1939-1949 ALIMENTATION ET PÉNUrIE
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P 9
Préface
JEAN-DOMINIQUE DURAND
P 10 Avant-propos
DOMINIQUE VEILLON – Le Quotidien, objet d’histoire à la lumière des années quarante
P 15 Organiser la pénurie
FABRICE GRENARD – L’ organisation administrative du ravitaillement
HERVÉ JOLY – L’industrie alimentaire lyonnaise face aux pénuries alimentaires et à l’occupant
P 35 Déjouer la pénurie
CHRISTOPHE CAPUANO – « Citadins, soyez des paysans, nourrissez-vous vous-mêmes ! », Jardins familiaux et élevages domestiques en milieu urbain sous l’Occupation
FABRICE GRENARD – Le marché noir
BERNARD LE MAREC – Le tabac
P 59 Parer aux difficultés, le rôle central des femmes
ISABELLE DORÉ-RIVÉ – Une culture de la frugalité
CHRISTINE LEVISSE-TOUZÉ et DOMINIQUE VEILLON – Alimentation et santé à travers les magazines féminins
P 83 S’alimenter, enjeux et propagande
FLORENCE SAINT-CYR GHERARDI – Se ravitailler dans les maquis de l’Ain
ÉDOUARD LYNCH – Le mythe des campagnes sous Vichy : du paysan nourricier au marché noir, l’impossible figure du paysan dans les actualités françaises
P
103
Subir la malnutrition
ISABELLE VON BUELTZINGSLOEWEN – Rationnement et politique, l’ Académie de médecine face aux pénuries alimentaires sous l’Occupation et le régime de Vichy (1940-1944)
VINCENT BRIAND – L’ assiette vide, aperçu des usages alimentaires en détention
P 131 Évocations
RECUEIL D’ENTRETIENS – La langue du souvenir
NICOLE JANIN-FOUCHER – La question alimentaire dans le cinéma d’après-guerre
P 148 ÉPILOGUE
BERNARD LE MAREC – Le Quotidien, objet de collection
P 152 Bibliographie indicative
P 154
et remerciements
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Contributions
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Le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation poursuit sa réflexion sur la vie quotidienne sous l’Occupation, « la vie ordinaire », comme le dit Dominique Veillon dans son avantpropos. Il s’inscrit ainsi dans le renouvellement permanent des approches historiques de la guerre en donnant toute sa place à l’histoire sociale et à l’histoire culturelle, au vécu d’une population confrontée à des situations sans précédent.
Après une exposition qui a rencontré un très grand succès sur la mode en temps de guerre, en 2013-2014, Isabelle Doré-Rivé et son équipe nous proposent de nous arrêter sur la question de l’alimentation. Il y eut un rationnement vestimentaire, une véritable pénurie de tissus et de tous les matériaux qui permettent de se vêtir, par exemple le cuir des chaussures. Les populations en ont souffert, mais la mémoire collective en a retenu après-coup plutôt l’ingéniosité avec laquelle on a cherché à faire face pour réparer de vieux vêtements, des chaussures en fin de course ou utiliser des matériaux improbables. La pénurie alimentaire a été autrement plus grave, car là il s’agissait de vie et de mort, de la croissance des enfants, de la santé de tous. Beaucoup parmi les plus faibles, personnes âgées, petits enfants, malades, en sont morts. De vifs débats ont eu lieu au sujet de la surmortalité observée dans les hôpitaux psychiatriques entre 1940 et 1944. Ils se sont apaisés grâce à la connaissance des faits apportée par des travaux historiques rigoureux. Le 10 décembre 2016, une plaque a été dévoilée par le président de la République sur l’esplanade des Droits de l’Homme au Trocadéro, à Paris. Elle rend hommage aux « 300 000 victimes civiles de la Seconde Guerre mondiale en France ». Il est précisé que « 45 000 d’entre elles, fragilisées par la maladie mentale ou le handicap et gravement négligées, sont mortes de dénutrition dans les établissements qui les accueillaient ». Sans aller jusqu’à en mourir, une très grande partie de la population a souffert de la faim. Trouver de quoi se nourrir, de quoi nourrir sa famille, fut une préoccupation de tous les instants, une angoisse quotidienne. La recherche de nourriture devint pour beaucoup une obsession, dans un contexte de rationnement toujours plus sévère. En témoignent les célèbres tickets sans lesquels on n’obtenait rien ; en témoignent les photographies des longues files d’attente devant les magasins d’alimentation, mais aussi les romans et les films qui, dès après la guerre, ont montré à la fois les souffrances des uns, et les trafics de profiteurs, de Au Bon beurre de Jean Dutourd, publié en 1956, au chef-d’œuvre de Claude Autant-Lara La traversée de Paris sorti en 1956. Le thème de l’opposition entre ceux qui ont faim et ceux qui en profitent est fréquent, signe du poids de la question alimentaire dans les mémoires. Longtemps, ceux qui ont vécu l’Occupation ont gardé vif le souvenir de la faim qui les tenaillait et de la mauvaise qualité des mets que l’on trouvait. Il fallut du temps pour que le topinambour et le rutabaga, non réquisitionnés par les Allemands et de ce fait symboles du rationnement, retrouvent une place sur les marchés !
L’ exposition et son catalogue retracent à la fois la réalité d’un quotidien dont la violence est renforcée par la faim, et une mémoire qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Grâce à de nombreux documents tirés des collections du CHRD, de divers musées et centres d’archives et à des collectionneurs privés, le visiteur et le lecteur se trouvent plongés dans une réalité qui souligne la misère que provoque inévitablement toute guerre. Cette exposition invite en effet à une réflexion non seulement sur la période historique des années de l’Occupation, mais aussi sur notre temps. La faim reste toujours une arme redoutable pour contrôler des populations terrorisées, et chaque jour amène son lot d’images de pays désorganisés par des conflits, de réfugiés désorientés et affamés, et de profiteurs en tout genre. Je remercie Isabelle Doré-Rivé, ses équipes, le conseil scientifique et tous les intervenants, les prêteurs et les auteurs des textes, pour leur implication. Grâce à ce travail collectif de haute qualité, le CHRD occupe une place de choix dans le paysage culturel de Lyon, à travers la reconnaissance de sa mémoire et la connaissance de son histoire.
Jean-Dominique Durand
Adjoint au Maire de Lyon, délégué au Patrimoine, à la Mémoire et aux Anciens combattants
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Le Quotidien, objet d’histoire à la lumière des années quarante
Réfléchir à l’historicité de la vie ordinaire implique que l’on pense autrement l’ensemble de la culture matérielle avec une attention particulière aux attitudes et aux objets. Dans notre monde du XXIe siècle, où en France pour la plupart des gens la place de la consommation ne cesse de croître, s’interroger sur la période des années quarante entraîne une relecture des gestes les plus courants. Pour la majorité de la population d’aujourd’hui, comprendre comment on vivait à l’époque impose de « donner une histoire à ce qui ne paraît pas en avoir », de percevoir pourquoi des faits anodins prennent une telle intensité dans les récits et les journaux de guerre des témoins. L’évocation démesurée du temps passé à l’accomplissement de tâches concrètes par rapport à la réalité des événements exige un décodage des faits. Tout se passe comme si la guerre avait brouillé les repères habituels et perturbé l’ordre des préoccupations. L’histoire avec un grand H a pris au piège les histoires individuelles qui privilégient souvent des actes marginaux par rapport à l’essentiel. Or ces quelques années ne peuvent se lire que si elles sont reliées au contexte politique, économique et social dont elles sont indissociables. Elles deviennent alors un lieu d’observation privilégié et se révèlent exemplaires pour cerner la normalité journalière au travers de ces « vies minuscules ». En raison de la défaite de 1940, les Français vivent un véritable traumatisme dont la première conséquence est une mise entre parenthèses d’un univers familier. Le banal devient hors norme et prend une dimension telle qu’il rejette au second plan des bouleversements majeurs qui ont jalonné l’histoire du gouvernement de Vichy ou celle de la Résistance.
La Drôle de guerre n’a pas préparé la population à subir le choc de mai-juin 1940, en particulier l’exode où des millions de personnes jetées sur les routes voient s’effondrer leurs jalons ordi-
naires. Tout à coup, manger, boire ou dormir passe à l’arrière-plan devant une seule nécessité : fuir devant l’arrivée des Allemands. Dans ces conditions, beaucoup voient l’arrêt des combats prôné par le maréchal Pétain, le 17 juin 1940, comme un soulagement. L’occupation allemande et la naissance d’un État français aux ordres du vainqueur conditionnent une révision des conditions de vie. Le paysage lui-même est modifié en raison d’une ligne de démarcation qui sépare le pays en deux et qui découpe la France en plusieurs zones. Tout change. À cause des réquisitions allemandes, le poids de la pénurie agit comme une dictature du quotidien en imposant un système strict de lois et de règlements entraînant un bouleversement des comportements et des mentalités. Jamais la sphère de la vie privée n’a été aussi encadrée et rétrécie qu’alors sur fond de persécutions dont sont victimes les étrangers, les francs-maçons, les Juifs. En filigrane s’inscrivent les internements frappant les personnalités politiques condamnées, les arrestations, les exécutions ou les déportations visant les résistants de tout bord, la disparition des partis et des syndicats, le citoyen n’est plus au cœur de la cité.
Si le quotidien des années noires se présente sous des formes multiples, l’histoire de l’alimentation est l’un des meilleurs prismes pour l’ériger en objet d’histoire, car elle permet d’appréhender les diverses attitudes de la population. Elle a sa propre chronologie, la hiérarchie des manques ne revêtant pas partout la même acuité et différant suivant les régions. C’est le temps où pour cause de nécessité, la durée n’est pas comptée et n’a pas de prix dans la mesure où l’on s’habitue à attendre. C’est aussi le temps de la civilisation du vide sur le plan matériel en contradiction avec la présence massive des queues en ville ; le règne du faux, celui mêlé de la combine et de la générosité. Chacun
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AVA n TPROPOS
dominique veillon Historienne, directrice de recherche honoraire au CNRS
apprend à biaiser, à se débrouiller, à s’adapter. C’est la revanche des ruraux sur les citadins, accusés d’être des privilégiés.
Depuis le 23 septembre 1940, la distribution des denrées alimentaires est organisée par le gouvernement de Vichy de façon autoritaire. Désormais et pour plusieurs années, les Français sont classés par catégories en fonction de leur âge et de leur emploi professionnel. L’appartenance sociale ne suffit plus à les désigner aux yeux de leurs semblables, la date de naissance s’avérant aussi importante : E, enfants de moins de 3 ans ; J, enfants de 3 à 12 ans ; A, adultes de 12 à 70 ans ; T adultes de 12 à 70 ans effectuant des travaux pénibles ; C, personnes effectuant des travaux de culture ; V, Vieillards. Ces catégories sont mal vécues, car elles remplacent les critères sociaux qui jusque-là servaient de repères (bourgeoisie, ouvriers, agriculteurs…) et entraînent un changement de mentalités assez spectaculaire. Des manuels classés en T prennent le pas sur « le col blanc » qui jusqu’ici les méprisait parce qu’ils se salissaient les mains et sont jalousés pour un peu de pain supplémentaire. Dans les grandes villes, l’abaissement du taux des rations est continu et la situation ne cesse de se dégrader. Le « droit au pain » relève du minimum vital et devient un marqueur en fonction duquel l’opinion réagit d’autant plus que le pain tient toujours une place privilégiée dans l’alimentation. Baisser la ration c’est toucher au symbole d’une vie décente et déclenche aussitôt une série de manifestations. Pour la majorité des gens, le quotidien tourne bientôt à l’obsession de la nourriture tant le déficit de viande, matières grasses… est constant. Pour la première fois depuis la fin du XIXe siècle, le ravitaillement occupe entre 1939-1945 le poste primordial des dépenses dans les budgets ouvriers.
De nouvelles pratiques sociales naissent de la pénurie avec l’apparition d’une culture de guerre comme les queues qui, dans les villes, font partie intégrante du paysage. La file d’attente entraîne une forme inédite de sociabilité, le lieu où circulent les nouvelles même les plus incroyables, où prolifèrent rumeurs et bobards. Grâce au bouche-à-oreille, elle possède ses propres codes où les ménagères échangent des recettes de cuisine ou des adresses où trouver l’introuvable, fustigent les resquilleurs et
jalousent les prioritaires, accusés d’être les seuls à être servis. S’accommoder tant bien que mal des manques demande un effort sans précédent qui fait la part belle à la débrouillardise. Tout un système de parades se met en place qui va de la riposte légale comme les colis familiaux, les élevages de lapins ou de poules, les jardins populaires, à celle qui ne l’est pas tel le marché noir qui permet à ceux qui en ont les moyens d’acheter directement à la ferme des denrées rares à prix d’or (beurre, volailles…). Le troc fait son apparition surtout à la campagne où la nourriture devient une excellente monnaie d’échange. L’inventivité n’est pas en reste dans les magazines féminins qui offrent chaque semaine toutes sortes de menus censés apaiser les fringales. Peu à peu apparaît une gamme variée de succédanés alimentaires qui vont de la saccharine à l’huile de pépins de raisin.
À partir des objets rassemblés pour cette exposition sur l’alimentation entre 1940-1945, le quotidien de guerre revit ici sous des formes multiples où la ville de Lyon apparaît en pleine lumière. À travers les tickets et les cartes d’alimentation, les carnets de recettes ou les livres de cuisine, c’est l’organisation de la pénurie et sa gestion qui se profilent tandis que les moyens mis en œuvre pour la contourner sont tirés d’exemples précis. Quant aux journaux féminins, la lecture de certaines pages se révèle édifiante pour saisir concrètement où était plongé l’état du pays (comment faire un bon café à partir de glands !, ou encore cultivez des fraises sur votre balcon). S’y ajoutent les conseils et les astuces pour tirer parti des rations autorisées dans les menus proposés. S’intéresser au tabac comme monnaie d’échange en passant par les jardins familiaux, jusqu’au marché noir et aux profits illicites permet une meilleure approche de pratiques courantes, mais pas toujours bien cernées. Certains faits plus rarement évoqués sont montrés comme l’attitude des médecins lyonnais face à la malnutrition ou la subsistance dans les lieux de détention. L’évocation du cinéma autorise la découverte de bien des comportements, tandis que n’est pas oubliée la peur de manquer qui perdure longtemps dans les familles et dans la mémoire collective. Tout ceci montre bien que l’histoire de l’alimentation est une histoire à part entière qui mérite une exposition.
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AVA n TPROPOS
OrGANISEr LA PÉNUrIE
L’entrée en guerre, le 3 septembre 1939, ne conduit pas à la mise en place immédiate de mesures de rationnement. En dépit de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre qui l’y autorise, le gouvernement Daladier redoute les conséquences d’une telle annonce sur le moral d’une population marquée par 14-18.
Cependant, dès l’hiver 1939-1940, certains produits alimentaires viennent à manquer et font l’objet des premiers « Jours sans » chez les commerçants. Annoncée le 29 février, la politique de restrictions prévoit le classement de la population en différentes catégories, selon leur âge et leur profession : E (enfants), J (jeunes et adolescents), A (adultes), T (travailleurs de force), C (travailleurs agricoles), V (personnes âgées). Elle ne peut cependant être appliquée partout du fait de l’offensive allemande.
Sous la pression de l’occupant, le rationnement entre en vigueur le 23 septembre 1940 avec l’instauration de la carte d’alimentation. Désormais, l’essentiel des denrées de consommation courante est distribué, en plus du paiement, contre remise de coupons ou de tickets qui définissent la part de chaque consommateur.
L’objectif du Ravitaillement général est de collecter les ressources agricoles disponibles afin de les répartir de façon rationnelle. Pour permettre à ce système de fonctionner, une administration nouvelle et protéiforme se met en place. Contraignante pour l’ensemble des acteurs, complexe et d’une très grande rigueur, elle suscite un mécontentement croissant tout au long de la période.
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L’organisation administrative du Ravitaillement
Fabrice Grenard
Enseignant, historien
Le Ravitaillement général, institution créée au cours de l’automne 1940 pour mettre en œuvre et contrôler les différentes mesures de restrictions alimentaires bouleverse les habitudes quotidiennes de l’ensemble des acteurs concernés (producteurs, commerçants, consommateurs). Instaurée au départ dans une logique de « justice sociale » (assurer une répartition égalitaire des ressources), cette administration devient particulièrement impopulaire du fait des réglementations extrêmement complexes qu’elle impose, mais également parce qu’elle apparaît rapidement incapable de remplir les objectifs qui lui ont été assignés.
Les hésitations de la « drôle de guerre »
Lors du premier conflit mondial, l’adoption de mesures destinées à encadrer la répartition des ressources avait été trop tardive pour être efficace. L’illusion d’une guerre courte en 1914 ne s’était accompagnée d’aucune mesure particulière en matière de ravitaillement, alors que la mobilisation et l’état de guerre provoquaient pourtant l’apparition de pénuries pour les civils. L’absence de réglementations susceptibles de réguler cette pénurie entraîna une inflation considérable et une explosion des trafics en tout genre : le règne de la « vie chère » et des « mercantis » marquèrent profondément les Français de la période. Il fallut attendre 1917 pour voir adopter les premières mesures de rationnement, avec l’instauration de la carte du pain et du sucre.
La Chambre des députés adopte le 11 juillet 1938 une loi sur « l’organisation générale de la nation en temps de guerre » afin de mieux planifier la façon dont le pays devait fonctionner si la guerre venait à être déclarée. L’une des dispositions particulières de cette loi concerne la possibilité pour les pouvoirs publics de prendre en charge la répartition des ressources disponibles afin d’appliquer, dès les débuts du conflit, un système de ravitaillement permettant de faire face aux inévitables pénuries provoquées par la mobilisation. Lors de l’entrée en guerre en septembre 1939, le gouvernement Daladier se refuse toutefois à mettre en place un tel système, en considérant qu’il pourrait affecter considérablement le moral de la population. Un service du Ravitaillement général est bien institué sous la tutelle du ministre de l’Agriculture, mais sa seule tâche consiste en réalité à collaborer avec l’Intendance pour l’approvisionnement de l’armée alors qu’aucune mesure particulière n’est adoptée pour organiser l’approvisionnement des civils. Les seules restrictions décidées en septembre 1939 concernent l’essence. Confiant dans les ressources du pays et les possibilités d’importations depuis l’empire colonial ou auprès des États neutres, le ministre de l’Agriculture Henri Queuille repousse à plusieurs reprises l’instauration du rationnement que préconise en revanche le ministre des Finances, Paul Reynaud, partisan d’une politique de restrictions afin de limiter l’endettement du pays et la hausse des prix.
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O R GA n ISE R LA PÉ n U R IE
Après avoir soutenu Queuille pendant plusieurs mois, le président du Conseil Daladier finit par se rallier aux arguments de Paul Reynaud au cours de l’hiver 1940, alors que les pénuries commencent à se manifester pour certains produits alimentaires. Annoncée le 29 février 1940 par Reynaud, l’instauration d’une politique de ravitaillement et de rationnement ne peut toutefois entrer en vigueur du fait de l’accélération des événements militaires : commencée fin avril-début mai 1940, la distribution des cartes d’alimentation dans les mairies est interrompue par l’offensive allemande.
L’instauration du Ravitaillement général par Vichy au cours de l’automne 1940
La défaite et les débuts de l’Occupation paralysent totalement l’économie française et plongent le pays au bord de la famine. L’instauration des mesures de ravitaillement qui n’avaient pu entrer en vigueur au cours de la « Drôle de guerre » constitue dans ces conditions l’une des priorités du régime de Vichy. Pétain annonce dans un discours du 13 août 1940 que « la première tâche de son gouvernement sera de permettre que tous, pauvres et riches, aient leur juste part des ressources de la nation ». Si elle répond à des objectifs conjoncturels (réguler la pénurie), l’instauration du rationnement s’inscrit également dans un contexte idéologique particulier (les restrictions doivent empêcher la spéculation et les profits immoraux et apparaissent comme des mesures de contrition, une sorte de rachat nécessaire à la société au lendemain de la défaite). Le rationnement entre en vigueur le 23 septembre 1940 avec l’instauration de la carte d’alimentation, véritable carte d’identité alimentaire. Les Français sont classés, selon leur âge et leur profession, en différentes catégories, sous la forme de lettres : E (enfants), J (jeunes et adolescents), A (adulte), T (travailleurs de forces), C (travailleurs agricoles), V (personnes âgées). Chaque catégorie n’a le droit qu’à une consommation alimentaire limitée, les denrées rationnées n’étant délivrées que contre remise de coupons (pour les produits à ration mensuelle comme le sucre, le café) ou de tickets (pour les denrées à ration hebdomadaire ou journalière) qui figurent sur la feuille d’alimentation distribuée chaque mois aux consommateurs. Lors de l’entrée en vigueur du rationnement au cours de l’automne 1940, un adulte de la catégorie A ne peut par exemple obtenir que 350 g de pain par jour, 300 g de viande par semaine et 200 g de matière grasse par mois. Pour permettre au système de fonctionner, une administration nouvelle se met en place afin d’instaurer un contrôle des ressources le long des différentes filières de distribution, du producteur jusqu’aux consommateurs en passant par tous les échelons commerciaux (grossistes, détaillants). Sous l’autorité du ministère de l’Agriculture, un secrétariat d’État au Ravitaillement général est créé en septembre 1940, confié à Jean Achard, ingénieur agronome devenu dans le contexte de la crise des années 1930 un spécialiste des questions de régulation agricole. Sous son autorité se mettent en place sur tout le territoire des directions départementales du Ravitaillement, puis en 1941, du fait de la régionalisation, des directions régionales.
L’administration du Ravitaillement général a pour objectif de collecter l’ensemble des ressources agricoles disponibles et de les répartir ensuite entre les consommateurs de façon rationnelle. Elle fixe les plans d’ensemble, évalue les ressources, établit pour chaque département l’imposition fixée aux producteurs dans le cadre de la collecte agricole, organise de nouveaux circuits d’approvisionnement en privilégiant l’échelle régionale du fait de la division du territoire en différentes zones (zone occupée au nord, zone non occupée au sud, zone interdite à l’est…) qui ne peuvent échanger que de manière très limitée entre elles. Classés en trois catégories (excédentaires, équilibrés et déficitaires), les départements apparaissent selon leur situation importateurs ou exportateurs de produits. Les départements excédentaires doivent assurer la satisfaction de leurs propres besoins et mettre à la disposition du Ravitaillement général et des organismes qui en dépendent les denrées nécessaires pour l’approvisionnement des régions déficitaires.
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L’industrie alimentaire lyonnaise face aux pénuries et à l’occupant
Hervé Joly
Directeur de recherche cnrs au laboratoire Triangle, Université de Lyon
L’agglomération lyonnaise est historiquement connue pour sa fabrique de soieries et, au XXe siècle, pour son industrie chimique, ses constructions mécanique et électrique. L’industrie agroalimentaire y est beaucoup moins réputée. Elle n’est pourtant pas négligeable, comme le montre le dernier recensement industriel réalisé avant la guerre par la Statistique générale de la France, en 1936. Le département du Rhône – on ne dispose pas de données pour l’agglomération de Lyon, qui déborde à l’époque sur l’Ain et l’Isère – ne rassemble certes que 2,6 % des effectifs employés à l’échelle nationale dans la branche agroalimentaire telle qu’elle est alors définie (hors huiles végétales rattachées à l’industrie chimique), contre 3,4 % pour l’ensemble des industries de transformation. Mais la part des établissements de plus de 100 salariés se situe dans la moyenne nationale (4 %) et, si certaines branches comme les sucreries-distilleries ou les conserveries de poissons sont totalement absentes, d’autres sont surreprésentées, comme l’« abatage, conserverie de viande, charcuterie » ou les minoteries, avec respectivement 11,8 % et 15,2 % des grands établissements du pays. Dans le Rhône, 14 224 personnes travaillent dans les industries de l’alimentation, qui comptent seize usines de 100 à 500 salariés, dont sept relevant de la catégorie minoteries.
Une industrie alimentaire diversifiée
Dans son édition 1942, l’Indicateur du Rhône ne recense à Lyon, outre les représentations de maisons nationales, que trois meuniers, les Grandes minoteries lyonnaises à Villeurbanne (devenue une filiale des Grands moulins de Strasbourg), Mogier à Vaise, et R. & J. Milliat à La Guillotière, dont l’effectif atteindrait 180 salariés en 1943(1). Plus riche est, en revanche, la rubrique « Fabrique de pâtes alimentaires », qui fait également partie de la catégorie « minoteries ». Lyon abrite ainsi à La Guillotière le siège et la première usine (280 salariés en 1943) de la maison Ferrand & Renaud qui, avec ses autres fabriques
(1) Ces indications sur les effectifs proviennent pour l’essentiel du fichier national des établissements de l’Office central de répartition des produits industriels (OCRPI) ; Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine, F12/9498-9502 pour le Rhône.
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d’Ivry-Port (Seine), Chelles (Seine-et-Marne), Moulins, Marseille et nancy se revendique comme « la plus importante production française ». On trouve aussi la Société générale des pâtes alimentaires de France, issue entre 1914 et 1919 de la fusion de plusieurs maisons lyonnaises, viennoise, marseillaise et tourangelle, qui se présente comme « la plus ancienne de France, fondée en 1804 ». Après la fermeture de trois usines en 1936, elle conserve celle de Lyon dans le quartier des Brotteaux (actuel collège Vendôme), qui abrite le siège social et emploie 321 salariés en 1943, et deux autres à Ivry-sur-Seine et Marseille. La fabrication est commercialisée sous la marque « Le Lion ». À Vaise sont implantées les maisons Rivoire & Carret (243 salariés), avec une deuxième usine à Marseille (491 salariés), et Milliat Frères (194 salariés), sans lien familial direct avec la minoterie homonyme. Bertrand & Cie, fondée en 1825, a des usines à Lyon, Paris et au Havre, mais son exploitation principale est installée au sud de Lyon, à Grigny (189 salariés). Lyon est la capitale, devant Paris et Marseille, d’une industrie encore peu concentrée en France. Ces maisons indépendantes sont restées plus (Éts Bertrand, Rivoire & Carret, Milliat Frères) ou moins (Ferrand & Renaud, avec des capitaux bancaires ; Pâtes alimentaires de France, avec une participation croissante des Éts Casino de Saint-Étienne) sous le contrôle des familles fondatrices.
Le domaine des viandes, et des conserveries en particulier, se retrouve dans l’Indicateur du Rhône sous la rubrique « salaisons », avec de nombreux fabricants de jambons ou de saucissons. La maison parisienne Olida possède également deux usines à Lyon-Gerland (140 salariés en 1943) et à Saint-Symphorien-sur-Coise (137 salariés).
L’agglomération abrite également plusieurs chocolateries, comme la Chocolaterie de l’Union (96 salariés en 1944) ou la maison L. Voisin (66 salariés) à Lyon, des fabriques de confiseries, comme les Éts Eugène Lamy (230 salariés en 1937) à Villeurbanne, spécialisés dans les caramels au lait et les « tablettes de jus de fruit », avec « une fabrication journalière de 12 000 kg ». La Manufacture lyonnaise de confiserie/Produits noguier-Viennois est surtout connue pour ses fabrications de confitures (marque novia). Au sud de Lyon, à Vernaison, la Chocolaterie fine et confiserie du Rhône (183 salariés en 1936) produit aussi des pâtes de fruits et de la confiture. Les Conserves Lenzbourg, implantées à Lyon depuis 1912 comme filiale d’une entreprise de la cité helvétique éponyme, ont atteint, avec également une fabrication de confitures, un effectif de 330 salariés en 1941.
Dans le domaine des boissons, Lyon possède plusieurs brasseries importantes, comme les maisons Rinck (130 salariés en 1943), Velten (117) ou Winckler (94 en juillet 1944). On trouve aussi des fabricants de limonades, de nombreux liquoristes, etc.
De manière plus isolée, il existe également à Lyon une importante laiterie, La Laitière moderne Le Bon lait, installée depuis 1907, à l’initiative des Grandes laiteries de Genève, à La Guillotière ; son capital dispersé est dominé par des banques suisses. On trouve aussi, sur les bords de Saône, une importante fabrique de biscuits et gaufrettes, la maison Vignals (184 salariés en 1936), restée sous le contrôle des fondateurs. Dans le domaine des produits de régime, la société parisienne L’Aliment essentiel (Produits Heudebert), installée depuis 1903 à nanterre, possède une importante usine (380 salariés) dans le quartier de Montchat ; à Villefranche-sur-Saône, la maison fondée par le pharmacien Léon Jacquemaire (350 salariés en 1940), passée sous le contrôle du groupe Gillet en 1935, fabrique des produits galactogènes et les célèbres farines Blédine. Enfin, la Société des huileries, raffineries et savonneries Paul Massimi à Gerland (113 salariés en 1943), toujours dirigée par son fondateur, apparaît dans l’Indicateur comme fabricant de saindoux, de margarine, etc.
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La rareté des sources et des archives d’entreprises
La région lyonnaise rassemble donc une industrie alimentaire importante et diversifiée. Com ment se comporte-t-elle dans l’économie de pénurie de la guerre et de l’Occupation ? On en sait peu de choses. Aucune monographie n’a jamais été écrite sur ces différentes entreprises, dont les archives sont disparues ou inaccessibles. Un livre consacré à l’industrie lyonnaise sous l’Occupation se concentre sur les branches beaucoup plus en vue des industries mécaniques et électriques, chimiques, textiles et des travaux publics(2). Les archives publiques habituelles dont on dispose sur la période sont assez pauvres. Les rapports mensuels du préfet du Rhône ne touchent mot de l’industrie alimentaire. Le fichier natio nal de l’Office central de répartition des produits industriels est lacunaire sur cette branche qui relevait du ministère de l’Agriculture. Les fonds de l’inspection régionale de la Production industrielle ne com portent qu’un dossier sur les huileries Massimi, qui entendent poursuivre la construction commencée en 1938 d’une nouvelle usine. Ces entreprises alimentaires ne sont pas visées par le Commissariat gé néral aux questions juives dans le cadre des mesures d’« aryanisation », puisqu’elles sont considérées comme exemptes d’« influence juive ». Elles ne font pas non plus partie des entreprises stratégiques surveillées par les Allemands, dont on trouve la trace aux archives militaires fédérales de Fribourg-enBrisgau. À la Libération, aucun dirigeant ou cadre de cette branche n’a été inquiété devant le Comité régional interprofessionnel d’épuration. Seuls les dossiers du comité départemental de confiscation des profits illicites apportent des éléments pour quelques entreprises(3)
Les effets de l’économie de pénurie sur l’activité des entreprises
Sur l’évolution des productions, on dispose de peu d’éléments. Le dossier de profits illicites de Ferrand & Renaud indique les quantités de pâtes vendues de 1940 à 1944 : elles diminuent for tement en 1941 et 1942, avant de presque retrouver son niveau antérieur en 1943. Mais il manque le niveau d’avant-guerre pour avoir une évolution plus complète. L’historien Pierre-Antoine Dessaux, dans son étude sur l’industrie des pâtes alimentaires, indique que, si elle fait l’objet de contingentements, ceux-ci ne sont pas nécessairement défavorables : Rivoire & Carret en obtient ainsi, grâce au poids de son dirigeant Jean Carret dans l’organisation professionnelle, de largement supérieurs à sa production antérieure(4). De manière générale, les plus gros fabricants, souvent lyonnais, s’en sortent le mieux. L’évo lution du marché est également favorable, les pâtes tendant à devenir un produit de substitution aux pommes de terre dans les zones urbaines en particulier.
Les données sur les chiffres d’affaires sont un peu plus riches. En francs courants, elles traduisent pour toutes les entreprises plutôt une tendance à la hausse par rapport à 1940, voire à 1938, jusqu’en 1943 du moins.
(2) Patrick Veyret, Lyon 1939-1949 : De la collaboration industrielle à l’épuration économique, Châtillon-sur-Chalaronne, La Taillanderie, 2008.
(3) Archives départementales du Rhône (ADR), 3942W1-346.
(4) Pierre-Antoine Dessaux, « Entre espoirs et déceptions : l’industrie des pâtes alimentaires », Sabine Effosse, Marc de Ferrière Le Vayer, Hervé Joly (dir.), Les Entreprises de biens de consommation sous l’Occupation, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2010, p. 129-144.
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O R GA n ISE R LA PÉ n U R IE
BoîtE à BIScuItS Lu
BIScottES En vRAc Bn
BoîtE DE FARInE DIASE, 250 g
BLéDInE JAcquEMAIRE, 350 g
cRèME DE FRoMEnt gRILLé HEuDEBERt, 250 g Biscuits, biscottes, farines pour nourrissons et pâtisseries sont vendus contre des tickets de pain. L’accès à ces produits de consommation courante dépend donc aussi des stocks de blé. Comme pour le pain, leur consommation est compromise en période de « soudure » et leur qualité dépend du taux de blutage autorisé dans la composition de la farine. Les « gâteaux sans tickets » fabriqués sans farine ou avec des farines non panifiables sont souvent peu gouteux et potentiellement dangereux.
Collection
B. Le Marec
En francs constants, une fois la forte inflation de la période neutralisée, l’évolution apparaît moins favorable, mais l’activité ne s’effondre pas pour autant ; après une baisse en 1941, elle remonte plutôt jusqu’en 1943. L’économie de pénurie n’empêche pas ces entreprises de travailler, bien au contraire, même si c’est probablement moins que dans un autre contexte. Pour les rares entreprises pour lesquelles on peut comparer les effectifs pendant la guerre avec ceux de l’avant-guerre, l’évolution est pourtant négative : la fabrique de pâtes Milliat Frères, qui était passée de 295 salariés en 1936 à 360 en 1939 retombe ainsi à 194 en 1943 et les Conserves Lenzbourg connaissent une évolution semblable de 1938 (263) à 1941 (330) puis 1944 (137). Mais ces dernières suggèrent que seules les années d’occupation allemande à Lyon (1943-1944) seraient véritablement défavorables. Dans la mesure où elles ne semblent pas avoir été classées parmi les entreprises protégées – seule l’usine parisienne de Ferrand & Renaud est connue pour l’avoir été (V-Betrieb) –, ces entreprises doivent faire l’objet de prélèvements de main-d’œuvre plus importants. Cette tendance au repli de la main-d’œuvre, avec un chiffre d’affaires qui se maintient plus ou moins, peut expliquer que l’évolution des bénéfices nets n’apparaisse pas, d’après les données lacunaires dont on dispose, défavorable, même en francs constants, sauf l’exercice 1944 très particulier.
Des livraisons contraintes et limitées à l’occupant ?
Dans quelle mesure ces entreprises ont-elles travaillé pour les Allemands, au moins à partir de novembre 1942 ? Les dossiers du comité de confiscation des profits illicites du Rhône montrent que des livraisons ont été effectuées, en particulier par les fabricants de pâtes. Pour les Éts Ferrand & Renaud, implantés également en zone occupée, la part livrée à l’occupant est non négligeable dès 1941 (cf. tableau) et atteint un maximum de 22,4 % des quantités vendues en 1943. En revanche, aux Pâtes alimentaires de France, celles fournies en 1943 (5 050 quintaux) et 1944 (6 767 quintaux) ne représentent respectivement que 3,9 % et 7,5 % de la production de ces années-là. Chez Rivoire & Carret, les usines de Lyon et Marseille livrent 5 255 quintaux en 1943, à partir d’avril, et 10 426 en 1944, jusqu’au début juillet, la part exacte dans la production n’étant pas connue. Aux Brasseries Rinck, 1 951 hectolitres de bière en 1943 et 2 382 en 1944 sont fournis, pour un montant total d’un peu plus de deux millions de francs, à comparer à un chiffre d’affaires annuel de 24 millions en 1943 ; par ailleurs, l’entreprise ne se voit pas reprocher d’avoir dû importer, comme avant la guerre, une partie de son houblon d’Allemagne.
Quantités de pâtes alimentaires vendues par Ferrand & Renaud, 1940-1944 (en quintaux)
Source : ADR, 3942W85, dossier n° 809, Rapport sommaire sur les bénéfices illicites, 20 décembre 1945.
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ventes totales ventes aux Allemands 1940 313 567 1 043 (0,3 %) 1941 247 459 19 168 (7,7 %) 1942 237 903 31 152 (13,1 %) 1943 301 218 67 406 (22,4 %) 1944 230 705 42 025 (18,2 %)
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La Manufacture lyonnaise de confiserie devait, selon des accords nationaux, livrer en 1942-1943 10 % de sa production de fruits transformés, mais elle ne fournit finalement qu’un peu plus de la moitié des quantités prévues (4 805 kg), soit 0,3 % du chiffre d’affaires de l’exercice. En 1944, elle livre 20 tonnes de poires au sirop en janvier et 80 tonnes de confitures en juillet-août, pour un total atteignant 11,2 % du chiffre d’affaires de l’exercice.
À partir d’un calcul complexe des bénéfices nets réalisés, après déduction des frais et impôts, sur ces ventes, ces entreprises font l’objet de confiscations d’un montant maximal de 3,4 millions de francs pour Ferrand & Renaud, révisé toutefois à 0,8 million en 1948. Rivoire & Carret en revanche n’a rien à payer, les bénéfices réalisés étant largement absorbés par la provision nécessaire pour couvrir les dommages subis par l’usine de Vaise lors du bombardement de mai 1944. Les Brasseries Rincks en sortent pour 50 800 francs et la Manufacture lyonnaise de confiserie pour 106 408 francs.
Toutes les entreprises concernées sont supposées avoir agi sous la contrainte de l’occupant, des organismes professionnels ou du Service du ravitaillement.
Aucune amende n’est prononcée : toutes les entreprises concernées sont supposées avoir agi sous la contrainte de l’occupant, des organismes professionnels ou du Service de ravitaillement. La Manufacture lyonnaise de confiserie insiste ainsi sur tous les efforts réalisés pour réduire les commandes reçues, qui seraient allés, « en prétextant différentes raisons d’impossibilité », jusqu’à empêcher jusqu’à la Libération la réalisation d’un important marché reçu en avril 1944 de 150 tonnes de fruits au sirop, « malgré toutes les facilités mises à notre disposition (bons d’achat fruits, monnaie matière, etc.)(5) ». En mars 1945, le comité professionnel de l’industrie des pâtes alimentaires, qui a succédé au comité d’organisation de Vichy, plaide la cause des entreprises adhérentes qui se seraient toutes employées à « restreindre au maximum le rythme des livraisons aux Allemands(6) ». Pour cet organisme, la notion même de profits illicites ne peut s’appliquer : « même une production supérieure aurait pu être absorbée sans difficulté par le marché français ». Par ailleurs, « les prélèvements de blé effectués par les Allemands ont évidemment privé [cette industrie] d’un important pourcentage de matières premières » ; elles auraient donc perdu plutôt que gagné de l’argent avec les Allemands. Même si cet argument n’est pas entendu par les comités, ceux-ci retiennent de manière générale l’excuse de la contrainte. Confrontés à une masse considérable de dossiers, ils n’ont, de toute façon, pas les moyens de vérifier les déclarations unilatérales des entreprises sur leur peu d’empressement à collaborer. Il est vrai que, dans cette industrie où les débouchés nationaux étaient assurés, on était plus facilement vertueux que dans d’autres, comme la construction automobile ou l’aéronautique, où, pour maintenir l’activité, il fallait trouver de nouveaux clients.
L’ activité de l’industrie alimentaire lyonnaise souffre d’un rationnement des matières premières, mais il en reste d’autant plus de disponibles à la transformation que les spécialités locales reposent plus sur des approvisionnements régionaux – comme le blé pour les pâtes alimentaires ou les fruits pour les confituriers – qu’exotiques. Les productions sont surtout destinées au marché intérieur, même si les Allemands ne se privent pas de certains prélèvements à la fin de l’Occupation qui contribuent à accentuer les pénuries. Les Français n’ont pas mangé que des rutabagas pendant la guerre. |
(5) ADR, 3942W130, dossier n° 1325, lettre de la Manufacture lyonnaise de confiserie au comité de confiscation, 26 juin 1945.
(6) ADR, 3942W130, dossier n° 1328, Éts Marius Bertrand, note du Comité professionnel de l’industrie des pâtes alimentaires, Paris, 22 mars 1945.
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couponS D’écHAngE, FEuILLES DE tIckEtS DE pAIn Et DE SucRE
Tout comme les premières feuilles de tickets de pain et de sucre imprimées dès 1939, les premières feuilles de coupons ne seront pas ou peu utilisées. Annexés à la carte individuelle d’alimentation au moment de leur distribution, ces « tickets » étaient destinés à acquérir tout type de denrées. Avec la création des feuilles de tickets à l’automne 1940 et de la feuille de denrées diverses quelques mois plus tard, ces coupons ne serviront plus qu’à s’inscrire auprès des commerçants.
CHRD, Fonds Abadie-Maumert, Ar. 1215
Collection B. Le Marec
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guIgnoL , JouRnAL HEBDoMADAIRE Et HuMoRIStIquE, 14 MARS 1941
Collection B. Le Marec
coFFREt pouR LE RAngEMEnt DES tIckEtS DE RAtIonnEMEnt
Collection D. Girault
FEuILLE DE REntRéE DE couponS DE « MARgARInE », octoBRE 1940
Collection B. Le Marec
La collecte des tickets auprès de leur clientèle occupe une place envahissante dans le travail quotidien des commerçants, ce dont s’amuse le journal Guignol en mars 1941. Les détaillants doivent en effet, pour se réapprovisionner, collecter l’ensemble des tickets remis par leurs clients et les faire remonter auprès des grossistes, via la feuille de rentrée, afin d’obtenir les stocks correspondants au nombre de tickets rassemblés.
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MESuRE DE ¼ DE LItRE DE LAIt Et cARtE DE LAIt BLEuE pouR EnFAntS
AyAnt DRoIt à ¼ DE LItRE pAR JouR, octoBRE-DécEMBRE 1940
Le rationnement du lait, devenu rapidement un produit rare, est acté par décret à l’été 1940. Il est réservé aux porteurs de la carte E, aux femmes enceintes, aux femmes allaitant et aux malades. Les rations prévues sont de ¾ de litre, ½ de litre et ¼ litre en fonction des catégories. Les mesures légales chez le crémier ne prenant pas en compte le quart de litre, une loi du 9 novembre 1940 autorise la fabrication d’un récipient de 25 centilitres pour le mesurage. Ainsi toute perte du précieux produit au moment de la transaction est évitée.
Collection B. Le Marec
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EnsEmblE dE talons dE tickEts dE rationnEmEnt Associant l’initiale de la catégorie au nom de la denrée qu’ils délivrent, ces talons donnent la mesure de l’omniprésence des tickets de rationnement dans les foyers.
CHRD, Fonds Chamba, Ar. 1388
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pocHEttES cLASSE-tIckEtS
Parade à la « tickettose d’angoisse », expression désignant la peur de perdre ses précieux tickets, toute une gamme de petits classeurs est mise au point. Ils proposent des compartiments dédiés à chaque type de tickets. Vendus dans le commerce, pour celles des ménagères qui souhaitent les assortir à leur sac à main, ces « classe-tickets » sont parfois aussi faits main ou distribués à titre de publicité et de propagande.
Collection
« vouS quI FAItES LA quEuE – nE vouS FâcHEz pAS contRE LES pRIoRItéS », AFFIcHE Du SEcRétARIAt D’étAt à LA FAMILLE Et à LA SAnté, ILLuStRéE pAR ALAIn SAInt-ogAn, 1941, Et cARtE nAtIonALE DE pRIoRIté, 1942
À partir de 1941, la carte de priorité est attribuée aux mères de famille ayant au moins quatre enfants de moins de 16 ans ou trois enfants de moins de 14 ans, ou deux enfants de moins de 4 ans, ainsi qu’aux femmes enceintes de 4 mois, aux mères allaitantes et aux mutilés de guerre. Elle suscite l’ire des « piétineurs » non titulaires, qui invoquent des abus, réels ou supposés, dans l’usage qui en est fait. Le mécontentement est tel que bien des titulaires hésitent à la présenter.
Collection
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B. Le Marec
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B. Le Marec
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pLAquE éMAILLéE Du SEcouRS nAtIonAL
DIpLôME D’HonnEuR Du SEcouRS nAtIonAL , 21 JAnvIER 1943
MARMItE cALoRIFIquE
Collection B. Le Marec
tRonc pouR LA quêtE
CHRD, Ar. 546
Fondé en 1914 pour venir en aide aux populations éprouvées par la guerre, le Secours national est placé par décret du 4 octobre 1940 « sous la haute autorité du Maréchal de France ».
Principal acteur de l’action humanitaire sous Vichy et seul qualifié pour formuler des appels à la générosité, il devient une gigantesque machine pour recueillir des fonds et les distribuer. L’argent du Secours national provient de collectes privées, de la Loterie nationale, des subventions de l’État mais aussi du produit de la confiscation et de la vente des biens juifs et du pillage.
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« un Bon DE SoLIDARIté… », AFFIcHES vISéES pAR L’oRAFF, ILLuStRéES pAR JEAn coLIn
Sorte de reçus illustrés offerts contre un don, les bons de solidarité vont de 0,5 à 5 000 francs et sont omniprésents dans l’espace public.
CHRD, A. 372, A. 373 et A. 370
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déjouer LA PÉNUrIE
Dans son allocution pour la nouvelle année 1941, le maréchal Pétain incite les Français à trouver eux-mêmes « les moyens de compléter leur alimentation ». Les autorités de Vichy, pleinement conscientes de l’insuffisance des rations, sont contraintes d’alléger un certain nombre de mesures pour améliorer le ravitaillement des grandes villes et atténuer la colère de l’opinion.
De nombreux citadins vont ainsi bénéficier du « marché rose » : des colis de nourriture n’excédant pas 50 kg envoyés de la campagne par des membres de la famille ou par des producteurs contre paiement. Des facilités sont également données aux cultures collectives, aux jardins ouvriers et familiaux dont le nombre se multiplie. La vision du parc de la Tête d’Or mis en labour marque durablement les esprits, quand les petits élevages et cultures autorisés fleurissent sur les balcons et dans les arrière-cours.
Chaque dimanche, les citadins enfourchent leurs bicyclettes pour s’approvisionner dans les fermes environnantes. Les œufs, fromages ou jambons qu’ils achètent aux paysans leur sont très souvent échangés contre des produits manufacturés, parfois même des tickets. Cette pratique du troc, dite marché gris, est dans un premier temps tolérée avant d’être autorisée par la loi du 15 mars 1942.
Enfin les consommateurs peuvent aussi, mais cette fois en toute illégalité, se fournir au marché noir qui reste jusqu’à la fin des années quarante la principale source de ravitaillement parallèle.
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« Citadins, soyez des paysans, nourrissez-vous vous-mêmes ! »
Jardins familiaux et élevages
domestiques
en milieu urbain sous l’Occupation
Christophe Capuano
Historien, maître de conférences en histoire contemporaine, Université Lumière Lyon 2
L’incitation du citadin à cultiver son jardin est antérieure à l’ o ccupation. L’idée est initialement portée par la Ligue française du coin de terre et du foyer fondée par l’abbé Lemire lors du congrès démocrate-chrétien de Lyon du 29 novembre 1896. pour le catholicisme social, cultiver sa parcelle doit alors renforcer les liens au sein de la famille ouvrière et rappeler au prolétariat ses origines terriennes (1) . c ette conception se répand au début du XXe siècle, parallèlement au nombre de parcelles cultivées. La ville de Lyon se dote ainsi des premiers jardins ouvriers municipaux en 1916 pour aider, en plein conflit mondial, les familles à se nourrir, particulièrement lorsqu’elles ont à leur charge un ascendant ou une nombreuse progéniture. c ertains terrains sont également mis à la disposition de sociétés de jardins à partir de 1920 pour être loués aux Lyonnais sous certaines conditions (être de nationalité française, résider dans la ville depuis au moins trois ans, être salarié ou petit artisan, avoir charge de famille).
Conférer une vertu morale et familiale au jardinage séduit d’autant plus que, dans l’imaginaire collectif, la France reste une nation de paysans, bien que les citadins deviennent majoritaires à partir de 1931. Il n’est donc pas étonnant que dans un article du Progrès d’août 1940 consacré aux bienfaits des jardins ouvriers et familiaux pour les citadins lyonnais, le journaliste en conclut que « tout homme au premier coup de pioche découvre en lui l’âme du terrien qui sommeille ». Et, en ces temps troublés, la parcelle de terre française est même dotée de vertus patriotiques puisque le cultivateur défend sa terre « de la guerre que fait aux jardins ouvriers le doryphore », formule alambiquée pour faire allusion aux Allemands et à la récente bataille de France. Comme Pétain l’évoque lui-même dans son Appel du 23 juin 1940, la terre enseigne à supporter l’occupation étrangère comme le paysan la grêle : « Il arrive qu’un paysan de chez nous voie son champ dévasté par la grêle. Il ne désespère pas de la moisson prochaine. Il creuse avec la même foi, le même sillon pour le grain futur. »
(1) Pia Dedieu-Anglade, Cultiver l’imaginaire : usages et représentations des jardins ouvriers lyonnais de la fin du XIXe siècle à nos jours, mémoire de quatrième année de l’IEP de Lyon, 2013, p. 9 et suiv.
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Ces vertus prêtées au travail de la terre sont poussées plus loin sous Vichy et instrumentalisées par le régime autoritaire dans le cadre de sa Révolution nationale. Pétain qui se présente comme le « maréchal paysan » (2) prône, pour asseoir son idéologie réactionnaire et anté-révolutionnaire, les vertus terriennes : « La terre, elle ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. » (3) Cultiver son jardin permettrait de retrouver des valeurs morales éternelles, associées à la paysannerie. Dans son discours « aux paysans de France », à Pau le 20 avril 1941, le maréchal Pétain martèle ainsi que « dans la France nouvelle, nul ne sera sauvé s’il n’a d’abord travaillé à se réformer lui-même ». L’idée d’un « retour à la terre » devient de cette façon un prétendu facteur de « régénération » de la société française. Il s’agit alors d’inciter par des aides financières certains citadins à cultiver des terres agricoles en jachère (loi du 30 mai 1941), pour augmenter la production, et d’inviter les autres à « retrouver » leur âme de paysans (4)
Cette idéologie s’incarne et se traduit dans les nombreuses mesures officielles destinées à pallier le ravitaillement insuffisant : la loi du 18 août 1940 autorise les municipalités à réquisitionner des parcelles de terrains urbains dits incultes et à les attribuer aux chefs de famille nombreuse ou aux associations de jardins ouvriers et celle du 31 octobre 1941 donne un statut légal aux jardins familiaux dans le droit français (5) . Quant à la loi du 25 juillet 1942, elle institue la carte officielle du jardinage. Celle-ci permet aux jardiniers d’avoir accès aux précieux tickets de semences dont la quantité autorisée est conditionnée à la présentation d’une carte d’alimentation et dépend tant du nombre de bouches à nourrir par le jardin que de la superficie cultivée. Ces distributions sont étroitement contrôlées par les autorités, car les maires du Rhône doivent dresser des rapports mensuels auprès du préfet précisant le nombre de bénéficiaires de ces jardins et des cartes distribuées, ainsi que l’étendue de ces parcelles. Un rapport établi pour le septième arrondissement de Lyon fait état à lui seul de 9 070 cartes distribuées et 19 419 bénéficiaires pour l’année 1944 (6) Dans ce schéma, la Ligue française du coin de terre et du foyer adhère aux principes idéologiques de la Révolution nationale, place son concours de jardins familiaux sous le haut patronage du maréchal Pétain (7) et devient l’interlocutrice officielle du régime. Pour bénéficier des subventions prévues par le gouvernement de Vichy, les jardiniers doivent affilier leurs parcelles, rebaptisées « jardins du maréchal », à la Ligue qui en assure la distribution et accepter, par ce biais, le contrôle des pouvoirs publics On attribue ainsi à titre individuel une subvention de 150 francs (60 euros 2015) aux jardins ouvriers d’au moins 200 m² affectés à la culture intensive de légumes (loi du 25 novembre 1940) puis, à titre collectif, une somme de 75 francs (17 euros 2015) par nouveau jardin aux associations agréées par la Ligue (loi du 31 janvier 1943) et surveillées par la police (une attention toute particulière est accordée à l’attitude « publique et privée » des dirigeants vis-à-vis du régime)(8). À ces subventions nationales s’ajoutent des aides financières départementales et municipales (60 francs à Lyon, soit 24 euros 2015). Ces dispositions sont complétées par l’attribution de
(2) « Le paysan », in Gérard Miller, Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Paris, Seuil, Essais, 1975, 2004, p. 129-137.
(3) Discours du maréchal Pétain aux Français du 25 juin 1940.
(4) Les idéologues de la Révolution nationale insistent sur ces valeurs et l’amour du terroir. France 1941, La Révolution nationale constructive. Un bilan et un programme, Paris, éditions Alsatia, 1941, p. 25.
(5) Des jardins potagers sont même prévus spécifiquement pour les réfugiés d’Alsace-Lorraine par la circulaire du 21 janvier 1941.
(6) Archives départementales du Rhône, 3556W218.
(7) Béatrice Capedoce et Philippe Pierson (dir.), Cent ans d’histoire des jardins ouvriers, 1896-1996, Grane, Créaphis, 1996.
(8) Correspondance entre le préfet du Rhône et le commissaire divisionnaire de la police spéciale de Lyon, le 18 septembre 1940. Archives départementales du Rhône, 3556W220.
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Ces mesures contribuent à une multiplication des jardins ouvriers : 75 000 parcelles sont recensées par la Ligue à l’échelon national en 1939, 250 000 en 1943.
plants de pommes de terre et par des distributions, à partir de juillet 1943, de « bons monnaie-matière » de fer, de fonte, d’acier, ce qui permet d’acheter des outils ou du matériel pour aménager la parcelle. Quant à l’organisation caritative du Secours national, proche du régime, elle estime sa distribution pour la seule année 1941 de 30 000 jeux d’outils, de 450 000 sachets de semences diverses et de 3 millions de plants à repiquer.
Ces mesures contribuent à une multiplication des jardins ouvriers : 75 000 parcelles sont recensées par la Ligue à l’échelon national en 1939, elles sont 250 000 en 1943. Au niveau du département du Rhône et de l’agglomération lyonnaise, la croissance est encore plus impressionnante. En 1940, les trois grandes associations de jardins ouvriers de l’agglomération se réunissent dans un comité de coordination. Près de 10 000 jardins sont ainsi mis en culture durant la saison 1940-1941 pour un total de 32 000 jardins ouvriers qui fournissent un apport alimentaire à 150 000 personnes. Les jardins ouvriers municipaux passent de 2 100 en 1939 à 3 300 en 1942 et se stabilisent à ce stade jusqu’en 1946. Mais c’est l’Œuvre lyonnaise des jardins ouvriers qui est la société la plus importante puisqu’en 1941 elle contrôle, à elle seule, 16 000 jardins. Au niveau départemental, le nombre de jardins ouvriers est ainsi multiplié par dix en trois ans (4 000 jardins en juin 1940, 40 221 en juin 1943 dont de très nombreux jardins à Gerland, sur la commune de Bron, en particulier à Parilly et autour du boulevard de ceinture). Malgré ces chiffres impressionnants, le nombre de jardins reste toujours insuffisant ; les demandeurs se heurtent à de nombreux obstacles administratifs pour obtenir gain de cause et la pénurie de plants freine les cultures. Dans la revue Votre jardin en 1941, ces difficultés sont dénoncées alors qu’est prise en défaut la propagande du régime vantant la création de nouvelles parcelles : « Il a été fait, au printemps, une active propagande en faveur de la création de nouveaux jardins. "Il faut 500 jardins nouveaux", proclamaient les affiches, un peu prétentieuses qui recouvraient nos murs, et qui parce qu’elles portaient trois têtes de laitues – appétissantes certes – et une bêche à l’acier étincelant, prétendaient symboliser le jardinage. De l’avis des dirigeants d’associations de jardins ouvriers, cette débauche de panneaux-réclame n’était pas nécessaire pour convaincre les citadins de l’utilité des jardins potagers […]. Il nous semble que dans ce domaine, les pouvoirs publics pourraient faire un effort. Si, comme l’intérêt général le veut – cela ne fait aucun doute –, ils délivraient avec moins de parcimonie et plus de rapidité lesdits bons d’achat, s’ils permettaient aux commerçants d’honorer les bons émis en autorisant par exemple la fabrication sur une plus grande échelle de l’outillage horticole dont dépend le ravitaillement du pays, ce serait là, croyons-nous, la meilleure propagande que l’on puisse faire en faveur du jardinage. »(9)
néanmoins, les légumes tirés de ces jardins apportent un complément alimentaire essentiel aux familles élargies (des enfants aux grands-parents) qui en bénéficient (un jardin de 200 m² permet de nourrir en légumes verts une famille de quatre personnes). Et lorsque les citadins ne peuvent obtenir un jardin, des réseaux de solidarité s’organisent parfois entre régions. C’est le cas entre les pay-
(9) Il s’agit de 102 familles nombreuses, de 64 veuves ou épouses de prisonniers de guerre, de 47 familles nécessiteuses réfugiées en zone sud et 58 ménages de « vieillards » sans ressources. « Comment les jeunes paysans et paysannes catholiques de Saône-et-Loire (zone sud) viennent en aide aux familles ouvrières au cours de l’hiver 1942-1943 », Semaine religieuse d’Autun, Chalon, Mâcon, le 10 juillet 1943.
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sans de la Jeunesse agricole catholique et du Mouvement familial rural de Saône-et-Loire et les ouvriers du Mouvement populaire des familles de Villeurbanne. Au cours de l’hiver 1942-1943, une partie de la production leur est réservée que les Villeurbannais viennent chercher par camions à Mâcon ; 18 tonnes de légumes sont ainsi récoltées dans le cadre de cette entraide familiale pour 271 ménages(10)
La multiplication des jardins familiaux et des micro-élevages dans la France citadine a pu être lue par la propagande du régime comme une certaine victoire du retour à cet esprit paysan tant vanté par la Révolution nationale et un encouragement à la vie familiale, autre grand thème idéologique du régime de Vichy.
Les comités sociaux d’entreprise prennent aussi des initiatives pour organiser des cultures collectives pour leurs salariés ou créer des parcelles. Au Creusot, l’entreprise Schneider crée plus de 550 jardins entre 1941 et 1942 sur 11 hectares. Mais dès 1942, la fondation de nouveaux jardins s’avère nécessaire (500 familles sont sur liste d’attente). L’entreprise met alors à la disposition de son personnel des terrains collectifs préparés pour la culture de pommes de terre, avec une emprise au sol assez réduite(11). De telles initiatives sont également adoptées dans le département du Rhône. La municipalité lyonnaise s’inspire de ces actions pour fonder, en avril 1942, une société coopérative maraîchère du personnel municipal, destinée à fournir un appoint de légumes aux agents de la ville. La coopérative dispose de 49 hectares de terrain situés dans les communes de Pérouges, de la Boisse dans l’Ain et de Colombier-Saugnieu en Isère. L’adhésion ouvre le droit à répartition des légumes au prorata du nombre de personnes vivant sous le toit de chaque adhérent et le prix des produits est établi selon le coût de l’exploitation(12)
Se procurer de la viande devient également crucial. Certaines entreprises prennent des initiatives pour fournir à leurs salariés des protéines. Ainsi Paul Dietz, directeur d’une importante firme métallurgique de Vaise et vice-président de l’Œuvre lyonnaise des jardins ouvriers, s’inspire-t-il d’une expérience italienne pour installer un clapier dans son usine. Il affirme ainsi « avoir réussi à intéresser de nombreux industriels lyonnais à la question, dans la métallurgie, dans le textile, les produits chimiques »(13). Dans son système, chaque ouvrier, père de famille, a deux lapines qu’il doit nourrir par des épluchures et des herbes. Il est prévu qu’à raison de six lapereaux par portée en été et quatre en hiver, chaque ménage obtienne quarante lapins par an.
Les encouragements aux micro-cultures de subsistance et aux micro-élevages comme le discours sur le prétendu citadin-paysan se déclinent également dans la vulgate de la littérature grand public, tels les journaux, la presse féminine ou les almanachs. L’almanach Hachette, qui se définit comme « la petite encyclopédie populaire de la vie pratique » en fournit une bonne illustration. Dans le numéro de l’année 1941, les différentes races de lapin sont ainsi présentées tant pour leur chair que pour leur fourrure, mais on vante aussi, pour leur apport en protéines et leur rendement, l’élevage d’escargots permettant d’obtenir jusqu’à « 500 douzaines en six mois ». Dans celui de 1942, les
(10) Christophe Capuano, « Travailler chez Schneider sous l’Occupation : le cas des usines du Creusot », in Hervé Joly (dir.), Le travail dans les entreprises sous l’Occupation, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2007, p. 187-2007.
(11) Ludivine Bonnet, Les conséquences de la pénurie alimentaire à Lyon, mémoire de maîtrise, Université Lyon 2, 2003, p. 252.
(12) Le Progrès, 18 juillet 1941.
(13) Le jardin est considéré par les familialistes comme plus un mode de secours plus adapté aux familles que les cantines et autres soupes populaires.
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conseils se diversifient à destination du citadin : techniques d’entretien de son jardin familial (bêcher, semer, planter, arroser), promotion comme une « panacée » de la culture du soja, sélection des races de poules et de lapins, mais aussi de pigeons et de cobayes ou cochons d’Inde dont on vante les différents atouts : « Facilité d’élevage, croissance rapide, grande prolifération, chair délicate, fourrure trop dédaignée jusqu’à présent. » Ces animaux de la petite basse-cour doivent être adaptés aux espaces réduits des logements urbains. Quant à l’édition de 1943, elle fournit, aux côtés des conseils pour la préparation de ses propres conserves, de ses menus et recettes de substitution, du bon entretien de son jardin fruitier familial, des préconisations pour soigner seul ses lapins d’élevage. En temps de pénurie, le citadin doit ainsi acquérir toutes les étapes pour mieux se nourrir, de la production à la cuisine, en passant par la conservation. Les appartements et les cours d’immeubles se remplissent ainsi de clapiers, la viande de lapin palliant généralement le manque de bœuf. Malgré ces efforts, ces petits élevages paraissent bien dérisoires pour compenser la faiblesse des rations officielles et la perte d’apports en protéines au cours de l’Occupation.
La multiplication des jardins familiaux et des micro-élevages dans la France citadine a pu être lue par la propagande du régime comme une certaine victoire du retour à cet esprit paysan tant vanté par la Révolution nationale et un encouragement à la vie familiale(14), autre grand thème idéologique du régime de Vichy(15). En réalité, ces pratiques témoignent de l’ampleur de l’échec de la politique de ravitaillement de l’État pétainiste et des difficiles conditions de vie des Français, qui se dégradent encore après l’invasion de la zone sud en novembre 1942. |
(14) Christophe Capuano, Vichy et la Famille. Réalités et faux-semblants d’une politique publique, Rennes, PUR, 2009.
(15) Christophe Capuano, « Le quotidien des Lyonnais au prisme des rapports d’un haut-fonctionnaire de Vichy, Georges de la Grandière », in Isabelle von Bueltzingsloewen, Laurent Douzou, Jean-Dominique Durand, Hervé Joly, Jean Solchany (dir.), Lyon dans la Seconde Guerre mondiale, Villes et métropoles à l’épreuve du conflit, Rennes, PUR, 2016, p. 321-322.
cARtE poStALE Le nouveau jardin de jenny, ILLuStRéE pAR HEnRy Collection B. Le Marec
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Évocations
Les restrictions alimentaires ont constitué pour la population civile l’élément le plus perceptible des changements provoqués par la guerre. Les inégalités ont été nombreuses et la population diversement touchée : selon que l’on ait été riche ou pauvre, que l’on ait eu ou non accès au marché noir, de la famille à la campagne, etc. Pour tous les contemporains, un souvenir a dominé cependant, qu’ils ont été nombreux à transmettre à leurs descendants et qui résonne encore aujourd’hui de multiples façons au sein des familles : celui de la faim.
Particulièrement attaché aux témoignages, le CHRD a souhaité récolter la parole de celles et ceux qui conservent la mémoire des années de restrictions et de pénurie, et qui l’ont peut-être traduite en gestes ou habitudes bien au-delà de la période de la guerre. Les résidents de deux EHPAD lyonnais dirigés par l’association La Pierre Angulaire ont ainsi accepté de partager leurs souvenirs avec une médiatrice du musée. Des étudiants en licence d’anthropologie « Sciences et société » de l’Université de Lyon ont quant à eux interrogé des témoins engagés depuis de nombreuses dans la vie du CHRD.
Leurs témoignages sont précieux. Ils complètent les données historiques et contribuent, comme les images et récits véhiculés par le cinéma de la seconde moitié du XXe siècle, à forger un imaginaire propre à cette période de l’histoire.
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La langue du souvenir
Entretiens réalisés auprès des témoins du CHRD et dans les EHPAD lyonnais Saint-Charles et Saint-François
Jeannine Lanfray
Nous n’avons pas eu de gros problème pour la nourriture. Mon père était boucher. On a subi les restrictions, mais on se rendait compte qu’on était privilégié par rapport aux autres. Certains clients attendaient que les autres soient partis et demandaient à mon père, humblement, qu’il leur donne des déchets. On appelait ça des raclures de plot : quand il nettoyait la table de travail qui était en bois, il utilisait un ustensile qui rassemblait les restes sur le fond du plot. Avant la guerre, les gens récupéraient ça pour leurs chats et leurs chiens. Mais pendant la guerre, des gens en réclamaient pour faire un bouillon de soupe, afin qu’il ait quand même du goût, des os de poule, des déchets, ça donne un goût de viande au bouillon.
Ma grand-mère était très inventive, elle avait concocté un gratin de rutabagas à la façon du gratin de pommes de terre. Elle découpait ses tranches de rutabagas et les faisait cuire avec de l’ail. C’était pas très commode parce que c’est un peu tourmenté comme légume. On avait de l’ail quand même, des échalotes, des oignons… Les ménagères se sont adaptées, utilisant des légumes qu’on n’avait pas l’habitude de manger, des légumes qu’on considérait comme quelque chose de pas agréable. Mais, ma foi, c’était bon. C’est nous, les deux filles, qui étions chargées d’aller courir la campagne le dimanche pour acheter des œufs. Le prix qu’on nous demandait, on le donnait. « Est-ce que vous auriez des œufs ? », « Oui, je peux vous en donner six » et à un autre endroit « Bon, ben je vous en donne trois », c’était comme ça, à l’œuf, à la pièce. J’ai fait beaucoup de kilomètres en vélo pour aller chercher ce qu’il fallait. Les gens passaient leur dimanche à aller à la campagne, puis à l’entrée des gares on avait des contrôles. Je me rappelle qu’une fois, on était revenu avec des pommes de terre et de la farine. Mon père avait la farine dans sa valise et, dans le train, il m’a dit « Tiens, tu te charges des pommes de terre et tu prends un air dégagé quand tu passes devant le contrôle ». Alors j’ai pris un air dégagé et, effectivement, le contrôleur ne m’a pas regardée, il ne m’a pas regardée ! Mais il a fait ouvrir ses sacs à mon père, a un peu lorgné la farine… mon père lui a dit « J’ai trois enfants, mon frère est meunier », il a dû attendrir le gars. Oh il y en avait qui se laissaient attendrir, et d’autres qui étaient des peaux de vache. C’est vrai que quand mon père m’a dit « Prends un air dégagé », j’ai pris un air dégagé, mais enfin je ne savais pas bien ce que ça voulait dire non plus, hein !
Le repas de fête, c’était le gigot. Mon oncle et ma tante habitaient à la campagne. Ils avaient un élevage de poules, d’oies, de dindons. Alors de temps en temps, on recevait un colis. Mon oncle nous en mettait un par le factage qui faisait le village jusqu’à Lyon. Le dépôt était Grande rue de la Guillotière, et nous, nous étions au coin de la rue Sébastien Gryphe et la rue Saint-Michel. Je ne jette pas le pain, ça y a rien à faire, je ne jette pas.
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Andrée gaillard
Il fallait aller faire les commissions et faire la queue. Il n’y avait pas de supermarché, donc vous alliez chez le boulanger, chez le laitier, chez le boucher, mais il fallait que ce soit « jour avec ». Et ensuite, chez le marchand de légumes, etc. Vous voyez toutes les fois où il fallait perdre du temps ! Mais le temps que les mères passaient à faire leurs commissions, c’était autant de temps qu’elles ne passaient pas chez le psychiatre. Parce qu’elles se racontaient leurs petits problèmes ou leurs gros problèmes. Elles se rendaient compte que la voisine avait les mêmes et c’était réglé ! Tout était avec tickets. Depuis les chaussures jusqu’au pain. En plus des tickets, il y avait une attribution, en général en fin ou début de mois, on vous annonçait les tickets d’huile, parce que l’huile était avec tickets, il fallait y aller avec sa bouteille et on avait le droit à tant de grammes d’huile par personne. Il fallait quand même payer. Les plus dégourdis dans les familles avaient réussi à tricher en transformant un vingt grammes en cinquante grammes, mais nous on était pas très dégourdi.
Solange pinelli
Il y avait du pain gris, fait avec je ne sais quelle pâte ou pétri avec une mixture. J’ai attrapé la « gale du pain », j’étais pleine de boutons. Les pommes de terre qu’on achetait n’étaient pas entières : elles étaient coupées, utilisées pour la semence. On appelait ça des rataillons ! On buvait de l’orge pour remplacer le café. Mais ça n’avait pas du tout le goût du café ! On le faisait cuire et on buvait l’eau de cuisson…
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Huguette Soudane
Ma maman m’envoyait souvent faire des commissions pas loin de la maison. Dans la queue, certains demandaient à ce qu’on fasse attention à la petite fille, mais, inversement, on passait facilement devant moi. Je reculais, perdais ma place et quand arrivait mon tour il n’y avait plus de beurre. Alors il fallait attendre la fois suivante. On avait des combines pour graisser la casserole quand on voulait faire cuire des fruits et des légumes : on partageait un oignon puis on l’écrasait sur le fond de la casserole. Ça donnait un côté plus gras et ça parfumait.
Il n’y avait rien, rien dans les épiceries, rien, nulle part. Et je revois ma maman qui pleurait, qui pleurait, qui en était malade. Je crois qu’on a mangé peut-être des choses qui n’étaient pas de bonne qualité et qui nous ont détraqué l’estomac, la digestion, on a eu des problèmes. Et puis on était maigre, on était des clous !
Hélène Bidaut
Des topinambours, je n’en achèterai jamais.
Des topinambours, il y en a qui en raffolent ?
Ah non, j’en ai tellement mangé pendant la guerre que ça m’a dégoûtée pour toujours.
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claude Bloch
On avait un grand primeur dans le quartier, il avait un magasin immense et une vendeuse dont on se souvient bien. Sur le coup des 6 h 30, on commençait à faire la queue. Alors je me levais, j’allais me mettre dans la queue, il y avait déjà du monde. Ils commençaient à vendre à 7 h -7 h 30. On était là, on avançait petit à petit. On n’achetait pas ce qu’on voulait, il n’y avait pas de tickets pour les légumes, c’est le commerçant qui disait « tant » par personne. Donc on avançait, on avançait et sur le coup des 7 h 30 -7 h 45 ma grand-mère venait me remplacer parce que j’allais à l’école. On se disait « Tiens
c’est bientôt mon tour ». Il y avait six, sept personnes devant vous et, tout d’un coup, ils annonçaient : « C’est plus la peine d’attendre, y a plus rien ». Cela faisait deux heures que vous étiez là à poireauter, à avancer petit à petit.
Le pain, c’était tant de grammes par jour. Vous n’alliez pas acheter une baguette, vous preniez un ticket que vous donniez, et puis vous aviez des tickets qui étaient valables de telle date à telle date. Il fallait pas laisser passer la date, sinon ils étaient périmés.
C’était fini. Alors il fallait bien suivre le journal – il vous donnait les dates –, sinon vous passiez devant la vitrine, vous aviez loupé votre tour. Vous n’aviez même pas utilisé le ticket auquel vous aviez droit.
Le topinambour pour moi ce n’était mangeable qu’en salade. Mais alors cuit c’était épouvantable. En salade, c’était bon, ça avait un peu le goût de l’artichaut. Mais on a mangé beaucoup de chats sans le savoir pendant la guerre. Le chat, vous lui coupiez la tête, la queue, vous faisiez cuire, ça avait le goût du lapin, exactement. Vous alliez au marché, vous demandiez un lapin, il vous vendait un chat, vous ne vous en aperceviez même pas. Y a beaucoup de chats qui sont passés comme ça à la casserole, c’est le cas de le dire. Tout était rationné, même le gaz. Vous aviez droit à tant de mètres cubes. Si, quand ils venaient relever le compteur, vous aviez dépassé, ils coupaient le gaz. Alors ma grand-mère avait fait ce qu’on appelle une marmite norvégienne. Il fallait avoir la casserole, un grand fait-tout, qu’elle mettait au milieu d’une caisse en bois par exemple, entourée de coussins. Quand son plat commençait à bouillir sur le gaz, elle éteignait, installait la casserole dans ses coussins et ça continuait à cuire. On en était là ! Elle avait toujours la même marmite, il ne fallait pas qu’elle s’abîme. Elle avait pris les dimensions, elle avait fabriqué ça tout autour, elle n’était pas la seule à avoir fait ça. Une caisse en bois, des coussins tout autour de la casserole, bien serrés, et puis il fallait la sortir sans rien déranger autour. Et elle faisait cuire là-dedans pour économiser le gaz.
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« Jeanne guillin
C’est bien après que nous nous sommes aperçus que nos parents se sont privés beaucoup, sans le montrer, sans le dire. Ce qui me vient aussi c’est quand mon père, qui était allé voir une usine, je pense assez loin de Lyon, est revenu avec un énorme cabas de rutabagas. Curieusement, rutabagas, topinambours, on dit « Ah c’était les légumes de l’époque, c’était infect, etc. », mais pas du tout, on en a été extrêmement heureux. C’était un légume qu’on ne connaissait pas avant la guerre. On a commencé par les manger crus puis cuits. Avec ce qui restait, ma mère avait fait ce qu’on appelait la choucroute de rutabagas, c’est-à-dire qu’elle avait trouvé le moyen de le conserver comme cela, comme on conserve le chou et ça nous a duré longtemps. C’était un peu exceptionnel d’avoir tout à coup une part de choucroute au déjeuner. J’avais dix ou douze ans quand j’allais chercher le lait. Nous avions des cartes carte J2, J3 suivant les âges et la laitière, gentiment, rajoutait un petit peu de lait sur ce à quoi nous avions droit, parce que tout le monde ne prenait pas son lait. Chez les commerçants, il y avait un grand panneau, une ardoise chez l’épicier par exemple, et on savait que, de tel numéro à tel numéro des cartes d’alimentation, on aurait droit à un kilo ou une livre de pommes de terre et quelques légumes quand il en restait. Il n’y avait pas toujours ce qui convenait avec les numéros, ou bien d’autres étaient passés avant avec des propositions alléchantes pour l’épicier. Même quand c’était son tour, on n’avait pas forcément ce qui convenait. On surveillait avec beaucoup d’intérêt le moment où approchait le numéro qui correspondait aux cartes et je vois encore ma mère découper ces petits tickets d’alimentation, pour être sûre de ne pas avoir à le faire chez l’épicier et de le perdre. Elle avait ça très soigneusement dans son porte-monnaie. C’était la même chose pour le pain qui, très très vite, est devenu infect, un pain qui piquait la gorge. On ne savait pas ce qu’il y avait dedans, un petit peu de noix, des grains de je ne sais quoi, mais on avait des tickets, c’était la même chose. Une image me vient à l’esprit : quand nous allions nous promener au Parc de la Tête d’Or, à Lyon, quand les Allemands étaient là, les pelouses avaient été transformées en champs de pommes de terre. Nous regardions cela avec envie, mais aussi philosophie en nous disant « Oh ces Allemands tout de même », car les pommes de terre étaient pour eux.
Je me souviens de ma mère disant « Mais après tout nous avons des cousins éloignés à la campagne, tu sais, on va prendre le car, nous allons les trouver et puis on ramènera de quoi manger ».
C’était pendant les vacances bien sûr, nous sommes parties toutes les deux et nous avons rencontré cette cousine un peu surprise de nous voir. Ma mère lui a demandé de nous donner quelque chose. « Oh, mais écoute, je suis désolée, a-t-elle dit, les Allemands sont passés avant toi et ils nous ont tout pris ». En fait, nous avons su plus tard qu’ils fournissaient au marché noir.
Elle ne nous a même pas donné trois œufs ! Nous sommes parties vraiment sans rien, tellement déconfites... Il y avait de l’aubépine le long du chemin pour retrouver le car et nous en avons cueilli des brassées en nous disant « Au moins on rapportera quelque chose », nous sommes revenues les bras chargés, c’était superbe.
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geneviève prince
Un jour, j’ai un oncle qui est venu de Normandie avec une oie. On s’en est fait des gorges chaudes de cette oie qui allait faire notre repas. Et puis quand elle est arrivée, évidemment elle avait voyagé un certain temps, ma mère, qui avait un odorat très fin que mon père appelait le syndrome de l’empoisonnement, s’est exclamé : « Mais cette bête ne sent pas bon, on va tous s’empoisonner ! » On a tous essayé de la raisonner, il n’y a rien eu à faire, l’oie est partie à la poubelle. On était désespéré. Celui qui se contentait des quantités autorisées, mais il crevait la faim !
Jacqueline chapelon
Il me semble que le rationnement était respecté par la population, je crois qu’on peut dire ça en gros. Parce que je vois, moi, ma maman nous expliquait les tickets de rationnement, on savait ce que c’était et on n’aurait pas risqué de s’amuser avec. Dans le milieu où j’étais, je n’ai jamais entendu parler ni soupçonné de faux tickets, jamais. La banlieue de Lyon, c’était plein de jardins, Vaux-enVelin, Villeurbanne, tous ces coins-là, il y avait énormément de jardins ouvriers qui ont nourri beaucoup de gens. Mon père était responsable des usines Bayard, il a appris à ses ouvriers, ceux qui avaient un jardin, ce qu’ils pouvaient faire. Il essayait de leur transmettre ses connaissances dans l’agriculture, il les encourageait.
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Madeleine Delessert
Le froid m’a marquée encore plus que la faim, même si j’ai eu faim, en Haute-Savoie d’abord et à Lyon après. Un souvenir qui réunit les deux : maman qui avait ses trois filles s’inquiétait pour nous et avait pu acheter un sac de pommes de terre en Haute-Savoie. Et un camion avait bien voulu la prendre, sur l’arrière du camion, avec le sac de pommes de terre qu’elle nous a ramené. Mais il avait gelé et on a mangé aussi les pommes de terre gelées. Ça devait quand même être mieux que les topinambours ou le reste pour la digestion. Maman qui travaillait au collège où j’ai fait mes études, et qui était cuisinière là-bas, faisait tout ce qu’elle pouvait pour rapporter quelque chose, qu’elle n’avait pas mangé. C’est-à-dire qu’elle se privait de manger pour moi. Et de temps en temps, quand il n’y avait rien, je salissais une assiette pour lui faire croire que j’avais mangé. Parce que sinon, elle était trop inquiète.
Marcelle combes
Je me rappelle de la queue pour une triperie. Les grandes personnes passaient devant les enfants et la tripière s’était bien mise en travers de ça. Elle a bien rouspété et remis à leur place les personnes qui prenaient celle des enfants. On ne mangeait pas toujours des légumes qui nous plaisaient. Oh mon Dieu, les rutabagas. Et puis ça rendait malade ! Quand je pense maintenant les gens remangent des rutabagas, je me dis que ce n’est pas possible.
Dorette Baldassini
La queue, c’était surtout chez la boulangère. Et en bas de chez nous, il y avait une boulangerie. Mon frère aller l’aider en collant ses tickets, alors elle nous donnait un morceau de pain en plus quand on allait chercher notre ration. Sur la carte d’alimentation, on avait des gros tampons « Juif ». Mon frère, le pauvre, avec le correcteur, il a réussi à le faire partir. Mais on voyait quand même qu’il y avait quelque chose d’effacé. Quand il y en a qui disent « Il faudrait une bonne guerre », eh bien je dis qu’ils n’ont jamais côtoyé tout ça, hein. Le pain, je m’en souviens, il collait au couteau. Je pense que c’était du pain avec de la farine noire, affreux.
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père Michel
Mon père se levait tous les jours à six heures du matin pour découper le pain en tranches pour que nous ayons chacun notre part. Un jour, il a dit « Étant donné que c’est un garçon, il a besoin de davantage de force, on va lui en donner davantage ». Et donc, il me donne une tranche de pain en plus. Mes sœurs n’ont pas rouspété, mais l’ont fait savoir à ma mère qui a dit que, non, ça ne s’appliquait pas. On a eu la même chose, elles et moi, et c’était très bien.
Simone gron
À Saint-Étienne, en 1941, on mangeait des rutabagas, on mangeait des vesses, ce qui nous permettait de faire beaucoup de bruits incongrus. Je me suis mariée en octobre 1943 dans la cathédrale Saint-Jean. Et pour le repas de noces, mon fiancé avait trouvé le moyen d’avoir un morceau de viande de bœuf et mes parents des pommes de terre. Le plat qui avait émerveillé tout le monde, c’était une purée de pommes de terre à la tomate. Après chaque année, le 2 octobre je refaisais de la purée à la tomate. C’était devenu notre plat fétiche.
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« Plus de pain. Pas de viande depuis avant-hier. Que de pauvres gens souffrent. Beaucoup de boutiques n’ont pas ouvert, faute de chauffage ou de marchandise à vendre. Lyon est silencieux et presque désert. »
William Brunat, 2 janvier 1941
Dès l’été 1940, l’organisation du ravitaillement constitue une des priorités du régime de Vichy. En plus d’être une réponse aux problèmes de pénurie, le rationnement s’inscrit dans un contexte idéologique particulier : il est présenté comme l’un des nombreux efforts à consentir pour relever la France au lendemain de la défaite. L’instauration de la carte d’alimentation devient pour la population civile l’élément le plus perceptible des changements provoqués par la guerre. Cette « carte d’identité alimentaire » donne droit à un contingent de coupons ou tickets autorisant l’achat de certaines denrées en quantités variables selon son âge et sa profession. Désormais, et pour longtemps, plus aucun acte d’achat n’ira de soi.
www.editions-libel.fr
ISBN : 978-2-917659-61-8
Dépôt légal : avril 2017
18,00 € TTC