voyage musical Après avoir remporté le grand prix de Rome pour sa cantate Sardanapale, Hector Berlioz séjourne en 1831 et 1832 à la villa Médicis, palais de l’Académie de France à Rome. Ce voyage en Italie est vécu par le compositeur comme un insurmontable exil social et artistique, et la déception qu’il éprouve en découvrant Rome et la musique italienne est à la juste hauteur de son immense appréhension. Pourtant, parcourant dès qu’il le peut les villages et les montagnes, Berlioz finit par trouver dans l’Italie « romantique » ce que la ville des plus grands maîtres ne peut offrir à son âme exaltée. L’exil en Italie constitue finalement une étape essentielle dans le développement artistique du compositeur et marque durablement son œuvre musical. Grâce au fonds du musée et aux prêts de prestigieuses collections, peintures, gravures et lithographies d’époque révèlent au lecteur les paysages italiens du xixe siècle qui ont influencé Berlioz. Les regards croisés de musicologues et d’historiens renouvellent ici la compréhension de l’artiste et permettent d’appréhender l’empreinte pittoresque laissée par cet exil italien dans l’œuvre du musicien.
www.editions-libel .fr Dépôt légal : juin 2012 23,00 euros TTC ISBN 978-2-917659-24-3
9 782917 659243
— Berlioz et l’Italie —
————————————————— Berlioz et l’Italie, voyage musical ————————————————
VOYAGE
MUSICAL
VOYAGE
MUSICAL
sous la direction de
Chantal Spillemaecker Antoine Troncy
pages pRÉCÉDENTES : Carte de l’Italie en 1843 1843 Gravure sur bois, rehauts de gouache © DR
Hector Berlioz Émile Signol (1804-1892) 1832 Huile sur toile 47 x 37 cm Académie de France, villa Médicis, Rome © Académie de France, Rome
Le portrait est daté de 1830, année de l’arrivée officielle de Berlioz à Rome. Toutefois il n’aurait été exécuté que deux ans plus tard pour figurer – selon la tradition – parmi les portraits des résidents de la villa Médicis exposés dans le réfectoire. Le portrait présente des similitudes avec celui, au crayon, qui a longtemps été attribué à Jean Auguste Dominique Ingres et dont on ne peut déterminer avec précision l’auteur ni la date d’exécution.
Voyage musical en Allemagne et Italie Édition originale 1844 Musée Hector-Berlioz © Musée Hector-Berlioz
Sommaire
P.06
Contributions
P.08
Avant-propos Chantal Spillemaecker
« Italie ! Italie ! Italie ! »
P.10
Alban Ramaut
Berlioz et l’Italie des voyageurs
P.16
Gilles Bertrand
La conquête du prix de Rome
P.30
Alban Ramaut
Pensionnaire à la villa Médicis
P.40
Michel Austin
Berlioz et Mendelssohn : deux esthétiques musicales
P.54
Patrick Kast. Traduction Françoise Wirth
De Nice à Naples, le voyage du compositeur
P.58
Michel Austin
Les partitions inspirées par l’Italie
P.82
Alban Ramaut
Repères chronologiques
P.106
Antoine Troncy et Constance Varaldi
Bibliographie
P.110
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Contributions Service éducatif :
Cet ouvrage accompagne l’exposition Berlioz et l’Italie. Voyage musical présentée au Musée Hector-Berlioz, La Côte Saint-André, Isère, du 30 juin au 31 décembre 2012.
Isabelle Puig.
Édition et boutique des musées : Christine Julien et Jeanine Collovati.
EXPOSITION
Infographie : Médicis, Lyon.
Commissariat :
Conception du visuel :
Chantal Spillemaecker, conservateur en chef, directrice du Musée Hector-Berlioz et Antoine Troncy, assistant principal au Musée HectorBerlioz.
Hervé Frumy assisté de Francis Richard.
Nous souhaitons présenter nos plus vifs remerciements aux personnes et institutions qui nous ont assuré de leur concours ou ont généreusement prêté leurs collections :
Stagiaires : Constance Varaldi, IUP Métiers du Patrimoine, université de Bretagne occidentale. Laura Clerc, Muséo-expographie, université d’Artois.
Guy Tosatto, conservateur en chef et directeur du Musée de Grenoble ; Isabelle Varloteaux, attachée de conservation, chargée de la régie des collections ; Anne Laffont, responsable de la photothèque.
Communication : Annie Jeannenez, Hélène Piguet.
Gestion administrative : Annie Jeannenez.
Christine Carrier, directrice des bibliothèques de Grenoble ; Marie-Françoise Bois-Delatte, conservateur en chef ; Sandrine Lombard ; Emmanuelle Spagnol, service de reproduction à la Bibliothèque municipale de Grenoble.
Accueil du public : Christine Dauwe, Céline Prez, Adrien Morel, Clémence Boullu.
Réalisation technique :
Éric de Chassey, directeur de l’Académie de France à Rome ; Annick Lemoine, chargée de mission pour l’Histoire de l’art et Alessandra Gariazzo du Département d’Histoire de l’art.
Daniel Pelloux, Jean-Louis Faure, Jean-Pierre Cotte, sous la direction d’Armand Grillo.
Photographie, numérisation : Denis Vinçon.
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OUVRAGE
Patrick Le Nouëne, conservateur en chef, directeur des Musées d’Angers ; Nathalie Besson-Amiot, régisseur des œuvres ; Dominique Sauvegrain, responsable du service documentation ; Véronique Boidard, documentation.
Contributions : Michel Austin, professeur émérite de l’université de Saint Andrews (Écosse), spécialiste d’histoire grecque ancienne, musicien et spécialiste de Berlioz.
Sylvie Ramond, conservateur en chef du patrimoine, directeur du Musée des Beaux-Arts de Lyon ; Stéphane Paccoud, conservateur du patrimoine, Département des Peintures et sculptures du xixe siècle ; Maryse Bertrand, assistante du directeur et chargée de la coordination des prêts ; Sophie Leconte, régisseur des collections ; Henrique Simoes et Rébecca Duffeix du Service Images ; Gérard Bruyère, bibliothécaire.
Gilles Bertrand, professeur d’histoire moderne à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble, UFR Sciences humaines, spécialiste du voyage à l’époque moderne en Italie et des réseaux culturels dans les villes italiennes au début du xixe siècle. Alban Ramaut, professeur de musicologie à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, directeur de la composante Arts, Lettres, Langues et auteur de nombreux travaux sur Berlioz.
Guy Cogeval, président de l’Établissement public du Musée d’Orsay, Caroline Mathieu, conservateur en chef, responsable des prêts et Stéphane Bayard, assistant.
Patrick Kast, musicologue pour les éditions Bärenreiter et spécialiste de Mendelssohn, Kassel (Allemagne) – texte traduit de l’allemand par Françoise Wirth.
André Gabriel, musicien, professeur de musique au Conservatoire national de Région de Marseille et collectionneur d’instruments du monde.
Antoine Troncy, assistant principal, directeur-adjoint du Musée Hector-Berlioz.
Isabelle et Gérard Spiers. Constance Varaldi, stagiaire au Musée Hector-Berlioz, IUP Métiers du Patrimoine, université de Bretagne occidentale.
Monir Tayeb et Michel Austin, auteurs du site internet www.hberlioz.com et donateurs du Musée Hector-Berlioz. Petruta Vlad, historienne de l’art. Que tous trouvent ici l’expression de notre profonde gratitude.
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Avant-propos l
Chantal Spillemaecker conservateur en chef, directrice du Musée Hector-Berlioz
orsque l’année 2003 célébrait le bicentenaire de la naissance d’Hector Berlioz, ce fut à La Côte Saint-André la réhabilitation de la maison natale du musicien et une reconfiguration des collections pour la création d’un nouveau Musée Hector-Berlioz. Depuis, cette belle demeure dauphinoise qui abrita l’enfance du compositeur et ses premières émotions musicales maintient, tout en gardant l’esprit des lieux, une programmation valorisant auprès d’un large public un patrimoine exceptionnel. Ainsi les expositions se succèdent-elles afin d’explorer la carrière et l’œuvre de celui qui fut à la fois créateur de génie, précurseur de la musique orchestrale du xxe siècle, mais aussi l’un des artistes les plus contestés de son temps !
Je vais retourner dans [mon ermitage] de Subiaco ; rien ne me plaît tant que cette vie vagabonde dans les bois et les rochers, avec ces paysans pleins de bonhomie, dormant le jour au bord d’un torrent, et le soir dansant la saltarelle avec les hommes et les femmes habitués de notre cabaret. Je fais leur bonheur par ma guitare ; ils ne dansaient avant moi qu’au son du tambour de basque…
Poursuivant ses missions, le musée inaugurait, parmi d’autres expositions, en 2006 « Damnation ! Hector Berlioz et l’Allemagne » puis en 2010 « Berlioz en Russie » et c’est aujourd’hui « Berlioz et l’Italie. Voyage musical » qui permet au fil de ces pages d’emmener le lecteur de Nice à Naples sur les pas du musicien, entre une Italie rêvée et des paysages sublimes, entre pérégrinations et musiques traditionnelles. Voyage ? Errance ? Exil ? Que sait-on aujourd’hui des relations qui se tissèrent entre l’Italie et le musicien lors de son séjour transalpin ? Quelles rencontres put-il y faire ? Quelles compositions naquirent de ce territoire sublimé ? Certains affirment qu’il y jouissait de la plus grande liberté malgré sa « vie encasernée » à la villa Médicis, d’autres qu’il y connut l’ennui et le spleen… Cet ouvrage, rassemblant à la fois
Lettre de Berlioz à Ferdinand Hiller, 17 septembre 1831
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contributions de spécialistes et riche iconographie, tente de dresser un état des lieux de la recherche sur la période italienne de Berlioz. Ainsi Alban Ramaut, universitaire spécialiste de musique et de musicologie – et ami fidèle du Musée Hector-Berlioz ! – décrypte habilement les liens complexes qui unirent l’artiste à cette terre féconde, depuis sa conquête du prix de Rome jusqu’aux influences marquant les compositions nées du séjour au-delà des Alpes. Puis Michel Austin, universitaire et « amateur » de Berlioz dans le sens le plus noble du terme, nous révèle ici, grâce à une analyse des fabuleux écrits que sont la correspondance et les Mémoires du musicien, le vécu de Berlioz et sa perception des paysages sonores découverts en ces contrées méditerranéennes. Tandis que Patrick Kast, musicologue, réétudie la rencontre de Berlioz et Mendelssohn, mettant au jour au-delà de l’amitié, les profondes divergences musicales entre les deux artistes. Enfin Gilles Bertrand, chercheur en histoire moderne et spécialiste des relations culturelles entre l’Italie et la France depuis le xviiie siècle, inscrit ici le périple de Berlioz dans la tradition du voyage que firent écrivains et artistes de l’Europe entière lors de leur « Grand Tour », pour nous en livrer tout le particularisme et la singularité.
mélancoliques ou lyriques, en leur affirmant toute son affection et son attachement au Dauphiné natal. Il nous faut encore citer nos amis et mécènes Monir Tayeb et Michel Austin qui ont une fois de plus prodigué tout leur soutien et leur générosité en offrant au Musée Hector-Berlioz un fonds de gravures et d’estampes originales du xixe siècle illustrant tous les sites découverts par le musicien voyageur. Et nous savons combien il est rare de bénéficier de dons importants au profit des musées en France… Mais peut-être estce grâce à la valorisation de ce patrimoine musical en ce lieu que les donateurs s’adressent au Musée Hector-Berlioz ? À l’heure où nous recevons également un legs de plus de six cents lettres et manuscrits provenant de la famille Berlioz, nous voulons le croire. C’est à la faveur d’une collaboration exceptionnelle que nous avons pu bénéficier du prêt de prestigieuses collections provenant de la villa Médicis et de nombreux musées (Orsay, Beaux-Arts d’Angers, Grenoble et Beaux-Arts de Lyon). Ainsi les remarquables peintures de Guillaume Bodinier, Claude Bonnefond, Oswald Achenbach et Jean-Victor Schnetz reproduites ici révèlent au lecteur toute la beauté des paysages italiens qui fascinèrent Hector Berlioz et marquèrent pour toujours son œuvre musical.
Grâce à l’illustration, cet ouvrage est l’occasion de découvrir la diversité des collections que renferme le musée ; manuscrits autographes, partitions originales et carnets de voyage encore inédits dévoilant le processus de création musicale d’œuvres célèbres. D’Italie, le musicien écrit à ses sœurs restées dans cette maison de La Côte Saint-André, ses plus belles pages,
Il est difficile de confiner l’esprit d’un musicien dans les pages d’un livre, mais souhaitons que cette publication suscite l’envie de découvrir toujours plus la personnalité de cet artiste hors du commun qui fut tout à la fois compositeur, théoricien de la musique, chef d’orchestre et écrivain de talent.
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——————————————————————— Alban Ramaut ———————————————————————
Italie ! Italie ! Italie ! « Examinons les deux faces de cette médaille1 »
C
amille Saint-Saëns débute l’article qu’il consacre à Berlioz dans le numéro de la Revue bleue2 du 26 juillet 1890 par une apostrophe qui compte peut-être parmi les quelques rares formules remarquables écrites sur le compositeur : « Un paradoxe fait homme, tel fut Berlioz. »
Cet exorde ex abrupto permet à Saint-Saëns de mettre le doigt sur le trait de caractère représentatif, par excellence, du génie romantique : la contradiction. En grand rationaliste qu’il est, l’auteur du Carnaval des animaux fait de Berlioz l’une des figures les plus illustres de cette aptitude presque forcenée à trouver dans l’exploration des extrêmes le cœur de l’expression. Saint-Saëns confirme dans le même temps où il fait l’éloge du musicien que Berlioz n’avait pas de technique. « En cela – écrit-il –, Berlioz était guidé par un instinct mystérieux, et ses procédés échappent à l’analyse, par la raison qu’il n’en avait pas. » Tel est le paradoxe. Pour notre temps ce qui marque l’œuvre de l’auteur de Roméo et Juliette reste aussi la façon exceptionnelle dont il a su se bâtir un monde familier totalement dominé par la poésie de l’inaccessible. Décider néanmoins, comme le fit Berlioz, que la vie quotidienne n’est que l’ombre de la vraie vie, ou encore que l’ordre des institutions et des rôles sociaux font des êtres humains les marionnettes d’un théâtre ridiculement étroit incapable de satisfaire l’immensité des sentiments qui les hantent, pousse invariablement au blasphème.
1— Hector Berlioz « Concours de musique et voyage d’Italie du Lauréat » Gazette musicale de Paris, 2 février 1834, dans Hector Berlioz Critique musicale, Robert Cohen, Yves Gérard (dir.), Paris, Buchet-Chastel, 6 volumes publiés, 1996-2008, tome 1, p. 153-165, 158. 2— Camille Saint-Saëns, « Hector Berlioz », la Revue bleue, tome 66 n°4, 26 juillet 1890, p. 97-100. Ce texte a ensuite été l’objet de nombreuses reprises, avant de figurer dans Portraits et Souvenirs, Paris, Société d’édition artistique, 1900, p. 3-14. Nos remerciements vont à Marie-Gabrielle Soret pour les précisions qu’elle nous a aimablement communiquées.
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Italie ! Italie ! Italie !
Hector Berlioz Anonyme Vers 1831 Crayon 32 x 37 cm Collection particulière, IMS, ancienne collection Reboul-Berlioz
N’étant ni signé, ni daté, ce portrait a longtemps été attribué - selon une tradition héritée de la famille Berlioz – à Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867). En effet de fortes similitudes avec le
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portait d’Émile Signol de 1832 peuvent faire penser qu’Ingres, durant son séjour à Rome en tant que directeur de la villa Médicis de 1834 à 1842, s’en serait inspiré. Toutefois une inscription au revers du cadre
mentionne le peintre Hyppolite Flandrin (1809-1864, prix de Rome en 1832). Il est plus vraisemblable que l’auteur du dessin soit l’un des résidents présents à la Villa lors du séjour de Berlioz.
Programme de concert La symphonie fantastique suivie du Mélologue Le retour à la vie (Lélio) 3 mai 1835 Musée Hector-Berlioz (Inv. R 96. 849) © Musée Hector-Berlioz
du processus de transfert voire de reconnaissance et d’identification. Changer ou modifier les destinations des objets en se les appropriant c’est aussi nommer le monde intime à l’aide des formes familières. La relation de Berlioz à l’Italie s’est précisément établie sur un familier à se créer dans l’exil. Relation tout d’abord de refus, puisque le compositeur a cherché à se faire exempter de l’obligation d’aller à Rome ; puis relation d’appropriation, voire d’inspiration, mais aussi relation antérieurement d’attente et de fascination. Aller pour Berlioz contre son gré en Italie ne pouvait donner lieu qu’à un étonnant face à face. Quelle réalité transcendée le quotidien ferait-il percevoir à Berlioz ? Auprès de qui son inspiration esseulée pourrait-elle avoir de nouveau prise et recevoir comme un encouragement, voire un écho ? Tel est le thème que les éclairages de notre connaissance actuelle des souffrances, des affabulations et des rencontres de Berlioz en Italie veulent tenter de retracer ici.
Forger une distanciation et une déformation du quotidien, rendre celui-ci extravagant, lui donner un éclairage lyrique est le domaine préalable à l’inspiration de Berlioz qui violente les convenances. Peu avant 1830 Hector n’avait-il pas confié à son ami Ferdinand Hiller : « J’aimerais piétiner tous les préjugés. […] Si j’y parvenais, je serais prêt à épouser la fille bâtarde d’une négresse et d’un bourreau3. » Le paradoxe n’est cependant pas exclusivement à trouver dans des attitudes violentes d’opposition, mais aussi dans des glissements sans doute plus proches 3— Ferdinand Hiller, cité d’après Künstlerleben, (Cologne, 1880), dans Hector Berlioz, David Cairns, Allen Lane the Penguin Press, 1989-99, traduction française Dennis Collins, 2 vol., Paris, Fayard, 2002, tome 1, p. 350.
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L’Italie se présenta enfin dans sa vérité à partir de 1831 lorsqu’elle passa de la fiction de la culture française à une réalité traversée par une force d’opposition ou d’interdit, mais aussi habitée par une beauté sans pareil. Le poids du séjour fut certainement celui d’une durée lentement apprivoisée qui permit à Berlioz, au jour le jour, de tenter de dépasser sa situation personnelle oppressante. L’Italie ennuyeuse lui permit d’aller au-devant d’une Italie éternelle de l’art. Ce n’est peutêtre pas sans ambiguïtés que le Mélologue qu’il compose dès juin 1831, dans des circonstances personnelles très particulières, s’intitule alors Le Retour à la vie. Certes il s’agissait pour Berlioz d’oublier et de pacifier en cette œuvre autobiographique un amour trahi, mais c’était aussi revenir à sa préoccupation dominante, la musique. Tout le cheminement de son séjour en Italie sera celui de l’acceptation de la confrontation avec un sol qu’il aurait préféré ne jamais avoir à fouler, afin de rester dans son rêve. Mais de ce face à face résulta aussi l’essor de ses facultés musicales.
Italie ! Italie ! Italie !
Tivoli, Villa d’Este Aubert d’après un dessin de Carl Ludwig Frommel Vers 1824 Gravure au burin et rouleau, eau-forte 16,6 x 26,2 cm Musée Hector-Berlioz / Don Austin-Tayeb (Inv. 2012.02.29) © Denis Vinçon, Musée Hector-Berlioz
Le séjour en Italie précise le fonctionnement chronologique du processus d’idéalisation qui débute par une confrontation, un apprentissage de l’étrange et qui se poursuit par l’établissement d’un dialogue où tour à tour les limites se déplacent, les différences s’élucident, jusqu’à s’intégrer peu à peu au cercle de la pensée de Berlioz qui s’écrie dans Le Retour à la vie : « J’ai envie d’aller dans le royaume de Naples ou dans la Calabre demander du service à quelque chef de Bravi ; dussé-je n’être que simple brigand. […] De poétiques superstitions ; une madone protectrice ; de riches dépouilles amoncelées dans les cavernes ; des femmes échevelées, palpitantes d’effroi ; un concert de cris d’horreur, accompagné d’un orchestre de carabines, sabres et poignards ; du sang et du lacryma-christi, un lit de lave bercé par les tremblements de terre… ; voilà ce qu’il nous faut, allons donc, voilà la vie4. »
thèmes et des sources, à la limite de la confusion. La part très habitée de son imaginaire par des auteurs phares qu’il a découverts depuis sa formation classique ou lors de ses lectures parisiennes sur la petite terrasse du Pont Neuf5 lui intime en effet de les associer entre eux dans une sorte de dialogue hors du monde. Ils surgissent dans leur communauté et fondent les filiations réconciliées d’idées impérissables : Beethoven et Shakespeare deviennent frères, et Berlioz transpose en somme leur message sous des cieux différents, ni allemands, ni anglais, mais italiens, à l’instar de Byron le voyageur. Ainsi Beethoven, Weber, Shakespeare, Goethe et Moore assistent ses idées et retrouvent dans l’Antiquité de Virgile une communauté de pensée et d’élans. Parallèlement les vrais contacts humains qu’il a avec les paysans sont en discordance avec les lieux policés qu’il habite, de même que le site de Nice lui suggère l’Ouverture du Roi Lear, faisant de la terre antique un séjour romantique. Quelle est la part de l’Italie en ce sens, sinon de sacraliser la révolution esthétique de Paris, de servir de seconde main au génie français ?
Les partitions nous montrent aussi un autre paradoxe : le mélange chez Berlioz quasi constant des
Les articles que Berlioz a écrits sur l’Italie apparaissent également comme autant de témoignages et de réflexions qui le placent dans une situation sans cesse conflictuelle avec ce qui est. Il n’est pas, pour cette raison même, un musicien au hasard, puisqu’il recherche dans l’art des sons, art du temps et de l’espace, du discours et de la couleur, celui de la polysémie aussi bien que de la polyphonie, c’est-à-dire d’une constante multiplicité d’impressions et d’idées. Voici pourquoi la relation de Berlioz à l’Italie ne peut être que celle d’un combat partagé entre amour et désespoir, reconnaissance et rejet. Ce n’est pas non plus pour rien que les divers textes que le compositeur a laissés sur son initiation à l’Italie – ces quatorze mois qu’il y vécut à cause de son succès longuement attendu au prix de Rome – connaissent entre 1832 où ils commencent
4— Le texte proposé suit la ponctuation de la version de 1832.
5— Hector Berlioz, Mémoires, chapitre xi.
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à être diffusés jusqu’en 1870 où ils atteignent à leur présentation définitive, une évolution sensible. Berlioz n’a cessé en effet, d’épreuves en épreuves, d’éditions en éditions, de titres en titres, d’éloigner sa vie intime pour la confondre à un ton littéraire plein de panache et malgré tout de sobriété. Son but était de rendre à l’Italie son insaisissable grandeur, son impassible beauté. Depuis les feuilletons presque saisis sur le vif et la correspondance à la sincérité émaillée de pittoresque qui fait rire puis pleurer, jusqu’à la rédaction des textes ultimes que sont les Mémoires rendus officiels après sa mort, la trajectoire est celle d’une longue recherche de l’objectivité la plus édifiante qui voudrait sans doute laisser au monde toute sa splendeur et effacer la souffrance de l’homme passager en cet ordre. Berlioz a donc sa vie durant cherché à mettre à leur place les grands moments de son existence, y compris ceux dont il ne comprit la grandeur et la force d’inscription en lui que longtemps après les avoir vécus. Ceux qu’il avait pu tout d’abord dénoncer dans le choc qu’ils représentèrent d’objets non choisis, de torture imposée. Au cours de son existence créatrice, Berlioz ne cesse de relire sa vie, de l’exacerber aussi afin d’en retirer le sens et d’en apprécier la vraie saveur. L’Italie présentée comme un obstacle finira par devenir une alliée, un monde pacifié, celui auquel Énée le barbare est destiné et auquel il n’abordera enfin qu’au prix d’immenses renoncements. Mais l’Italie fut tout d’abord contrariée par la culture que choisit Berlioz lorsqu’il découvrit, jeune provincial élevé dans le goût classique, les modes complexes de l’anglomanie et du Théâtre-Italien du Paris de 1821. Il opte alors pour la rupture avec l’académisme et le factice qui s’emparent des valeurs du goût français que réhabilite la Restauration. Berlioz trouve alors sa contre-éducation en lisant les romantiques allemands, le théâtre de Shakespeare, mais aussi ses contemporains au cosmopolitisme étrange, des Orientales de Hugo à la Palingé-
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nésie sociale de Pierre-Simon Ballanche, sans omettre Chateaubriand, Vigny, Lamartine, puis les traductions françaises de Hoffmann, celles encore de Walter Scott, de Fenimore Cooper… Ces curiosités si cohérentes, si actuelles pour l’être romantique, œuvraient à mettre en place une nouvelle géographie de l’inspiration. Un nouveau paysage lui-même recomposé et approfondi, celui de la liberté. Contre ce que la culture du jour désignait comme le ferment artistique de l’Italie musicale, l’art de Palestrina et le charme du belcanto, Berlioz choisit principalement une troisième voix, celle de la musique du peuple. Revenons à la citation de Saint-Saëns, car Berlioz imprévisible, mais au fond si pertinent, lui en avait peut-être soufflé l’idée à ses propres dépens. Ainsi, si l’on accepte les propos rapportés par Jean Bonnerot6, le secrétaire puis biographe de l’auteur du Rouet d’Omphale, Berlioz aurait, alors qu’il participait au jury du second concours pour le prix de Rome du jeune musicien exceptionnellement doué, voté sans balancer contre lui7, alléguant : « Il sait tout, mais il manque d’inexpérience8 ». À l’« aphorisme » de Saint-Saëns s’associe donc la question de l’« inexpérience ». En cela nous tenons peut-être les clefs du voyage. Celles qui nous aident à mieux comprendre avec quel paysage intérieur, et plus encore quel paysage antérieur, l’Italie sut entrer en résonnance. Les pages qui suivent conduisent selon des points de vue choisis une investigation qui tente de répartir et de signaler certaines de ces diverses perceptions, soit 6— Secrétaire de Saint-Saëns depuis 1911, Jean Bonnerot publia une biographie du compositeur, sans doute rédigée avec sa complicité en 1914. L’ouvrage fut réédité peu après la mort de Saint-Saëns survenue en 1921, selon la formule consacrée, « nouvelle édition revue et augmentée ». Nous citons cette seconde édition : Camille Saint-Saëns, Paris, Durand, 1923, p. 43. 7— Saint-Saëns s’est présenté deux fois au prix de Rome en 1852 lorsqu’il avait dix-sept ans puis en 1864. 8— Jean Bonnerot, op. cit., p. 43. Cité dans Hector Berlioz Correspondance générale, Pierre Citron éd., Paris, Flammarion, 8 volumes, 1972-2003, tome 7, 2001, p. 77.
Italie ! Italie ! Italie !
Béatrice et Bénédict Partition chant et piano Signature d’Adolphe Boschot Sans date C. Joubert, éditeur, Paris Musée Hector-Berlioz / Don Boschot © Musée Hector-Berlioz
dans le comportement social de Berlioz, soit dans l’atelier de son univers de compositeur, tour à tour en dissociant ou au contraire en rapprochant les paramètres complexes que sont ceux de l’errance, de l’exil, de la prostration. Il est probable dès lors que des éléments communs – qu’ils concernent aussi bien l’homme et se rassemblent dans les écrits littéraires du musicien, ou qu’ils s’adressent à l’œuvre et soient à trouver dans les partitions – connaissent des traitements spécifiques qui, au bout du chemin, les rendent dissemblables. Le spleen par exemple si durement éprouvé, dont se plaignit tant le compositeur, se faisant en ses thèmes musicaux mystère et beauté. La liste des œuvres qui transposent et transfigurent les émotions de Berlioz – lui-même dit qu’elles s’extravasent – serait longue : éclairage serein de Sarah la Baigneuse, partition composée peu après le retour de Rome, ou paresse sensuelle de La Captive, en quelque sorte improvisée lors d’une course à Subiaco, élan amoureux de Roméo ou poésie étoilée des strophes « Premiers transports que nul n’oublie » de la partition éponyme sans doute surgie quant à elle d’une méditation attardée sur l’Italie déjà lointaine, crissements de la nuit dans le « nocturne » des terrasses du palais du gouverneur de Messine, cadre de Béatrice et Bénédict et qui rejoignent l’immémorial des Nuits d’été, ou enfin rumeurs sourdes du premier mouvement d’Harold en Italie. On n’en finirait pas de trouver les traces à la fois prosaïques et sublimées de la terre des arts dans nombre de partitions ! Parallèlement les récits nous montrent non sans charme et sans humour l’attitude rogue de celui que ses camarades de la villa Médicis surnommaient « le père la joie », les exploits ou non de ses chasses, l’insalubrité des osteria, l’insécurité des montagnes. Plusieurs Italie se dessinent au fur et à mesure que la carrière de Berlioz se précise et aussi en raison de sa plus ou moins grande proximité avec la géographie italienne, lorsque « l’inexpérience » est en fait son pre-
mier manque formateur. Ces Italie qui s’opposent et se combattent sont notamment présentées comme la vérité grande et misérable de cette terre parfois qui devient attachante par l’écart incommensurable, mais sublime, la béance qui se loge entre les splendeurs révolues et la pauvreté ambiante. Enfin l’Italie n’existe aussi que par son opposition à Paris. Force attractive comme représentation du sud de l’Europe, féconde jusque pour la sensibilité des auteurs du Nord, elle se fait le théâtre de rencontres idéales. Elle est en ce sens l’incitation à une forme unique de compassion avec les forces les plus vives de l’art et demeure ainsi la terre inspirée de la liberté créatrice.
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Berlioz et l’Italie des voyageurs S
i le voyage en Italie de Berlioz a fait l’objet d’études de la part des spécialistes de son œuvre musical, sa dimension matérielle et littéraire n’a pas tellement occupé la critique : on dispose surtout de quelques articles qui, à l’exception des travaux de J.-M. Bailbé, commentent les écrits de Berlioz sans les mettre en rapport avec l’expérience d’autres voyageurs1. On cherchera ici à instaurer un va-et-vient entre le cas particulier de Berlioz et l’histoire plus générale des présences et du regard français en Italie afin de montrer comment le voyage du musicien, tout original qu’il soit, s’inscrit dans le cadre des évolutions du voyage des Français en Italie au cours de la première moitié du xixe siècle.
Le voyage d’Italie comme objet d’écriture Même reconstruite, l’Italie de Berlioz est largement celle qu’il a connue et côtoyée lors de son séjour à l’Académie de France de mars 1831 à mai 1832, après l’obtention du premier grand prix de Rome à l’été 1830. Nous pouvons en rechercher des traces dans ses œuvres musicales, ainsi dans la symphonie Harold en Italie (1834) dont plusieurs mouvements offrent une approche pittoresque des paysages et des populations montagnardes des Abruzzes2. Mais par-delà l’impact qu’a exercé la péninsule sur sa création musicale, Berlioz fut aussi un voyageur « homme de lettres », qui ajouta au voyage vécu un voyage raconté en égrenant sur plusieurs décennies divers textes se référant directement à son expérience demeurée unique dans la péninsule3. Cette trajectoire fut loin d’être celle de tous les artistes 1—Outre les articles de L. Guichard, J.-M. Bailbé, G. Luciani et P. Budillon Puma, sur lesquels nous reviendrons, citons celui de V. Hostachy, « A l’occasion du 150e anniversaire de la naissance d’Hector Berlioz (1803-1953) : un Dauphinois romain », Bulletin de l’Académie delphinale, 6e série, t. 24-25-26, séance du 30 mai 1953, Grenoble, Allier, 1957, p. 85-95. 2—On songe aux mouvements suivants : « Harold aux montagnes », « Marche des pèlerins », « Sérénade d’un montagnard des Abruzzes », « Orgie de brigands ». Loin d’en proposer l’analyse poussée qu’offre le présent catalogue, un inventaire de ces traces avait été esquissé par L. Guichard, « Berlioz et l’Italie », Bulletin de l’Académie delphinale, 8-9, 1969, p. 320-336, en part. p. 332-335. 3—Berlioz, treize ans après le voyage en Italie, ne retournera qu’à Nice, alors possession des États de Piémont-Sardaigne. Sur sa dimension d’homme de lettres, voir P. Morillot, Berlioz écrivain, Grenoble, Allier, 1903, J.-M. Bailbé, Berlioz artiste et écrivain dans les ‘Mémoires’, Paris, PUF, 1972, et G. Zaragoza, dir., Berlioz homme de lettres, Dijon, Les éditions du Murmure, 2006.
Berlioz et l’Italie des voyageurs
venus en Italie. Il écrivit pendant le voyage lui-même au moins 65 lettres, recueillies dans sa Correspondance4. Puis il livra au public deux textes parus dans le recueil collectif L’Italie pittoresque publié par l’éditeur Amable Costes avec une introduction de Norvins : « Voyage musical » (1834) et « Académie de France à Rome » (1835)5. Berlioz se lança ensuite dans la carrière d’écrivain en proposant – à côté du voyage en Allemagne – une nouvelle restitution de son voyage en Italie dans le second volume du Voyage musical en Allemagne et en Italie (1844)6. Enfin, des pans entiers de ce dernier texte furent intégrés dans ses Mémoires, rédigés pour l’essentiel de 1848 à 1854 avec l’idée d’une publication posthume. Se proposant moins d’y enregistrer scrupuleusement des faits et sensations que d’y recueillir des émotions personnelles, Berlioz fera des Mémoires « le seul monument autorisé » de la vie de Berlioz lorsqu’en 1867 il brûlera ses lettres, photos et autres souvenirs7. Commencés une quinzaine d’années après le séjour à l’Académie de France, ils auront 4—Si l’on se réfère à la Correspondance générale, t. 1, 1819-1832 et t. 2, 1832-1842, éditée sous la direction de P. Citron (Paris, Flammarion, 1972-1975), Berlioz écrit d’Italie les lettres allant du n° 210 (de Marseille à sa sœur Adèle le 13 février 1831) au n° 273 (de Turin à Humbert Ferrand le 25 mai 1832), auxquelles s’ajoutent deux lettres égarées, écrites de Milan ou Turin (n° 274 et 275). Deux lettres dans cet ensemble ne sont pas de lui, mais de sa sœur Nanci, ce qui ramène le total de 66 à 64 lettres, dont une dizaine sont seulement attestées. 5—Ces textes parurent dans le vol. 1, 3e série, Italie pittoresque. Toscane, Florence, Volterra, Vallombreuse, Fiesole, Pise, Livourne, Pistoia, Sienne, Arezzo, Cortone. Voyage musical, Paris, chez Amable Costes, 1836. Ils occupent 24 pages sur deux colonnes : « Voyage musical », p. 1-16 ; « Académie de France à Rome, » p. 17-24. 6—« Voyage musical en Italie », in Voyage musical en Allemagne et en Italie, Paris, Jules Labitte, 1844, p. 1-225. Ce texte, plus ample que celui écrit dix ans plus tôt, se subdivise en quatorze séquences, dont une grande partie sera réemployée dans les chap. XXX à XLIII des Mémoires : I. Concours de composition musicale à l’Institut. II. Le concierge de l’Institut. III. Distribution des prix de l’Institut. IV. Le départ. V. L’arrivée. VI. Épisode bouffon. VII. Retour à Rome. VIII. La vie de l’Académie. IX. Vincenza. X. Vagabondages. XI. Subiaco. XII. Encore Rome. XIII. Naples. XIV. Retour en France. 7—L’expression est d’Alban Ramaut, introduction aux Mémoires de Berlioz, Lyon, Symétrie, 2010, p. 5-25, ici p. 11. La première édition de ces mémoires date de 1870 même si Berlioz, mort en 1769, en avait transmis dès 1865 le manuscrit à son éditeur (Mémoires, comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, Paris, Michel Lévy frères, 1870, 2e éd. 1878).
Lettre d’Hector Berlioz à sa sœur Adèle 8 juillet 1831 Musée Hector-Berlioz (Inv. R 96. 130) © Musée Hector-Berlioz
néanmoins été préparés, on le voit, par une série d'écrits antérieurs, où Berlioz ne cessa de recomposer, de réinterpréter, mais aussi de couler dans le marbre pour la postérité les temps forts de son expérience de l’Italie. Des lettres envoyées pendant le voyage de 1831-1832 aux deux textes remis pour L’Italie pittoresque en 1836, puis du voyage musical de 1844 au geste mémoriel encore plus personnel accompli à partir de 1848 dans les Mémoires parus en 1870, après sa mort, les réécritures successives auxquelles Berlioz se livra doublent la réalité vécue, la réinventent. Même si ces
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Cella Soleare nelle terme di Caracalla Anonyme Vers 1830 Eau-forte 19,2 x 24,6 cm Musée Hector-Berlioz / Don Austin-Tayeb (Inv. 2012.02.33) © Denis Vinçon, Musée Hector-Berlioz
différentes versions se répètent souvent l’une l’autre, elles ont accompagné Berlioz pendant presque toute sa vie et c’est à la recherche de l’image qu’elles nous donnent de son voyage qu’il nous faut partir, en prenant soin de la situer dans le contexte d’un véritable engouement des Français pour l’Italie au cours de ces mêmes décennies.
La tradition du voyage en Italie Pratiqué par un nombre croissant de personnes et goûté par un public de lecteurs plus diversifié que le cercle restreint des gens de lettres et de culture avides de connaissances nouvelles du siècle précédent, le voyage en Italie à l’époque de Berlioz hérite de la tradition du Grand Tour. Mais ses pratiques se sont peu à peu transformées à partir des années 1780 et durant les trente premières années du xixe siècle sous l’effet des contraintes de l’époque révolutionnaire et des évolutions du goût, finissant par produire un mode de voyage « romantique ». Bien des aspects du voyage à l’époque des Lumières ont perduré jusqu’au cœur du siècle suivant et les modèles de l’encyclopédisme
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issu de Lalande se sont transmis dans des guides plus brefs, mais respectueux d’une approche érudite des monuments et œuvres d’art. Parmi les villes que traverse Berlioz en février-mars 1831 figurent ainsi plusieurs étapes classiques du voyage d’Italie lorsqu’on arrive comme lui par mer de Marseille à Livourne, ayant essuyé une tempête qui nous rappelle de Brosses, puis lorsqu’on atteint Rome par Florence et Sienne. Le passage par Florence à quatre reprises en un an et demi, du fait d’un départ précipité de Rome au bout de trois semaines et d’une remontée vers Paris interrompue à Nice avant de redescendre à Rome, ne nous vaut que peu de lettres8, mais le long séjour à Rome en mars 1831 puis du 31 mai 1831 au 2 mai 1832 suscite de nombreuses pages9. Il n’évite ni « l’ardente poésie » du Colisée et de la basilique SaintPierre, ni les plaisirs de la campagne romaine avec la grande cascade et les antiquités de la villa Adriana à Tivoli, les excursions au lac d’Albano ou celles à Frascati et à Castel Gandolfo. Quant au séjour napolitain, accompli dans la première quinzaine d’octobre 1831, il s’ouvre dans les Mémoires sur l’évocation d’émotions qui depuis plusieurs décennies sont devenues inséparables du voyage à Naples : le spectacle de la mer, les roulements du Vésuve, le « squelette de cette désolée Pompéia » et les mœurs des lazzaroni. Enfin, Gênes est vue deux fois en avril-mai 1831 et c’est inévitablement par Milan et Turin que Berlioz rentre en France en mai 1832 après avoir pris le chemin de Narni, Terni, Spolète, Foligno, Pérouse, le lac Trasimène et Florence. 8— Sur cinq lettres écrites ou attestées de Florence, les deux plus longues parlent davantage du reste du voyage et du premier séjour à Rome que de Florence (2 mars et 12 avril 1831). La cinquième, lors de son troisième passage, exprime néanmoins une véritable passion pour la ville, conforme à son prestige croissant dans les guides et récits de voyage français depuis la fin du xviiie siècle : « C’est une ville que j’aime d’amour. Tout m’en plaît, son nom, son ciel, son fleuve, ses poutres, ses palais, son air, la grâce et l’élégance des habitants, les environs […] » (13 mai 1832). 9— Sur un total de 64 lettres, Berlioz en envoya 36 de Rome entre mars 1831 et avril 1832. Le séjour à Rome occupe dans les Mémoires plus de la moitié des pages (46 sur 87 dans l’édition de 2010).
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L’exemple de Berlioz nous rappelle qu’à l’époque romantique subsistent les itinéraires hérités du siècle précédent et encore privilégiés par Mme de Staël en 1804-1805 – ceux qui mènent de Venise à Rome et Naples et de Gênes à Milan et Florence – même s’ils sont désormais ancrés dans une géographie italienne plus diversifiée, englobant le sud, des Abruzzes à la Sicile et parfois jusqu’aux îles Ioniennes. C’est ce que révèlent les guides destinés au public français pendant la première moitié du xixe siècle. Ceux-ci proposent des descriptions qui se répètent depuis les Itinéraires d’Italie inlassablement réédités à partir de 1800, à Florence chez Pagni ou à Milan chez Vallardi, au point d’en arriver à une 23e édition en 1843, jusqu’aux guides Artaria dont la première édition date de 182910. Sans oublier en passant le Manuel du voyageur en Italie de Giegler (1818 et 1826), le Dictionnaire géographique et descriptif de Barzilay (1823) et le Guide du voyageur en Italie dit de Richard, mais paru chez Audin en 1826 puis réédité dans les années 1830 avec des textes écrits par Mariana Starke, Nibby ou Galante. Bref, avant que ne s’ouvre dans les années 1840 la grande saison des guides de Murray, que relaieront bientôt les guides Joanne et Baedeker, se profile en toile de fond à l’époque de Berlioz une surabondante littérature normative sur l’Italie des Alpes aux Pouilles, propre à satisfaire un public pressé et de plus en plus nombreux. Le désir de connaissance systématique de la péninsule se manifeste dans de multiples relations en français portant sur l’ensemble de l’Italie, résultant de voyages accomplis après 181511 et dont le rythme s’accélère audelà de 183212. Pourtant, si, au début de la Restauration, paraissent sous la plume de Millin ou de Lullin de Châteauvieux des textes motivés par la recherche 10— Le Nouveau guide du voyageur en Italie de chez Artaria en est à sa 9e édition en 1851, reprise en 1855. 11— Dupré 1826, Simond 1828, Taillard 1828, Ducos 1829. 12— Julvécourt 1832, Lemonnier 1832, M. de B*** 1832, Romain Collomb 1833, Mengin-Fondragon 1833-1834, Valérie Boissier 1835, Jal 1836.
Porte antique à Perugia Gabriel Toudouze 1840 Lithographie 47 x 32 cm Bibliothèque municipale de Grenoble (Inv. Marj G 4620) © BMG
d’une connaissance raisonnée, visant à inventorier les productions les plus significatives de l’art ou de l’économie, les modèles descriptifs hérités du xviiie siècle sont bouleversés chez d’autres auteurs que Berlioz peut avoir lus. Sur les traces de Chateaubriand et de Mme de Staël, et plus encore de Byron – dont la mémoire du séjour en Italie, en particulier les trois ans passés à Venise de 1816 à 1819, hante littéralement Berlioz comme tous ses contemporains –, les anciens codes font place à l’émoi personnel devant les paysages et à la volonté de saisir une part de pit-
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L’heure n’en est pas moins bientôt à des ouvrages qui se veulent complets sur la péninsule et qui peuvent jouer le rôle de guides, à l’instar des Voyages historiques et littéraires ou L’indicateur italien de Valery (1831-1833, 5 vol.) où l’on cultive le goût du pittoresque comme en témoigne entre mille exemples ce bref passage sur Subiaco, le village tant apprécié de Berlioz : « Subiaco est aujourd’hui principalement visitée par les paysagistes, tant sa charmante situation, ses bois, son lac, ses grottes, ses rochers, ses cascades, son vieux château ruiné, le rendent pittoresque »14. Les ouvrages collectifs des années 1830 élargissent même le champ de l’Italie aux îles de l’espace méditerranéen et multiplient les gravures illustratives accessibles à un public plus nombreux. C’est ainsi que paraissent coup sur coup entre 1834 et 1837 les six volumes de L’Italie, la Sicile, les îles Éoliennes chez Audot et les livraisons de L’Italie pittoresque (Paris, A. Costes puis Ledoux), entreprise à laquelle justement participe Berlioz15. Les publications périodiques ont le vent en poupe au cours des années 1830, manifestant une soif des reportages et le besoin de satisfaire un public avide de sensations et d’impressions exotiques : ainsi en vat-il de Raoul-Rochette dans la France littéraire en 1834 ou de Brizeux et Quinet dans la Revue des deux mondes, respectivement en 1833 et 1836. Ami de Berlioz, Janin
Italie pittoresque 1re édition 1834 Collection particulière © Denis Vinçon, Musée Hector-Berlioz
toresque dans les scènes racontées. Castellan relate en 1819 dans ses Lettres sur l’Italie un retour de Grèce qui le fait privilégier certaines régions, les Pouilles, Naples, Rome et la Toscane. Puis on assiste au cours des années 1820 et 1830 à une prolifération de souvenirs, études de mœurs et « voyages pittoresques » dans certaines parties de l’Italie, les uns se présentant sous la forme de grands in-folio ornés de planches tandis que d’autres sont des récits sans images13. 13— Annoncés par les grands recueils de planches commentées dans
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le Sud et en Sicile (années 1780) puis dans les Alpes (années 1800), ces ouvrages de format variable et publiés tantôt par des artistes, tantôt par des gens de lettres, contiennent souvent dans leur titre le mot « pittoresque ». Ils ont pour destination l’Etna (Gourbillon, 1820), le royaume de Naples (Grandjean de Fouchy, 1821) et des Deux-Siciles (Cuciniello et Bianchi, 1828, in-fol.) ou Naples seule (Montaran, 1836), le golfe de Naples (Turpon de Crissé, 1828), la Sicile (Gigault de La Salle, 1822-1826, in-fol. ; Forbin, 1823), Venise (Forbin, 1825, in-fol. ; Brizeux, 1833 ; Montaran, 1836), les lacs italiens (Wetzel, 1822-1823, in-fol.), la Lombardie et le Piémont (Walsh, 1823), le Tyrol et le nord de la péninsule (Mercey, 1833). 14— A.-C. Valery, Voyages historiques et littéraires en Italie, pendant les années 1826, 1827 et 1828, ou L’indicateur italien, t. 4, Paris, Veuve Lenormant, 1833, p. 229. 15— On notera que la publication d’Audot comporte elle aussi des pages sur la « musique italienne », plus historiques et moins personnelles toutefois que le récit de Berlioz dans L’Italie pittoresque (H. Hostein, « Piémont, Sardaigne, Simplon », in L’Italie, la Sicile, les îles Éoliennes, l’île d’Elbe, la Sardaigne, Malte, l’île de Calypso, etc : sites, monuments, scènes et costumes…, Paris, Audot, 1837, p. 169-177).
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rassemble en 1839 dans son Voyage en Italie et dans Les Catacombes des pages précédemment publiées dans la Revue de Paris et dans le Journal des Débats. Berlioz a lui-même écrit au début des années 1830 divers articles dont il se servira en 1844 et plus tard dans ses Mémoires16. Sur la lancée de Mme de Staël, on compare également l’Allemagne et l’Italie : Quinet en témoigne avec son ouvrage Allemagne et Italie. Philosophie et poésie (1839), paru cinq ans avant le voyage musical de Berlioz dans ces deux pays. Tout en baignant dans ce contexte, le voyage de Berlioz possède des caractéristiques « structurelles » qui le distinguent des itinéraires obligés et à prétention d’exhaustivité documentaire. On peine à se l’imaginer un guide à la main – il n’en signale d’ailleurs aucun – alors qu’il fréquente les salles de spectacle et quitte les villes pour les bords de l’Arno ou du Teverone, et pour les villages des Abruzzes. Il accomplit et publicise un voyage professionnel, un voyage de musicien, en même temps qu’une expérience égotiste et originale à la recherche d’émotions. Son voyage vécu s’inscrit dans le sillage de voyages d’artistes ayant été pensionnaires à l’Académie de France à Rome, ce qui pose le problème du statut des étapes du voyage d’aller et de retour par rapport au séjour dans la ville éternelle et aux allées et venues dans la campagne environnante. Partielle – Venise en est absente et d’autres grandes villes comme Milan n’y apparaissent que le temps d’un spectacle –, l’Italie qu’il sillonne est moins une Italie visitée que traversée. De son côté, le séjour à Rome est l’occasion d’échappées qui lui permettent de quitter une ville qui l’ennuie et d’aller respirer dans les montagnes voisines, à la manière dont les artistes depuis le xviie siècle sortaient de Rome pour aller peindre des paysages. Berlioz n’aurait donc que transformé cette habitude, en substituant à une campagne domestiquée les solitudes sauvages et âpres des Abruzzes, en 16— Voir l’inventaire qu’en propose J.-M. Bailbé dans « Berlioz, Janin et les ‘impressions d’Italie’ », Revue de littérature comparée, n° 180, octobre-décembre 1971, p. 489-513, ici p. 493.
fait guère distantes de plus de 70 km à l’est de Rome et devenues pour lui une source d’inspiration. Son voyage raconté possède en outre des traits communs avec d’autres voyages musicaux. Du fameux tour de Charles Burney paru en 1771 aux observations inédites du marquis François Jean de Chastellux (1734-1788), revenu d’Italie en août 1773, ou aux lettres de Roland de la Platière en 178017, les pages sur la musique ont depuis longtemps joué un rôle important dans la diffusion d’une image de l’Italie comme terre des arts18. Berlioz n’est pas, loin s’en faut, le premier musicien ou amateur de musique français à venir en Italie. Certains sont restés dans la péninsule jusqu’à leur mort, comme le Lyonnais Jacques-Simon Mangot (fin xviie siècle-1791), arrivé à Parme en 1756, d’autres y ont séjourné quelques années à l’instar du compositeur français d’origine wallonne André Grétry (1741-1813), parti de Liège pour étudier à Rome en 1759 et demeuré en Italie jusqu’en 1767. AugusteLouis Blondeau (1786-1863), violoniste et compositeur né à Paris, présente cependant une double particularité intéressante. D’une part, il fut l’un des Premiers Grands Prix de Rome à rédiger ses souvenirs de pensionnaires à la villa Médicis. Ensuite, s’il séjourna à Rome de novembre 1809 à avril 1812, il profita de son voyage pour visiter longuement l’Italie19. Ce cas 17— C. Burney, The present state of music in France and Italy, London, T. Becket, 1771 ; J.-M. Roland de la Platière, « Réflexion sur la musique », in Lettres écrites de Suisse, d’Italie, de Malte et de Sicile en 1776, 1777 & 1778, Amsterdam, 1780, t. 6, p. 130-174. Chastellux a quant à lui traduit l’Essai sur l’opéra d’Algarotti (1773). 18— Voir, pour le cas vénitien, C. Giron Panel, « De belles infidèles ? Les ospedali de Venise dans les relations de voyage du XVIIIe siècle », in V. Meyer, M.-L. Pujalte, dir., Voyages d’artistes en Italie du nord (XVIeXIXe siècle), Rennes, PUR, 2010, p. 113-128. 19— A.-L. Blondeau, Voyage d’un musicien en Italie (1809-1812), précédé des Observations sur les théâtres italiens, publié par Joël-Marie Fauquet, Liège, Mardaga, 1993. Parti de Paris le 25 avril 1809, il traversa les Alpes et avant d’arriver à Rome le 16 novembre 1809, il séjourna à Turin du 1er au 15 juin, à Milan du 15 juin au 27 août, à Parme du 28 août au 13 septembre, à Bologne du 15 ou 16 septembre au 30 octobre, à Florence 1er au 8 novembre. Après avoir entrecoupé son long séjour romain (16 novembre 1809-1er mai 1812) d’un séjour de six mois à Naples, du 16 juin au 25 décembre 1811, il passa à nouveau un mois à Florence, deux mois à Pérouse, un peu moins de deux semaines à Venise et un mois à Milan, rentrant en France par la Suisse.
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montre, dans sa différence même avec le voyage de Berlioz, que les musiciens occupent une place à part parmi les représentants d’autres arts à l’Académie de France à Rome. C’est à la croisée de ces diverses traditions qu’il nous faut comprendre la place singulière qu’occupe le voyage de Berlioz.
Un périple marqué par les nouveaux canons du voyage romantique Berlioz a une pratique de l’espace italien qui ne correspond ni au voyage « régulier » des gens de culture du siècle précédent, ni à celui de ses contemporains plus ou moins embourgeoisés. Il faut d’entrée de jeu souligner l’originalité de ses parcours par rapport aux modèles dont il hérite. La temporalité de ses voyages est marquée par l’idée de rupture, avec le retour impromptu de Rome à Nice par Florence et Gênes au bout de trois semaines de séjour et son projet de remonter jusqu’à Paris, auquel il renonce finalement à Nice avant de regagner Rome avec l’accord du directeur de l’Académie de France, Horace Vernet. De même il effectue des zigs-zags à partir de Rome vers la campagne romaine et les Abruzzes, et pratique de façon insolite le voyage à pied pour rentrer de Naples à Rome par Monte Cassino et les Abruzzes avec deux compagnons suédois entre la fin octobre et le début de novembre 1831. C’est ici le signe d’une manière nouvelle de voyager dans une Italie fragmentaire, une Italie des provinces soumise à un regard pittoresque et à l’impérieuse nécessité d’une errance qui n’est pas sans évoquer, en marge du voyage et malgré les tourments qui l’inspirent, la pratique de la « promenade » qu’a récemment théorisée Philippe Antoine20. Le moment Berlioz (1831-1832) s’inscrit par là pleinement à l’apogée du voyage romantique en Italie, analysé depuis les premières décennies du xxe siècle
20— Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade. Écritures du voyage au temps du romantisme, Paris, PUPS, 2011.
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Tour penchée ou campanile de Pise Guesdon d’après Chapuy xixe siècle Lithographie 44,2 x 30,2 cm Bibliothèque municipale de Grenoble (Inv. Marj G4726) © BMG
par les spécialistes de littérature. Des sept auteurs qu’Urbain Mengin retenait dans sa thèse sur L’Italie des romantiques en 1902, le dernier, Alfred de Musset, est un quasi contemporain de Berlioz en Italie, puisque c’est en novembre 1833 qu’il partit avec George Sand pour Gênes, Pise, Florence, Bologne et Venise, d’où il revint en avril 1834. Or, Berlioz se nourrit explicitement du prestige de ses prédécesseurs, de
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Chateaubriand à Byron21. Aux Français retenus par Mengin – Chateaubriand, Mme de Staël, Lamartine, Musset –, Alceste Bisi a ajouté en 1914 Sismondi, Fauriel et Stendhal, en vue de mettre en lumière non seulement la manière dont l’Italie a agi sur les imaginations romantiques, ne la limitant plus à son caractère de « terre classique et romaine, gardienne fidèle de l’Antiquité », mais aussi le jeu des interactions qui se nouèrent entre les intellectuels des deux pays22. Passeur exemplaire, comme Sismondi, de la littérature italienne en France, Claude Fauriel était venu loger chez son grand ami Manzoni près de Milan à l’automne 1823 avant de prendre le chemin de la Toscane en novembre 1824 et de rentrer à Paris après un nouveau mais court séjour en Lombardie en octobre 1825. C’est Fauriel qui restaura le goût pour Dante dans son célèbre cours professé à la Sorbonne précisément en 1833-1834. Dans la continuité de Ginguené, il est l’un de ceux qui contribuèrent le plus à associer en France le goût pour l’Italie avec des souvenirs littéraires et historiques. En analysant dans une thèse parue en 1928 la vogue et l’influence de l’Italie en France de 1825 à 1850, Rachele Noli s’est penchée sur la période au cours de laquelle précisément Berlioz élabora les versions successives de la mise en mémoire de son séjour italien (1834-1835, 1844 puis 1848-1854)23. Ne se bornant pas aux auteurs connus comme on continue souvent de le faire24, R. 21— Les autres auteurs étudiés par U. Mengin dans la perspective d’y mettre en lumière la fonction de l’Italie comme source d’inspiration pour l’écriture sont Mme de Staël, Lamartine, Shelley et John Keats (L’Italie des romantiques, Paris, Plon-Nourrit, 1902). Les séjours en Italie des sept auteurs retenus se situent tous entre 1803 et 1833. 22— A. Bisi, L’Italie et le romantisme français, Milan, Albrighi, Segati e C., 1914, notamment p. 25. 23— R. Noli, Les romantiques français et l’Italie. Essai sur la vogue et l’influence de l’Italie en France de 1825 à 1850, Dijon, Bernigaud et Privat, 1928. 24— Ainsi les actes du colloque du CRIER tenu à Vérone en 1993 se limitent-ils pour l’essentiel aux auteurs français analysés par U. Mengin et A. Bisi – Mme de Staël, Chateaubriand et Stendhal – auxquels sont ajoutés Balzac, Janin, George Sand et Gautier (A. Poli, E. Kanceff, dir., L’Italie dans l’Europe romantique. Confronti letterari e musicali, Moncalieri, CIRVI, 1996, vol. 1, p. 76-229). Mme de Staël et G. Sand sont à leur tour les deux seules femmes françaises considérées parmi une abondante
Noli tire de l’oubli nombre d’auteurs « mineurs ». Elle tente de les classer en fonction d’une série de raisons distinctes de l’attrait qu’exerça l’Italie sur les poètes, romanciers et écrivains français au cours de cette période : raisons politiques chez les uns, goût du Moyen Âge, du pittoresque historique et de la « couleur locale » chez les autres, attrait de l’Antiquité pour les troisièmes, goûts artistiques et littéraires ou enfin simple désir de voyager. Comment dès lors situer Berlioz, dont la présence en Italie en 1831-1832 correspond à une véritable vogue pour la péninsule en France ? Il est étranger aux cénacles littéraires parisiens amoureux de l’Italie, répète à l’envi dans ses Mémoires qu’il ne se rend dans la péninsule qu’à reculons, contraint et forcé, et ne pardonne pas à Stendhal ses « irritantes stupidités sur la musique »25. L’époque n’en est pas moins autant celle de l’auteur de L’Italie en 1818, de l’Histoire de la peinture en Italie, de Rome, Naples et Florence en 1817 et 1826, que de l’engouement pour Manzoni, dont les Fiancés connaissent diverses versions entre 1821 et 1842. L’attrait pour l’Italie, pour ses arts et pour sa littérature, se combine avec un art de voyager qui moins qu’avec les lettres de Dupaty en 1788 – certes objets de multiples rééditions – s’est installé depuis Chateaubriand et sa fameuse lettre à M. de Fontanes (1804), distillant une forme de liberté nouvelle par rapport aux modes d’appréhension antérieurs. Destination recherchée par les Français, l’Italie est devenue une terre de rêverie, espace disponible pour s’ajouter ce que l’on ne trouve plus en France, au point même que tout au long de la Monarchie de juillet les légitimistes chassés du pouvoir en France viendront s’y réfugier, à l’instar du comte de Chambord et de sa mère la duchesse de Berry à Venise. galerie de voyageuses étrangères ayant décrit leur séjour en Italie au xixe siècle dans L. Borghi, N. Livi Bacci, U. Treder, dir., Viaggio e scrittura. Le straniere nell’Italia dell’Ottocento, Genève-Moncalieri, Slatkine-CIRVI, 1988. Pour un tableau plus complet des femmes voyageuses en Italie au xixe siècle, voir N. Bourguinat, La Bella Libertà ? L’Italie des voyageuses, 1770-1870, à paraître. 25— Mémoires, op. cit., p. 194.
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Ce type de voyage d’époque romantique rencontre aussi l’histoire en train de se faire. Berlioz est assurément distant par rapport aux complots des carbonari comme plus tard vis-à-vis du Risorgimento : il évoque cependant le fait que ses compagnons italiens de la traversée par mer de Marseille à Livourne en février 1831, dont l’un « avait servi la cause de la liberté, en Grèce », s’en allaient prendre part au mouvement contre le duc de Modène qui devait leur coûter la prison ou le sort encore plus tragique subi par Ciro Menotti. Il narre avec un brin de fierté sa difficile entrée dans les États pontificaux en tant que Français, puis les soupçons qui pesèrent sur lui lorsque remontant de Florence vers Paris il fut pris par la police sarde « pour un émissaire de la révolution de Juillet, pour un co-carbonaro » avant d’être expulsé de Nice au bout d’un mois parce qu’il semblait conspirer en faveur de la jeune Italie26. De retour à Rome, Berlioz remarque à Subiaco le café où se réunissaient les politiques du pays, indique qu’à Civitella son hôte « assassine [les Français] de questions sur la politique » et se souvient que près de Naples un vieux lazzarone s’attendrit devant lui « au souvenir du roi Joachim »27. D’autres voyageurs s’exposèrent pourtant bien davantage. R. Noli a montré comment des poètes français de second ordre se mirent sous la Restauration à aimer l’Italie pour des raisons politiques et affichèrent leur solidarité avec les luttes du peuple pour son indépendance. Dans la lignée de Corinne, attentive au désir de liberté que chaque Italien portait au fond de lui-même, on rencontre les écrits de Casimir Delavigne, Auguste Barbier, Charles Didier et quelques autres. Se généralisant après l’épisode des conquêtes de l’époque napoléonienne et l’accumulation de sentiments antifrançais qu’elle engendra, cette compassion à l’égard des souffrances de l’Italie nourrit l’intérêt de nombreux voyageurs français pour la péninsule jusqu’aux années 1860, une partie d’entre eux prenant
parti comme Louise Colet pour l’idéal des luttes du Risorgimento. Mais ce n’est pas de ce côté-là que Berlioz construit son personnage. On est loin avec lui du chevalier pèlerin qui surfe sur la vague philhellène ou du poète encourageant les Vénitiens à s’insurger contre les Autrichiens.
Le héros que Berlioz cherche à construire Emboîtant le pas à Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem en mettant délibérément le récit de ses voyages au service d’un projet autobiographique28, le compositeur accorde à son séjour en Italie le statut d’un « temps d’exil » qui contraste avec le désir d’Italie exprimé par nombre de ses contemporains. Nous donnant à lire un voyage de l’âme dans le récit linéaire de ses Mémoires, il adopte la pose d’un voyageur malheureux, en proie à des tourments qu’il qualifie tantôt de « vive inquiétude » ou d’ « anxiété », tantôt de « spleen qui me dévorait » ou de « tempête intérieure »29. Victime d’un séjour qu’il aurait voulu éviter30 bien qu’il ait présenté cinq fois le concours avant d’obtenir le prix de Rome, se jugeant confiné à la villa Médicis qu’il décrit comme une « caserne académique »31, Berlioz insiste sur son isolement par rapport à ses camarades et ne signale à Rome que de rares amitiés, avec Felix Mendelssohn notamment. Il manifeste à l’égard de Paris et de son Dauphiné natal une nostalgie qui nous rappelle celle des ingénieurs des Ponts et chaussées nommés dans les départements italiens sous l’Empire et impatients de quitter Florence ou Alexandrie
28— Cf. « Je prie donc le lecteur de regarder cet Itinéraire, moins comme un Voyage que comme des Mémoires d’une année de ma vie », Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Le Normant, 1811, vol. 1, p. 55. N’oublions pas non plus que Berlioz entreprend la rédaction de ses Mémoires au moment de la mort de Chateaubriand et donc de la publication des Mémoires d’outre-tombe. 29— Berlioz, Mémoires, op. cit., p. 238, 170-171, 191, 190.
26— Ibid., p. 161, 164, 174, 177-178.
30— Ibid., p. 159 (« bon gré mal gré), 160 (« seul et assez triste »), 165 (« achevait de me faire pester contre l’Italie et la nécessité absurde qui m’y amenait »).
27— Ibid., p. 201, 203, 224.
31— Ibid., p. 186, 235.
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La halte dans un bois Jean-Victor Schnetz (1787-1870) Milieu xixe siècle Huile sur toile 98 x 74 cm Musée de Grenoble (Inv. MG 4737) © Musée de Grenoble
Ernte in der Romagna William French d’après un dessin de Franz Pittner 1850 Gravure au burin et au rouleau 20,5 x 28,1 cm Musée Hector-Berlioz / Don Austin-Tayeb (Inv. 2012.02.25) © Denis Vinçon, Musée Hector-Berlioz
La moisson Anonyme Héliogravure publiée dans le Magasin des Demoiselles xixe siècle Héliogravure d’après une gravure au burin rehaussée à l’aquarelle 17 x 26 cm Bibliothèque municipale de Grenoble © BMG
pour retrouver leur Bretagne natale32. Ses « vagabondages en Italie » seraient la conséquence de l’ennui qu’il éprouve à l’Académie de France : c’est pour fuir la monotonie de son existence à Rome qu’il se sauve dans la campagne romaine, dans la zone des monts Albains ou vers les contreforts des Abruzzes33. Dans le même temps, l’Italie qu’il décrit est un espace qui le sert dans la construction de son identité autant que dans celle 32— Voir, sur cette longue lignée de la nostalgie, J. Starobinski, « Le Concept de Nostalgie », Diogène, 54[1966], p. 92-115, et A. Bolzinger, Histoire de la nostalgie : entre médecine et psychanalyse. Paris, Campagne première, 2007. Je remercie Pascal Griener de m’avoir fourni ces indications. 33— G. Luciani a calculé que sur les deux ans théoriques de son séjour à Rome, Berlioz ne passa en Italie que 460 jours, dont « 260 seulement à Rome » (« Berlioz et l’Italie », in Berlioz, le Dauphiné et le monde, Grenoble, PUG, 2003, numéro thématique de Mémoire vive : revue de l’université inter-âges du Dauphiné, n° 2, décembre 2003, p. 86-103, ici p. 93).
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du monument dressé à sa propre mémoire. Ne nous y méprenons donc pas : Berlioz ne se contente pas de dénigrer l’Italie et les Italiens à la façon de Creuzé de Lesser en 1806 ou de Louis Simond en 1828. Même si l’image qu’il donne n’est pas celle du bonheur qu’affichent Stendhal, Paul de Julvécourt ou Jules Janin34, il faut surtout souligner la complexité de sa relation avec l’Italie, puisque son séjour l’aide aussi à créer des mélodies et donc favorise son inspiration. On peut reconnaître dans ce que Berlioz nous dit de l’Italie un certain nombre de traits de son époque. Bien que ses lettres et mémoires ne soient pas remplis de souvenirs historiques et littéraires et se limitent à quelques impressions sur les monuments, Ber34— P. de Julvécourt, Mes souvenirs de bonheur ou neuf mois en Italie, Paris, Silvestre fils, 1832 ; J. Janin, Voyage d’un homme heureux, Paris, Bourdin, 1840.
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lioz n’en est pas moins nourri d’une culture classique qui, à Tivoli ou dans les environs de Naples, l’amène à se référer aux auteurs latins, à Virgile, Horace ou Ovide. Plus familier du monde anglo-germanique que de l’univers culturel italien, il visite l’Italie en pensant à Byron, à Shakespeare, à Hugo35. S’éloignant des villes et œuvres d’art que le xviiie siècle s’était plu à admirer et que ses contemporains continuent d’apprécier, il recherche toutefois hors de Rome moins des lieux pittoresques qu’un exutoire à sa veine créatrice. L’harmonie entre la nature et son créateur, que Lamartine a découverte à Naples en 1811-1812 et qu’il retrouve en Toscane à partir de 1825, n’est peut-être pas ce que vise Berlioz, mais la nature joue chez lui le
35— Cela ne l’empêche pas de se référer aussi à Dante, au Tasse, à Raphaël ou à Michel-Ange. Cf. Mémoires, op. cit., p. 180, 195-196.
même rôle que les épisodes tirés de l’histoire ou des chroniques dans les romans et les pièces de théâtre de ces mêmes années en France : elle épouse la forme de ses attentes. Après s’être exalté à Rome devant la majesté de la Piazza del popolo et la pompe d’un paysage déployé par le soleil couchant dans les jardins du Pincio, il est sensible à Nice à l’élément sonore, aux râlements et rugissements de la mer, et ce qui le frappe dans les montagnes sauvages des Abruzzes est leur décor de « roches volcaniques » et de « noires forêts de sapins »36. Les stéréotypes du pittoresque ne sont jamais loin, associant des éléments variés pour définir un paysage, et Berlioz devient touriste lorsqu’il se réjouit dans l’île de Nisida, près du Pausilippe, d’accumuler avec le militaire qui lui sert de 36— Ibid., p. 214.
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guide « les diverses curiosités de l’île, les plus beaux points de vue, etc. »37 Souvent choisis hors des sentiers battus, les paysages ont cependant surtout pour fonction de provoquer des associations propres à agir sur son imagination. La place qu’occupent dans son récit les paysages est ainsi à la fois conforme aux canons de son époque et singulière. Les individus, les Italiens ne sont pas ignorés, mais, à l’instar des « enfants demi-nus » qui font l’aumône au milieu des maisons grisâtres des villages des Abruzzes, ils ne sont qu’un élément d’animation dans ce décor même si une relation d’amitié peut s’instaurer avec un de leurs habitants, tel Crispino. Derrière « ce charmant peuple d’enfants » décrit à Naples se reconnaît le stéréotype du lazzarone le plus éculé depuis plusieurs décennies38 et le motif du brigand cher à Berlioz est alors si répandu qu’il constitue le sujet de la seule gravure sur l’Italie présente dans les souvenirs de voyage de Jean Giraudeau en 183539. Berlioz par ailleurs ne connaît pas l’italien avant son séjour et l’apprend donc sur place, mais tout comme Bonstetten s’était illustré par son attention aux dialectes du Latium, dont il rend compte dans son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide (1805), il est friand de cette langue dont les intonations et de nombreuses expressions se retrouveront dans ses mélodies, ainsi que l’a montré Pascale Budillon Puma40. Davantage qu’une occasion de découverte, le voyage est donc pour Berlioz une expérience du goût. Destinées à mettre en valeur ses propres conceptions, ses remarques généralement négatives sur la relation entre les Italiens et la musique, égrenées de Gênes à
Naples ou à Milan dans les théâtres, mais aussi dans la rue, sont au final la marque de fabrique de ce voyage égotiste et sentimental. Le voyageur y recueille certes les signes du pittoresque, mais il en fait avant tout une entreprise d’exploration dans l’univers de la musique. En cela, l’expérience qu’il nous livre relève bien de la grande lignée des voyages romantiques, tout à la fois par les enthousiasmes et par les refus qu’exprime Berlioz en vue de façonner la figure du héros de sa création. Au total le voyage intérieur l’emporte, qui sert à se construire avec et contre l’Italie. Ainsi que le montre son commentaire sur la musique des pifferari à Rome, l’Italie y est appréciée pour ce qu’elle a d’utile à la création de l’artiste. En replaçant l’expérience de son voyage dans le contexte plus général du voyage en Italie et en tentant de dégager l’originalité de sa découverte par rapport aux autres voyageurs français, on constate que l’attitude de rejet qui fonde le discours de Berlioz ne résulte pas tant d’un refus de l’Italie, dont il apprécie paysages et habitants. Elle est davantage le fruit d’un rejet de nombreux aspects de la musique italienne à un moment où il est en train de créer sa propre œuvre personnelle, qui finalement n’a pas à s’embarrasser du regard de ses contemporains sur l’Italie.
37— Ibid., p. 223. 38— É. Chevallier, « Le lazzarone napolitain vu par les voyageurs étrangers du XVIIIe siècle : est-il bon, est-il méchant? », Bulletin de l’Association amicale des anciennes élèves de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, n° 90, nov. 1970, pp. 18-29. 39— J. Giraudeau, L’Italie, la Sicile, Malte, la Grèce, l’archipel, les îles Ioniennes et la Turquie. Souvenirs de voyage historiques et anecdotiques, Paris, chez l’auteur, 1835, p. 121. 40— P. Budillon Puma, « Berlioz et l’Italie : expériences et souvenirs », in G. Zaragoza, op. cit., p. 23-47, ici p. 38-47.
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Femme de la Cervara près de Subiaco Guillaume Bodinier (1795-1872) 1825 Huile sur toile 40,5 x 29,5 cm Musées d’Angers (Inv. MBA 82.1038) © Pierre David, Musées d’Angers
Nous irons nous endormir à Rome du triste et lourd sommeil de l’ennui. Lettre de Berlioz à sa famille le 17 octobre 1831
Cette vie vagabonde est fort amusante ; […] je n’ai que mon portefeuille, ma canne et ma bourse. Lettre de Berlioz à sa famille le 17 octobre 1831
La vie casernée de l’Académie m’était toujours plus insupportable.
Lettre de Berlioz à Ferdinand Hiller le 13 mai 1832
Pas une idée, pas une sensation ; l’ennui y a établi sa demeure, et son sceptre de plomb me paraît cent fois plus lourd qu’ailleurs ; j’essaie quelquefois de descendre à Rome, mais je m’y ennuie encore davantage ; point de spectacle, pas l’ombre de musique, point de cabinet littéraire, des cafés sales, obscurs, mal servis, sans journaux […] Tout y est à cent cinquante ans en arrière de la civilisation, et en général dans toute l’Italie. Ce peuple est si lâche, si mou, si peu industrieux, la nature lui donne tout, il ne sait rien en faire. Lettre de Berlioz à sa famille le 24 juin 1831
Je suis à Rome, exilé, pour deux ans, du monde musical, par un arrêt académique confirmé par le besoin de la pension de grand prix, que je meurs par défaut d’air, comme un oiseau sous le récipient pneumatique, dépourvu de musique, de poésie, de théâtre, d’agitation. Lettre de Berlioz à Victor Hugo le 10 décembre 1831
Eh bien oui, je suis allé à Naples, c’est superbe ; j’en suis revenu à pied […] en traversant jusqu’à Subiaco les montagnes des frontières, couchant dans des repaires ou capitales de bandits, dévoré de puces, et mangeant des raisins volés ou achetés le long de la route pendant le jour, et, le soir, des œufs, du pain et des raisins. Lettre de Berlioz à Ferdinand Hiller le 1er janvier 1832
Je faisais fréquemment alors le voyage de Subiaco, grand village des États du Pape, à quelques lieues de Tivoli. Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen, remède souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je m’acheminais, ainsi, chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, certain d’en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables ou les madones qui bordent toutes les routes. Hector Berlioz, Mémoires, chapitre XXXVII
J’ai visité les illustres débris de Pompéi. […] Il doit être beau de pouvoir rêver ainsi au milieu du silence. Lettre de Berlioz à sa famille le 17 octobre 1831
Je suis donc allé au Vésuve à pied […] Nous nous sommes lancés dans la mer de lave qui entoure le pied du grand cône ; c’est affreux : le pavé de l’enfer ne serait pas plus hideux. Lettre de Berlioz à sa famille le 2 octobre 1831
Rien n’est plus beau que cette pluie de roches rouges, fondantes, retombant d’une hauteur immense après l’explosion, et roulant sur les flancs extérieurs du cône, où ils demeurent ensuite fixés sans s’éteindre, comme un collier ardent autour du col gigantesque du volcan. Lettre de Berlioz à sa famille le 2 octobre 1831
Mon fatal voyage d’Italie Lettre de Berlioz à Casimir Faure le 3 janvier 1831
Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu’on appelle à Rome comme à Paris les jours gras !... fort gras, en effet ; gras de boue, gras de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de chevaux éreintés, d’imbéciles qui rient, de niais qui admirent, et d’oisifs qui s’ennuient. Hector Berlioz, Mémoires, chapitre XXXVI
Oh voilà une ville Naples ! C’est du bruit, de l’éclat, du mouvement, de la richesse, de l’activité, des théâtres. Lettre de Berlioz à Madame Lesueur le 2 juillet 1831
Je me rappelle ce sauvage pays des Abruzzes où j’ai tant erré ; villages étranges, mal peuplés d’habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but ! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement ! Hector Berlioz, Mémoires, chapitre XXXVII
Liberté de cœur, d’esprit, d’âme, de tout ; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même ; liberté d’oublier le temps, de mépriser l’ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l’amour ; liberté d’aller au Nord, au Sud, à l’Est ou à l’Ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi, des journées entières, au souffle murmurant du tiède sirocco ! Liberté vraie, absolue, immense ! O grande et forte Italie ! Italie sauvage ! Insoucieuse de ta sœur, l’Italie artiste. Hector Berlioz, Mémoires, chapitre XXXVII
J’ai envie d’aller au mont Pausilippe, dans la Calabre ou à l’île de Capri, demander du service à quelque chef de Bravi, dussé-je n’être qu’un simple brigand. Alors au moins je verrai des crimes magnifiques, des vols, des assassinats, des rapts […] Allons donc, voilà la vie. Lettre de Berlioz à sa sœur Nanci le 25 mars 1831 (Rome)
voyage musical Après avoir remporté le grand prix de Rome pour sa cantate Sardanapale, Hector Berlioz séjourne en 1831 et 1832 à la villa Médicis, palais de l’Académie de France à Rome. Ce voyage en Italie est vécu par le compositeur comme un insurmontable exil social et artistique, et la déception qu’il éprouve en découvrant Rome et la musique italienne est à la juste hauteur de son immense appréhension. Pourtant, parcourant dès qu’il le peut les villages et les montagnes, Berlioz finit par trouver dans l’Italie « romantique » ce que la ville des plus grands maîtres ne peut offrir à son âme exaltée. L’exil en Italie constitue finalement une étape essentielle dans le développement artistique du compositeur et marque durablement son œuvre musical. Grâce au fonds du musée et aux prêts de prestigieuses collections, peintures, gravures et lithographies d’époque révèlent au lecteur les paysages italiens du xixe siècle qui ont influencé Berlioz. Les regards croisés de musicologues et d’historiens renouvellent ici la compréhension de l’artiste et permettent d’appréhender l’empreinte pittoresque laissée par cet exil italien dans l’œuvre du musicien.
www.editions-libel .fr Dépôt légal : juin 2012 23,00 euros TTC ISBN 978-2-917659-24-3
9 782917 659243
— Berlioz et l’Italie —
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