entre son travail et celui de
déposée en petites touches volontaires, exprimant la vie et la
Maurice Vlaminck est assez net ; il reste pertinent avec celui
force exaltée. Comme un détail, dans certaines frondaisons,
d’André Derain.
quelques traits, entaillés dans la matière colorée au manche de pinceau, viennent fournir un mouvement qui manquait.
Forêt fauve (v. 1908) C’est aux alentours de 1907, alors qu’il n’a présenté précédemment aux salons que des œuvres sages, empreintes de tristesse ou de nostalgie, que Brouillard se lance dans l’utilisation forcenée des couleurs propres à désarçonner le public et à irriter la critique, l’un et l’autre restant très frileux à Lyon. Reconnaissant lui-même qu’il vient de s’arracher à l’influence du maître de Barbizon, il choisit une voie toute personnelle et utilise la peinture pour exprimer sa vision du monde.
Eugène Brouillard
45
La technique, un style, des variations
Ces toiles respirent d’une certaine façon. Elles entraînent l’œil du spectateur dans un mouvement de va-et-vient incessant entre un centre et une périphérie où vibrent les contrastes ou les camaïeux.
»
48
Dès 1904, mais sans doute avant, Brouillard se montre aussi
alors souvent de l’équilibrer, d’y accentuer un effet ou d’y
Eugène Brouillard
Le parcours d’un autodidacte
«
à l’aise dans le maniement du couteau ou de la spatule qu’il
réharmoniser les teintes, restant au plus près de la capture
l’est dans celui des pinceaux et des brosses. À partir de là, il
de l’instant. Mais il peut aussi la reprendre entièrement, pour
utilisera aussi bien les uns que les autres, soit exclusivement
la simplifier, la ramener à sa structure géométrique. En obte-
ou presque, soit en concurrence sur la même œuvre.
nant cette nouvelle esquisse, il affirme son choix pour la forte charpente de la majorité de ses œuvres mais il se dote surtout
Le chemin au bosquet (v. 1906)
d’une base qu’il pourra traiter au fil des années, parfois avec
Il maîtrise parfaitement l’huile, qu’il dispose sur son support
des techniques très différentes. Très tôt, il se constitue donc
en jus et glacis, en touches légères ou chargées mais aussi en
un corpus de sujets qui traverseront son œuvre.
empâtements des plus épais. Une fois qu’il en a fini avec le stade de la copie, Brouillard
Le métissage et le geste décisif
suit l’exemple des peintres de Barbizon et s’en va chercher ses sujets en extérieur. La pratique n’a rien d’original : elle s’est depuis longtemps généralisée et il a pu l’observer chez
Corot et ses amis, toujours à la recherche de la lumière et
nombre de peintres locaux durant sa jeunesse.
de ses vibrations, n’hésitaient pas à associer différents maté-
Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de là, nous pouvons
riaux – huile, gouache, aquarelle, pastel – afin d’améliorer le
voir comment il retient certaines pistes ouvertes par ses
rendu. Pour la même raison, avec le même objectif, ils inter-
illustres ainés et comment il en écarte d’autres en fonction
venaient sur la matière déjà disposée en la grattant, l’allé-
de ce qui lui correspond le mieux.
geant, la hachurant.
De la nature à l’atelier ; du tableau à l’œuvre princeps
Brouillard excelle dans la combinaison des médiums pour tirer le meilleur parti de ses pigments. Ses dessins rehaussés en sont un parfait exemple ; certains de ses pastels peuvent aussi s’agrémenter d’huile et ses huiles peuvent recevoir un utile complément à la gouache.
Dans la nature, il saisit le motif en une esquisse plus ou
Mais il va bien au-delà de ces associations matérielles et en
moins aboutie qu’il va retravailler en atelier. Il se contente
développe le principe sous différentes formes.
Mare arborée
(v. 1906) HST. H. 14 ; l. 23 cm. SBG.
(v. 1908) HSC. H. 40 ; l. 58 cm. SBG.
Collection particulière.
Collection particulière.
Grand paysage (v. 1908)
49
Ainsi, il conjugue peinture et dessin ou marie les styles
Eugène Brouillard
La technique, un style, des variations
Le chemin au bosquet
sur la même toile ; il introduit dans son tableau une scène autonome qui pourrait constituer une œuvre en soi ou bien rapproche trois ou quatre sous-tableaux qui s’interpénètrent pour donner un tableau cohérent. Ces différentes œuvres, toutes parfaitement abouties, sont le résultat d’un assemblage ou, mieux encore, d’un véritable métissage. Ce qui n’est pas surprenant venant de cet homme composite : dessinandier et peintre, pur gone aux fortes racines du Nord… Louis Carrand, François Vernay, François Auguste Ravier, plus encore que les maîtres de Barbizon, ont joué des hachures obliques pour animer leurs ciels ; ils ont travaillé « au corps » leurs œuvres pour en sublimer les matières. Ce commentaire adressé à Ravier pourrait concerner ces trois Lyonnais : « Lavage, coups de grattoir, rehauts à sec sont utilisés dans les aquarelles, empâtements, frottages et incisions dans les huiles »1. Brouillard sait donc comment retravailler la matière, comment revenir sur son premier mouvement en retranchant, en ponçant. Il a même tenté de le faire comme en témoignent de très rares œuvres précoces où perce encore l’influence de Carrand. Mais le résultat ne l’a sans doute pas convaincu puisqu’il a immédiatement et définitivement abandonné cette pratique.
1 Lerrant, Jean-Jacques. Du romantisme à la modernité, François-Auguste Ravier, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 15 février-28 avril 1996.
La technique, un style, des variations
Eugène Brouillard
50
Grand paysage
Poiriers en fleur
(v. 1908) HST. H. 89 ; l. 146 cm. SBD.
(v. 1906-1910) HSC. H. 51,5 ; l. 41,5 cm. SBD.
Collection particulière.
Collection particulière.
Dans la perception qu’il a de l’œuvre, il procède plutôt
Poiriers en fleur (v. 1906-1910)
comme les impressionnistes qui privilégiaient la rapidité de
Il a pris de la distance avec la perspective traditionnelle et
son exécution plus à même de capter la fugacité de leur sujet.
opté pour un choix de couleurs et de formes guidé par la
Pour lui, le travail doit se situer en amont pour permettre un
vision de l’artiste plus que pour leur réalisme.
geste sûr et décisif ; il s’assimile au métier, au savoir-faire.
Vernay l’a accompagné dans la simplification d’un dessin fort
D’ailleurs, très souvent, quand il insiste trop sur une œuvre, il
et structuré comme une charpente, Ravier l’a invité à suivre
l’alourdit plutôt et ses créations ne sont jamais meilleures que
son attrait pour la couleur et à faire cette découverte essen-
lorsqu’elles restent proches de l’esquisse ou de la pochade.
tielle qu’elle n’était, finalement, que de la matière.
Une dualité en équilibre, entres structure, couleurs et matière
Brouillard a pu résumer cette position, qui projette l’artiste dans sa création, en adressant quelques conseils aux apprentis-peintres : « Le frémissement d’art, l’irradiation de beauté ne peuvent jaillir que de la main de l’artiste opérant luimême. Aussi l’aspirant peintre devra-t-il, tout d’abord, déve-
Brouillard a aimé le paysage à travers l’œuvre de Corot qui
lopper sans relâche, avec ses dons d’observation, de vision,
lui a apporté, avec Carrand, les bases techniques de sa pein-
ses facultés de recueillement, de méditations qui permettent
ture. En cheminant de Puvis de Chavannes aux Nabis puis
de condenser la pensée, de synthétiser la sensation. C’est par
aux Fauves, il a, avec cohérence et constance, pu confirmer
là seulement, qu’il trouvera son mode d’expression originale,
qu’une peinture était une représentation obéissant avant
vigoureuse » 1.
tout aux lois du peintre. 1 Profession de foi d’Eugène Brouillard, Le Progrès, 13 octobre1935.
Eugène Brouillard
51
La technique, un style, des variations
Bosquet (v. 1935) Dessin rehaussé sur carton. H. 33 ; l. 51 cm. SBG.
La composition habituelle dess tableaux
52
Tancrède de Visan décrit ainsi les étapes suivies par Brouillard
centre du tableau, à partir duquel les éléments du paysage
Eugène Brouillard
La technique, un style, des variations
Collection particulière.
lorsqu’il élabore un tableau : « Avant d’entreprendre de fines
sont disposés en « cercles successifs : cercle de l’eau, cercle
sculptures sur une maison, il importe de poser de bonnes
des arbres, cercle du ciel. La couleur s’ajoute ensuite en
fondations. Brouillard tout de même. D’abord du solide, le
masses assez larges, plus ou moins détaillées, pour créer une
reste sera donné de surcroît. Pour sa part, il possède le don
impression d’ensemble assez analogue à celle créée par un
d’établir, de camper des volumes sur nature, en pleine pâte,
mandala tibétain ». Ces toiles respirent d’une certaine façon.
d’asseoir l’architecture de sa peinture. Après quoi, il livre sa
Elles entraînent l’œil du spectateur dans un mouvement de
sensibilité aux prises avec le drame lumineux. » 1
va-et-vient incessant entre un centre et une périphérie où vibrent les contrastes ou les camaïeux.
Tancrède de Visan rend compte de l’avancée du travail de Brouillard à partir d’une esquisse croquée d’après nature en
Les œuvres dynamiques, elles, sont fortement structurées
quelques traits sûrs, enrichie des touches nécessaires qui lui
par une ligne de fuite marquée, « chemin, ligne d’arbres,
donneront sa densité, ses coloris et son âme. Nous reconnais-
alignement de rochers, crête de colline », brouillée par les
sons là la genèse et l’esthétique de nombreuses œuvres de
éléments complémentaires de la composition, qui entraînent
Brouillard, mais pas de toutes. D’autres, moins fréquentes,
l’œil en un point indéfini et mouvant, suggéré par « l’intensité
échappent à ces règles et déploient tout autrement des
des couleurs » ou « la forme tourmentée des objets peints,
symphonies de couleurs.
en particulier les arbres ». En effet, « chaque arbre, dans ces tableaux dynamiques est un centre de tournoiements, un
Nous suivrons ici l’analyse pertinente proposée par Michel
lieu de passions agitées symbolisées par des couleurs très
Guinle et Philippe d’Arcy2 pour repérer différentes composi-
intenses ». « Ces tableaux sont une représentation du mouve-
tions caractéristiques des paysages de Brouillard. Ils opposent
ment global de la vie » et de ses passions.
les œuvres structurées, qui peuvent être construites de manière statique ou dynamique et les œuvres où le jeu des
Enfin, dans certains tableaux, de ceux qui ont été rappro-
couleurs domine et le dessin s’efface.
chés des œuvres fauves à ceux qui, purs jeux de couleurs, traversent son œuvre comme autant de jalons de son origi-
La composition des œuvres structurées et statiques est
nalité, « Brouillard parvient à évoquer directement la puis-
fréquemment élaborée autour d’un plan d’eau, rarement au
sance des passions par un jeu de couleurs ou de formes plus suggérées que vraiment dessinées ». Il n’y a plus d’architec-
1 Visan, Tancrède. de. Eugène Brouillard, Peintre lyonnais, Notre Carnet n° 7, 25 avril 1924. 2 Texte non publié écrit à l’occasion d’une exposition organisée en1984 par ses auteurs.
ture. La place est laissée au mouvement et à la couleur. L’œil
entendre quand il se confie à madame Jean Bach-Sisley, en
53
le point culminant, en une illusion magistrale. « Le centre du
1909, alors que ses toiles débordent de couleurs que d’aucuns
tableau est partout et nulle part ». Ce qui compte, c’est l’in-
jugent effrayantes. « Nous pensions à tout ce que l’artiste
tensité de la vision qui devient spectacle. Dans ces tableaux
nous a dit de sa manière de voir, de comprendre, de rendre
résolument modernes, « la peinture n’a pas d’autre fin que
la nature, de son désir de réagir contre le gris ambiant par
d’être de la peinture ».
une peinture bien portante ». Cette préoccupation, Brouillard
Eugène Brouillard
La technique, un style, des variations
se déplace sans cesse dans la composition et en saisit partout
l’exprimera régulièrement.
Dualité et couples d’opposés
Pourtant, en 1912, Henri Béraud a une tout autre impression devant les tableaux qu’il qualifie d’hallucinants. « L’âme de M. Brouillard est biblique et inquiète, dit-il avant d’ajouter :
La coexistence d’une architecture forte et d’un dessin qui ne
Il conçoit le paysage à la manière d’un Breughel protestant.
subsiste plus que dans quelques riens qui le suggèrent est
Il voit une nature d’apocalypse. L’herbe dans ses paysages se
l’illustration de la dualité qui anime Brouillard. Il a besoin
traîne comme des cheveux, les arbres y tordent des bras vers
d’une structure solide dont il affirme la nécessité dans son
le ciel, comme des congrès de pieuvres géantes3 ». Il conclut
métier tout en étant fasciné par sa dissolution.
en proposant un parallèle allusif à l’Expressionnisme alle-
Son œuvre entière est traversée par des couples d’opposés
mand : « L’art de M. Brouillard se rattache à une tradition de
plus ou moins visibles : le tourment et la paix ; le solide et
réalisme et de violence toute germanique4 ».
l’évanescent ou l’éternel et l’impermanent ; le formel et l’informel ou la forme et la couleur ; le dessin et la peinture…
Malgré son désir annoncé, Brouillard ne peut dissimuler la manière dont il perçoit le monde, ni comment cette percep-
La plus grande réussite de Brouillard est de conjuguer les
tion se trouve filtrée par sa personnalité. Ce qui n’a rien
opposés dès que l’occasion se présente plutôt que d’en assu-
d’étonnant puisqu’il a choisi de parler à travers sa peinture.
rer l’incompatibilité.
Qu’il ne soit pas aussi serein qu’il le prétende n’échappe pas à ses proches. Le R. P. Labouré rapporte son attirance pour ce
Le tourment et la paix
qui est triste ou douloureux (cf. Les visions urbaines, infra). D’ailleurs, lui-même reconnait que « le métier de peintre est
Brouillard souhaiterait sans doute apparaître comme une
un tourment, une inquiétude perpétuelle. Il faut chercher
personne paisible, soucieuse de donner par sa peinture
sans cesse de nouvelles formes, d’autres accents d’expres-
une image douce du monde. C’est du moins ce qu’il laisse 3 Béraud, Henri. L’École moderne de Peinture Lyonnaise, Ed. Basset, 1912 4 Ibid.
La variation
et la continuitĂŠ expressionniste
Je peins. Je peins ce que j'admire, ce qui m'émeut : l'arbre qui dresse sa silhouette dans le ciel, l'eau, le soleil, les ciels tourmentés, toute la nature.
»
La petite mare au paysage jaune (v. 1910-1912) Dessin huilé sur carton. H. 65 ; l. 100 cm. SBG. Collection particulière.
64
Certains auteurs ont tenté de répartir l’œuvre de Brouillard
teur de dentelles, avec Signac, importance de la couleur avec
Eugène Brouillard
Le parcours d’un autodidacte
«
en différentes périodes1. Comme nous l’avons déjà suggéré à
Ravier et les Fauves, suprématie d’une vision personnelle
propos de l’influence nabi, cette approche paraît peu perti-
encore avec les Fauves et prolongement dans un expression-
nente : grosso modo, les périodes qu’ils proposent corres-
nisme à la française : intensité, vigueur de la touche, défor-
pondent au temps pendant lequel Brouillard personnalise
mations, rapports de couleurs insolites, forts contrastes ou
son savoir-faire (1895-1902) et à celui où il pratique ce que
présence du noir.
nous avons appelé les dialogues.
La modernité de Brouillard se nourrit de toutes ces approches
Très peu d’œuvres émanent du premier temps et le second
à la fois. Il les mêle, les associe, les oppose ou, parfois, n’en
se déroule sur trois ou quatre ans au maximum (1904-
retient qu’une, en fonction de ce qu’il éprouve devant son
1908). L’ensemble des œuvres produites durant ce temps
sujet, de ce qu’il a envie d’en transmettre.
témoignent de l’acquisition d’un métier, de l’affirmation et de
C’est bien mal le connaître ou le comprendre que de le circons-
l’affinement d’un style.
crire à une seule manière de peindre, même si celle-ci existe
En résumé, durant cette douzaine d’années, Brouillard
bien, comme le fait Gérald Schurr. « Eugène Brouillard adopte
découvre que la peinture est un mode de représentation
dans ses paysages du Lyonnais une technique personnelle,
arbitraire qui passe par les conventions d’une époque, d’une
assez voisine du pointillisme : il indique plans et volumes par
école, ou par la perception d’un peintre qui peut se donner
de larges touches posées avec régularité, d’où une certaine
une liberté plus ou moins grande pour chercher à imposer sa
impression de papillotement que le spectateur corrige en
vision du monde au spectateur.
s’éloignant de la toile »2.
Après avoir assimilé les bases du dessin, de l’huile et du pastel
À la décharge de Gérald Schurr, il est possible que cette
à partir de l’exemple de l’école de Barbizon, il opte résolu-
perception d’homogénéité provienne du fait que les œuvres
ment pour la modernité.
de Brouillard paraissent tout de suite familières au-delà de
Totalement ouvert à « l’air du temps », il intègre ce qui le
leur diversité, au point qu’il est souvent facile de les lui attri-
retient chez d’autres peintres ou le découvre par lui-même.
buer. Cette singularité confirme l’existence d’un style appar-
Abandon du détail et de la perspective, choix des grands
tenant à un grand peintre dont on peut dire qu’il n’a jamais
aplats, de la synthèse du dessin cerné avec l’école de Pont-
peint deux fois le même tableau.
Aven ou les Nabis, dessin structuré en même temps que
Pour évoluer, Brouillard n’hésite pas à recourir à la pratique
suggéré avec Vernay, délicatesse de la touche pointilliste, si
« d’arts mineurs » comme l’illustration, dans laquelle il se
proche parfois de celle qui provient de son métier de dessina-
lance à partir de 1918, ou la gravure, à laquelle il s’initie à la
1 Lerrant, Jean-Jacques, d’Arcy, Philippe, Gauthier, Jean-Claude. Eugène Brouillard 18701950 ; Un maître de l’école lyonnaise, La Taillanderie, 2002.
2 Schurr, Gérald. Les petits maîtres de la Peinture, Tome 2, page 40.
Ses découvertes oscillent toujours entre des extrêmes qui
65
nique continu »3. Il l’affirme : « Il faut chercher sans cesse de
restent la plupart du temps en tension et qui se dévoilent
nouvelles formes, d’autres accents d’expression4 ». Et c’est ce
plus ou moins dans chacune de ses œuvres : l’équilibre et la
qu’il fait après 1908 et fera jusqu’à la fin de sa vie. À partir
rupture d’une part, la quiétude et le tourment de l’autre.
Eugène Brouillard
La variation et la continuité expressionniste
même époque, à la recherche d’« un perfectionnement tech-
du « bouillon de culture », composé d’éléments divers et multiples, évoqué ci-dessus, il tirera d’infinies variations.
Brouillard se révèle moderne aussi par l’idée qu’il se fait de
Dans ces variations, où tout ou partie changent, où tout reste
son métier, de la nécessité de son indépendance et par la
familier sinon reconnaissable, il se révèle souvent inventif
lucidité de ses choix : « Je peins. Je peins ce que j’admire, ce
et toujours moderne – la recherche et la modernité étant sa
qui m’émeut : l’arbre qui dresse sa silhouette dans le ciel,
marque – tout en gardant un point de buté infranchissable :
l’eau, le soleil, les ciels tourmentés, toute la nature. Je peins
même lorsqu’il y avoisine l’abstraction, ce qui lui arrive
avec ma conception personnelle du beau, sans me soucier si
parfois, même lorsqu’il y est puissamment expressionniste,
elle correspond à celle d’un acheteur possible ». Cet aveu lui
sa toile doit rester immédiatement accessible au specta-
permet aussi d’énoncer ses thèmes de prédilection.
teur. Il n’accepte pas que le peintre à travers son œuvre soit
Brouillard est surtout moderne dans sa relation au monde
abscons et devient critique envers ceux qui le sont. « Les
et dans la conscience aiguë que la richesse de l’homme est
essais incessants, les recherches effarantes d’expression, les
d’autant plus grande qu’il la trouve dans son imagination :
tarabiscotages et autres tourneboulements d’écoles déchaî-
« Oui, je peins dans un évier et j’expose dans une soupente,
nées déroutent les meilleurs. Les hommes sûrs de leur métier
moi j’aime ça. Un endroit vaut l’univers ». Quelle magnifique
ne discutent pas tant : ils produisent, ils créent. Aujourd’hui,
conclusion !
le fini5 des œuvres semble ne plus compter : ce sont les explications, les commentaires qui parachèvent la pochade6 ».
Quelques exemples de variations
Brouillard n’accepte pas l’œuvre conceptuelle. Il est et reste moderne. Malgré les intuitions qu’il montre parfois devant
La petite mare au paysage jaune (v. 1910-1912)
la pâte colorée réduite à sa matière, il ne devient jamais
Cette œuvre est une très belle illustration de la variation chez
contemporain.
Brouillard : elle reprend le motif de la petite mare décorative de 1906 (infra), croqué avec les mêmes détails, bien que dans
3 Profession de foi d’Eugène Brouillard, Le Progrès, 13 octobre1935. 4 Profession de foi d’Eugène Brouillard, Ibid. 5 Ne pas confondre ici le « fini » de l’œuvre et l’œuvre finie. Voir Le temps de la copie (infra). 6 Profession de foi d’Eugène Brouillard, Ibid.
un format différent.
Les nénuphars de la Pape (1921) HSC. H. 22 ; l. 32 cm. SBG. Reproduit dans La Vie Lyonnaise d’avril 1921, n° 51, à l’occasion d’une exposition à la Galerie Maire Pourceaux.
L’étang des Jargons
Bosquet noir sur fond jaune
(1929) HSC. H. 56 ; l. 88 cm. SBG. Reproduit dans La Vie Lyonnaise de janvier 1930, n° 486, à l’occasion d’une exposition à la galerie Malaval.
(v. 1922) HST H. 50 ; l. 66 cm. SBD.
Collection particulière.
66
En quelques années, le style a changé dans le respect d’une
Bosquet noir sur fond jaune (v. 1922)
Eugène Brouillard
La variation et la continuité expressionniste
Collection particulière.
Lyon. Fondation Renaud.
certaine continuité. L’influence nabi est toujours perceptible
Brouillard a utilisé comme support une toile grossière dont
mais Brouillard opte ici pour un aspect réaliste et décoratif
on voit parfaitement les défauts. Ils permettent d’accentuer
qu’il privilégie dans ses dessins rehaussés et qu’il reprendra
efficacement la sensation d’aridité du lieu malgré la présence
plus tard dans certaines de ses peintures.
de l’eau. Pour produire cet effet de désolation empreinte de poésie triste et de nostalgie, il a appliqué pour les tons clairs
Cette œuvre est d’ailleurs une subtile combinaison de dessin
une matière très sèche, écrasée sur la toile. Le noir est au
et de peinture. Une observation attentive ne permet pas d’éta-
contraire très dilué, dans une radicalisation des contrastes.
blir de frontière franche entre les deux techniques. À partir d’une structure dessinée au crayon gras, Brouillard va distri-
L’étang des Jargons (1929)
buer cette chromatique particulière à l’aide d’un pinceau fin.
Cette œuvre, représentative de la peinture stylisée de la fin
Essentiellement un jaune incandescent qui ménage en large
des années 1920, met en scène la dualité d’Eugène Brouillard :
réserve la couleur brune du carton qui le reçoit, et qu’il adou-
la couleur qui s’impose à l’œil n’altère pas l’importance du
cit ou réveille encore, en rompant l’uniformité monochrome,
dessin surajouté. Celui-ci lui sert à délimiter certaines zones
par l’adjonction de mouchetures ou de filaments bleus ou
qui, sans cela, se réduiraient à de simples taches colorées afin
rouges, complétant ainsi la gamme des couleurs primaires.
d’amplifier leurs contrastes ou, au contraire, à réduire l’effet des fortes oppositions chromatiques.
L’étang aux rives boisées
La riche palette de coloris, très automnale, est dominée par l’orangé qu’il introduit préférentiellement à cette période,
Les nénuphars de la Pape (1921)
notamment dans ses ciels.
Comme le remarque la critique de l’époque, cette œuvre du début des années 20 associe les teintes sourdes et le traite-
Étang du Monteiller (v. 1930)
ment issus de l’ancienne manière, celle des années 10, et la
Cette peinture est presque une pochade tant la rapidité de sa
touche fine qui dispose des taches colorées à des fins déco-
réalisation transparait et laisse des allures d’esquisse.
ratives.
Néanmoins, c’est une œuvre aboutie qui annonce une série
La composition, notamment avec son horizon très haut et sa
d’ébauches, fréquentes à ce moment-là, dont certaines
bande de ciel réduite au dixième de l’espace, est classique
seront magistrales (voir ci-dessous Souvenir de pluie, à titre
chez les Nabis.
d’exemple).
Eugène Brouillard
67
La variation et la continuitĂŠ expressionniste
La variation et la continuité expressionniste
Eugène Brouillard
68
Étang du Monteiller
Souvenir de pluie
(v. 1930) H.52 ; l. 76 cm. SBG.
(24/6/39) HS contre-plaqué. H. 50 ; l. 73 cm. SHD.
Collection particulière.
Collection particulière.
La variation et la continuité expressionniste
Eugène Brouillard
69
Étang en noir et blanc
Étang décoratif
(v. 1935) H. 56 : l. 87 cm. SBG.
(v. 1935) HS panneau. 16 ; l. 75 cm. SBD.
Lyon. Musée des Beaux-Arts.
Collection particulière.
Genêts en fleurs
(v. 1918) HSC. H. 66 ; l.100 cm. SBD.
(v. 1920) HSC. H. 41 ; l. 58,5 cm. SBG.
Collection particulière.
Collection particulière.
70
Le trait stylisé prend de l’importance comme les hachures
La lumière y est intense, renvoyée par un ciel lactescent ; elle
Eugène Brouillard
La variation et la continuité expressionniste
Les genêts
au pinceau large qui font alors leur apparition. C’est ce type
irradie la scène, favorise les nets reflets immobiles, mais ne
de tableau qui a été jugé trop répétitif et sans doute un peu
provoque pas d’ombre. L’invitation est celle de la contempla-
faible par une partie de la critique.
tion et de l’étonnement.
Souvenir de pluie (24/6/39)
Étang décoratif (v. 1935)
Ici, la vitesse d’exécution dans laquelle on retrouve la retraite
La douceur des coloris permet paradoxalement de se concen-
précipitée sous la pluie menaçante est stupéfiante de maîtrise
trer sur le dessin. Contrairement à l’œuvre précédente, celle-
et de parfaite réussite.
ci tire la peinture du côté de l’illustration et impose la volonté
Le geste sûr, spontané et économe saisit l’essentiel du sujet
décorative qui a guidé le pinceau et la palette de Brouillard.
qui se dégage avec force d’une réserve très large. Les masses donnent une impression d’équilibre renforcée par
Coteau fleuri
l’usage alterné des verticales et des horizontales, des brèves et des longues, des contrastes lumineux. La chromatique
Les paysages fleuris seront nombreux depuis l’immédiate
resserrée qui joue des reflets dorés du support en s’en déga-
après guerre jusqu’à la fin des années 1920. Ils sont explicite-
geant, accentue l’effet de suspension du temps qui s’intercale
ment chargés de procurer des sensations paisibles et rafrai-
dans les changements climatiques.
chissantes.
La touche suggère alors que le sujet se manifeste dans toute son évidence.
Les genêts (v. 1918) Cette huile est très représentative d’un traitement différen-
Étang en noir et blanc (v. 1935)
cié des plans chez Brouillard. La coupure franche qui oppose
Un subtil camaïeu de gris à peine rehaussé de roux pour
nettement les deux parties du tableau organise la rencontre
rendre la pleine lisibilité du dessin.
de deux styles : en haut, le ciel et les arbres renvoient à une
Mais ici, est-ce le dessin qui se fait peinture ou la peinture
technique utilisée avant guerre alors que le premier plan,
qui se veut dessin ? Peu importe, ce qui prime, c’est la sensa-
avec ses larges touches très marquées et individualisées,
tion de calme et d’équilibre, de force, figée dans un instant
anticipe la schématisation de certaines œuvres ultérieures.
d’éternité ; en effet, il est impossible de savoir si le moment
Les nuages bousculés par le vent contrastent avec les ombres
est crépusculaire ou post-orageux, sur le point de basculer.
bleues étendues au sol.
Les moissons
(v. 1908) HST. H. 14 ; l. 23 cm. SHG.
(1922) HSC toilé. H. 22 ; l. 33 cm. SBG.
Collection particulière.
Collection particulière.
Un tout petit bout de terre cultivée s’élance sur le rebond
cultures et des bosquets. La vie grouille ; la nature ne deman-
71
du val à gauche, rappelant la présence discrète de l’homme
derait qu’à reprendre ses droits.
Eugène Brouillard
La variation et la continuité expressionniste
Les champs
et tranchant sur le reste des terres peu fertiles, laissé en friches sauvages. Ce paysage est typique des Monts d’Or qui
Les moissons (1922)
surplombent Lyon.
La composition en damiers aux couleurs tranchées, traitée presque exclusivement au couteau, est loin des fantaisies
Genêts en fleurs (v. 1920)
décoratives auxquelles Brouillard est censé se consacrer
Si le sujet est le même que celui de la toile précédente, le
exclusivement à ce moment-là.
cadrage est ici beaucoup plus serré comme pour intensifier
L’ordonnancement règne, souligné par les maisons basses
l’unité ; pas d’opposition, mais une grande homogénéité. La
qui veillent comme des sentinelles attentives sur leur ligne
tranquillité du lieu comme la douceur des teintes et des lignes
de crête. L’omniprésence de l’homme est seulement suggérée,
sont au service des fleurs qui explosent en bouquets d’or.
lui-même étant absent.
Le travail est classique pour cette période, tout en nervosité, en dynamisme.
Les champs Le thème est peu fréquent chez Brouillard et mérite d’être souligné. Il donne ici la prédominance aux cultures et offre une image de la nature totalement modelée par l’homme.
Les champs (v. 1908) Brouillard nous offre ici un grand orage terrestre. Une vive touche expressionniste bouscule les plans d’un paysage manié et remanié dans lequel l’épaisseur de la terre grasse comme celle des végétaux est aussi celle de la pâte colorée. Le désordre domine, malgré la structure organisée par le découpage des lopins, par l’alternance des champs, des
Le peintre
qui fait vivre les arbres
Comme si le sujet, inépuisable, se suffisait à lui-même, Brouillard, régulièrement, titre laconiquement certains de ses tableaux : Un arbre.
»
74
Brouillard est un paysagiste dont les thèmes principaux
Un arbre (1895-1896)
Eugène Brouillard
Le parcours d’un autodidacte
«
sont, comme il le reconnaît lui-même, l’arbre1, les ciels,
Dans ce travail d’écolier inspiré, Brouillard croque un arbre
notamment tourmentés, l’eau et ses reflets, le soleil et ses
réaliste et convaincant. L’apprenti est alors tout proche de
effets de poudroiement. Mais sa grande affaire, c’est avant
celui qui, avant lui, s’intéressa à la singularité de chaque
tout l’arbre. L’arbre dans tous ses états, isolé, en bosquets, en
espèce, Théodore Rousseau. Il lui faut rapporter l’espèce, la
forêt, en lisière, en clairière, droit, étalé, surtout tordu. L’arbre
naissance des branches, leur inclinaison, l’implantation des
vivant, qui impose comme une grande évidence sa forte
frondaisons.
personnalité. Comme si le sujet, inépuisable, se suffisait à lui-même,
Paysage (v. 1908)
Brouillard, régulièrement, titre laconiquement certains de ses
La couleur a pris le dessus en cette période « fauve », concur-
tableaux : Un arbre.
rencée néanmoins par une matière à l’épaisseur toute
L’arbre, indéfiniment répété tout au long de son œuvre, s’offre
sensuelle. L’espace se répartit en masses bien distinctes qui
dans sa variété comme autant d’autoportraits saisissants.
se révèlent pourtant largement travaillées dans leur indivi-
C’est sans doute pour cela qu’ « il lui suffit de quelques arbres
dualité.
pour nous intéresser »2.
Les peupliers sont des totems aux aguets plantés sur une
L’arbre de Brouillard va subir des variations considérables.
berge dont ils partagent, comme l’eau, le soin d’annoncer
Pourtant, facétie ou aveuglement du peintre sûr de son sujet,
le jour et ses teintes de flammes. Les vernes amollis appar-
il continuera à dire qu’il le peint comme il le trouve dans la
tiennent, comme la rive du premier plan, à la douceur de la
nature et non pas comme il se les représente. À la réflexion
nuit.
d’un journaliste qui constate que ses « arbres fruitiers sont
On saisit l’admiration de Tancrède de Visan lorsqu’il écrit :
moins soignés » que le reste de son jardin, impeccablement
« Amant passionné des Dombes, Brouillard est le chantre ému
tenu, il répond : « Vous comprenez aussi ces abricotiers, ces
des peupliers tremblants, des vernes et des boulots au bord
pruniers, ces pêchers, il faut bien les laisser libres de pousser
des « lônes ». De Grands arbres décoratifs se mirant dans nos
à leur guise. Si je les taillais comme tout le monde, tout le
fleuves, des troncs vieillis de mille colorations près des étangs
monde dirait que j’ai peint dans mes tableaux les arbres tels
solitaires, des touffes de verdures humide longeant des routes
qu’ils n’existent que dans mon imagination ! »3.
aux grasses ornières, parmi un automne ardent et roux – voilà les fidèles confidents des nappes mortes où survit peut-être l’antérieure vision des canaux du Nord »4.
1 Deux heures chez Brouillard ; Le peintre qui fait « vivre » les arbres, Le Progrès, 27 avril1946. 2 Roville, Luc. Le Salut Public, 9 octobre 1920. 3 Entretien donné au Progrès, Août 1939.
4 Visan, Tancrède. de. Eugène Brouillard, peintre lyonnais, Notre Carnet, n°7, 25/04/1924.
Un arbre (1895-1896) Fusain sur papier. H. 50 ; l. 32 cm. SBG.
Paysage de la Dombes (v. 1918)
On retrouve dans ce paysage « des arbres courbés et tordus
75
Brouillard aime la plaine de la Dombes si proche de chez
comme des cœurs ayant souffert »6 aux pieds desquels passe
lui. Elle reste une ressource essentielle pour ses sujets favo-
le chemin arrondi qui mène au village discernable dans le
ris, comme il le dit lui-même : « Je trouve tout de suite mes
lointain. La violence possible des éléments laisse la promesse
étangs, mes arbres tordus, mon soleil désolé qui éclabousse
d’un havre accessible. Toujours les oppositions !
Eugène Brouillard
Le peintre qui fait vivre les arbres
Collection particulière.
les chemin creux »5. Cette œuvre est peinte à même le carton brut qui reste
Arbres fauves (v. 1914-1918)
visible par endroit. Elle est exécutée sans esquisse : le fond au
Autant l’œuvre précédente est forte d’une présence pesam-
couteau en couche très mince, le feuillage à la brosse, quelques
ment ancrée dans le sol, autant celle-ci est légère, aérienne,
branches au pinceau fin. La matière s’épaissit devant la ligne
évanescente même. Elle est pourtant traitée au couteau pour
d’horizon pour les jaunes et les verts des champs cultivés,
les fonds uniformes et au pinceau fin pour les arborescences.
matérialisant une sorte de frontière qui annonce le village à l’horizon. Les mouchetures des fleurs dans les prés et les
Elle présente une opposition chromatique classique chez
talus égaient le premier plan et rompent sa monotonie.
Brouillard entre les bleus légèrement violacés et les jaunes
Brouillard met en scène les courbes des chemins concen-
fluorescents. Ces jaunes contribuent à réchauffer les tons
triques ; il apprécie particulièrement la douceur de ce mouve-
bleutés, très atténués par le blanc, qui s’avèrent très froids,
ment qu’il reprendra fréquemment.
peut-être pour donner la sensation d’un paysage de givre qui
Notons l’utilisation du violet dans le traitement des ombres
s’éveille juste sous les premiers rayons presque transparents
disséminées. Brouillard prétend qu’il a trouvé dans sa maison
du soleil.
du Colombier « ses filtres de violet » mais il opte pour cette couleur afin de vivifier ses arbres bien avant.
Ce paysage est discrètement animé d’un petit personnage féminin assez féerique, peut-être la représentation du froid
Un arbre (v. 1918)
ou de l’hiver, qui lui apporte une connotation symbolique.
Dans cette petite toile exécutée au couteau, Brouillard utilise des violets très intenses pour rendre avec justesse cette vue
Bords de Saône (v. 1918)
nocturne ou d’approche d’orage assez oppressante, avec son
Dans l’immédiat après-guerre, en 1918 ou 1919, Brouillard a
ciel lourd et remuant, à peine percé par la lueur blafarde d’un
rappelé son désir de proposer une peinture harmonieuse et
astre noyé.
paisible. Ici s’ajoute un sentiment de silence.
5 Visan, Tancrède. de. Ibid.
6 Jean Bach-Sisley, Madame. Le Tout Lyon, 14 février 1909.
Eugène Brouillard
76 Le peintre qui fait vivre les arbres
Paysage (v. 1908) HSC. H. 37 ; l. 55 cm. SBD. Musée Paul Dini,
Paysage de la Dombes
(v. 1918) HST. H. 38 ; l. 55 cm. SBD.
(v. 1918) HSC. H. 37 ; l. 54,5 cm. SBG.
Collection particulière.
Collection particulière.
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Eugène Brouillard
Paysage
Le peintre qui fait vivre les arbres
Musée municipal de Villefranche-sur-Saône.
Eugène Brouillard
78 Le peintre qui fait vivre les arbres
Arbres fauves (v. 1914-1918) HSC. H. 37,5 ; l. 55 cm. SBG.
Le peintre qui fait vivre les arbres
Collection particulière.
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Un arbre (v. 1918) HS carton toilé. H. 26,5 ; l. 20,5 cm. SBG. Collection particulière.
Sous bois jaune (v. 1922) HST. H. 26,5 ; 18 cm. SBG. Collection particulière.
Tout en réunissant ses thèmes habituels, il crée un climat
Étang de Kopp (1938)
Eugène Brouillard
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poétique et étrange par l’utilisation singulière et inva-
Cette grande toile décorative présente une unité immédiate-
sive d’une monochromie en bleu : l’eau cède ici sa couleur
ment perceptible, entre son équilibre probant et ses couleurs
conventionnelle à son environnement en se métissant de
automnales qui se sont dépouillées de toute dimension arbi-
vert, contaminant la terre et l’arborescence de sa fluidité, de
traire. Elle permet de découvrir de vrais arbres, des chênes,
sa profondeur, de ses ondoiements.
dont les branches se sont déployées en fonction de l’espace dont elles disposent.
On songe à Van Gogh qui s’est montré à plusieurs reprises
Comme un retour aux sources, et plus sûrement encore
passionné par ce jeu de couleurs. Brouillard s’amuse à éclai-
comme le témoignage d’une belle continuité et d’une réelle
rer et à dynamiser vivement de jaune la froideur immobile
fidélité, le souvenir de Théodore Rousseau réapparait.
de ces bleus déclinés en une cascade de dégradés subtils. Le ciel, traité avec une triste convention, sert en fait de repoussoir radical aux frondaisons qui s’en trouvent agitées. Le tout donne une profondeur suave à une toile autrement menacée de platitude.
Sous bois jaune (v. 1922) Brouillard continue ses jeux d’opposition de couleurs, entre le bleu et le jaune, en optant ici pour une nette tonalité pastelle très douce. Le dessin synthétique se déploie dans un espace totalement aplati que vient compenser légèrement le grain épais de la toile.
Étang de Kopp (1938) HST. H. 128 ; l. 200 cm. SBG. Collection particulière.
On se retrouve dans la logique des œuvres décoratives des
Bords de Saône
années 1920, avec un dessin plus appuyé qui évoque l’es-
(v. 1918) HST. H. 55 ; l. 38 cm. SBG.
tampe mais aussi certaines œuvres pour textile. Si le sujet reste en lien avec une réalité naturelle, ce ne peut être que par le filtre d’une rêverie.
Collection particulière.
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Le peintre qui fait vivre les arbres
figure majeure de la peinture lyonnaise du début du xxe siècle. Autodidacte, ce dessinandier de formation acquiert les bases de son art en s’inspirant des peintres qu’il aime – et entretient, plusieurs
Dialogues avec la modernité
Eugène Brouillard (1870-1950), méconnu aujourd’hui, est une
de véritables dialogues picturaux. Paysagiste, Brouillard est avant tout un peintre de l’arbre, qu’il traite de mille manières, approchant à travers lui les grands mouvements de la modernité : le tachisme, l’abstraction et jusqu’au matérialisme dans quelques-unes de ses œuvres tardives. Avec la redécouverte de cette personnalité indépendante et de son œuvre originale, surgit en creux le passionnant portrait de la scène artistique lyonnaise de la fin du xixe et du début du xxe siècle.
Association « Les Amis d’Eugène Brouillard » amis.brouillard@gmail.com
www.editions-libel.fr Dépôt légal : décembre 2011 32,00 euros TTC ISBN 978-2-917659-19-9
9 782917 659199
EugÈne Brouillard
années durant, avec les œuvres de Vernay, Ravier, Signac et Rivière
Didier Ranc Denis Vaginay
EugÈne Brouillard 1870-1950
Dialogues avec la modernité