Thomas Fontaine Sylvie Zaidman Joël Clesse
« [r?]ault Raoul, [1]3 novembre 194[2] » Une inscription sur un mur, un nom retrouvé, une histoire qui se dessine. Celle de Raoul Sabourault, probablement auteur de ce message, résistant, passé par le camp d’internement en 1942 puis déporté à Mauthausen et décédé à Gusen le 3 août 1944. Le fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas, est resté presqu’en l’état depuis la Seconde Guerre mondiale. Il constitue une source exceptionnelle pour connaître l’histoire de ce lieu et celle des résistants qui y furent internés sous l’Occupation. Les auteurs nous font partager une visite du site, à la lumière de l’ensemble des archives et témoignages disponibles, pour terminer par une analyse des inscriptions de détenus encore lisibles sur les murs de la casemate no 17. Éclairés par l’analyse historique, les graffiti retrouvent un sens. Ils deviennent le message fragile et émouvant de résistants désireux de laisser une trace de leur passage en ce lieu avant de braver le destin que leur réservent les autorités allemandes.
Thomas Fontaine, doctorant de l’université Paris-1, auteur de nombreuses publications scientifiques, spécialiste de l’histoire du camp allemand de Romainville (Les oubliés de Romainville, 2005), achève une thèse sur les politiques répressives allemandes en France durant la Seconde Guerre mondiale. Sylvie Zaidman, docteur en histoire, conservateur du patrimoine, et Joël Clesse, chef du service images-son et technologies de l’information aux Archives départementales de la Seine-SaintDenis, sont les auteurs du livre La Résistance en Seine-Saint-Denis (Syros, 1994).
Thomas Fontaine – Sylvie Zaidman – Joël Clesse
Fondation pour la Mémoire de la Déportation.
Prix : 25,00 € ISBN 978-2-917659-20-5
9 782917 659205
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Ouvrage édité avec le soutien : du Ministère de la culture et de la communication, direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France du Ministère de la défense et des anciens combattants, secrétariat général pour l’administration, direction de la mémoire, du patrimoine et des archives de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre – le Bleuet de France de la Fondation pour la mémoire de la Déportation de la Fondation de la Résistance de la Ville des Lilas de la Ville de Romainville de la Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes (FNDIRP) de l’Union nationale des associations de déportés, internés et familles de disparus – Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance (UNADIF-FNDIR)
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ÉDITORIAL Claude Bartolone
Département jeune et dynamique, la Seine-Saint-Denis est aussi riche d’une longue histoire, dont
Président du Conseil général
certaines traces sont inscrites de manière indélébile sur notre territoire. Le fort de Romainville
de la Seine-Saint-Denis
aux Lilas, comme la Cité de la Muette à Drancy, qui abritèrent des camps d’internement durant la Seconde Guerre mondiale, font partie de ce patrimoine que nous avons la responsabilité de préserver scrupuleusement, mais aussi de faire connaître largement. Bien sûr, le souvenir de ces heures sombres blesse notre mémoire. Rien n’est plus difficile de que de se rappeler l’horreur vécue par tous ceux qui, dans leur âme et leur chair, ont porté l’innommable souffrance. Pourtant, rien n’est plus actuel, rien n’est plus essentiel, puisqu’il n’y a pas d’avenir sans mémoire. On parle avec raison du devoir de mémoire, mais il n’est rien sans le devoir d’histoire, ce travail d’archéologie patient et minutieux qui mène à la vérité. C’est le sens des études et des recherches que le Département encourage et soutient, depuis de longues années, grâce à l’action des Archives départementales, qui a mené, conjointement avec le service du patrimoine culturel, la campagne photographique sur les graffiti de résistants retrouvés dans la casemate n°17 du fort de Romainville. L’ouvrage de Thomas Fontaine est ainsi le fruit de cette volonté de transmettre le souvenir du passé aux générations présentes et futures, partagée par l’ensemble des partenaires institutionnels qui ont contribué à la réalisation de ce projet, et dont je salue l’engagement. Le travail scientifique que ce jeune historien a conduit sur les graffiti du fort de Romainville restitue l’histoire de ce camp allemand, à travers la vie des résistants qui y furent internés quelques jours ou quelques semaines avant, pour beaucoup d’entre eux, l’ultime voyage vers l’enfer et la nuit. Les inscriptions qu’ils ont laissées sur les murs de leur prison constituent un témoignage bouleversant de leur combat contre le totalitarisme et la barbarie, et de l’admirable sacrifice qu’ils ont consenti à la défense des idéaux démocratiques. Avec ce livre, les élèves et les enseignants de nos établissements scolaires auront accès à de nouvelles connaissances sur les lieux de la déportation en Seine-Saint-Denis, qui a payé un lourd tribut à l’accomplissement de l’idéologie exterminatrice nazie. Je me félicite qu’en découvrant ces traces qui nous touchent au cœur, tous les lecteurs, notamment les plus jeunes, puissent mieux comprendre l’histoire du territoire sur lequel ils vivent et le sens des événements tragiques qui s’y sont déroulés. J’espère, surtout, qu’ils trouveront dans les pages qui suivent, l’envie de porter un regard différent, ouvert et curieux, sur le monde qui les entoure.
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Préface – L’éphémère est histoire Denis Peschanski,
D’abord l’émotion ! On écrit aussi l’histoire avec sa propre histoire. Au détour d’une précieuse
directeur de recherche au CNRS,
analyse sur les graffiti, vous tomberez, comme moi, sur ce qui aurait dû être le dernier acte d’af-
conseiller historique près
firmation politique et de défi personnel de Robert Beck, résistant communiste, chef d’un réseau
le président du Conseil général
de renseignement et d’action. Je connaissais son itinéraire depuis longtemps ; mais dans le détail
de Seine-Saint-Denis
depuis ce jour de l’automne 2000 où j’ai eu accès aux archives de la préfecture de police de Paris pour y découvrir les procès verbaux d’arrestation et d’interrogatoire par la police parisienne, puis par les Allemands. Mes parents, membres du réseau, arrêtés quelques jours après lui, étaient aussi du lot. Dans la mémoire familiale ce « graffiti » écrit de son sang est resté comme la trace d’une geste héroïque. Une trace qui n’a disparu que sur le mur de la prison. Les graffiti de Romainville, comme ceux de Fresnes ou de Drancy, ce sont toujours des traces qu’on a voulu laisser pour témoigner du sort qu’on subit. Une façon de dire : moi, prisonnier politique ou interné juif, je témoigne de ce que me fait l’oppresseur. Le « je » est crucial car, derrière le collectif, souvent revendiqué, c’est la parole de l’Un qui est tracée. Le collectif n’est pas qu’un groupe, c’est une somme d’individualités qui témoignent par l’écrit furtif et éphémère de cette unicité. Cela vaut souvent défi, on dirait même résistance, car il s’agit d’affirmer la survie de l’identité alors que l’ennemi vise d’abord à la réduire. Pour les 5 300 hommes et femmes qui furent déportés de Romainville, soit les trois quarts des 7 000 internés passés par ce camp, la déportation de répression aboutit dans les camps de concentration allemands, symbolisés par le numéro de matricule : la singularité de ces camps est bien la volonté de détruire l’humanité singulière en l’homme. Cette dénégation est consubstantielle au processus. Le graffiti est le signal que l’humanité est toujours là. Contre la volonté du bourreau. C’est aussi, le plus souvent, un message d’espoir qu’on laisse à ceux qui restent ou ceux qui passeront ; une façon de dire en quelque sorte : « Je suis en vie parmi vous ». Il est donc essentiel de conserver ces traces. Inutile cependant d’en attendre ce qu’elles ne peuvent pas donner : à elles seules, elles ne fournissent qu’exceptionnellement des informations qui pourraient infléchir une interprétation historique. L’essentiel est bien sûr ailleurs. On le voit pour Romainville. En remontant minutieusement la trace de chacun, en croisant bien d’autres sources, on reconstitue les itinéraires individuels, éléments essentiels de la vie du camp. Ce camp de Romainville est peu connu. Il tient pourtant une place centrale dans le dispositif allemand de répression et de déportation. Il est même l’un des deux seuls camps d’internement sous administration allemande, avec celui de Compiègne, et avant d’être joint par un troisième, Drancy, en juillet 1943. Il est même le premier d’entre eux à avoir statut de camp d’internement, Häftlager, accueillant dès novembre 1940 des personnes arrêtées non pour le crime ou le délit qu’elles ont ou auraient commis mais pour le danger potentiel qu’elles représentent aux yeux de l’administration militaire allemande. Mais, comme souvent, côté allemand comme côté français, le statut a bougé avec le temps ; ou plus exactement les statuts. Dès le début, en effet, il est aussi Frontstalag (camp de prisonniers de guerre), alors que sont également visés les ressortissants de puissances ennemies toujours en guerre avec le Reich. Il est ensuite « réserve d’otages ». Quand les grands convois sont organisés en 1943 pour nourrir le système concentrationnaire allemand d’une main d’œuvre esclave, c’est l’annexe de Compiègne avant de devenir à partir de février 1944 le camp de déportation des femmes résistantes de France vers Ravensbrück.
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C’est l’histoire de ces hommes et de ces femmes, c’est l’histoire de ce camp singulier qui sont contées dans l’ouvrage exemplaire que vous allez lire. Il marque aussi que l’enjeu mémoriel est crucial, qu’il dépasse même l’enjeu historique puisqu’il s’appuie sur la force émotionnelle de cette trace laissée sur la pierre. Il ne s’agit pas d’un ordre moral, celui d’un bien hypothétique et dangereux « devoir de mémoire », mais nous disposons ainsi d’un instrument majeur au service de tous les médiateurs de connaissance, et d’abord des enseignants. On a comme une métaphore de la démarche historienne, cette lecture vraie des traces laissées par le passé. Par l’émotion et l’effet de vrai on accède à la connaissance, celle des hommes et des femmes et de leur geste, celle d’un camp encore bien méconnu. Le site est impressionnant. Il devra être valorisé comme site d’histoire et de mémoire. Autour d’eux pourra se construire un outil de compréhension du passé. Avec Drancy, dont on voit, dans ce livre aussi, quelques uns des graffiti qui viennent d’être découverts, le camp de Romainville rend compte de la politique nazie de répression et de persécution. Déportation de persécution et déportation de répression, on le sait, ont répondu à des logiques différentes. L’une a conduit aux centres de mise à mort, l’autre aux camps de concentration. La distinction doit être faite, non pour hiérarchiser les drames, mais pour mieux les analyser. Pour autant, la présence de ces deux lieux majeurs de la mémoire sociale de la guerre dans le même département, Drancy et Romainville, comme celle des gares du Bourget-Drancy, de Bobigny ou de Pantin, invite à une forme de convergence mémorielle plutôt qu’à une concurrence sans fondement. C’est dans ce cadre que s’inscrit la politique historique et mémorielle du conseil général de la Seine-Saint-Denis, en parfaite intelligence avec tous les partenaires concernés.
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« Il semble que chaque condamné ait voulu laisser trace […]. C’est du crayon, de la craie, du charbon, des lettres noires, blanches, grises, souvent de profondes entailles dans la pierre, ça et là des caractères rouillés qu’on dirait écrits avec du sang. Certes si j’avais l’esprit plus libre, je prendrais intérêt à ce livre étrange qui se développe page à page à mes yeux sur chaque pierre de ce cachot. J’aimerais à recomposer un tout de ces fragments de pensée, épars sur la dalle ; à retrouver chaque homme sous chaque nom ; à rendre le sens et la vie à ces inscriptions mutilées, à ces phrases démembrées, à ces mots tronqués, corps sans tête comme ceux qui les ont écrits1. »
1
Victor Hugo, Le Dernier jour d’un condamné, 1829, rééd. 1989, Paris, Le Livre de poche, p. 79-80.
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Introduction : Archives sensibles
9 – i ntrod uc tion
Sylvie Zaidman
Quelques mots encore distincts sur l’enduit qui s’écaille, ici un dessin, là des lettres, des chiffres, une date, un nom, notés rapidement : ce sont aujourd’hui les dernières traces personnelles, l’écho faiblissant des voix de détenus incarcérés dans les casemates du fort de Romainville1. On peut à juste titre s’interroger sur l’intérêt que présentent ces traces. Elles n’ont probablement été protégées que par leur situation, dans une casemate qui a longtemps servi d’entrepôt, d’abord à l’armée, puis pour les archives du service de la Marine du ministère de la Défense, et qui n’était donc pas accessible au public. Les études sur la répression durant l’Occupation permettent aujourd’hui de mieux connaître ce que fut le camp d’internement de Romainville et ceux qui y furent incarcérés. Cependant, si cet ouvrage se situe dans la continuité des analyses historiques précédentes, il est novateur dans son approche. Nourri des précédents travaux, il permet d’intégrer, d’étudier et de « faire parler » ce matériau encore peu analysé : le graffiti. Depuis plus de quinze ans, le Conseil général de la Seine-Saint-Denis s’est donné pour objectif de porter à la connaissance du public l’histoire des événements survenus sur le territoire de la banlieue nord-est pendant la Seconde Guerre mondiale. Une publication parue en 1994, La Résistance en Seine-Saint-Denis2, avait mis en évidence les particularités géostratégiques de cet espace durant l’Occupation. Le territoire qui deviendra la Seine-Saint-Denis était attenant à Paris, avec une urbanisation moins dense que celle de la capitale. Dès le XIXe siècle, des établissements industriels s’y étaient implantés, profitant des vastes espaces non bâtis que constituaient les terres agricoles et des réseaux de communication. L’armée y avait créé des casernements de troupes. Les populations s’installèrent d’abord en périphérie de la capitale, puis le développement démographique s’intensifia, surtout entre les deux guerres, gagnant les anciens bourgs ruraux aux confins de la Seine-etOise. La banlieue parisienne demeurait cependant constituée de paysages semi-urbains, plus denses aux abords de Paris, plus agricoles au fur et à mesure que l’on s’en éloignait, où co-existaient des populations récemment venues d’horizons éloignés. La singularité de la banlieue nordest se profila durant l’Occupation : les voies de communications, routes et voies ferrées, qui la traversaient étaient en direction de l’Allemagne, de la partie nord de l’Europe et, bientôt, du front de l’est. Cet aspect ne fut pas négligé par les Allemands lorsqu’ils réquisitionnèrent des bâtiments pour y loger des troupes et y aménager des camps d’internement. Le fort de Romainville fut occupé dès juin 1940 et transformé à l’automne en Haftlager, camp de détention. Dans Les Oubliés de Romainville3, ouvrage édité avec le concours du Conseil général, Thomas Fontaine a donné une étude détaillée des internés et des politiques répressives, expliquant leurs trajectoires et leurs conditions d’emprisonnement dans l’ancienne enceinte militaire
1
Nous empruntons ce titre à Noëlle Gérome, 1995, qui a travaillé à l’enrichissement mutuel de l’archéologie, de l’ethnologie et de l’histoire. Se reporter à la bibliographie pour les références.
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Clesse J., Zaidman S., 1994.
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Fontaine T., 2005.
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française. En parallèle à cette publication, il a mené une étude scientifique approfondie, consultable aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, sur les attributions administratives du fort dans le système répressif allemand, ses conséquences sur le profil sociopolitique des détenus et sur les flux de population incarcérée. Cette étude sert de socle au présent ouvrage, qui n’aurait pu prétendre à une analyse pertinente des graffiti de la casemate n°17 sans une connaissance approfondie des internés du fort et des mécanismes de la répression. Les sources utilisées pour les précédentes publications étaient évidemment les archives, conservées dans les centres publics ou privés, dépouillées dans la mesure de leur accessibilité aux chercheurs. On y a travaillé sur de nombreux fonds administratifs, mais aussi sur des documents sensibles, des témoignages, des photographies. Les récits des témoins et des internés, qu’ils soient oraux ou écrits, ont grandement contribué à la connaissance de ce qui, par nature, ne pouvait laisser de traces sur le moment, comme les conditions de vie ou l’action clandestine dans le fort. Les discours commémoratifs eux-mêmes, relayés par les manifestations du souvenir et la pose de plaques, ont apporté une lecture de l’histoire et contribué à l’installation dans les mémoires de certains types de représentations. Aujourd’hui, nous ajoutons donc une nouvelle source au corpus : l’analyse des traces « en dur », inscrites dans le bâti. En effet, pour aussi surprenant que cela puisse paraître, l’édifice en lui-même n’avait pas encore fait l’objet d’une analyse historique. Or la permanence du lieu est remarquable : depuis l’Occupation, les modifications apportées au bâti ont été très peu importantes, l’état général du fort est pratiquement celui qu’ont connu les internés. Les conditions d’accès à l’enceinte militaire expliquent partiellement l’absence d’étude du bâti : construction appartenant au ministère de la Défense, le fort de Romainville a été réutilisé dès la Libération comme casernement de troupes et a abrité des archives jusqu’en 2011. Il n’est donc pas possible d’y accéder en dehors d’autorisations strictement octroyées ou lors de la journée annuelle de la Déportation. Cependant, il serait insuffisant d’invoquer la difficulté d’entrée dans le fort pour expliquer l’absence d’étude des lieux à proprement parler. Le travail scientifique dépend, il faut le souligner, des matériaux dont dispose l’historien : archives, témoignages, photographies, documents de diverses natures et de diverses provenances, qu’il faut retrouver, questionner, comparer, analyser, critiquer et restituer. Mais, à l’évidence, l’impact des études scientifiques est aussi en étroite relation avec la demande du public ; l’intérêt doit dépasser le cercle des chercheurs et des enseignants pour permettre à la recherche de porter les perspectives qu’elle fait émerger. Tel n’a sans doute pas été le cas jusqu’à présent pour l’étude historique du bâti du fort et surtout des traces infimes qu’il porte. Par ailleurs, si les historiens savent manier et critiquer les sources écrites, il leur a fallu beaucoup de curiosité et de renouvellement pour parvenir à intégrer les autres typologies documentaires à leurs études. Les photographies, les images animées, ont peu à peu rejoint les corpus étudiés, mais il y a une vingtaine d’années, il n’était pas toujours évident de considérer les témoignages comme des sources parmi d’autres, auxquelles il fallait appliquer la méthodologie critique traditionnelle de la discipline. Dans ce livre, ces matériaux hors du champ archivistique ont été étudiés non par défaut, en l’absence d’autre information, mais pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire de nouveaux territoires d’investigation historique. Le bâti fait partie de ces traces dont la prise en compte est récente. Les études en histoire de l’art et en architecture documentent les édifices4, mais le travail des historiens inclut rarement les
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Citons pour mémoire le travail effectué par les agents des Monuments historiques et ceux de l’Inventaire, notamment les études du bureau du patrimoine culturel du Département de la Seine-Saint-Denis.
11 – i ntrod uction
données du terrain que peuvent apporter les constructions, voire les paysages. Pour cela, il faut élaborer de nouvelles approches, une méthodologie d’analyse spécifique proche de l’anthropologie, pour expliciter le sens de ces traces qui, contrairement aux archives administratives, n’ont pas été constituées en vue de leur utilisation postérieure. Moins étudiées encore : les traces éphémères laissées sur le bâti par des générations d’hommes. Il existe en France quantité de lieux, notamment ceux où des personnes se trouvèrent en séjour forcé, casernes, prisons, qui recèlent des graffiti, des dessins, des messages tracés à la hâte ou peaufinés pendant des heures, témoignant du passage d’un individu. Leur nombre est incalculable. Gravées dans les parois, inscrites avec un crayon, de la peinture, un morceau de charbon, n’importe quel matériau accessible facilement selon l’instant et le lieu, ces traces fugaces sont jugées parfois indignes parce qu’elles sont minimales ou grossières, et ne font pas l’objet d’une attention particulière de la part des historiens, des conservateurs ou du public. Leur précarité est à la mesure de l’indifférence qu’elles suscitent ; elles sont à la merci d’un coup de badigeon qui efface ainsi la saleté et les outrages. Rares sont celles qui ont été volontairement préservées et/ou étudiées. Pourtant, comme on le verra plus loin, les graffiti des prisonniers de la Seconde Guerre mondiale ont été rapidement identifiés à la Libération, certains ont même été répertoriés. Le plus grand nombre a cependant disparu. Puisque certaines inscriptions ont été jugées dignes d’intérêt, on peut avancer que la matérialité de la trace, la notion d’« illégitimité » ou de pauvreté du graffiti, ne sont pas seules en cause dans sa disparition programmée, malgré le travail de restauration réalisé en 2001 à la demande des élus et des associations d’anciens combattants. Il faut aussi compter avec l’activité humaine, le présent et ses impératifs. Les édifices, les locaux, les terrains, tout est sujet à mouvements et à changements. Les nécessités du moment font obstacle à tout ce qui pourrait prêter à la muséification. Le coup de peinture ne fait pas qu’effacer les anciennes traces; il prépare les nouvelles activités. Ainsi, le statut du bâti et des empreintes qu’il recèle ne peut pas être considéré comme pérenne, confortant les historiens dans l’absence de fiabilité du bâti comme source. Ce désintérêt s’étend aux graffiti, trop nombreux, souvent non identifiables, parfois illisibles ou vulgaires. Que prendre en compte ? Quelles sont les inscriptions authentiques, quelles sont celles qui sont venues s’y superposer ? Pourquoi ne s’intéresser qu’à celles qui restent aujourd’hui alors que tant d’autres ont été effacées ? Pourtant, si l’on peut à présent faire l’analyse du « corpus » des graffiti de la casemate n°17 du fort de Romainville, c’est bien parce que nous disposons d’une étude scientifique qui permet aux inscriptions murales de faire écho à une histoire élaborée à partir de tous les autres corpus de sources. Les graffiti sont autant une source, qui nous apporte des connaissances sur l’identité des détenus passés par la casemate n°17, qu’un objet d’étude en soi. Pour parvenir à ce point, le présent ouvrage est articulé en trois temps. Dans une première partie, une « visite historique » du fort est proposée au lecteur, une approche documentée du site pour comprendre pourquoi et comment il fut transformé en camp de détention, et pour quels types de détenus. Ainsi s’esquisse le cadre de production des graffiti. La deuxième partie s’intéresse aux inscriptions murales, à ce qu’elles étaient sous l’Occupation et à ce qu’elles sont aujourd’hui, pour contextualiser ces traces. Elles ont souvent fait écho et complété les connaissances déjà accumulées. Parfois, elles résument humblement tout ce que l’on sait d’un individu, dont le trajet est dès lors indissociable de son passage à Romainville. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la publication de ce corpus, du moins tel qu’on a pu le voir/percevoir entre 2009 et 2011 : la campagne photographique, menée par les Archives départementales de la Seine-Saint-Denis avec les photographes du Service du patrimoine culturel du Département a permis de fixer à un moment donné la représentation de ce qui subsistait des
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graffiti de la casemate n°17. Nous avons choisi d’en présenter sous forme de catalogue photographique général, en tentant de restituer le plus d’informations possibles sur l’auteur et la date lorsque nous y sommes parvenus, le texte s’il était encore perceptible. Par delà cette publication, les Archives départementales conservent une trace documentée des inscriptions, lisibles ou non. Il ne faut pas surestimer les possibilités de pérenniser ces matériaux sensibles et fragiles. On sait que les sources peuvent s’estomper, a fortiori pour les plus fragiles d’entre elles. Si l’on peut espérer conserver encore un long moment les documents sur support papier, les témoins de la période, autrefois clefs de la connaissance de la trajectoire des détenus et de la vie dans le camp d’internement, disparaissent les uns après les autres, emportant leurs mémoires, leurs récits, leurs visions individuelles. Les évolutions urbaines viendront prochainement bouleverser le statut de l’enceinte militaire et le sort des graffiti sera lié aux décisions prises. C’est pour cela que nous avons entrepris un travail dans deux directions : à la fois documenter scientifiquement les histoires et les lieux, et préserver « la trace de la trace ». Une campagne de collecte de témoignages oraux d’anciens résistants avait été menée dans les années 1990 par les Archives départementales, permettant l’enregistrement sonore de plus de cent personnes, aujourd’hui presque toutes décédées. C’est à présent les empreintes matérielles qui font l’objet d’une préservation. L’ouvrage et la campagne photographique couvrant le fort et les inscriptions murales de la casemate n°17 permettent de conserver aux Archives départementales des images des graffiti et de leur environnement, et de les contextualiser. En outre, à quelques kilomètres de Romainville, à Drancy, sur les lieux de l’ancien camp d’internement des Juifs, des inscriptions d’anciens détenus ont été retrouvées : leur préservation et leur restauration sont en cours, pour permettre au public de s’en approprier l’histoire grâce à l’étude qui est actuellement menée. Au final, nous espérons donner à tous, une lecture accessible et documentée du passé du territoire du nord-est parisien et de l’articulation entre un pan de l’histoire locale et l’histoire européenne.
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1 Revisiter le fort de Romainville
15 – Rev i s ite r l e fort d e Romainv ill e
Thomas Fontaine
En arrivant aujourd’hui au fort de Romainville, le visiteur découvre une architecture militaire caractéristique. A la Libération, le fort est redevenu ce qu’il était depuis le XIXe siècle, un site de l’armée française. Le 401e régiment d’artillerie aérienne (RAA) s’y installe de nouveau. Il fait place le 1er octobre 1964 au Centre mobilisateur 421. De juillet 1989 à juillet 1997, le fort est le siège de la délégation militaire départementale. Il sert ensuite de lieu de stockage d’archives. Aujourd’hui, tout en restant la propriété du ministère de la Défense, le site n’est plus utilisé. Du fait de la cession de son glacis à la commune des Lilas en 1967, le fort est à présent entouré d’immeubles et d’équipements urbains. Au point qu’il est même parfois difficile de le voir. Seule la tour TDF, mise en service en 1986, qui occupe un de ses anciens bastions, permet de le situer de loin. A l’entrée, trois plaques rappellent aux visiteurs que, dans cet endroit, près de 7 000 personnes ont été enfermées. Pour visiter le fort, il faut venir le dernier dimanche d’avril, lors de la cérémonie commémorative annuelle de la journée de la Déportation, seule date régulière d’ouverture du site au public. La visite se déroule en trois temps. A l’entrée du fort, des gerbes sont déposées devant les trois plaques – l’une donne le nombre de détenus passés par le fort, une autre rend hommage aux 46 otages extraits du camp pour être fusillés le 21 septembre 1942 au Mont-Valérien, la dernière évoque la déportation de 230 femmes à Auschwitz en janvier 19431. Mais le « cœur » de la cérémonie se déroule au « carré des fusillés », où une plaque a été apposée dès l’immédiat aprèsguerre – la première dans le site. Elle rappelle qu’à cet endroit, le 20 août 1944, « onze otages civils » ont été tués par « l’envahisseur allemand avant sa fuite ». La cérémonie se termine par un dernier dépôt de gerbes devant deux autres plaques, apposées juste après la guerre, situées à l’entrée de la casemate n°20 : portées par la mémoire communiste, la première rappelle l’évasion du colonel Fabien le 1er juin 1943, la seconde évoque Danielle Casanova, morte à Auschwitz, et ses « camarades » déportées avec elle2.
La commémoration de la 1re journée nationale de la Déportation, en 1954 au fort de Romainville. Journal l’Humanité
1
La première a été apposée en 1985 par l’association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance (l’ADIR), la deuxième en 1992 à l’initiative personnelle de Serge Choumoff, et la dernière en 2003 par l’association « Mémoire Vive », les mairies des Lilas et de Romainville, le Conseil général de la Seine-Saint-Denis.
2
Cf. Fontaine T., 2008a.
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Cette visite en trois temps mémoriels est inévitablement partielle. Elle n’intègre pas les graffiti de la casemate n°17. Il nous a donc semblé indispensable, avant de présenter ces derniers, de proposer une autre visite du site, plus historique, essentielle à la compréhension des inscriptions murales qui feront l’objet de la deuxième partie. La plupart des récits des anciens détenus au camp de Romainville présentent en effet une autre approche du fort. Le récit de Germaine Huard, ancienne internée, permet de prendre connaissance du premier contact des détenus de l’Occupation avec leur future prison : « Voici notre car arrêté devant le fort de Romainville. L’aspect extérieur est rébarbatif, c’est bien un fort entouré de murs et de fossés profonds. Nous passons le pont-levis et nous nous arrêtons quelques instants devant le corps de garde, puis le car repart pour s’arrêter de nouveau devant une gentille maison entourée de fleurs. Notre gardien-chef remet à un sous-officier allemand nos fiches et divers paquets […]. Le car descend une pente rapide, en tournant, et nous apercevons au bas de la côte des casernes, une cour plantée d’arbres tout autour de lourdes portes donnant accès à des casemates creusées dans le rempart et, au-dessus, un chemin de ronde3. »
Notre visite historique de l’ancien camp allemand reprendra ces différentes étapes. Le récit de l’ancienne détenue nous servira de fil conducteur, dans un site qui n’a subi que peu de modifications. Basée sur toutes les sources mobilisables, une analyse de l’histoire du camp d’internement permettra de repositionner les graffiti de la casemate n°17 dans l’ensemble carcéral.
1. Un fort militaire « Voici notre car arrêté devant le fort de Romainville. L’aspect extérieur est rébarbatif, c’est bien un fort entouré de murs et de fossés profonds » …
L’ « acte de naissance » du fort de Romainville remonte sans doute à la loi du 3 avril 1841 sur la construction d’une ceinture de forts militaires autour de Paris : projet défensif d’envergure Le site du fort de Romainville : son enceinte et ses bastions. DAD, CG93
conçu par le général Dode de la Brunerie, il s’agissait de construire une enceinte fortifiée de 35 km autour de la capitale, à l’emplacement des actuels boulevards des maréchaux, associée à dix-sept forts détachés à quelques kilomètres. Dans ce dispositif, le fort de Romainville, construit sur un vaste terrain vierge, occupe une surface de près de 25 hectares, situé à 126 mètres au-dessus du niveau de la mer, surplombant au nord l’est parisien vers Saint-Denis et Le Bourget. En 1867, la commune des Lilas ayant été créée à partir de quartiers excentrés de Pantin, de Romainville et de Bagnolet, l’imposante emprise militaire s’étend depuis sur le nord-est de la nouvelle commune. Une construction militaire
« L’adjudication des travaux à exécuter pour la construction […] eut lieu le 28 juin 1841 et fut approuvée par le ministre le 4 juillet 18414. » Les travaux furent mis en gérance et des marchés passés avec des entrepreneurs entre 1841 et 1845. Ils débutèrent en 1841 pour s’achever en 1848. Différents rapports du génie militaire précisent les aménagements (acquisition d’un four à pain en 1849, par exemple) et les réparations (comme la consolidation et la reconstruction des contrescarpes en 1852) réalisés au cours des années suivantes5.
3
Archives nationales (AN), 72 AJ 333, témoignage de Germaine Huard, non daté.
4
Délégation militaire de la Seine-Saint-Denis, Carnet de renseignements du fort de Romainville.
5
SHD, article 8, section 1, Paris Est, dont Fort de Romainville (1849-1875). Les cartons sont classés dans l’ordre chronologique.
17 – Rev i s ite r le f ort d e Rom ainv ille
Plan du camp allemand de Romainville (1940 -1944) Les différentes parties du camp de détention allemand ont été représentées sur cette photographie aérienne du fort de Romainville aujourd’hui.
casemate n°17
7
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4 6a
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6d
6b
6c
3b
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Légende
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Enceinte et bastions du fort
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Entrée du fort
6a Bâtiment principal 6b Cours
Zone réservée au commandement allemand :
3a Bâtiment de l’administration du camp
6c
Casemates
3b Cour et espace de circulation réservés
6d
Infirmerie
4
Logement de la garnison allemande
5
Voies de circulation pour l’arrivée et le départ des détenus
Aménagements récents
Zones de la détention :
7
Lingerie ( devenue le « carré des fusillés » )
Photographie aérienne prise en 2008 – © InterAtlas 2008
0
25
50 mètres
18
Le mur d’enceinte avec les ouvertures extérieures des casemates (vue prise quelques mois après la Libération). Archives privées Serge Choumoff
Le glacis autour de l’enceinte (vue prise quelques mois après la Libération). Archives privées Serge Choumoff
La construction d’ensemble formait un quadrilatère irrégulier de cinq hectares intra muros, divisé en une partie haute et une partie basse, entouré de redoutes et de fortins, et d’un vaste espace dégagé. Pour le fort proprement dit, le plan-type de Vauban servit de modèle, comme la fortification bastionnée. « La courtine sud-sud-ouest, munie naguère d’un pont-levis, a 100 mètres de long et la courtine nord-nord-est mesure 120 mètres. Les deux autres ont chacune 160 mètres. L’ouvrage offre quatre bastions ouverts à 70 degrés. » La plupart des courtines furent casematées. « A l’origine, les murs d’escarpe mesuraient 9,70 m. de hauteur et la contrescarpe 3,90 m. Les douves avaient 16,90 m. de large6. » Tous les bastions n’étaient pas pleins, notamment du côté de l’entrée. Le plan du fort, réalisé par le génie militaire français.
A l’intérieur, la vaste cour permettait l’exercice des soldats. Mais, du fait des progrès de l’artillerie, la hauteur des bâtiments des casernes – deux étages – offrit rapidement une cible facile.
Délégation militaire de la Seine-Saint-Denis
Les troupes étaient logées dans une caserne prévue pour « 306 hommes […], avec tous les accessoires pour trois compagnies d’infanterie » (le pavillon A sur le plan du génie) : une cuisine et une cantine au rez-de-chaussée, des lavabos, une infirmerie, un lavoir couvert de 3,20 m. de longueur, un séchoir adossé au pignon nord, des latrines. Le carnet, qui n’est que partiellement complété après 1899, indique que la construction du second casernement pour les troupes, le bâtiment B, fut engagée en 1913. Les officiers étaient installés dans un pavillon situé près de l’entrée, sur la hauteur du fort, prévu pour 8 personnes (le C). Une citerne de 88 000 m3, un puits, ainsi que deux écuries pour 16 chevaux dans les casemates 12 et 19, furent aménagés. Les autres casemates servaient de magasins d’artillerie. Un rapport du commandant du 401e régiment, daté du 23 juillet 1936, nous renseigne sur l’état de ces installations, dont certaines auraient dû être restaurées. En effet, si la salle des douches était jugée « moderne et suffisante » et la fourniture en eau satisfaisante, les chambres des troupes du bâtiment B étaient trop froides et trop petites. De même, « la cuisine et les salles à manger sont installées dans des locaux exigus, mal éclairés, difficiles à chauffer et à entretenir en bon état de propreté ». Le rapport dénonce également l’absence d’infirmerie au fort7.
6
Huret J., 1993, p. 127.
7
SHD, 34 N 688.
19 – Rev is it e r le f ort d e Romainv ill e
Carte postale d’avant-guerre : on y découvre l’importante superficie du glacis, une enceinte militaire installée sur deux niveaux (avec une partie haute visible ici, et une partie basse où était située la grande cour), ainsi que des parties de la fortification aujourd’hui détruites. Collection AD93
Un fort en banlieue parisienne
La guerre de 1870 mit en lumière l’inefficacité du système défensif des forts parisiens, qui servit même la stratégie des envahisseurs prussiens lors du siège de Paris. La répression des communards s’exerça aussi à partir de ces forts, qui contribuèrent à l’attaque de la capitale qu’ils étaient censés défendre. La paix revenue, l’enceinte fut déclassée. Le fort demeura un site militaire. Il devint un élément familier du paysage de cette partie de la région parisienne. Durant l’entre-deux-guerres, il était possible d’accéder à son glacis qui devint un lieu de promenade pour les populations. Différents régiments furent casernés au fort. En 1924, le 401e régiment d’artillerie de défense contre aéronef (RADA) s’y installa. Sa principale tache était la défense anti-aérienne de la capitale. Le centre mobilisateur d’artillerie (CMA) 421, créé en 1928 et fixé à Romainville, lui fut rattaché : en accueillant les réservistes, il assurait la mobilisation d’une partie des unités affectées à la défense anti-aérienne de la capitale. Le secteur «est» dépendait du poste de commandement installé dans le fort8. C’est ce dispositif militaire qui était en place lors de la déclaration de guerre en 1939. L’étatmajor qui prit ses quartiers au fort gérait l’ensemble du groupement nord-est du dispositif antiaérien. Comme prévu, des personnels furent mobilisés au fort : le journal de marche de la 128e batterie, du 51e groupe, précise par exemple que c’est entre le 22 et le 25 août 1939 que les hommes arrivèrent à Romainville. Le nouveau « dépôt de guerre n°421 » fut placé sous le commandement du colonel Laffitte-Rouzet9. Mais, après la campagne allemande victorieuse de mai 1940 et la rupture des fronts de la Somme et de l’Aisne au début du mois de juin, le gouvernement décida de déclarer Paris « ville
8
SHD, 7 N 3955, Région de Paris, organisation de la Défense anti-aérienne (DAT), surveillance de l’air, sécurité générale, DCA, défense passive (1930-1940). Sur le CM 421, cf. SHD 31 N supp. 5.
9
SHD, 34 N 688 et 689, historiques, rapports d’officiers, journaux de marche, etc., du 401e régiment d’artillerie.
46
2 Les graffiti
47 – Les g raffiti
Sylvie Zaidman
Le graffiti est, pour la plupart des gens, une marque illégitime d’un auteur malvenu, qui fait irruption dans un quotidien propre et ordonné. Le graffiti est une transgression visible et faite pour être vue, une nuisance perturbante. La liste en est infinie : signes de passage tracés sur les monuments, messages d’amour dans un cœur transpercé d’une flèche, obscénités « charbonnée à la porte des appartements1 » ou des toilettes publiques, dessins de prisonniers ou de soldats, tags laissés sur des murs d’immeubles, etc. Tous ont en commun leur statut transgressif et leur précarité, même ceux qui ont traversé les siècles. Percevoir les graffiti comme des traces, c’est confondre un peu vite le geste et son devenir. Ce n’est qu’à la lecture par d’autres que les signes inscrits deviennent traces de celui qui les a produits, mettant en jeu une diversité considérable de perception selon la proximité dans le temps entre l’auteur et le « décodeur » et la réceptivité de ce dernier à la transmission du message. Les graffiti de la casemate n°17 sont une production écrite et iconographique par défaut, le fait de prisonniers délestés des instruments graphiques et littéraires usuels : « Il nous était défendu d’avoir du papier et des crayons. Dans certains endroits, des fouilles fréquentes valaient de sévères punitions aux contrevenants. Cela n’empêchait pas que chacun de nous ait eu d’une façon plus ou moins continue de quoi écrire et ait écrit. On écrivait sur tout : sur les murs, sur des bouts de papier qu’on récoltait par tous les moyens, sur les marges de livres quand on en avait, entre les lignes, que sais-je2 ? »
La définition du graffiti, telle qu’André Chauvenet la suggère, c’est une inscription, réalisée à l’aide d’outils graphiques de fortune (un morceau de métal pour graver, de la craie, du crayon, du charbon...), sur un support mobilier ou immobilier (un mur, un meuble, une porte). Il s’agit d’un acte simple, facile à mettre en œuvre, où n’intervient pas prioritairement une ambition artistique ou littéraire, même si le dessin se veut esthétique ou si le message est poétique. C’est avant tout un geste, peut-être pas si spontané que cela dans la mesure où l’auteur a un projet, une volonté de signifier. Il existe d’ailleurs des exemples de marque sur le mur faisant directement fonction de mémoire collective, comme dans l’église San Zeno de Vérone, où sont notés sur les fresques religieuses les événements tels que les tremblements de terre ou les guerres.
De multiples inscriptions recouvrent les fresques de l’église San Zeno de Vérone (Italie), faisant référence à des événements précis, des tremblements de terre comme sur le graffiti en haut à gauche («1695 fu il terremoto grande»), des guerres et des mises à sac. Les plus anciens, retrouvés dans la crypte, font allusion à l’assassinat de l’empereur Berengario en 924. Archives privées Sylvie Zaidman
1
« Des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements » : Marcel Proust, citation illustrant la définition du mot « graffiti » in Alain Rey et J. Rey-Debove (dir.) Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992.
2
Chauvenet A., 1945.
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Toutefois, dans la plupart des cas, le graffiti témoigne avant tout d’une marque de soi dans l’espace et devient la trace d’un parcours individuel. Le fait de graver ou d’écrire sur un mur, une porte, objets immobiles et permanents, donne une dimension stable à un être dont le destin est de quitter le lieu auquel il est temporairement affecté. Les prisonniers ne sont pas les seuls à laisser leur signature : par exemple les soldats en faction, les bergers, procèdent de même. Le mur, matérialité de l’enfermement, devient le support de l’expression. On peut y voir un effort d’appropriation du lieu par l’auteur contraint de demeurer sur place, et qui profite d’un temps inactif pour tracer des messages et des dessins.
Les tours de La Rochelle furent utilisées pour emprisonner des soldats ennemis, anglais et hollandais, capturés en mer, ainsi que des détenus français. Les murs gardent de multiples traces de leur passage. Ici, une inscription gravée de la tour Saint-Nicolas : «DIEU [T?]A MOTE PRISON Dieu Te maudie di retour-ner ie nay envie». CMN?? Archives privées Sylvie Zaidman
Les graffiti sont polymorphes. Certains forment des pictogrammes, des représentations figurées ou non, dont le sens n’est pas toujours évident. D’autres se présentent sous la forme de lettres et de chiffres. Mais, qu’ils soient illisibles ou parfaitement déchiffrables, ils peuvent s’avérer difficiles à comprendre. Le sens du message n’est pas forcément apparent, tant cette écriture rapide et personnelle porte ses propres énigmes. Les graffiti de la casemate n°17 ne font pas exception. Généralement brefs, ils représentent des mentions autographiques dont la lisibilité est parfois perdue, des éléments de décompte du temps, des représentations, tels des portraits de femme, des évocations de la guerre ou de la Résistance. On y trouve peu d’indication concernant les fusillés ou la déportation, si ce n’est des annotations « destination inconnue » qui renvoient à l’incertitude entourant l’avenir des prisonniers. Pour pouvoir approcher ce matériau difficile d’accès, nous avons tenté d’en éclairer le contexte de production. En confrontant cette matière fragile et sensible à la base de données des détenus de Romainville, il a été possible de retrouver de nombreux auteurs de graffiti. L’enjeu était double : il s’agissait d’une part de restituer à une simple trace sa dimension humaine, sous la forme de l’histoire individuelle de son auteur. D’autre part, l’étude précise et globale des scripteurs permet de relire les graffiti à l’aune de l’histoire des politiques de répression.
49 – Les g raffiti
Sylvie Zaidman
1. Pour une approche anthropologique des graffiti Le terrain de l’approche anthropologique du graffiti est largement défriché. Par exemple, des associations locales, comme l’AGGRAPHE, oeuvrent pour un inventaire des glyptographes en vallée de l’Eure ; des amateurs érudits se penchent sur les représentations de navires ; des passionnés réalisent des moulages des graffiti anciens de Charente-Maritime, etc. Des scientifiques spécialisés dans différents domaines s’intéressent aux inscriptions murales. L’ethnologue Joël Candau, professeur d’anthropologie et directeur du laboratoire d’anthropologie et de sociologie « mémoire, identité et cognition sociale (LASMIC) » de l’université de Nice Sophia Antipolis et l’archéologue Philippe Hameau travaillent sur les graffiti carcéraux. Le sujet est aussi étudié par des spécialistes de littérature, de glyptographie, des historiens du pénal3. Plus proche encore de notre objet d’étude, le sociologue Michel Borwicz, lui-même ancien détenu en Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, s’est intéressé dès 1954 à la signification des inscriptions murales dans sa thèse4. Des chercheurs ont entrepris des collectes d’information, tel le responsable des ressources documentaires du musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère qui a effectué une recherche pour identifier les auteurs des graffiti sur les portes des cellules de l’immeuble grenoblois où la Gestapo était installée en 19435. Michel Blondan a analysé les lettres et les graffiti de prison du FTP Louis Perrot6. Grâce à leurs travaux, nous pouvons tenter de donner quelques éléments de compréhension sur ce qui a pu animer les auteurs des inscriptions du camp de Romainville. Pourquoi tracer sur les murs ?
Le visiteur d’aujourd’hui, en entrant dans la casemate n°17 est frappé par la multiplicité des inscriptions sur les deux parois principales. Les graffiti ne traduisent pas la volonté d’organiser des messages les uns en fonction des autres. Au contraire, ils se superposent ou se recouvrent, et se répondent très occasionnellement. L’analyse des traces par les internés eux-mêmes explique l’importance de l’écriture dans le contexte carcéral : « Qu’est-ce qu’on écrivait ? Dans les prisons, c’était d’abord le calendrier que chacun de nous gribouillait ou traçait sur la muraille [...] On écrivait donc des messages, des adieux, des appels à la vengeance, sans doute, certainement aussi des pensées. Mais beaucoup écrivaient pour le plaisir d’écrire : des listes de mots allemands, des recettes de cuisine [...] je ne saurais épuiser les matières traitées7. »
Ces inscriptions sont avant tout mention de soi. L’incarcération est un moment de creux, une parenthèse dans le temps. Entre les périodes de mouvements obligatoires, pour accomplir certaines activités prescrites, il y a des temps d’inaction qui pèsent différemment selon les individus et la durée de l’enfermement. Pour meubler ce vide, il n’est pas exclu que certains prisonniers se saisissent d’un instrument de fortune et écrivent, dessinent, gribouillent sur le support le plus simple d’accès, même si ce n’est pas un matériau habituel pour ce genre d’exercice. Aucun autre objectif ne prévaut, si ce n’est le plaisir de l’acte pour lui-même. Des portraits de femmes de la casemate n°17 pourraient peut-être s’apparenter à cette catégorie ainsi que d’autres graffiti pour lesquels on ne peut trouver, jusqu’à plus ample informé, de destination particulière.
3
Candau J. et Hameau P., 2004 ; Trévisan C. ; Bucherie L., 1982 et 1999 ; Vimont J.-C., 2008.
4
Borwicz M., 1954.
5
Candau J. et Hameau P., 2004.
6
Blondan M., 2008.
7
Chauvenet A., 1945.
50
Un autre ensemble est constitué de signes que nous qualifions d’« utilitaires ». Il s’agit de systèmes de notes qui ont un usage particulier, pour lesquels le passage à l’écrit est un mode habituel de processus mémoriel. Tel est le cas des calendriers et des décomptes de temps, graffiti de la détention par excellence, que l’on retrouve sur les parois de la casemate. Mais on a aussi pu noter la présence de mots allemands, tracés sans doute par des détenus germanophones, probablement dans le cadre de cours de langues avec des internés français qui pouvaient penser pour nombre d’entre eux que leur départ pour l’Allemagne était imminent. Enfin, un dernier groupe de signes est composé de messages de communication. Parmi ceux-ci, des mentions de soi et de son groupe, des cris d’indignation, des obscénités écrites ou dessinées, le souci de se convaincre de sa propre existence. Il n’a pas été retrouvé à Romainville
[26] Inscription, casemate n°17, fort de Romainville. Emmanuelle Jacquot, CG93
de messages de détresse, tels qu’on peut encore les voir à Grenoble – le mot « douleur » gravé sur une porte –, ou sur les murs de la rue des Saussaies, car à l’exception des otages, les modalités de détention au fort ne font pas ou plus peser sur les détenus la tension et la violence brutale des interrogatoires, ni la certitude d’une mort prochaine8. Le tracé des graffiti est une question de moment dans un parcours, ce que Michel Borwicz appelle « l’influence de changements décisifs et d’impressions mémorables ». Ceci explique que l’expression de A. Dutreix soit réduite à une simple mention de nom sur la paroi de la casemate n°17 en juin 1943 à Romainville, alors qu’il écrit « Vive la France » sur le mur de la chapelle du Mont-Valérien, le 2 octobre 1943, avant son exécution. Ces graffiti traduisent la volonté de laisser une trace de son identité et d’indiquer pour mémoire son passage dans les lieux, avec des compagnons de détention. Bon nombre d’inscriptions racontent une histoire, celle de soi-même et de son groupe. Des initiales, des dates, des noms, sont la matérialisation la plus directe de la présence à cet endroit d’individus dont la trace est perdue à l’extérieur. En quelques lettres et chiffres, rapidement, un récit est inscrit, avec une date, un lieu d’arrestation ou d’arrivée au fort. Sibyllins pour qui ne détient pas le code pour les interpréter, ils sont riches de sous-entendus. Ils font sens rapportés les uns aux autres. Ils racontent des existences qui ne veulent pas se laisser oublier, pour peu qu’un autre regard les déchiffre.
8
Ce que l’on retrouve par contre dans les lettres de fusillés, cf. Krivopissko G., 2006.
51 – Les g raffiti
Les deux graffiti laissés par Armand Dutreix : l’un à Romainville en juin 1943 [78], l’autre au Mont-Valérien le jour de son exécution, le 2 octobre 1943. Emmanuelle Jacquot, CG93
DMPA
88
89 – Les g raffiti
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3 Le catalogue
91 – le catalogue
Sylvie Zaidman Joël Clesse
1. LE RELEVÉ PHOTOGRAPHIQUE DES INSCRIPTIONS : UN INSTRUMENT DE SAUVEGARDE DU PATRIMOINE Les campagnes de photographie des inscriptions de la casemate n°17, s’appuyant sur l’analyse historique préalable, ont permis la sauvegarde de traces essentielles de la Seconde Guerre mondiale. Les associations d’anciens combattants, très actives pour la préservation de la mémoire, avaient déjà oeuvré pour inscrire en différents endroits du fort des éléments de compréhension des événements qui s’y sont déroulés durant l’Occupation. Avec le soutien des élus locaux, elles ont obtenu l’apposition de plaques. Connaissant l’existence d’inscriptions murales dans la casemate n°17 ni étudiées ni préservées, elles ont alerté les services du ministère de la Défense pour en obtenir une restauration en 2001 avant l’installation des archives des services de la Marine. Par la suite, l’étude scientifique de Thomas Fontaine a éclairé le contexte de production des graffiti et rendu pertinente la réalisation d’une campagne photographique. L’objectif a été de dresser le relevé le plus complet possible des inscriptions trouvées dans la casemate et de situer géographiquement celle-ci au coeur de son environnement : les bâtiments, la cour, le chemin d’accès, qui ont aussi fait l’objet d’une couverture photographique. Cet état des lieux paraissait indispensable à la veille de la vente de l’emprise foncière par le ministère de la Défense qui entraînera prochainement un changement d’affectation du lieu, une probable évolution du site et des modifications de l’ensemble architectural. Les premières prises de vues ont été réalisées au printemps 2009 et complétées par les clichés d’extérieur durant l’hiver 2009-2010. Emmanuelle Jacquot, photographe au service du patrimoine culturel du Département de la Seine-Saint-Denis, assistée d’Isabelle Gaulon, a commencé ce travail sur les indications de Thomas Fontaine, historien, et de Joël Clesse des Archives départementales. Si l’accès nous a été autorisé, la présence de mobilier et d’archives dans la casemate a considérablement contraint le travail des photographes. Ainsi, l’absence de recul, dû aux étagères positionnées à un mètre des parois, n’a permis que des vues de détails, empêchant la réalisation de vues d’ensembles et la couverture intégrale de certaines inscriptions en raison de leur grande dimension. Le relevé a été aussi soumis aux contraintes d’éclairement du lieu, qui a nécessité tout le savoir-faire des photographes pour restituer les reliefs, le matériau, les contrastes et permettre une lisibilité optimale des inscriptions. Malgré ces difficultés, le travail effectué est remarquable. Près de 270 vues argentiques au format 6x6 ont été réalisées, dont 80 photos en noir-et-blanc des graffiti, 118 noir-et-blanc et 68 couleurs de l’extérieur, documentées par un travail préparatoire de clichés numériques effectué pour mémoriser les angles de prises de vue. Les reports successifs du déménagement des archives conservées dans la casemate, n’ont autorisé un retour au fort qu’en mars 2011. Le travail s’est alors poursuivi pour donner une situation d’ensemble des graffiti en complétant notre relevé manuel, et pour restituer les dimensions de chaque inscription. Le déplacement des mobiliers a permis en outre de découvrir des inscriptions complémentaires. Plusieurs dizaines de vues numériques ont été alors effectuées mais dans des conditions précaires et par les seules Archives départementales. Une dernière campagne est prévue fin 2012 pour photographier en noir et blanc les graffiti non couverts en 2009. Cet ensemble photographique, désormais conservé aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, constitue un matériau historique consultable pour les recherches scientifiques, les travaux pédagogiques. Elle est accessible à toute personne intéressée par le sujet. Alors que l’érosion des inscriptions sur les parois de la casemate est inéluctable, ces images demeureront le reflet de ce qui restait sur les murs plus de soixante ans après les événements.
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Joël Clesse
2. LA PRÉSENTATION DES GRAFFITI : QUESTIONS METHODOLOGIQUES
Sylvie Zaidman
L’objectif de l’opération de relevé des graffiti de la casemate n°17 était de dresser un état des lieux et de rendre intelligibles les graffiti des murs. Les campagnes photographiques nous ont effectivement permis d’établir l’existant et de faire émerger les clés d’interprétation de nombreuses inscriptions. La première opération a été de déchiffrer le « lisible ». Les graffiti ont été réalisés à l’aide de mine de plomb, de crayon, de peinture, de craie blanche ou bleue et quelques-uns par gravure dans le revêtement mural. Pour certains, l’interprétation du dessin ou du texte ne faisait aucun doute. D’autres, probablement déchiffrables à l’origine, ont été effacés par le temps ou par divers frottements contre les parois. Il ne reste parfois que quelques bribes de ce qui fut un message : au mieux un nom, une date, parfois quelques lettres. Autre difficulté : la superposition des diverses inscriptions. Comment dissocier les éléments qui appartiennent à un texte ou à un autre ? Comment s’assurer de la continuité d’un graffiti malgré les lacunes, les altérations du support ? Comment identifier les éléments qui font partie d’un même ensemble ? Une grande partie de ces questions ont pu être tranchées grâce à des observations matérielles (technique utilisée, graphie, taille des caractères…) et par l’expertise historique, en s’appuyant sur l’ensemble de la documentation rassemblée pour parvenir à démêler des écheveaux de signes. La seconde opération a consisté à dater les graffiti, en isolant ceux qui ont été inscrits pendant l’Occupation des messages antérieurs ou postérieurs. Si le contenu a été le premier facteur d’interprétation, d’attribution et de datation, le chevauchement des inscriptions nous a aussi aidé. Par endroits, le mur de la casemate se présente comme un palimpseste, révélant de multiples inscriptions gravées, crayonnées, peintes, des lettres, des chiffres, des messages s’entremêlant sans tenir compte des précédents, des débuts ou des fins d’inscription, le plus souvent écrites à l’horizontale mais aussi parfois en biais ou verticalement. Pour certains, la technique et surtout le matériau employé ont fourni des indices. Grâce aux témoignages laissés par les anciens détenus, on sait que ceux-ci ont principalement utilisé le crayon et la mine de plomb pour tracer leurs messages. Beaucoup d’inscriptions faites à la peinture ou à l’encre noire sont probablement postérieures à la période d’utilisation du fort comme camp d’internement allemand, ce que confirment parfois les contenus. Notons qu’il en existe aussi qui ont sans doute servi à déterminer les emplacements de rayonnages lorsque la casemate était utilisée pour le stockage de matériel militaire. Nous ne les avons pas retenues. Enfin, malgré tout le soin apporté à la réalisation du relevé, il est possible que des graffiti peu lisibles ou peu visibles aient échappé à notre vigilance. Dans un troisième temps, nous avons opéré une sélection pour le présent ouvrage, en écartant certaines inscriptions illisibles ou trop peu significatives car effacées ou lacunaires (une lettre isolée, un morceau de dessin incompréhensible, une croix). Nous avons toutefois localisé ces graffiti afin de pouvoir, le cas échéant, en retrouver l’emplacement : ainsi, leur trace n’est pas perdue. L’intégralité des photographies est conservée aux Archives départementales de la SeineSaint-Denis dans le cas où d’autres sources (prises de vues antérieures, témoignages retrouvés, etc.) fassent surgir des éléments qui permettent d’avancer de nouvelles hypothèses quant aux auteurs ou aux messages tracés. Les inscriptions retenues ici sont donc celles qui nous paraissaient faire sens.
93 – le catalogue
Le dernier temps du travail fut de croiser toutes les sources dépouillées pour proposer des hypothèses de lecture ou d’interprétation (mentionnées entre crochets lorsque les inscriptions sont lacunaires). Il a été ainsi possible de trouver les personnes mentionnées sur certains graffiti et d’ajouter une mention biographique dans le commentaire. Du fait de l’état des murs, quelques messages ont pu être morcelés ; nous avons suggéré la possibilité d’une unité de l’inscription lorsque cela semblait pertinent du fait de la graphie ou du contenu. Les passages illisibles sont mentionnés ([ill.]) et la datation est indiquée lorsqu’elle est attestée et mise entre crochets lorsqu’elle semble probable. Nous présentons donc ici 135 inscriptions ou fragments d’inscription de la casemate, avec une photographie et un commentaire. Pour les images trop petites, nous en proposons un agrandissement ou nous renvoyons le lecteur aux agrandissements figurant dans le chapitre précédent. Le plan de situation localise les graffiti dans la casemate. Un numéro permet de se reporter aux notices du catalogue. L’étude approfondie des traces de la casemate n°17 apporte une nouvelle dimension de connaissance, même si nous sommes bien conscients qu’une photographie ne saurait remplacer la dimension émotionnelle du contact direct avec la trace.
102
s [19] «1, 1, [2], jeu[di] 3, [v]end[re]di 4 », s.d., crayon noir. Probablement un calendrier dont les jours, écrits en toutes lettres, sont très effacés. Sans doute en association avec le n°20. s [20] « jours de to[ill.] », « [ill.] jours », s.d., crayon noir. Sans doute en association avec le n°19. Photo AD93
103 – le catalogue
s [21] Dessin, s.d. [postérieur à la période], peinture noire. Tête de mort. Emmanuelle Jacquot, CG93
s [22] « [V] So[r]kine [ill.] départ le 13-5-44 pour [une destina]tion [ill.] inconnue », 1944, crayon noir. Vichna Sorkine, née en 1901, résistante communiste. Au camp de Romainville le 2 mai 1944. Déportée le 13, revenue de déportation. Inscription en partie recouverte par un dessin de tête de mort.
104
s [23] Dessin, s.d., crayon bleu. 9 barres verticales bleues. Décompte probable de jours. Photo AD93
s [24] « Grisillon Roland de [ill.] le 2 mai 1943, pris le [9] avril 194[3] à Cerbères », 1943, crayon noir. Roland Grisillon, né en 1927, a tenté de franchir la frontière espagnole. Au camp de Romainville du 2 au 6 mai 1943. Déporté à Buchenwald le 26 juin 1943, revenu de déportation. s [25] « 1[3 ou 4?] avril 1943 jour de poisse », 1943, crayon noir. s [26] « Ortopteros, Lepidopteros, Hymenopteros, Dypteros, Coleopteros », s.d., crayon noir. Ordres d’insectes figurants dans la classification zoologique. Cette énumération témoigne sans doute de moyens employés par les détenus pour occuper le temps et contourner les inquiétudes de la détention : des cours dispensés aux camarades, des révisions de connaissances… s [27] Dessin, s.d., crayon noir. 7 barres verticales. Décompte probable de jours. Emmanuelle Jacquot, CG93
105 – le catalogue
s [28] « 3 radios Loulou, Gilbere, Bé[be]rt, Albert. 3/[1]2/44 », 1944 [postérieur à la période], encre noire. Inscription sans doute réalisée par des soldats français après août 1944. En association avec le dessin n°29. s [29] Dessin, [1944] [postérieur à la période], encre noire. 6 flèches semblables à des éclairs partent du mot « TSF ». Dessin sans doute réalisé par des soldats français après août 1944. En association avec l’inscription n°28. Photo AD93
106
107 – le catalogue
108
s [30] « G Aleman[ill.] [1 ou 7].[1 ou 7]. - 25.[1 ou 7].43 », 1943, crayon noir. Alors que le nom paraît lisible et l’inscription datée, les recherches menées n’ont pas permis d’en identifier l’auteur. Emmanuelle Jacquot, CG93
s [31] « [B ou R] [ill.] [R]enée D[ill.] politique [ill.] [R]ennes », [1944 ?], crayon noir. Compte tenu de l’initiale du nom (B ou R) et de la mention de la ville de Rennes, trois personnes peuvent avoir laissé cette inscription : Renée Berthier ou Renée Briard, toutes deux venues de Rennes, ou Renée Rigault. A rapprocher des inscriptions nos14 à 18. Inscription partiellement recouverte par des lettres de l’inscription n°28. Emmanuelle Jacquot, CG93
109 – le catalogue
s [32] « 13.4.43. V.V. - R. .V - P.V. - VB. Glaser 14-4-43-? », 1943, crayon noir. Bedrich Glaser, voir notice n°1. Vaclav Votocek, Rudolf Vyhnal, Paul Vrana et probablement Vaclav Broz, opposants tchèques au nazisme. Au camp de Romainville le 13 avril 1943. Déportés le 27 mai à Trèves, sort inconnu. s [33] « CHEVEAU CHRISTIAN 17-7-43 », 1943, crayon noir. Christian Cheveau, né en 1913, a aidé des réfractaires au STO et des prisonniers de guerre évadés. Au camp de Romainville du 16 au 21 juillet 1943. Déporté le 2 septembre 1943 vers Buchenwald, évadé du convoi. s [34] « M 29, M 30 46, J 1 Juillet, 2 », [1943], crayon noir. Ce calendrier correspond aux mois de juin et juillet 1943. s [35] « CLAUDE MONNIÉ 2.5.43 », 1943, crayon noir. Claude Monnié, né en 1923, a tenté de franchir la frontière espagnole. Au camp de Romainville du 3 au 6 mai 1943. Déporté à Buchenwald le 26 juin 1943, transféré en octobre 1943 à Dora où il meurt en décembre. Emmanuelle Jacquot, CG93
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conclusion : Des traces mises en histoire
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Sylvie Zaidman
L’histoire du camp allemand de Romainville a bénéficié d’une documentation exceptionnellement riche : des archives, des témoignages, des photographies, un site presque totalement préservé. Les études diffusées par des publications scientifiques et auprès d’un public plus large permettent de connaitre avec précision le fonctionnement du camp, son importance dans le dispositif répressif en France occupée, les flux de détenus mois par mois, le nom des internés, leur parcours. On dispose aussi d’informations sur la vie à l’intérieur du camp. Mais qu’en est-il de la transmission de ce savoir ? Les cérémonies en révèlent les limites. Elles sont héritières de l’émotion de la découverte à la Libération des dernières victimes massacrées du fort, d’une mémoire communiste concentrée sur les figures de Danielle Casanova et du colonel Fabien, et d’autres mémoires résistantes désireuses de rendre visibles les femmes déportées ou les otages fusillés. Aujourd’hui encore, elles n’intègrent pas les nouvelles données historiques dans leur déroulement. De même, la dimension patrimoniale du site n’a encore jamais été prise en compte et pour l’envisager les projets d’aménagement du fort dépendent aujourd’hui du préalable de sa cession par le ministère de la Défense. Dans ce dispositif, la casemate no17 demeure fermée au public bien que l’on connaisse la présence de graffiti. Si ces derniers faisaient écho à nos représentations de la guerre et de ses victimes, ils ne dévoilaient rien faute d’avoir été étudiés. Or, les graffiti permettent d’aller de la trace matérielle au message, du message à l’histoire. Nous avons pensé que l’analyse de ce matériau pourrait jouer un rôle d’amplificateur des études historiques, en facilitant la porosité entre le savoir historique et toutes les pratiques mémorielles. Cette idée est née de notre propre attraction face aux murs de la casemate no17, couverts de messages infimes et forts. Le projet d’une couverture photographique s’est rapidement imposé pour sauver ce qui subsistait, au moins par l’image. Nous souhaitions à la fois faire un état des lieux de l’encore visible et analyser chaque inscription en détail. Sur ce terrain, il reste beaucoup à étudier, notamment les dimensions graphologique et psychologique de chaque message, pour évaluer le degré de familiarité avec l’écrit, la présentation de soi au travers des locutions employées. La connaissance des archives sur le camp allemand du fort de Romainville nous a permis de nous concentrer sur l’épaisseur historique du bâti et des traces pour faire une lecture des lieux. Une ambition plus large s’est ainsi peu à peu imposée, celle de développer grâce à ce matériau exceptionnel une nouvelle dimension de l’histoire, plus attachée au sensible. L’analyse des lieux, des traces et des objets sont d’autres modes d’écriture du récit historique et forment un media pédagogique très fort. Depuis de nombreuses années, nous sommes intéressés par les efforts des enseignants pour sensibiliser leurs élèves à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en utilisant des exemples locaux : plaques de rue, témoignages d’anciens acteurs de la période, archives, photographies ; tous les matériaux qui permettent aux enfants de redimensionner le conflit mondial à l’échelle d’un territoire connu sont convoqués. Ces professeurs tentent de susciter l’intérêt des jeunes en agissant sur la proximité géographique. Montrer des lieux où se sont déroulés des événements et rencontrer des témoins permet de susciter une sympathie. La participation au concours de la Résistance et de la Déportation s’en fait l’écho chaque année.
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Le même souhait prévaut dans de multiples structures qui contiennent des « souvenirs » des années de guerre : une myriade de petits musées conservent des objets, depuis l’insigne allemand jusqu’aux photographies de la Libération ; des plaques apposées témoignent d’événements ; des monuments, des cimetières sont des lieux de commémoration. Chacun de ces éléments est un éclat d’histoire qui ne prend sens qu’en relation avec le savoir scientifique. Chacun raconte à sa façon sa parcelle de vécu. La transmission du passé aurait tout à gagner à un inventaire précis et à une mise en relation de toutes les traces, de quelque nature qu’elles soient, qui peuvent aider par leur force évocatrice à transmettre le passé. Le seul impératif étant de les replacer dans un contexte scientifique, car l’émotion seule ne produit pas de savoir. L’attraction exercée par les graffiti du fort de Romainville tient surtout à leur dimension humaine, à la visibilité soudaine de l’univers mental par la graphie et le message d’un homme, d’une femme, dont nous connaissons le destin et qui nous apparaît là, si proche. Un nom est devenu un être et le savoir prend chair. Nous sommes persuadés que l’étude scientifique et l’approche sensible peuvent se conjuguer pour créer un récit historique captivant et étayé, que les générations à présent éloignées des faits pourront reprendre à leur compte. Les graffiti sont riches d’histoire.
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Thomas Fontaine Sylvie Zaidman Joël Clesse
« [r?]ault Raoul, [1]3 novembre 194[2] » Une inscription sur un mur, un nom retrouvé, une histoire qui se dessine. Celle de Raoul Sabourault, probablement auteur de ce message, résistant, passé par le camp d’internement en 1942 puis déporté à Mauthausen et décédé à Gusen le 3 août 1944. Le fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas, est resté presqu’en l’état depuis la Seconde Guerre mondiale. Il constitue une source exceptionnelle pour connaître l’histoire de ce lieu et celle des résistants qui y furent internés sous l’Occupation. Les auteurs nous font partager une visite du site, à la lumière de l’ensemble des archives et témoignages disponibles, pour terminer par une analyse des inscriptions de détenus encore lisibles sur les murs de la casemate no 17. Éclairés par l’analyse historique, les graffiti retrouvent un sens. Ils deviennent le message fragile et émouvant de résistants désireux de laisser une trace de leur passage en ce lieu avant de braver le destin que leur réservent les autorités allemandes.
Thomas Fontaine, doctorant de l’université Paris-1, auteur de nombreuses publications scientifiques, spécialiste de l’histoire du camp allemand de Romainville (Les oubliés de Romainville, 2005), achève une thèse sur les politiques répressives allemandes en France durant la Seconde Guerre mondiale. Sylvie Zaidman, docteur en histoire, conservateur du patrimoine, et Joël Clesse, chef du service images-son et technologies de l’information aux Archives départementales de la Seine-SaintDenis, sont les auteurs du livre La Résistance en Seine-Saint-Denis (Syros, 1994).
Thomas Fontaine – Sylvie Zaidman – Joël Clesse
Fondation pour la Mémoire de la Déportation.
Prix : 25,00 € ISBN 978-2-917659-20-5
9 782917 659205