Mon Lieu Secret (extrait)

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Isaura, la ville aux mille puits, s’est élevée présume-t-on sur un profond lac souterrain. Partout où ses habitants, creusant dans la terre de longs trous verticaux, ont réussi à trouver de l’eau, jusque-là et pas plus loin, la ville s’est étendue : son périmètre verdoyant répète celui des rives obscures du lac enseveli, un paysage

mon lieu secret

mon lieu secret

Des Lyonnais dans l’œil d’Ernesto Timor

Des Lyonnais dans l’œil d’Ernesto Timor

Préface de Dominique Sampiero

invisible est la condition du paysage visible, tout ce qui se meut au soleil y est poussé par l’eau qui bat enfermée sous le ciel calcaire de la roche. Italo Calvino, Les villes invisibles

Que disent de nous les lieux que nous aimons ? À cette question, Ernesto Timor choisit de répondre par une galerie de portraits, qui entremêlent espace urbain et paysage intérieur. Deux années durant, il est parti à la rencontre de Lyonnais de tous horizons, laissés libres d’interpréter cette simple formule : « Mon lieu secret ». Chacun pose ainsi dans le décor qu’il s’est le mieux approprié, où résonne l’écho le plus sincère. Les fragments visibles de la ville, présents dans chaque image, composent au fil des pages le portrait intime de Lyon vu par ses habitants. Un émouvant secret donné ici en partage.

prix : 25 € ISBN : 978-2-917659-32-8 dépôt légal : octobre 2013 www.editions-libel.fr


Sparkling portraits Par Dominique Sampiero, écrivain et scénariste.

Quel est mon lieu secret, indestructible, intouchable, abstrait car habité seulement par la crinière de mes souvenirs, dans le dédoublement de la présence là où quelque chose s’est passé et dont le récit ébranle mon intime tremblement ? D’où suis-je quand je ferme les yeux ? Quand je retiens mon souffle ? D’où suis-je quand je fais l’amour et quand je dis, voilà, je pars, OK mais vers où, c’est quel pays la jouissance ? D’où suis-je quand j’habite mes mains, mon regard ou rien, le silence par exemple ? Quand je prends des photos, la fuite, froid, peur, le train, la porte, quelqu’un en grippe, par surprise, la pause, mes jambes à mon cou, la grosse tête ? Ceux qui répondent : je suis d’ici, depuis toujours je suis d’ici, comme pour dire, point final, circulez rien à voir, je suis là, qu’est-ce que vous insinuez, non, mais ! Que voudraient-ils affirmer et rendre impossible ? D’ici et être ici, c’est pareil, on dit qu’on est d’ici, on dit aussi « je suis là ! » quand quelqu’un crie « où es-tu ? », mais on est d’où réellement, on n’est jamais là, c’est où ici, là ou là-bas, c’est loin, c’est proche, c’est comment ? C’est comme si on voulait s’appartenir entièrement et être là définitivement. On s’invente des lieux secrets ou les lieux secrets nous inventent ? Être d’ici ou pas, ça bouge. Non ? Dans tes yeux ? Dans tes mains, tes pieds, ton souffle, dans ta bouche ? C’est où manger, voir, jouir, regarder, attendre, désirer, pleurer, rompre, s’unir, respirer, rejoindre, s’accroupir, coucher avec ou seul, fermer les yeux, tourner le dos ? Sortir de soi revient à choisir un lieu qui nous ressemble au moment du choix. Alors tu habites une image comme si c’était ta maison, une nuit bleutée pleine de papiers en confettis tristes sur le sol. Tu habites tes yeux, tes mains. Ton regard de temps en temps, le reste du temps où es-tu alors ?


Tu habites une image mentale, un lieu qui n’existe pas, un lieu secret, invisible accroché derrière le rideau de tes yeux. Tu habites ce que tu détestes, espères, revendiques, déchires à pleines mains, convoites, pourchasses, déshabilles, achèves, expires. Tu habites un toit, un immeuble vide, une bâche grise, un escalier, une rue inquiète, une rivière d’entre-deux, une fenêtre accoudée au ciel, un regard qui se détourne, tu habites ta main sur le mur, la lumière d’un Velux, un fauteuil rouge, une table verte, une chemise blanche sous un arbre, un foulard, un tapis de feuilles mortes. Tu habites tout ce que tu n’as pas dit, pensé, osé faire, tes tremblements, ta peur de mourir, ta résignation, tes rêves de porcelaine ou de ficelle, la surface de tes ruptures et de tes fatigues, la forêt de ton intuition, les eaux de ta nudité et de ta transparence, l’à-côté de ton étonnement, les cailloux de ta détresse, le feu de bois de ta provocation et de tes mensonges. Un portrait, c’est ça, l’instant éphémère où tu habites l’œil de celui qui te regarde, l’objectif et puis ton corps, une fulgurance, entre tomber en poussière et scintiller. L’instant d’avant, il n’y a rien personne, l’instant d’après non plus, et entre les deux, hop, un portrait. Quelque chose se passe comme un portrait. Quelqu’un habite là dans l’image qui est prise. Tout le monde constate une ressemblance, mais on ne sait plus avec qui ni avec quoi. Un portrait c’est un lieu immédiat qui surgit une fraction de centième de seconde et c’est ridicule de penser qu’on y est pour quelque chose. Le modèle et le photographe sont pris par surprise et le lieu du portrait est un lieu d’apparition. Quelque chose où surgissent l’imprévisible et sa fierté muette. Un portrait c’est une fenêtre où se joue le combat secret. Une silhouette qui nous prend par le bras pour nous laisser deviner qui nous sommes. Un marmonnement où s’acharne l’invisible pour qu’on le reconnaisse sous l’angle le plus favorable de l’image. Une chambre qui nous pourchasse dans nos désirs les plus chaos les plus nuptiaux.

Un portrait se regarde en s’enfermant dedans, se laissant transpercer par l’élégance des ombres dont on veut taire le nom, menant à la perfection l’inondation des signes. Le lieu secret du photographe et du modèle, du kidnappeur et de celui qui consent à se laisser capturer par la lumière, ce lieu-là est une alchimie entre tous les autres lieux possibles et inimaginables. C’est même l’apparition d’un lieu qui n’existe pas. Un portrait est un lieu qui n’existe pas, mais dont la ressemblance bascule. Tout le monde alors s’engouffre dans ce qui est posé à plat sans comprendre pourquoi l’émotion capturée capture à son tour. Un portrait est un lieu-frontière pour effacer les contours, perdre connaissance, réapparaître dans l’image qui nous regarde. Et nous croulons à travers tous nos visages. Le spectateur fait un avec le spectacle qui est celui d’un mouvement resté en suspens. Une sensualité alors est rendue possible, quelque chose entre la tendresse de l’abandon et du recueillement. Celui qui regarde adopte celui qui, dans l’image, attend un regard comme un geste vers lui. Une blessure ou une faveur. Un portrait est le scintillement d’une présence.


Territoires de l’intime Ernesto Timor répond aux questions de Frédéric Bellay et Benoît Roux.

Frédéric Bellay est photographe, Benoît Roux, éditeur. Entretien réalisé à Lyon en septembre 2013.

tée avant moi. J’ai attendu d’avoir une porte d’entrée, en quelque sorte. J’ai aussi cherché un projet qui, dès son origine, mixe mes deux centres d’intérêt en photographie : le portrait et les lieux, les décors… C’était ma manière de me sentir un peu invité par cette ville. FB > Les lieux fonctionnent donc comme des décors pour toi ? Le personnage a l’air toujours à l’avant-scène, il y a un côté théâtral.

Frédéric Bellay > Peut-on commencer par interroger cette notion de « secret » ? Elle m’apparaît ambiguë...

ET > J’ai peut-être été contaminé par mes années de travail pour le spectacle vivant !

Ernesto Timor > Mon lieu secret est un genre de formule magique que je propose aux gens, libre à eux de l’interpréter comme ils veulent... N’étant Lyonnais que depuis quelques mois, j’avais le pressentiment que quelque chose se jouait là-dessus, que les gens n’ouvraient pas facilement leur porte sur le caché, l’intime. J’étais déjà curieux de voir comment ils comprendraient la formule. En tant que nouvel arrivant, je me promène beaucoup le nez au vent, je pousse les portes au hasard, j’ai l’impression d’avoir beaucoup de curiosité pour cette ville… que ses habitants ont parfois perdue. Je n’ai pas tellement découvert de lieux incroyables à travers ce projet. J’ai même été étonné de voir à quel point beaucoup se grattaient la tête pour trouver leur lieu de prédilection. Cela s’est plutôt orienté vers Mon lieu vrai…

BR > Comment ces éléments se positionnent-ils, lieux et personnes ? As-tu le sentiment qu’au final se dessine plutôt une intimité ou un territoire ?

FB > Un lieu qu’ils aiment, qu’ils pratiquent, qu’ils connaissent ? ET > Oui, un lien qui compte pour eux. Benoît Roux > Tu avais donc ce pressentiment que les Lyonnais allaient peiner à t’ouvrir leur porte ? ET > Les premiers mois, je me suis interdit de trop photographier la ville. Elle est connue, a beaucoup été arpen-

ET > Je n’ai jamais pris vraiment parti. Même si, par goût, j’espérais que nombreux seraient ceux qui me révéleraient des choses du domaine de l’intime : secret, planqué, ce n’était pas trop la question. C’était plutôt : quel cadeau ils seraient prêts à faire à un étranger. Assez peu au final m’ont embarqué chez eux, dans des lieux qui ne se montrent pas… Par contre — ce n’est pas spectaculaire, mais c’est ce qui donne de l’épaisseur au projet selon moi — ils ont toujours joué le jeu sur la sincérité du choix. Ont souvent cherché le lieu incontournable qui les résumait, bien plus que le joli spot… BR > La série dessine une vraie fantasmatique d’espace. Tout en étant étranger à l’intimité et à la psyché de ces personnes, on ressent comme une vraie apparition en filigrane. ET > Ce sont des gens qui se mettent en scène. De manière très sobre : j’ai généralement refusé les accessoires que proposaient certains qui se piquaient presque trop au jeu ! J’ai aussi décliné les photos sur le vif, même les plus timides ont dû composer avec ma demande de

portrait posé, pas de faux naturel, un léger artifice assumé au plus, avec pour mission de raconter quelque chose de juste. FB > On voit clairement qu’on est dans un monde urbain, une ville ou plusieurs… Je ne suis cependant pas certain qu’on puisse facilement identifier Lyon, en dehors de quelques images qui ont pour cadre des lieux très connus… ET > Lyon, pour moi, dans ce projet, c’est une contrainte, au sens d’une consigne de travail pour me cadrer. Bien sûr, je suis heureux d’y habiter, pour une fois je ne me sens pas en lutte avec mon cadre de vie ! Mais je n’adopte pas pour autant un esprit de clocher, je ne cherche pas à faire de réclame sur la ville ni à collectionner des vues typiques ou avantageuses. Elle m’intéresse, elle m’accroche, je l’aime, mais d’amour libre, sans alliance ni drapeau ! Je crois tout de même que la ville y est identifiable, au moins discrètement, dans la quasi-totalité de ces images. Tant de détails ici ne sont pas comme partout, y compris dans les intérieurs, jusqu’au petit cabinet peut-être… FB > En ce sens, une image comme cette suite de piles de ponts sur le Rhône n’est pas spécifique, pas plus que descriptive ou emblématique de la ville. ET > Ça me plaisait de montrer le Rhône autrement que sous son meilleur angle supposé. Ce gars-là fait son footing ici et, par chance, cela coïncide avec les bords du fleuve comme je les aime, un imbroglio de voies de circulation et de sérénité bruyante. En même temps, cette attirance qu’ont tant de Lyonnais pour leurs berges, elle me semble particulière ici. À Paris, je ne crois pas qu’il y ait ce même magnétisme pour les bords de Seine. Est-ce parce que la ville est plus ramassée, qu’elle comporte deux cours d’eau pour elle toute seule, ou que les berges n’y sont pas accueillantes seulement pour les voitures ? C’est très


présent dans la philosophie constituante de la ville, cette dualité fluviale, mais aussi immédiatement dans les habitudes de vie. FB > Ça tient aussi à ce que tu inclus dans le cadre. Par exemple l’image de Slow Joe sur la place Sathonay : elle est là aussi plus évoquée que représentée. ET > En allant plus loin, dans le portrait sur le toit depuis les Pentes, j’ai délibérément arrêté le cadre juste avant la basilique de Fourvière. Pour éviter la carte postale. Et puis parce qu’on pressent cette présence bien assez ainsi. BR > C’est cela que je trouve troublant dans ce travail. Il y a une potentialité d’universalité. On n’a pas besoin de connaître les lieux pour partager certains ressentis. En même temps il y a une telle prégnance de la ville… Tu dis que tu n’aurais pas mené un tel projet à Paris ? ET > L’échelle de Lyon est plus familière, plus maîtrisable. Paris, ça ne veut plus dire grand-chose pour moi, ou alors ça y est, on file dans le patrimoine et le cliché touristique. Jusqu’alors, mes projets dits « en territoire » s’étaient plutôt bornés à des commandes sur des quartiers ou des villes de banlieue parisienne. Avec souvent cette démarche pas clairement énoncée de rendre acceptables des lieux pas toujours drôles à vivre… BR > Une autre notion importante est cette supposée réserve des gens d’ici, sujet dont tu t’es emparé. ET > Le fameux Lyon caché, je ne l’ai pas encore trop rencontré, que ce soit les riches demeures, les jardins incroyables, le théâtre des dernières coutumes ésotériques… Certains, que je sais bien placés pour m’ouvrir ces portes, ont préféré jouer la pirouette, surprendre en posant dans des lieux très publics, affecter un côté lumineux qui trompe son monde. Cette pirouette elle-même en dit long et

m’intéresse, c’est aussi ce qui peut expliquer la vibration étrange de certains de ces portraits anodins en apparence. Quelque chose a pu m’influencer dans ce projet sans que j’en aie pleinement conscience. À mon arrivée, j’ai parcouru nombre d’ouvrages portant sur la ville : grande et petite histoire, promenades dans les quartiers chargés de souvenirs et d’insolite, moult albums photo ayant pour ambition de vanter la ville et ses mutations... J’ai été frappé par l’esprit poussiéreux de la plupart. Moi qui n’ai pas connu le Lyon bourgeois, gris et endormi qui a fait sa triste réputation d’antan, je l’ai trouvé dans ces livres qui parfois n’ont pas dix ans d’âge, mais en paraissent bien plus. Aussi, cette bienséance (bien moins plaisante que la fameuse sagesse locale) qui consiste à présenter ses habitants comme une pyramide de notables régnant sur un petit monde d’anciens métiers pittoresques… La modernité s’y résume souvent à la présentation d’un nouveau quartier d’affaires ou d’un ouvrage d’art routier ! Je me suis dit qu’il y avait place pour un livre qui n’aurait pas cette approche du corps social. Ici, le prénom compte plus que le titre et tout le monde est logé à la même enseigne. Et puis prendre comme terrain de jeu Lyon au sens large, périphéries incluses, pas juste un centre historique digne de figurer dans les guides… FB > Trois systèmes identitaires me semblent se croiser dans ce projet : tu as ta propre histoire, ton propre plaisir ; puis l’identité d’un territoire, selon une approche assez particulière ; et enfin la question de l’intimité de l’individu. BR > Tu es étonnamment volontaire dans ta curiosité de l’espace et des gens. Tu y vas !… ET > Il faut dire que j’ai choisi d’habiter ici sans y avoir tellement de repères ou de connaissances. Ce projet m’a forcément accompagné dans cette démarche d’enracinement.

FB > Plus largement, la photographie est un moyen que tu utilises pour aider à comprendre, connaître ? BR > Parce que tous les photographes ne fonctionnent pas de la sorte. On sent peut-être moins de distance chez toi que chez d’autres. C’est particulièrement étonnant dans le cadre de cette ville qui a tendance à en mettre beaucoup, de la distance. Est-ce que l’intrusion s’est parfois avérée risquée ? ET > J’ai surtout senti que ce serait lent, que les gens d’ici ne s’engagent pas comme ça. Certains ont mis plus d’un an à se décider ! Mais j’ai aussi senti que c’était pertinent, que ça prenait humainement, que c’était porteur d’images fortes. Ce qui n’est pas le cas de tous mes projets, j’en abandonne beaucoup au bord de la route ! FB > Qui sont ces gens photographiés ? ET > D’abord quelques amis que j’avais à Lyon à mon arrivée, puis certains de leurs proches, et des cercles de plus en plus éloignés à mesure du bouche-à-oreille. Puis j’ai osé le proposer à quelques inconnus, sans du tout partir en quête de gueules ou de figures nécessaires au projet, plutôt sur l’intuition que j’avais de leur ouverture à ce jeu, de la possibilité qu’ils aient un coin de vie pas banal à partager. J’ai connu quelques refus, quand on n’est pas recommandé, ce n’est pas toujours facile à Lyon ! FB > Est-ce que le lieu de résidence des personnes photographiées a une influence sur leurs choix de prise de vue ? ET > Peut-être que oui. Par exemple, dernièrement, j’ai travaillé avec toute une série d’inconnus complets, qui répondaient ainsi à un appel à participation diffusé sur le quartier Monplaisir, en amont de mon exposition à venir en résonance à la Biennale de Lyon. Eux venaient


généralement avec une proposition toute prête : « j’ai pensé à ce lieu-là ! ». Alors que je m’étais plutôt habitué à ce que les gens débattent plus ou moins longuement avec eux-mêmes du principe même du portrait, mais s’adressent à moi avant de trancher le choix du lieu… FB > Différence intéressante : certains s’axent davantage sur le portrait, d’autres sur le lieu. ET > Au moins le temps de la prise de contact. Avant de se connaître, c’est rassurant de proposer un lieu a priori photogénique, voire patrimonial, qui témoigne aussi de l’attachement à la ville : motivation réellement fréquente chez les Lyonnais… Sauf qu’on prend toujours le temps de discuter avant la prise de vue, je tiens à m’assurer des motivations des gens, être sûr qu’ils s’autorisent à me présenter des lieux moins vus, moins emblématiques de Lyon peut-être, qu’ils ne se tracassent pas de savoir si c’est beau ou bien éclairé… Et souvent émerge une deuxième proposition, bien plus personnelle et intéressante pour tout le monde. FB > À côté des intérieurs, le deuxième type d’espaces qu’on voit dans ce projet c’est des extérieurs, qui ne sont d’ailleurs pas toujours de vrais lieux publics, rarement des lieux prestigieux en tout cas. ET > Il y a aussi des cas intéressants de gens qui ne choisissent pas ce lieu en fonction de leur histoire ou leurs habitudes personnelles, mais plutôt pour ce qu’il représente. Par exemple, choisir le quartier de la Confluence parce qu’il est nouveau et emblématique d’un certain dynamisme urbain. C’est une manière étrange de s’approprier les lieux, pas tant pour ce qu’ils sont réellement que pour l’identification qu’ils permettent. BR > L’espace n’est décidément pas neutre. Qu’est-ce qui qui se joue derrière tout ça ? Par exemple cette femme, sur fond de cité, comme en « tension » ?

ET > Voilà quelqu’un qui n’était pas à l’aise avec l’idée de se montrer, de se mettre en avant. Mais elle avait une idée à défendre, une envie de parler de la mixité sociale et culturelle — une valeur qu’elle trouvait alors peu représentée dans ma galerie de portraits (un fonctionnement participatif ne reflète pas facilement la société civile, mais bien plus la fraction de gens le plus partants pour ce genre d’initiative, pas les plus farouches avec l’image, notamment). Elle avait donc une envie en forme de concept, de message, de revendication, d’attachement à un quartier longtemps pointé du doigt comme « à problèmes ». On est partis en repérage à la Duchère, assez longtemps pour que j’appréhende moi-même ce cadre en pleine réhabilitation, qu’elle ait moins peur du regard du photographe posé sur sa personne, qu’elle se convainque surtout que l’on allait faire une photo non pas symbolique, mais incarnée, que tous ces niveaux de lecture pourraient se trouver réunis dans une seule image d’apparence simple et évidente. FB > Ce qui donne quelque chose de fascinant : c’est simplement une femme dans la ville… Tu as un souhait d’exhaustivité ? ET > Non bien sûr. Je ne fais pas une étude, je me laisse porter. J’ai comme seul objectif d’atteindre un équilibre tendu entre les différentes facettes du projet. Qu’il s’enrichisse de lieux a priori déconsidérés, que des gens d’approche plus difficile y trouvent leur place… BR > Qu’est-ce que change la série, l’accumulation, dans un tel travail ? J’ai l’impression qu’un dispositif non dénué d’artifice a finalement généré un travail d’une richesse presque inépuisable… Qu’est-ce qui te ravit ? Qu’est-ce qui te donne envie de continuer ? Quand viendra la lassitude ? ET > En effet ce projet est loin d’être bouclé, ce livre n’est qu’une étape ! Je

n’ai pas vraiment de dispositif au sens de construction d’image, plutôt une idée déclencheuse. Les photos s’organisent autour de chacun tel qu’il est et de ce qu’il a envie d’en dire, je suis en très forte empathie avec mes sujets, c’est ce qui le rend infiniment varié… L’ennui ne me guette pas encore, loin de là ! FB > Jean-Christophe Bailly écrit dans son livre Le Parti pris des animaux que « le caché est dans le visible ». Chez toi, il y a, dans le visible de l’image, quelque chose du caché de la personne photographiée. Une espèce de tension avec un lieu qu’on croit connaître… Le secret réside donc dans le visible ? ET > C’est un fantasme courant en photo­graphie, donner à voir ce que tout le monde pourrait voir… mais ne voit pas ! Pour ma part j’y ajouterai : mine de rien... BR > C’est décidément une affaire à tiroirs… Crois-tu qu’on peut avoir plusieurs niveaux d’appréhension de ce travail ? ET > J’aime beaucoup ça, qu’on puisse lire une œuvre à plusieurs niveaux, sans qu’un niveau de perception soit plus vrai que l’autre. C’est aussi pour ne pas dicter de lecture que je me suis appliqué à une certaine distance esthétique dans ce projet, plus que dans d’autres travaux où j’interpelle ou provoque bien davantage. La plupart de ces portraits sont plutôt frontaux et distants à la fois, je lâche rarement les gens avant qu’ils m’aient offert un visage assez intériorisé, une belle ambiguïté plutôt qu’un sourire au naturel.

Les développements du projet sont à suivre sur www.ernestotimor.com/ mon-lieu-secret


Ernesto Timor, photographe. Colocation sur le plateau de la Croix-Rousse. Autoportrait en foyer d’accueil, motif lyonnais inclus.



Marie-Claire, infirmière. Aux marges de la Duchère. Là où ça mixe, là où ça métisse, là où ça hip et où ça hope... Se tenir là, à cet instant. Là est le vrai confluent qu’on ressent intimement.


Franck et Sophie, frère et sœur. Parc de Parilly. Cachés aux portes de Babylone, si emmêlés et touffus qu’ils soient, il est des signes qui ne trompent pas.




Karine, comédienne et toute cette sorte de choses. Gare de Perrache. Correspondance, transit, embarquement immédiat, pas eu le temps de lire la destination, c’est parti, applause !

Anne, pas celle que vous croyez. Ancien cimetière de Loyasse. Les chemins ténébreux procurent des satisfactions mémorables.



Julie, architecte. Nouveau foyer en chantier sur le plateau de la Croix-Rousse. 1, 2, 3... c’est là que je me pose.



Jemmy, ancienne danseuse et comĂŠdienne. Chez elle, dans les Pentes. La vie a passĂŠ, quelle rigolade !


Clara, intermittente du social. Gogues dans son appartement Ă la Croix-Rousse. Petit coin, mais grand secret.



Chloé, élève comédienne. Une porte poussée dans le Vieux Lyon. Personnage perché en quête de décor : des traboules pour coulisses, des escaliers Renaissance pour cage de scène.


Jackie, styliste. Impasse derrière l’Opéra. Sous les fenêtres de l’amour brisé.


Angie, étudiante de médecine. Théâtre antique de Fourvière. C’est 2 000 ans d’histoire où passer ses récrés, Lugdunum qu’on tutoie, le futur qu’on vouvoie, ça va aller. Virtute duce, comite fortuna !


Nelly, chasseuse d’influences. Basilique de Fourvière, crypte. Like a virgin, quel plaisir plus sacré que de jouer à la poupée ? Dans les entrailles du temple lyonnais du kitsch, c’est encore meilleur.



Gérard, plasticien. Dans son atelier à Villeurbanne. Là où tout ça prend forme, de l’immensité des femmes à la petitesse des mouches, un univers répété à l’envi.


Isaura, la ville aux mille puits, s’est élevée présume-t-on sur un profond lac souterrain. Partout où ses habitants, creusant dans la terre de longs trous verticaux, ont réussi à trouver de l’eau, jusque-là et pas plus loin, la ville s’est étendue : son périmètre verdoyant répète celui des rives obscures du lac enseveli, un paysage

mon lieu secret

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Des Lyonnais dans l’œil d’Ernesto Timor

Des Lyonnais dans l’œil d’Ernesto Timor

Préface de Dominique Sampiero

invisible est la condition du paysage visible, tout ce qui se meut au soleil y est poussé par l’eau qui bat enfermée sous le ciel calcaire de la roche. Italo Calvino, Les villes invisibles

Que disent de nous les lieux que nous aimons ? À cette question, Ernesto Timor choisit de répondre par une galerie de portraits, qui entremêlent espace urbain et paysage intérieur. Deux années durant, il est parti à la rencontre de Lyonnais de tous horizons, laissés libres d’interpréter cette simple formule : « Mon lieu secret ». Chacun pose ainsi dans le décor qu’il s’est le mieux approprié, où résonne l’écho le plus sincère. Les fragments visibles de la ville, présents dans chaque image, composent au fil des pages le portrait intime de Lyon vu par ses habitants. Un émouvant secret donné ici en partage.

prix : 25 € ISBN : 978-2-917659-32-8 dépôt légal : octobre 2013 www.editions-libel.fr


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