PRENDRE LE MAQUIS TRACES,
HISTOIRES, MÉMOIRES
COORDINATION
ÉDITORIALE
PHILIPPE HANUS
RÉMI KORMAN
RÉSEAU MÉMORHA
Ouvrage édité avec le concours de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives.
COORDINATION
ÉDITORIALE
PHILIPPE HANUS
RÉMI KORMAN
RÉSEAU MÉMORHA
Ouvrage édité avec le concours de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives.
rémi KOrman réseau mémOrha
Cet ouvrage trouve son origine dans les journées d’études coorganisées les 17 et 18 octobre 2014 par Mémorha, le Parc naturel régional du Vercors, le CPIE-Vercors et le Musée départemental de la Résistance du Teil, avec le soutien du ministère de la Défense, dans le cadre des commémorations du 70e anniversaire de la Libération.
Rassemblant un public d’horizons sociaux et géographiques variés, ce temps privilégié de vulgarisation scientifique consacré à l’histoire et aux mémoires du phénomène maquis, mais aussi aux représentations culturelles de la Résistance, s’est déroulé sur deux territoires voisins : l’Ardèche et le Vercors. Il avait pour ambition de faire connaître au plus grand nombre les travaux de jeunes chercheurs ainsi que ceux de scientifiques confirmés en histoire, géographie, socio-anthropologie, à partir d’enquêtes réalisées dans différentes régions françaises, mais également de donner à entendre la voix des derniers témoins oculaires sur les lieux mêmes de l’action.
Outre la dimension pluridisciplinaire des contributions rassemblées, cet ouvrage reflète les enjeux et objectifs de travail du réseau Mémorha — qui fédère musées, mémoriaux, sites historiques, acteurs culturels, éducatifs et scientifiques dans la mise en œuvre d’une forme originale de coopération en Rhône-Alpes et en Europe — autour de l’hypothèse d’un redéploiement des mémoires de la Résistance et de la guerre, libérées de la seule construction des mémoires légitimes. Le passage d’une mémoire vitrine et bloquée à une mémoire interactive et renouvelée est en effet au cœur des réflexions de Mémorha, mises en œuvre lors de rendez-vous sur site, séminaire ou voyages d’études en France et à l’étranger1
L’iconographie de cet ouvrage provient de fonds publics rarement exploités, mais aussi de collections particulières inédites, mettant en lumière certains territoires peu valorisés comme le Beaujolais, l’Oisans, le Trièves ou le Jura. Le parti-pris des éditeurs a consisté à ne pas choisir de documents simplement illustratifs de telle ou telle thématique développée par un auteur, mais bien plutôt de sélectionner des illustrations susceptibles de dévoiler une parcelle de vérité sur la période (ne serait-ce que sur l’œil du photographe2) et sur la thématique traitée. Archives à part entière, qui viennent compléter les sources écrites et les témoignages oraux, certaines de ces photos documentent notamment « l’esprit de fête » (moments de liesse, d’intense vie collective) présent dans l’univers du maquis. La photographie, en effet, solennise les moments culminants de la vie sociale où le groupe réaffirme son unité.
On dit de la photographie qu’elle a le pouvoir de rendre présents les absents3. Le lecteur peut donc découvrir le visage et la posture de ces maquisards. Si certaines de ces images possèdent une forte charge émotionnelle, c’est précisément parce qu’elles constituent le dernier portrait d’individus morts au combat.
À travers le choix iconographique, les éditeurs souhaitent également interpeller le lecteur sur l’ambiguïté de la représentation photographique, qui est parfois pensée par les protagonistes, en contexte de guerre, comme un outil au service de la propagande de l’occupant ou du Maquis (on pense au célèbre défilé du 11 novembre 1943 à Oyonnax, abondamment photographié et filmé par les organisations de la Résistance).
Il a en outre été décidé d’enrichir la présente publication d’illustrations sommaires ou d’œuvres plus élaborées, réalisées par des maquisards-artistes qui ont pu croquer à chaud la vie du camp, livrant ainsi des documents d’un grand intérêt ethnographique. Au corpus de photographies prises pendant le conflit, à la Libération, ou durant la période de la reconstruction, ont été jointes des vues prises de nos jours par des photographes contemporains.
1 Alain Battegay, « Espaces muséaux entre vitrine et paysage mémoriel et historique. L’expérience du réseau Memorha et le redéploiement des mémoires et de l’histoire de la Résistance et de la guerre (1939-1945) en région Rhône-Alpes », Le Cartable de Clio, n° 11, 2011, p. 58-71.
2 « La moindre photographie exprime, outre les intentions explicites de celui qui l’a faite, le système des schèmes de perception, de pensée et d’appréciation commun à tout un groupe ». Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 24.
3 Kathel Houzé (dir.), La colonie des enfants d’Izieu (1943-1944), Lyon, Libel, 2012, p. 5-7.
Celles-ci révèlent les traces de ce grand récit du XXe siècle dans le paysage. Certaines de ces photographies sont empreintes de romantisme et de mélancolie, lorsqu’elles posent la question du devenir des lieux-témoins et montrent leur état d’abandon, témoignant ainsi de l’usure du temps.
Les études de cas portant sur des aires géographiques localisées4 offrent une variété typologique susceptible de concourir à une meilleure compréhension de la Résistance à l’échelle nationale, en prenant en compte la pluralité de ses formes et de ses sens. La clé méthodologique de cette approche historiographique est fournie par la micro-histoire5 qui propose l’étude locale de phénomènes historiques généralisés. Cette manière de faire de l’histoire « au ras du sol » en s’intéressant à des groupes sociaux restreints ou aux trajectoires d’individus en tension entre niveau régional et national, voire international, peut en effet être adaptée au contexte de guerre6. Les filières de recrutement du maquis, l’organisation et le fonctionnement des camps de réfractaires — reposant sur une chaîne de solidarité inscrite dans le système « ville-montagne », dont témoignent les échanges récurrents entre l’agglomération grenobloise et les massifs montagneux riverains : Belledonne, Chartreuse, Oisans et Vercors — sont sur ce point particulièrement éclairants. Ces organisations complexes, quand bien même seraient elles ancrées dans une réalité locale, disposent en effet d’une valeur de représentativité du phénomène résistant et possèdent une portée de signification générale, ne serait-ce qu’en raison de la diversité sociologique des acteurs qui s’y trouvent impliqués7. Notons enfin qu’une analyse centrée sur l’imbrication des systèmes de territoire et de temporalité (le calendrier des activités agro-sylvo-pastorale se télescopant avec le temps de l’action politique) évite l’écueil d’une lecture essentialiste de sociétés rurales, elles aussi confrontées à l’épreuve de l’événement et donc soumises au devenir.
Lors du séminaire de la Chapelle-en-Vercors, un parcours inédit au cœur du bourg et dans ses confins, commenté par deux historiens (Pierre-Louis Fillet, Olivier Vallade) et un professeur d’architecture spécialiste de la Reconstruction (Jean-François Lyon-Caen), a permis une lecture détaillée de lieux-témoins, dont beaucoup ne sont signalés par aucune stèle ni par aucun dépliant touristique. À proximité des hauts lieux de la mémoire du Vercors, il existe en effet une myriade de sites plus ou moins discrets qui témoignent de la richesse de ce « paysage-histoire » selon la formule de Julien Gracq, caractérisé par un « épisode historique marquant ou tragique, qui les a singularisés, les faisant sortir une fois pour toutes de l’indistinction, en même temps qu’il les a consacrés »8. Cet auteur montre ainsi l’équivalence entre un élément de la réalité naturelle et un phénomène social et historique, l’un prêtant ses qualités à l’autre et réciproquement9. Au fil du cheminement, une accumulation de signes et d’empreintes, que l’on a parfois du mal à apercevoir, dit que c’est bien ici que ça s’est passé. La trace, même infinitésimale, se présente en effet comme une invitation à la suivre, à la remonter
4 Christian Bromberger, « Du grand au petit. Variation des échelles et des objets d’analyse dans l’histoire récente de l’ethnologie de la France », in I. Chiva et U. Jeggle (dir.) Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande, Paris, MSH, 1987, p. 67-94.
5 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1996.
6 Claire Zalc, Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot (dir.), Pour une microhistoire de la Shoah, Paris, Seuil, 2012.
7 Michèle Gabert, Entrés en Résistance. Isère. Des hommes et des femmes dans la Résistance, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000.
8 Julien Gracq, Carnets du grand chemin, t. II, Paris, José Corti, 1992, p. 989.
9 L’écrivain italien Mario Rigoni-Stern — ayant lui-même vécu l’expérience de la Seconde Guerre mondiale qui hante l’ensemble de son œuvre — évoque, dans l’une de ses nouvelles, une promenade à ski avec Primo Levi au cours de laquelle se mêlent sensations liées à la traversée des espaces naturels et réminiscences du passé. Mario Rigoni-Stern, Sentiers sous la neige, Lyon, La fosse aux ours, 2000.
jusqu’à ce qui a laissé cette trace, pour restaurer un sens perdu10. Au cours de cette déambulation, la parole a pu circuler spontanément entre les animateurs de l’atelier et le public, parmi lequel se trouvait un résistant, mais également des enfants ou petits-enfants de maquisards. L’exposé didactique des chercheurs a notamment été complété, sur le site même de l’action, par le témoin, évoquant avec force détail son expérience et changeant pour la circonstance son registre de narration habituel. La mémoire est d’abord liée à l’espace et, au sein de cet espace, à un point de cristallisation, qui permette de dire, c’est ici que ça s’est passé, car « avoir eu lieu, c’est avoir un lieu »11
Peuvent ainsi s’exprimer des formes inédites d’interrogations sur le passé, impliquant communément les porteurs de mémoire, les professionnels de la médiation, les chercheurs et la diversité des publics. Ceci n’est pas sans rappeler certaines initiatives soutenues par Michel de Certeau qui réfléchissait sur les possibilités de prises de parole, et de leur résonance dans l’espace public, qu’elles prennent une forme orale ou écrite : « La parole est ce qui permet d’entrer dans le concert de voix où se confrontent, contredisent et complètent des vérités partielles, contradictoires [...] médium d’élaboration, puis de déploiement de la véracité, elle est ce dont chacun nourrit le corps social »12
Le Parc naturel régional du Vercors affirme dans sa charte être un « territoire d’expérimentation et d’innovation ». C’est dans cet esprit que, désireux de combler le fossé séparant les sphères du « scientifique », du « culturel » et du « social »13, cette institution met en œuvre une programmation culturelle susceptible de faire résonner l’esprit de la Résistance. Répondant à l’invitation du Parc et du CPIE dans le cadre de la résidence Des mots pour résister au collège de La Chapelle-en-Vercors et à la médiathèque cantonale, l’artiste marseillais Nevché14 a proposé une relecture de l’œuvre de poètes résistants, comme René Char ou Mahmoud Darwich. À cette occasion, les élèves et les adultes mobilisés ont pu prendre conscience de la richesse du vocabulaire du refus, mais aussi de la puissance incantatoire des mots appelant aux prises de conscience et au combat contre les dictatures15
Le 18 octobre 2014 à la Chapelle-en-Vercors, Nevché a présenté sur scène la création poético-musicale, 33 sonnets composés au secret qui donne à entendre la voix du poète Jean Cassou16. Arrêté pour activité de résistance par la police de Vichy le 13 décembre 1941, à Toulouse, celui-ci est mis au secret à la prison militaire de Furgole. Il crée ses 33 sonnets dans l’isolement total de sa cellule, en apprenant par cœur les textes, composés de mémoire, une fois la nuit venue, entre décembre 1941 et février 1942. Après sa libération en juin 1943, Cassou fait clandestinement publier ses poèmes aux Éditions de Minuit, sous le pseudonyme de Jean Noir.
Un des moments les plus émouvants du récital fut la lecture à deux voix de l’un de ces poèmes par Nevché et Pierre-Yves Canu, figure de la Résistance dans le Midi et le Sud Ouest, qui a bien connu Jean Cassou. À travers la juxtaposition, dans un même espace-temps, de l’Histoire, de ses traces et d’une proposition artistique nourrie de la mémoire, possibilité est offerte à chacun de construire son récit et de composer son propre poème17
10 Jean-Yves Boursier, « Le monument, la commémoration et l’écriture de l’Histoire », Socio-anthropologie [En ligne], 9 | 2001, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 13 novembre 2015. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/3.
11 Gérard Wajcman, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998, p. 15. Paul Ricœur avance également que : « la transition de la mémoire corporelle à la mémoire des lieux est assurée par des actes aussi importants que s’orienter, se déplacer, et plus que tout habiter. [...] Ainsi les “choses” souvenues sont-elles intrinsèquement associées à des lieux. Et ce n’est pas par mégarde que nous disons de ce qui est advenu qu’il a eu lieu ». Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 49.
12 Introduction de Luce Giard à : Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 16.
13 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre et politique, Marseille, Agone, 2009.
14 Frédéric Nevchehirlian (Nevché), trace une route sinueuse et singulière entre poésie rock et chanson.
15 Laure Michel, René Char. Le poème et l’histoire. 1930-1950, Paris, Honoré Champion, 2007.
16 Une capture vidéo de ce moment est en ligne à l’adresse : https://youtu.be/s-CH2AFfd0k. Merci à F. Nevchehirlian pour cette mise à disposition.
17 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 19.
16 COmPrenDre le maquis sOixante-Dix ans Plus tarD
PHILIPPE HANUS
24 JalOns histOriOgraPhiques sur les maquis français
JEAN-MARIE GUILLON
31 porTFolio — le maqUis dU haUT-BeaUjolais
42 les maquis et leur envirOnnement en nOrD-arDèChe
SYLVETTE BÉRAUD-WILLIAMS
50 les CerCles De sOCiabilités, terreau Des territOires De résistanCe ? l’exemPle Du seCteur 3 De l’armée seCrète De l’isère, 1920-1943
JULIEN GUILLON
59 porTFolio — dans les maqUis de l’ain
68 les maquis frOntaliers : lOgiques OrganisatiOnnelles et enJeux militaires
RAPHAëLE BALU
75 porTFolio — la compagnie sTéphane en isère
84 « les mOntagnarDs DOivent COntinuer à gravir les Cimes » le statut ambigu De l’alPinisme PenDant l’OCCuPatiOn
PHILIPPE BOURDEAU
96 le bataillOn De l’armagnaC Dans le gers
STÉPHANE WEISS
103 porTFolio — aBdon eT les maqUisards des alpes
112 genDarmerie et maquis. entre ignOranCe, COnsentement, COnCOrDe et COnflit
EMMANUEL CHEVET
119 porTFolio — sUr le plaTeaU des glières
128 Des Dirigeants COmmunistes allemanDs Dans la résistanCe antifasCiste en franCe (1939-1944). influenCe De leur aCtiOn sur les Chantiers De Jeunesse (suD De la Drôme)
BERNARD DELPAL
137 porTFolio — le groUpe sampaix en ardèche
142 la réPressiOn et les OPératiOns militaires allemanDes COntre le maquis Du Jura (1943-1944)
PETER LIEB
151 porTFolio — avec les maqUisards ardéchois
156 se libérer seuls et trOP tôt : les maquis en aCtiOn (Juin-Juillet 1944)
GILLES VERGNON
163 porTFolio — des images de la liBéraTion dans l’ain
170 4 Mé M o IRE(S) DES LIEU x E t DES t ERRI to IRES
172 geOrges guingOuin : une figure Du maquis
FABRICE GRENARD
181 porTFolio — haBiTanTs dU vercors
190 les images retrOuvées Du verCOrs : 1944-1945
SYLVIE LINDEPERG
195 porTFolio — Un apprenTi phoTographe dans les glières
202 le mOnt-mOuChet : haut lieu De la mémOire auvergnate ? (De la bête Du gévauDan au maquis)
MARTIN DE LA SOUDIÈRE
211 porTFolio — les volonTaires de la loire
220 la COnstruCtiOn D’une mémOire COlleCtive Du maquis Des glières et la mise en réCit Par les « resCaPés » DePuis 1944
MARINA GUICHARD-CROSET
227 porTFolio — sUr les lieUx de la résisTance aUjoUrd’hUi
236 5 co N c LUSI o N
238 retrOuver la résistanCe
CÉCILE VAST
244 mémOrha, un esPaCe COOPératif DéDié à la mémOire Des COnflits Du xxe sièCle
PHILIPPE HANUS
252 glOssaire
254 inDex Des lieux
his T orien, cpie-v ercors, larhra, m émorha
Prendre le maquis c’était pour le « bandit d’honneur » corse — désireux de se soustraire aux représentants de l’autorité publique ou à une vendetta — pouvoir disparaître derrière une muraille végétale de myrtes et d’arbousiers, et se camoufler dans le chaos granitique. Deux œuvres littéraires, Matteo Falcone (1829) et Colomba (1840) de Prosper Mérimée, magnifient cette figure pittoresque qu’elles font rentrer dans l’imaginaire national où elle s’est durablement imposée depuis1 Incarnation romantique de la liberté retrouvée et de la dissidence forestière, l’homme des maquis est revisité durant la Seconde Guerre mondiale par les organisations de la Résistance2, qui lui donnent ses lettres de noblesse dans les combats contre les puissances de l’Axe et les régimes autoritaires affiliés.
Le maquis, regroupement d’hommes rassemblés illégalement dans un massif forestier ou un village isolé3 , incarne en effet une certaine idée de la Résistance en France et dans les massifs montagneux de l’Europe centrale et orientale4 : « Depuis ses origines, et jusqu’aux traces laissées dans la mémoire et le souvenir, les maquis représentent toujours plus qu’un simple phénomène militaire… Toutes les guerres de libération contre des forces d’occupation sont à des degrés divers des guerres menées par des civils. Au côté des soldats irréguliers, appelés tantôt “francs-tireurs” tantôt “guérilleros”, “maquisards” ou “partisans” se trouvent ceux que l’on peut appeler les “civils irréguliers”. »5
Des Alpes6 aux Pyrénées, en passant par le Jura, le Massif central, les Vosges, la Bretagne ou la Corse7, les maquis assurent la sécurité des réfractaires au Service du travail obligatoire (STO), mais aussi celle de populations persécutées par les troupes d’occupation ou la police de Vichy. La mise en place du système de la « Relève » en juin 1942 (un prisonnier de guerre français libéré contre l’engagement volontaire de trois travailleurs) et surtout l’instauration du STO, le 16 février 1943, contraignent les jeunes gens au travail en Allemagne. Pour échapper à ce STO on se met hors-la-loi. Devenir réfractaire cela signifie en effet renoncer à son identité sociale et trouver les moyens de sa survie. Pour ce faire, les jeunes ruraux mobilisent les réseaux de la parenté ou de l’interconnaissance villageoise. En général leur démarche est bien perçue localement, dans la mesure où leur départ pour l’Allemagne aurait été vécu comme une rupture dans l’organisation socio-économique du monde rural : la nuit on se cache dans une grange isolée et le jour on s’occupe à des travaux agricoles, de bûcheronnage ou de charbonnage, en échange de nourriture8. Au sein de la société villageoise existe, la plupart du temps, un certain consensus autour du maquis, d’autant plus fort que le groupe se sent menacé dans sa cohésion interne et son existence par des mesures de répression, des problèmes de ravitaillement, le pillage du cheptel, ou celui des denrées agricoles et des ressources ligneuses par les occupants9. Le terrain étant propice à l’existence de formes de réactivités sociales (mutisme, désinformation, etc.), les premiers requis vont donc pouvoir trouver, grâce à la complicité du monde paysan et des entrepreneurs forestiers, des endroits où se terrer, sans attirer la suspicion.
1 Sylvain Gregori, « Résistance(s) et société corse : cas singulier ou variante régionale ? Juillet 1940-septembre 1943 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 242, 2011/2, p. 165-167.
2 Jean-Marie Guillon, « Le maquis. Une résurgence du banditisme social ? », Provence historique, n° 37, 1987, p. 57-67.
3 François Marcot, « Pour une enquête sur les maquis », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et des conflits contemporains, n° 132, 1983, p. 89.
4 Gilles Vergnon, « Maquis et partisans en Europe », in Jean-François Muracciole et Guillaume Piketty (dir.), Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, Robert Laffont, 2015, p. 756-762.
5 Harry-Roderick Kedward, À la recherche du maquis, Paris, Le Cerf, 1999 ; du même : « Maquis, histoire d’un mot et d’un mythe », in F. Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 949-951.
6 Gil Emprin, Alpes en guerre 1939-1945 : Une mémoire en partage, Veurey, Le Dauphiné Libéré, 2003.
7 Bernard Crochet, Les maquis en France sous l’Occupation, Musée de la Résistance nationale, Rennes, Ouest France, 2015.
8 Chris Pearson, « L’âge du bois : les forêts françaises pendant la Seconde Guerre mondiale », Revue forestière française, LIX, 4/2007, p. 393-416.
9 Cf. Laurent Douzou, « La Résistance et le monde rural : entre histoire et mémoire », Ruralia, n° 4, 1999, p. 101-122.
Cette carte, non exhaustive, permet au lecteur de repérer, à l’échelle de l’Hexagone, les différents territoires abordés dans cette publication, mais aussi les principales zones de maquis ainsi que les lieux et communes honorés par les pouvoirs publics à la Libération pour leur engagement dans la Résistance intérieure.
Comme le constate l’historien Bruno Leroux : « Il n’existe pas de carte nationale des maquis satisfaisante, pour des raisons simples. Les maquis peuvent désigner des rassemblements allant de quelques hommes à (exceptionnellement) plusieurs milliers, ce qui pose un problème insoluble d’échelle. Par ailleurs, la plupart des maquis se sont déplacés pour survivre, ce qui complexifie toute cartographie globale [...] La guérilla mobile de la plupart des maquis combattants de l’été 1944 constitue une réalité peu cartographiable, car constamment mouvante, en fonction des parachutages, de la répression, des cibles de leur action — laquelle s’acheva souvent par l’investissement d’une ville. »
j ean- m arie gU
his T orien, T elemme, Universi T é a ix-m arseille
Le maquis est souvent l’arbre qui cache la forêt des divers aspects de la Résistance. Il en constitue une sorte de couronnement, symbolisant l’engagement par excellence, celui du combat armé, avec, par rapport au FFI « ordinaire », l’auréole romantique du hors-la-loi. Mais, dans le langage commun, « prendre le maquis » a été longtemps presque synonyme d’entrer dans la clandestinité. Et même aujourd’hui, y compris dans des travaux d’histoire, la distinction n’est pas toujours faite, ou, plus exactement, le maquis n’est pas précisément défini d’où des erreurs de datation grossières qui le font apparaître avant la fin de 1942, moment où naissent les plus précoces groupes de réfractaires aux premières réquisitions de main-d’œuvre pour l’Allemagne, le STO n’existant pas encore. Évoquer l’historiographie des maquis, c’est donc rappeler comment une description rigoureuse s’est construite et comment elle s’est insérée dans une démarche de plus en plus attentive aux évolutions des problématiques historiennes. Pour l’illustrer, notre propos s’articulera autour des trois moments qui scandent cette historiographie1
Il faut attendre 1963 pour que la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale consacre un numéro spécial aux maquis2. Celui-ci est ouvert par une introduction d’Henri Michel, l’âme du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale (CH2GM), et se clôt sur l’analyse bibliographique qu’il consacre aux maquis (et qu’il reprendra dans sa bibliographie générale de 19643). Ces deux textes, qui ne négligent pas la production régionale, exposent les limites des connaissances d’alors. Le titre de l’introduction, « Maquis et maquis », est significatif des précautions que prend Michel. Il précise d’abord que le nom de « maquis », devenu générique, recouvre souvent l’entrée dans l’illégalité. Ce phénomène, que l’on qualifiera plus tard de « maquisardisation » de la mémoire de la Résistance4, engendre de la confusion. Michel distingue les maquis refuges, composés de combattants virtuels — les réfractaires au STO, souvent bien accueillis par les populations, des maquis combattants qui peuvent leur poser problème. Il constate que les Alliés, donnant la priorité à la Yougoslavie, ont méconnu les possibilités offertes par les maquis français et ne les ont armés que très tard. Insistant sur les difficultés à faire l’histoire des maquis, il considère qu’elle a pris du retard par rapport à d’autres formes de résistance, ce qu’il attribue au manque de sources. Il est vrai qu’il se méfie des récits, pourtant très nombreux, qui ont été publiés au sortir de la guerre. Ils relèvent, pour lui, d’un légendaire dont il ne comprend pas l’intérêt pour l’historien, d’où les notations réductrices qui se trouvent dans sa bibliographie5. L’histoire est pour lui trop souvent étouffée sous « l’abondance presque excessive de la littérature historique »6
Michel minimise aussi l’intérêt de la tentative de synthèse sur les maquis — la seule à cette date — que Marie Granet a publiée dans le premier numéro de la revue en 1950. Il trouve le tableau trop éloigné de la réalité7. Or, même si Marie Granet privilégie le maquis de type Armée secrète (AS), elle fournit un premier cadre de compréhension du phénomène, sans simplification excessive. Né spontanément du refus du STO, le maquis rassemble en fait diverses
1 Pour réintégrer cette historiographie dans l’évolution des études sur la Résistance, voir Laurent Douzou, La Résistance, une histoire périlleuse, Paris, Seuil, 2005.
2 Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale n° 49 du 1er janvier 1963.
3 Henri Michel, Bibliographie critique de la Résistance, Paris, Sevpen, 1964.
4 Philippe Joutard et Patrick Cabanel, Cévennes, terre de refuge 1940-1944, Presses du Languedoc/Club cévenol, Montpellier, 1987, p. 53.
5 Henri Michel, Bibliographie critique de la Résistance, op. cit., p. 10, 12 et 201. Ainsi pour l’ouvrage de l’Association des rescapés des Glières, Glières première bataille de la Résistance, 1946 dont Michel sous-estime l’apport en termes de méthode et de connaissances, tout en reconnaissant que cette « vivante description [...] de la vie du maquis » fait comprendre les problèmes « que posait ce genre nouveau de combat (commandement, tactique, ravitaillement, sécurité) ».
6 Ibid., p. 202.
7 Marie Granet, « Dessein général des maquis », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale n° 1, 1950, p. 51-72.
catégories menacées, jeunes juifs, Alsaciens-Lorrains, républicains espagnols, déserteurs des Chantiers de Jeunesse. Son éventail sociologique et politique est donc des plus variés. Si elle considère certaines pratiques comme des « enfantillages » souvent issus du scoutisme, elle dit bien que le maquis transforme les jeunes gens en combattants. Elle n’ignore pas l’organisation du Service national Maquis par l’AS et ses efforts d’encadrement en créant des écoles de cadres ou en recourant à des officiers issus de l’armée d’active. Elle esquisse une chronologie des maquis avec deux périodes distinctes de part et d’autre du 6 juin 1944 et une géographie qui fait ressortir l’importance de la zone Sud, du Massif central et du Sud-Est en particulier, sièges des grands maquis et des « Républiques libres » du mont Mouchet et du Vercors. Les divergences de conception stratégiques entre AS et Francs-Tireurs et partisans (FTP) sont notées, mais, comme Henri Michel en 1963, elle reste pour ces derniers sur un plan très général.
Le numéro spécial de la RH2GM de 1963 illustre sur bien des points cette description pionnière. À côté de textes qui reviennent sur la mobilisation auvergnate et sur le différend Vercors/Alger, l’article distancié et très suggestif d’Yves Pérotin sur le maquis de Tréminis introduit véritablement à une étude sociologique des maquisards. Réexaminant leurs motivations, ramenant le STO à une place relative, il insiste sur la finalité première du milieu maquisard qui a été le sien : chasser l’ennemi du territoire8. Cet article, dont on découvrira le passionnant prolongement bien longtemps après avec la publication de La vie inimitable9, donne la tonalité dominante du numéro. À l’image du travail du CH2GM, il témoigne d’un souci de mesure et de véracité historique, éloigné d’un discours exalté ou commémoratif. La revue revient sur la question, l’année suivante, avec un numéro spécial, « Les maquis dans la libération de la France », qui rend compte des premiers travaux de correspondants départementaux — du Languedoc aux Vosges et à la Bretagne — en dehors donc des zones de maquis les plus connues10
Au même moment, les communistes, reprenant une activité éditoriale sur ce terrain aux forts enjeux politiques, en restent avec Le Parti communiste français dans la Résistance11 à l’interprétation idéologique qui prévalait dans la Résistance et à la Libération : les maquis FTP, expressions de la capacité du Parti à mobiliser « les masses profondes de la population » et à unir ouvriers, paysans et intellectuels dans la lutte armée, participent de la marche héroïque de la Résistance vers l’insurrection nationale. Charles Tillon, qui avait pu faire enfin paraître ses FTP12, se situe dans la même veine. Cependant, son exposé sur la stratégie « des boules de mercure » et les critiques qu’il fait des « autres », tous mis dans le même sac, intéressent l’histoire des maquis, bien que très éloignés des réalités de terrain. On s’en rapproche davantage, tout en restant dans la ligne, avec la collection « Souvenirs » des Éditions sociales, qui, à partir de 1966, offre des parcours singuliers ou des récits régionaux13
8 Yves Pérotin, « Origines et tendances d’un groupe de maquisards (Trèves-Vercors 1943-1944) », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 49, 1963, p. 11-20. Ce numéro comporte aussi des extraits du journal du capitaine Poiteau, un article sur un maquis bourguignon et l’exposé des rapports entre Alger et le Vercors par l’historien lyonnais Fernand Rude.
9 Yves Pérotin dit Pothier, La vie inimitable. Dans les maquis du Trièves et du Vercors en 1943 et 1944, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2014 (édition critique par Anne Pérotin-Dumon).
10 Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 55, juillet 1964, avec les contributions de Gérard Bouladou, qui soutiendra quelques années après, en 1974, une thèse sur les maquis du sud du Massif central, et de Roger Leroux, correspondant du Morbihan, sur les combats de Saint-Marcel.
11 Le Parti communiste français dans la Résistance, Paris, Éditions sociales, 1967.
12 Charles Tillon, Les FTP. Témoignage pour servir à l’histoire de la Résistance, Paris, Julliard, 1962.
13 De 1966 à 1976, une douzaine d’ouvrages dont certains évoquent les maquis, notamment Louis Gazagnaire, Le peuple héros de la Résistance, Paris, Éditions sociales, 1971 (sur les maquis FTP de Provence).
1983-1984 Une prise en comp T e de la diversi T é d U monde maq U isard sans idéalisa T ion
Le deuxième temps fort de l’historiographie des maquis se situe vingt ans après. Le point d’orgue en est le colloque qu’organise les 22 et 23 novembre 1984 l’Institut d’Histoire des Conflits contemporains où Henri Michel s’est replié. Si l’initiative lui revient, elle est portée par un jeune historien, François Marcot, connu pour ses travaux sur la Résistance dans le Jura et son investissement dans le Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon. Ayant coordonné l’enquête préparatoire lancée l’année précédente, c’est lui qui fournit la synthèse des travaux du colloque14 Plusieurs anciens correspondants du CH2GM interviennent. Parmi eux se trouvent Pierre Laborie dont la thèse sur le Lot a été publiée au CNRS, Eugène Martres dont les travaux sur le Cantal donneront lieu à un ouvrage important pour la connaissance des maquis auvergnats et de la répression conduite par la Wehrmacht, et Roger Bourderon qui présente la première synthèse historienne sur les maquis FTP15. Mais Bourderon est aussi l’un des organisateurs du colloque que l’Institut de recherches marxistes réunit la même année à Saint-Denis, où François Marcot intervient de façon stimulante sur les relations entre maquis et population16
Ces rencontres sont l’aboutissement de l’effervescence qui saisit l’histoire de la Résistance depuis une douzaine d’années. Henri Noguères a terminé les cinq volumes de son Histoire de la Résistance en France, fondée très largement sur des témoignages17. Des acteurs importants ont publié leurs souvenirs. Ceux d’Henri Frenay, Charles d’Aragon, Marcel Haedrich, notamment, concernent les maquis, leur conception et leur encadrement, tandis qu’Alban Vistel va bien au-delà du témoignage personnel et offre un remarquable tableau de la Résistance en R118. Dans le même temps, le Vercors suscite une série d’ouvrages qui, mêlant souvenirs, représentations balisées, enquêtes et, parfois, polémiques (Gilbert Joseph, Joseph La Picirella, Paul Dreyfus, Pierre Dalloz), n’en fournissent pas moins un riche matériel sur les étapes de l’organisation du massif, tout en relançant le débat sur les choix de Londres et Alger19. Avec la collection « La Libération de la France » (Hachette, 1974), dirigée par Henri Michel, d’autres acteurs de premier plan, comme Georges Guingouin, Henri Romans-Petit ou Henri Ingrand, des acteurs historiens (Marcel Baudot, Fernand Rude), mais aussi quelques universitaires permettent de mesurer toute la diversité des situations régionales20
14 François Marcot, « Les maquis dans la Résistance », Colloque sur les maquis, Paris, IHCC et Direction des statuts et de l’information historique du secrétariat d’État aux Anciens Combattants, 1985, p. 13-31.
15 Pierre Laborie, Résistants, vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, Paris, Éd. du CNRS, 1980 ; Eugène Martres, Le Cantal de 1939 à 1945, Sayat, De Borée, 2004 ; Roger Bourderon, « Les maquis F.T.P. : la mise en œuvre d’une conception globale du combat clandestin », Colloque sur les maquis, op. cit., p. 87-98.
16 François Marcot, « La Résistance et la population. Jura 1944 : relations d’une avant-garde et des masses », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 146, 1987, p. 3-22.
17 Henri Noguères, Histoire de la Résistance en France, Paris, Robert Laffont, 1967-1981.
18 Henri Frenay, La nuit finira, Paris, Robert Laffont, 1973 ; Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, Paris, Le Seuil, 1977 ; Marcel Haedrich, Seul avec tous, Paris, Robert Laffont, 1973 ; Alban Vistel, La nuit sans ombre, Paris, Fayard, 1970.
19 Gilbert Joseph, Combattant du Vercors, Paris, Fayard, 1972 ; Joseph La Picirella, Témoignages sur le Vercors, Chez l’auteur, 1973 ; Paul Dreyfus, Histoire de la Résistance en Vercors, Grenoble, Arthaud, 1975 ; Pierre Dalloz, Vérités sur le drame du Vercors, Paris, Fernand Lanore, 1979. À noter pour le maquis des Glières, dont l’historiographie ne bouge pas encore, l’article essentiel de Jean-Louis Crémieux-Brilhac qui resitue ses enjeux et éclaire ses choix, « La bataille des Glières et la guerre psychologique », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 99, juillet 1975, p. 45-72.
20 Georges Guingouin, Quatre ans de lutte sur le sol limousin, Paris, Éditions Hachette, 1974 ; Henri Romans-Petit, Les maquis de l’Ain, Paris, Éditions Hachette, 1974 ; Henri Ingrand, Libération de l’Auvergne, Paris, Éditions Hachette, 1974 ; Marcel Baudot, Libération de la Bretagne, Paris, Éditions Hachette, 1974 ; Fernand Rude, Libération de Lyon et de sa région, Paris, Éditions Hachette, 1974, mais aussi Roger Bourderon, Libération du Languedoc, Paris, Éditions Hachette, 1974.
Une nouvelle génération de chercheurs a émergé. Publiant ses premiers travaux grâce à la RH2GM et notamment aux numéros qu’elle consacre à des régions particulières21, elle contribue à faire sortir l’histoire de la Résistance en général de l’événementiel ou du mémoriel. Aux noms déjà cités, il faut ajouter Paul et Suzanne Silvestre pour leur Chronique des maquis de l’Isère 1943-1944, qui n’est pas seulement la description minutieuse des pérégrinations des groupes et qui relève déjà d’une approche « interne » des maquis par la multitude de notations sur la vie, les rites, la mentalité de ceux qui les rejoignent, Louis-Frédéric Ducros qui donne la juste mesure de la mobilisation de juin 1944 en Ardèche et de la répression qui a suivi, Jacques Canaud dont Les maquis du Morvan (1943-1944) proposent une morphologie du phénomène maquisard22. Ces travaux marquent une rupture sur plusieurs plans. S’efforçant de prendre une distance critique, ils insistent sur les distinctions réfractaires/maquisards, maquis refuge/maquis combattants, voire maquis « libérateurs ». Ils se soucient davantage des logiques politiques, des milieux sociaux et régionaux, des mentalités. L’action des communistes est réexaminée et réévaluée. Les maquis sont resitués dans les débats qui parcourent la Résistance (entre civils et militaires par exemple). La chronologie du phénomène maquisard intègre la saisonnalité. Les relations maquis/population ne sont plus analysées seulement sous l’angle des solidarités, mais aussi dans leurs ambiguïtés. La périphérie sociale du maquis (femmes et agriculteurs) est mieux prise en compte. Marcot avance le concept de fonctionnalité pour caractériser les engagements de certaines catégories sociales. Et, dans une appréhension dynamique de la Résistance, on mesure combien le maquis transforme la Résistance (notamment par sa « ruralisation »), mais aussi combien le maquis, création souvent spontanée, reposant sur des acteurs locaux, peut être transformé par la Résistance, tout comme les maquisards, jeunes citadins aux motivations souvent élémentaires.
1994-1997 l e maq U is, o B je T d’his T oire sociale e T c U l TU relle
Dix ans après, les colloques « La Résistance et les Français » reprennent le dossier avec des problématiques en phase avec l’histoire politique, sociale, culturelle en train de se faire, dont on trouve l’exposé dans les Cahiers de l’IHTP n° 3723. C’est le troisième moment marquant dans l’historiographie des maquis. Ils sont abordés surtout par ceux de Rennes (1994), Besançon (1995) et Aix-en-Provence (1997)24. Il s’agissait de faire un état des travaux et d’indiquer les pistes à suivre. Le panorama régional — essentiel dans une histoire de la Résistance « périphérique » par nature — avait continué à s’enrichir. Du coup, le tableau géographique, sociologique, chronologique s’affine. Les origines du phénomène ne sont plus imputées au seul refus du STO, comme on le voit en Bretagne où les maquis, très tardifs, appartiennent essentiellement à la deuxième génération, celle du printemps-été 1944. Quand les communistes créent les maquis FTP, il s’agit d’offrir un refuge à des militants recherchés, souvent évadés des camps d’internement, et d’étendre une guérilla,
21 Cette série, commencée avec la Lorraine et le Languedoc « pendant la guerre » (n° 105, 1977 et 112, 1978), se prolonge jusqu’en 1984 et aborde notamment la Provence, la Bretagne, la Bourgogne, la région lyonnaise, les Alpes et le Midi toulousain.
22 Paul et Suzanne Silvestre, Chronique des maquis de l’Isère 1943-1944, 1re édition Grenoble, Les 4 Seigneurs, 1978 (rééd. PUG, 1995) ; Louis-Frédéric Ducros, Montagnes ardéchoises dans la guerre, chez l’auteur, Valence, 3 vol., 1974-1981 ; Jacques Canaud, Château-Chinon, Académie du Morvan, 1981 (analyse résumée dans « Les maquis du Morvan : évolution d’ensemble et aspects sociologiques », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 123, p. 51-74 et reprise dans Le temps des maquis. De la vie dans les bois à la reconquête des cités 1943-1944, Sayat, De Borée, 2011). On y ajoutera aussi la thèse de Jacqueline Sainclivier, La Résistance en Haute-Bretagne 1940-1944, Rennes, 1978, qui annonce une solide analyse sociologique de la Résistance.
23 Cahiers de l’IHTP n° 37, « La Résistance et les Français. Nouvelles approches », 1997. Voir aussi le Dictionnaire historique de la Résistance réalisé par la même équipe (Paris, Robert Laffont, François Marcot (dir.) avec Christine Lévisse-Touzé et Bruno Leroux, 2006).
24 Christian Bougeard, Jacqueline Sainclivier (dir.), Enjeux stratégiques et environnement social, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995 ; François Marcot (dir.), Lutte armée et maquis, Besançon, Annales littéraires, Université de Franche-Comté, 1996 ; Jean-Marie Guillon et Robert Mencherini (dir.), La Résistance et les Européens du Sud, Paris, L’Harmattan, 1999.
dont la priorité reste la ville. Prenant leur essor à l’automne 1943, ils répondent au « modèle corse »25 d’insurrection nationale et à la volonté politique de se distinguer des « gaullistes ». Le rôle de l’ORA est mieux précisé. Apparue plus tard, elle fournit à l’AS l’encadrement militaire qui lui manque, la phagocyte parfois, en liaison avec Alger, et cette évolution contribue à ce que nous avons appelé la « militarisation » de la Résistance. Les analyses reviennent aussi sur les relations maquis/population, le rôle des « intermédiaires culturels » (maires, instituteurs, militants), les représentations du maquisard (différenciées et fluctuantes selon les groupes considérés et leur façon d’agir). En les intégrant dans une problématique « nomades/sédentaires », je proposais une piste aux perspectives très larges. Elle reste d’ailleurs à suivre, de même que celle de la « pénétration » de la campagne par la ville pour tous ceux qui viennent s’y cacher — réfractaires et réprouvés de diverses catégories — ou qui viennent s’y mettre à l’abri (réfugiés des villes menacées par les bombardements). Tous jouent un rôle important dans la constitution des maquis et font du maquis et de sa périphérie la pointe avancée de la « société de non-consentement »26
Mais ce qui caractérise vraiment ce moment de la recherche est son orientation vers une analyse anthropologique de la communauté maquisarde. La voie a été ouverte par Harry Roderick Kedward dont le maître ouvrage en ce domaine, fondé sur les maquis cévenols, est publié en français peu après (À la recherche du maquis. La Résistance dans la France du Sud, 1942-194427). Inspiré par ses travaux sur le maquis comme phénomène de résistance rurale, j’avais tenté de le replacer dans la longue durée du banditisme social28. Cette approche d’anthropologie historique et d’histoire culturelle permet de renouveler la compréhension du phénomène maquisard, de le relier aux cultures régionales, de l’intégrer dans une histoire des mentalités et des représentations. Elle éclaire les rapports entre les hommes et entre les sexes, tout comme les relations de pouvoir au sein du groupe « illégal ». Elle renouvelle l’étude de la violence, qui ne relève pas seulement du politique, et celle du symbolique, même si les pseudonymes ou noms de maquis, les rituels, les chants attendent leurs historiens. Elle pose la question de la « culture de résistance ». Mais elle permet, outre des comparaisons entre époques, des comparaisons entre pays. C’est l’un des apports du moment 1994 que d’avoir ouvert sur ce comparatisme avec les pays méditerranéens, l’Italie, la Grèce, mais aussi l’Espagne où Mercedes Yusta étudie les maquis post-guerre civile en s’inspirant de ce que nous proposions pour la France29 La mémoire a constitué un autre axe de recherche dynamique. Le corpus qui le fonde s’enrichit sans cesse avec l’édition de nouveaux témoignages30, mais il reste à exploiter la masse considérable de journaux, récits ou souvenirs publiés depuis la Libération. Cette analyse permettrait de mieux connaître les représentations qui entourent le maquis, l’imaginaire maquisard, la mémoire ou plutôt les mémoires du phénomène. Les colloques et certains travaux qui les ont suivis ont ouvert des pistes prometteuses31, mais en s’attachant surtout à la « mémoire » des principaux maquis, son évolution et son inscription dans le temps des commémorations nationales. Outre une synthèse convaincante sur l’histoire du maquis du Vercors, l’analyse de sa mise en scène mémorielle est l’un des apports principaux du
25 Seule région où les maquis sont pratiquement absents…
26 Pour reprendre l’expression proposée par Pierre Laborie, Le chagrin et le venin, Paris, Bayard, 2011, p. 248 et suivantes.
27 Paris, Cerf, 1999. Voir aussi sa contribution au colloque d’Aix-en-Provence, « La Résistance et la polyvalence de la chasse » (op. cit., p. 245 et suivantes).
28 Jean-Marie Guillon, « Le maquis. Une résurgence du banditisme social ? », Provence historique, n° 147, 1987, p. 57-67.
29 En particulier, Guerrilla y resistencia campesina. La resistencia armada contra el régimen de Franco en Aragón (1939–1952), Saragosse, Prensas Universitarias, 2003.
30 Outre celui d’Yves Pérotin déjà cité, Gleb Sivirine, Le cahier rouge du maquis, Artignosc, Parole éditions, 2007.
31 Voir le texte d’Angélique Marie, « Mémoire des maquis et de la lutte armée en Bourgogne », in François Marcot, Lutte armée… op. cit., p. 459-469.
travail de Gilles Vergnon32. C’est aussi l’intérêt de la thèse de Marina Guichard-Croset sur les Glières33. Voilà longtemps que nous savons que, dès leur début, « la légende appartient à la réalité du maquis »34. L’assimilation immédiate des maquisards aux camisards en pays cévenol en est l’une des illustrations. La reconstitution que Fabrice Grenard vient de faire du parcours de Georges Guingouin, Une légende du maquis35, en fournit une autre. Cette étude qui confronte de façon exemplaire la réalité aux représentations successives qui en ont été données — sans confondre démythification et dénigrement systématique — montre le parti qui aurait pu être pris dans le cas du maquis des Glières. Nous avons été plusieurs à dire, en accompagnant la réédition de Glières, première bataille de la Résistance, ce qu’il fallait en penser36 On est resté trop longtemps sur une vision schématique de la répression, comme si Gestapo, SS et Milice résumaient tout. Or la recherche est en train de renouveler la connaissance de la politique répressive de l’occupant, en particulier de la lutte contre les maquis et de son orientation vers une politique de terreur que le Sud-Est paraît inaugurer dès la fin de 1943. Le rôle de la Wehrmacht est réévalué, mais les responsabilités de ses états-majors, de ses divers services, de ses unités, leur articulation avec les diverses polices allemandes restent encore trop peu précisément connus, même si des travaux récents ont éclairé le rôle de certaines unités spéciales de lutte contre les maquis comme la 8e compagnie Brandebourg entre Cévennes et Provence.
Ainsi, au fil des ans, l’historiographie des maquis a évolué au sein d’une histoire de la Résistance qui est sortie du mémoriel pour s’agréger aux problématiques de la recherche historique. Son intérêt est d’en poser tous les problèmes, de les amplifier même, puisqu’elle remet au centre des analyses ses relations avec la société et ses dynamiques. Elle les pose à tous les niveaux, ceux des individus, des communautés, des régions, de même qu’elle pose tous les problèmes qui relèvent de la construction mémorielle d’une expérience si forte que les individus qui y ont participé et les territoires qui lui ont servi de cadres en ont été profondément marqués et parfois transformés.
32 Gilles Vergnon, Le Vercors. Histoire et mémoire d’un maquis, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2002.
33 Marina Guichard-Croset, La construction d’une mémoire collective de la Résistance en Haute-Savoie : les Glières, Université Jean Monnet, Saint-Étienne, 2011.
34 François Marcot, « Maquis », Dictionnaire historique… op. cit., p. 678.
35 Fabrice Grenard, Une légende du maquis. Georges Guingouin, du mythe à l’histoire, Paris, Vendémiaire, 2014.
36 Jean-Marie Guillon, « De l’histoire de la Résistance à l’histoire des Glières, un enjeu symbolique et scientifique », Vivre libre ou mourir. Plateau des Glières, Haute-Savoie 1944, Annecy, Association des Glières, Pour la Mémoire de la Résistance/La Fontaine de Siloé, 2014, p. 209-237. Cette postface réagissait au chapitre qu’Olivier Wieviorka a consacré aux Glières dans son Histoire de la Résistance, Paris, Perrin, 2013, et non à Claude Barbier, Le maquis de Glières, Paris, Perrin, 2013, dont il était un raccourci et que je n’avais pas lu alors. Cette lecture n’a fait que confirmer mon point de vue sur les dangers qu’il y a à confondre histoire, idéologie et règlement de comptes.
s o U s l’o B jec T i F d’U n pho T ographe pro F essionnel
Cet ensemble de photographies a été donné au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon par Dominique Zannini, « patron » du maquis du Haut-Beaujolais, et complété et documenté par l’un des témoins historiques du musée, le résistant et maquisard Roger Zanelli (1926-2013).
Le maquis du Haut-Beaujolais a pour base une vaste exploitation agricole située sur la commune de Saint-Étienne-la-Varenne, la ferme Sainte-Marie. Le lieu, isolé, domine une vallée et est entouré de quelques terrains découverts et de bois. À ses débuts, le maquis n’est composé que d’une trentaine de membres, des jeunes mal entraînés, inexpérimentés et peu armés, dirigés par un garagiste de Villefranche surnommé le « Gros Louis ».
Un militaire de carrière, Dominique Zannini, est finalement envoyé pour prendre en main le groupe et, fort de son expérience, lui apporter une discipline toute militaire. Le « bataillon Dominique » étoffe ses rangs, notamment avec l’arrivée de jeunes issus des Chantiers de jeunesse, et atteint les trois cents hommes. Ils sont répartis dans la ferme ou dans les bois environnants avec des tentes de fortune.
Les photographies ont été prises durant l’été 1944 par un jeune photographe du Progrès — le journal s’est sabordé en novembre 1942 — monté au maquis avec son appareil et des pellicules. La qualité des cadrages signe le travail d’un professionnel, qui vendra ses images aux maquisards à la Libération. On y découvre la vie au maquis, parfois dans des mises en scène un peu artificielles, parfois saisie sur le vif comme lors d’arrestations de soldats allemands.
Deux recueils de mémoires m’ont amenée à croiser l’histoire de la Résistance en Ardèche : en 2005, à la demande de l’association Les Rias, pour mieux connaître le quotidien des habitants de Vernoux pendant la guerre, et en 2014 pour la Communauté de Communes du Pays de Saint-Félicien où était implanté, à La Cula, le premier maquis d’Ardèche. J’ai donc abordé la question par le terrain, arpentant les lieux de l’action, questionnée par les repères de mémoire — stèle de Sully Arnal, plaque commémorative de la rafle de Vernoux, ruines de maisons dynamitées, etc. — guidée par de précieux témoins qui ont vécu cette période. En suivant quelques itinéraires singuliers et avec, en toile de fond, l’ouvrage de Louis-Frédéric Ducros1, j’ai tenté de saisir le tissu humain sur lequel se sont appuyés les maquis et l’état d’esprit des jeunes impliqués dans la Résistance, l’évolution de leur engagement et ce qui leur a permis de l’accomplir.
Durant l’entre-deux-guerres, la campagne ardéchoise, encore très peuplée, est essentiellement paysanne. Peu mécanisées, les activités agricoles nécessitent de l’entraide ; la solidarité de voisinage n’est donc pas un vain mot. La religion, élément incontournable de la vie sociale et politique, monte régulièrement les uns contre les autres catholiques conservateurs et protestants républicains dans la bataille des élections. Puis la fièvre retombe, aussitôt l’échéance passée. Mais les camps restent tranchés. Vernoux, dont on vante le climat et la verdure, s’ouvre au tourisme. Il existe dans les environs une tradition d’accueil structurée par les Œuvres des enfants à la Montagne, pour les vacances d’été de petits Arlésiens, Lyonnais ou Marseillais. Les maires, curés, pasteurs, médecins, instituteurs, ont un rôle social qui se double d’un rôle moral.
Un réseau de chemins très fréquenté met à peu de distance des hameaux que les routes d’aujourd’hui ont éloignés. Le vélo est un luxe, et prendre le CFD (chemin de fer départemental) dans les vallées de l’Eyrieux et du Doux, ou le car pour descendre dans la vallée du Rhône, relève de l’expédition.
Sur le plateau vernousain, l’implantation protestante est forte. L’histoire des résistances huguenotes, toujours présente dans les mémoires, ravive les anciens réflexes de solidarité et d’accueil des persécutés. Quelques mois avant la déclaration de guerre, des réfugiés espagnols sont les premiers bénéficiaires de l’organisation établie pour l’accueil d’enfants. Arrivés par centaines au camp de Chomérac2, ils sont ensuite réorientés vers l’un des onze centres ardéchois parmi lesquels Vernoux. Des Belges, Luxembourgeois et Hollandais leur succèdent, ainsi que de nombreux réfugiés juifs. Dans l’accueil de ces populations, les réseaux protestants se montrent particulièrement efficaces.
Pendant l’Occupation, une minorité résiste au quotidien en posant des actes de refus susceptibles d’interpeller la majorité somnolente3. En juin 1942, à Vernoux, le jeune Maurice Reyne brûle sur le feu de la Saint-Jean le portrait d’Hitler qu’il a dessiné. L’instituteur André Gounon éclaire ses élèves sur le respect dû aux Juifs, et le pasteur Rochedieu fait chanter aux enfants un cantique : « Oh ! Toi dont les bienfaits ne tarissent jamais, oh Dieu de paix ! » sur l’air de l’hymne national anglais. Le 11 novembre 1943, une poignée d’habitants de Saint-Michel-de-Chabrillanoux brave l’interdiction des autorités allemandes et rend hommage aux disparus de la Grande Guerre par un rassemblement devant le monument aux morts.
2 En février 1939, 1 894 réfugiés espagnols sont conduits au moulinage désaffecté de Champ-La-Lioure, converti en centre de triage (désinfection, visite médicale).
L’itinéraire de Robert Combe, mécanicien à Lamastre, rend compte des difficultés d’organisation et de la solitude des premiers clandestins. Grâce au témoignage indirect de son épouse et de son fils, mais aussi de photos et documents faisant foi de son parcours4, nous pouvons le suivre dès son refus de partir pour la relève des prisonniers de guerre en Allemagne. Son fils raconte5 : « Mon père est le premier du canton de Lamastre qui n’a pas répondu aux convocations en décembre 42. À la première convocation, il a pris le maquis. Il était allé du côté de Saint-Basile. C’était dans un secteur où il connaissait pas mal de monde, comme son père était facteur et qu’il l’avait aidé quelquefois à faire les tournées. » En quête d’un improbable passage vers l’Angleterre, il rebrousse chemin au Chambon-sur-Lignon. Les réseaux protestants l’orientent vers Saint-Basile où il est caché par un menuisier. Ne supportant plus l’oisiveté, il se rend à Saint-Apollinairede-Rias où l’instituteur André Péatier l’introduit auprès des familles Vey puis Cleinias. Désormais sous une couverture d’ouvrier agricole, il se met en contact avec des groupes qui se constituent et, à partir du 15 mars 1943, rejoint la 7102e compagnie des FTPF de l’Ardèche. Autour de Lamastre, des éléments de résistance de diverses obédiences s’organisent. C’est avec son oncle, Charles Saignol, et dans une ferme où celui-ci reçoit des clandestins (réfractaires, Juifs et autres victimes du régime de Vichy) que Robert Combe participe, en avril et mai 1943, à la genèse du maquis de la Grangette (corps franc Saignol). Parallèlement, il distribue des tracts de la Résistance entre Tournon et Lamastre et s’emploie à la récupération de tickets d’alimentation pour subvenir aux besoins de réfractaires au STO.
Fin février 1943, Raoul Galataud6 arrive en Nord-Ardèche avec pour mission d’organiser les maquis FTP. Il y retrouve l’instituteur communiste Marcel Dumont, qu’il avait connu dans la Creuse et qui avait été muté là. Grâce à ce contact, Galataud peut se loger chez le buraliste de Gilhoc, Siméon Bouvier, acquis à la Résistance. Marcel Dumont met Raoul Galataud en relation avec Pierre Crumière, étudiant lyonnais, qui l’accompagnera dans sa tâche visant à transformer le groupe retranché à La Cula en maquis de combat.
Il y a alors à Tournon un début d’organisation de FTP légaux, dirigés par Johan Gay, moniteur de gymnastique et communiste. Marcel Bélingard, son élève, s’imprègne auprès de lui des idées qui l’amènent à ses premiers actes de résistance7. Certains de ses camarades plus âgés, réfractaires au STO, sont les premiers éléments des FTP rassemblés par Raoul Galataud à La Cula. Ce maquis-refuge créé par Henri Villemin, militant ayant fui la région de Montbéliard, n’appartient à aucun mouvement8. Situé dans une ferme, à faible distance de Tournon, en un lieu sauvage de la vallée de la Daronne, il présente l’avantage d’être accessible à pied, en quelques heures, ou par le CFD Tournon-Lamastre depuis la vallée du Rhône, voie ferroviaire, routière et fluviale d’importance stratégique. Sur le passage, l’auberge des Vallet à La Rosière sert de lieu de contact et de boîte aux lettres pour les maquisards. L’implantation de La Cula inspirera le choix des critères pour celle de futurs maquis.
4 Attestation établie après la guerre pour confirmer son engagement par Marius Bourret (lieutenant Maurice, chef du détachement Politzer).
5 Entretien réalisé avec son fils, le 30 novembre 2004.
6 Entretien réalisé avec Raoul Galataud, le 27 janvier 2014.
7 Marcel Bélingard, Avoir vingt ans dans la tourmente, Saint-Apollinaire-de-Rias, Éd. Les Rias, 2008.
8 Louis-Frédéric Ducros, Montagnes ardéchoises II., op. cit., p. 34-35.
À l’heure où les Mouvements sont en pleine gestation, une armature solide s’est dessinée comprenant de fortes individualités, et ce dans un espace donné. Même si en 1940-1941 il est beaucoup trop tôt pour parler de territoire, la toile tissée par ces médecins sera une aubaine pour « Combat », « Libération » puis pour le SOE qui n’auront plus qu’à se brancher dessus. Les relations professionnelles, familiales et amicales s’entrecroisent et marquent les premiers pas de la contestation : en attendant, on s’organise entre confrères, entre beaux-frères. Les épouses qui se rencontrent fréquemment participent silencieusement à la toile qui se tisse. C’est certainement le pendant subversif de cette guerre qui active les entregents, les amitiés et les valeurs en partage. En décembre 1943, quand le Secteur est décimé, d’autres personnalités issues du sérail prennent le relais. Lorsque le Bataillon de Chambaran/Secteur 3 FFI de l’Isère pénètre dans Lyon dans la nuit du 2 au 3 septembre 1944, les âmes sont soignées et le match est gagné.
Ces premières conclusions sont partielles. En effet, lors de l’étude nous avons distingué d’autres formes de relations qui ont concouru à la mise en place du Secteur. Ce sont notamment les cercles discrets des frères maçons qui s’entremêlent et qui sont très « prisés » par les Mouvements en raison de l’exercice habituel du secret. Les histoires d’amour ont également des effets : ravitaillement des camps, surveillance, silence et compréhension de familles ouvertement vichystes pour préserver le gendre réfractaire, mais, également, des dénonciations par jalousie. L’identification des sixaines formées dans l’usine Peugeot permet presque de cartographier les bâtiments : atelier, services. Comme pour les équipes de rugby qui forment les sixaines en fonction du profil des joueurs, les collègues d’un même atelier ont un fonctionnement similaire, la cooptation informelle étant la règle. L’ensemble des résultats devrait être publié prochainement.
La co LL ection du m u S ée de n antua:
U n T ravail con T in U de collec T e d’images privées
Les collections du Musée départemental d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de l’Ain et du Haut-Jura sont le fruit d’une remarquable collecte réalisée à partir de 1980 par les Amis du Musée. La collection (environ 11 000 pièces) est constituée essentiellement de dons de donateurs originaires du département ayant vécu ou connu les événements de la Seconde Guerre mondiale dans l’Ain et ayant pu transmettre l’histoire des objets. Ce lien direct avec la population et la richesse de la documentation rassemblée confèrent un sens tout particulier à la collection.
Le fonds permet d’illustrer les événements de la Seconde Guerre mondiale dans l’Ain, de la montée des périls à la Libération, et d’évoquer la construction de la mémoire aprèsguerre. En plus d’une collection d’objets remarquables (dont on peut citer le pistolet Luger du Général Delestraint ou encore une robe de mariée en toile de parachute), le musée dispose d’une collection de 150 affiches de propagande, d’archives cinématographiques exceptionnelles et d’un important fonds photographique.
Des hommes qui prennent le maquis, l’on imagine la silhouette armée cachée à l’ombre des arbres. Au-delà de cette représentation allégorique et stéréotypée du Résistant se cache une réalité sociale complexe : pourquoi et comment ces hommes rejoignent-ils ces massifs forestiers qui les font rentrer dans l’illégalité ? Quels y sont leurs moyens de subsistance, de se protéger et de combattre ? Quelles relations entretiennent-ils avec leur voisinage, l’autorité française ou l’occupant allemand ?
C’est à ces questions que répondent les contributions d’historiens, géographes ou anthropologues réunies ici. Au cœur de l’écriture contemporaine de la Seconde Guerre mondiale, ces travaux de recherche menés un peu partout en France sont complétés par des photographies et des dessins, inestimables témoins provenant de collections publiques ou privées.
Prolongement des journées d’études organisées en octobre 2014 par Mémorha, le Parc naturel régional du Vercors et le Musée de la Résistance et de la Déportation en Ardèche, cet ouvrage propose de mieux comprendre la constitution des maquis, de découvrir la vie quotidienne des réfractaires et résistants et de saisir les modalités de transmission de cette « expérience maquis » de 1945 à nos jours.
WWW.EDITIONS-LIBEL.FR
ISBN : 978-2-917659-52-6
DÉPÔT LÉGAL : AVRIL 2016 24,90 € TTC