Lyon recèle un trésor oublié. La Saône, véritable bassin semblable au Grand Canal de Venise, a longtemps été le cœur de la ville, l’artère principale de la cité. Bordée d’églises, de palais et de monastères, familière à chacun, elle accueillait ports et marchés, vogues et processions. Si le bassin de Saône est aujourd’hui méconnaissable, ses rives ont vu se développer la ville de Lyon pendant plus de deux mille ans.
La Saône au cœur de Lyon nous fait revivre cette histoire bimillénaire, quand la rivière occupait une place centrale dans la vie de la cité. Au fil des pages se dessine l’installation progressive de la ville autour du cours d’eau, jalonnée d’évènements qui ont marqué les habitants. Aujourd’hui, le projet Rives de Saône vient questionner le futur de la cité : Lyon va-t-elle renouer avec sa rivière ? Bruno Voisin, né en 1946, est passionné d’histoire et de sociologie urbaine. En tant que sociologue auprès de l’Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise (AUDAL), il a contribué au dialogue entre aménageurs et chercheurs en sciences humaines. Il livre ici une vision originale de l’histoire de Lyon, vue depuis la Saône.
Dépôt légal : août 2014 22,00 € TTC ISBN 978-2-917659-37-3
Deux mille ans d’histoire qui ont fait la ville
Deux mille ans d’histoire qui ont fait la ville
La Saône au cœur de Lyon
La Saône au cœur de Lyon
Bruno Voisin
Deux mille ans d’histoire qui ont fait la ville
La Saône au cœur de Lyon
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Ce que la ville doit à la rivière et ce que la rivière doit à la ville
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Lyon et la Saône, identités croisées
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Une situation à nulle autre pareille : Lyon et l’isthme gaulois
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Une grande dame fantasque, difficile à vivre, maintenant contenue !
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Le confluent, le Rhône et la Saône en concurrence dans l’image de Lyon
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Le bassin de Saône espace du sacré, du pouvoir et de la fête
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La Saône, rue « marchante » et « marchande », place centrale de Lyon
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La ville naît et se développe, le bassin de Saône se transforme
40 Phocéens et Celtes s’installent à Vaise : La Saône et le site de Lyon à l’époque protohistorique 43 Capitale et entrepôt des Gaules, les grands travaux d’Agrippa : Le bassin de Saône à l’époque romaine 51 Le repli de la ville autour du bassin de Saône : le déclin de la ville à l’Antiquité tardive 53 Sur les berges de la Saône, le chant des haleurs anime la ville : haut Moyen Âge, Ve et VIe siècles 58
Les évêques et le comte restaurent le rayonnement de la ville : VIIIe et IXe siècles
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Et vint le pont de pierre ! Le bassin de Saône du XIe au XIVe siècle
70 Unification de la ville et densification des rives : le bassin de Saône du XIIe au XIVe siècle 79 Banquiers, imprimeurs et marchands font la foire : le bassin de Saône dans le maelström de la Renaissance du XVe au XVIe siècle 91
Les rives monumentalisées : Le bassin de Saône au XVIIe siècle
97 Promoteurs, inventeurs et précurseurs se jettent à l’eau : l’ère des grands projets, 1700-1789 104 Les suites de la Révolution : démolitions, ponts et restructurations urbaines de 1790 à 1840 114 Essor de la batellerie, inondations, aménagement des ports et des quais : 1830-1860 123 Embourgeoisement et poussée immobilière : la « gentrification » ponctuelle des années 1840-1870 129 Bateaux-mouches, refonte des quais : une grande voie fluviale animée, 1860-1900 133 Les restructurations urbaines de la Troisième République : le bassin de Saône de 1870 à 1940 142
La mauvaise passe des « Trente glorieuses » : 1950-1980
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Le bassin de Saône entre en réhabilitation : les années 1980
152 Le bassin de Saône retrouve de l’oxygène : quartiers et rivière dans la postmodernité, 1990-2010 159
Le bassin de Saône revisité par le projet Rives de Saône
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Le bassin de Saône après demain : quel rôle pour les générations futures ?
172 Bibliographie
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Avant-propos Berceau de notre cité, la Saône fut durant des siècles le cœur de la vie
lyonnaise. Elle fut à l’origine de la prospérité de notre ville : sillonnée par des bateaux chargés de blé et de vins, elle abritait sur ses rives les activités de négoce et une foule d’autres métiers. C’était aussi pour tous les Lyonnais une véritable place publique, un lieu naturel de détente et de loisirs. Puis une distance s’installa entre la rivière et les habitants. Tour à tour, l’ampleur des crues, le déclin du transport fluvial, la vogue du « tout-voiture » amenèrent la ville à se construire contre elle ou sans elle. Comme dans bien d’autres grandes agglomérations, l’accès à l’eau devint difficile, les loisirs nautiques disparurent, et avec eux, les liens de familiarité avec la rivière. Les temps ont heureusement changé. Au tournant du XXIe siècle, les fleuves et rivières urbains ont été reconnus comme une précieuse source de qualité de vie, de santé et de bien-vivre ensemble. Pionniers en la matière, la Ville et la Communauté urbaine de Lyon ont décidé de redonner toute leur place aux deux cours d’eau lyonnais. Le réaménagement des berges du Rhône, d’abord, a offert aux Lyonnais les bienfaits de la nature en ville et changé le visage des quartiers riverains. Sur cette lancée, l’aménagement des Rives de Saône a débuté en 2010. Aujourd’hui, 15 kilomètres de promenade sont accessibles en rive gauche, de la Confluence à l’île Barbe, et au-delà jusqu’à Rochetaillée-sur-Saône. Pour mettre en valeur l’extraordinaire variété des paysages qu’offre la rivière, le projet a été conçu en différentes séquences mêlant de façon inédite nature, patrimoine historique et art contemporain. Les Lyonnais et les millions de visiteurs y découvrent à la fois de nouveaux points de vue sur les merveilles architecturales de notre cité, et le plaisir de vivre au bord de l’eau en retrouvant la pleine sensation de la nature, notamment grâce aux interventions de l’artiste japonais Tadashi Kawamata. Bientôt, l’aménagement des Terrasses de la presqu’île rendra à nos concitoyens l’un des plus beaux sites de la Saône lyonnaise, jusqu’alors dénaturé par le parking Saint-Antoine. Ce dernier laissera place à un véritable jardin fluvial, tandis que les superbes places historiques s’ouvriront de nouveau largement vers l’eau. Le livre de Bruno Voisin retrace ces différentes étapes de la relation entre la ville et la rivière, pour mieux en imaginer les développements futurs. Il montre comment en réinterprétant cette riche histoire, nous construisons le patrimoine du XXIe siècle. Une chose est sûre, la Saône sera au cœur de l’avenir de Lyon ! Gérard COLLOMB Président du Grand Lyon Sénateur-Maire de Lyon
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La Saône au cœur de Lyon
Construire une métropole, c’est développer la ville. Depuis des décennies, Lyon s’est développée autour de ses cours d’eau, vecteurs d’échanges commerciaux, de déplacements et de rayonnement touristique. Réussir la construction de la ville, c’est aussi la penser par le paysage. Et le paysage de Lyon passe par la Saône et le bassin de vie qu’elle constitue : par l’endiguement et les barrages qui l’ont sécurisée, par les balmes qui la bordent, par les rives construites qui la surplombent, par les perspectives qu’elle ménage… mais aussi par les cheminements que nous permettons, par les estacades que nous y aménageons, par les ponts que nous construisons. L’homme et la nature se confondent et se confrontent dans le lit des rivières, l’ingéniosité du premier tentant de dompter l‘impétuosité de l’autre. À Lyon, plus qu’ailleurs, ce lien s’est créé : l’Agence d’urbanisme a conçu le Plan Bleu, dessinant un schéma d’aménagement des berges de la Saône et du Rhône. Actualisé régulièrement, c’est un outil fort dans la conduite de notre stratégie d’urbanisme. L’ouvrage qui suit nous rappelle le chemin parcouru au travers des âges pour construire la relation et le dialogue de Lyon avec sa rivière. Michel Le Faou Adjoint au maire de Lyon délégué à l’aménagement, l’urbanisme, l’habitat et le logement Vice Président du Grand Lyon Président de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération lyonnaise (depuis 2014)
Cet ouvrage dresse l’historique de la conquête et de la reconquête de la Saône
par les Lyonnais. J’ai eu la chance d’être témoin et acteur de cette reconquête depuis le Plan Bleu jusqu’à l’aménagement des Rives de Saône. Le Plan Bleu, en 1990, fut à l’origine d’une prise de conscience de notre environnement, au travers de la forte présence du Rhône et de la Saône dans le paysage. Avec ce schéma d’aménagement des berges, se forge l’idée de la réconciliation de la ville – et de ses habitants – avec ses grands sites fluviaux. Aujourd’hui, avec la réalisation du Plan Vert qui tisse le réseau des sites paysagers et naturels, ou avec les opérations menées sur les espaces publics de Lyon avec le succès que l’on sait, on pourrait parler de « naissance d’une conscience environnementale ». L’Unesco a reconnu la valeur du site historique de Lyon grâce à l’osmose de la ville bâtie avec sa géographie. Depuis une quinzaine d’année, cette conscience environnementale s’est élargie au « développement durable » et à la « nature en ville », en changeant d’échelle : le Schéma de cohérence territoriale fait des réseaux vert et bleu l’armature géographique du territoire de notre agglomération. La transformation des berges du Rhône et celle des rives de Saône en plein cœur de Lyon en constituent une étape majeure. Gilles Buna Adjoint au maire de Lyon délégué à l’aménagement et à la qualité de la ville Président de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération lyonnaise (de 2001 à 2014)
Avant-propos
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La Saône au cœur de Lyon
Ce que la ville doit à la rivière et ce que la rivière doit à la ville Ce que la ville doit à la rivière À l’heure où les Lyonnais découvrent les premiers aménagements du projet Rives de Saône, ce livre veut rappeler l’histoire méconnue de cette rivière qui a contribué au développement de Lyon. Grande dame, parfois endormie, parfois impétueuse, elle forme un vaste bassin nautique au cœur de la cité et constitue la colonne vertébrale de ses quartiers historiques. Dans un site qui, avant l’ère chrétienne, était balayé par les eaux mêlées du Rhône et de la Saône, rien ne permettait de prévoir le développement du centre d’une grande métropole. La ville primitive est née éclatée entre la cuvette de Vaise, les pentes de la Croix-Rousse (Condate) et le plateau de Fourvière où les Romains fondèrent en 43 av. J.-C. la colonie romaine. Ce n’est que progressivement que la ville s’est installée sur les terrasses du bord de Saône. D’une époque à l’autre, les Lyonnais ont transformé la rivière, aménageant ses berges, construisant digues, ponts et ports, installant églises, palais et maisons à proximité de l’eau. Ils ont peu à peu apprivoisé le « bassin de Saône ». Avant de s’en détourner dans les années 1960, ils en avaient fait un grand port fonctionnant comme l’espace public central de leur cité. Ce fut une histoire bimillénaire aux nombreux rebondissements. Nous y replonger nous aidera à réfléchir à la façon dont la ville aujourd’hui réinvestit les rives de Saône et aux pratiques citadines qui en naîtront. Quels usages ferons-nous demain de la rivière ? Pour bien comprendre le développement de Lyon autour de la rivière, il faut rompre avec l’opposition habituelle entre le Vieux-Lyon et la presqu’île. Le centre-ville historique de Lyon s’est développé en miroir de part et d’autre de la rivière : les deux rives forment un ensemble remarquable de la Renaissance et de l’âge classique. Du XIIe au XIXe siècle, le bassin de Saône a été l’espace public majeur de la ville, à la fois grande place urbaine et vaste miroir d’eau magnifiant les architectures, lieu de représentation des pouvoirs locaux, mais aussi espace quotidien des déplacements, du négoce, de la sociabilité et des loisirs des Lyonnais. Aujourd’hui, les façades des quartiers lyonnais de la Renaissance et de l’âge
Pages précédentes : La Saône au pont de Tilsitt (Anonyme, XVIIIe siècle). (Musées Gadagne)
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classique se reflètent toujours dans le bassin de Saône. Au couchant, le coteau de Fourvière sert de fond de décor au chevet de la cathédrale et de l’église Saint-Georges, au palais de justice aux vingt-quatre colonnes, au palais des Arts du quai de Bondy et surtout aux façades des hôtels Renaissance, aux loggias largement ouvertes sur la rivière. En regardant vers le soleil levant, c’est l’unité et l’harmonie des bâtiments qui frappent le visiteur. La grande synagogue, l’ancienne façade du couvent des Célestins, les tourelles de la maison
La Saône au cœur de Lyon
RIVE DROITE
Emplacement de l’ancien pont du Change
Passerelle Saint-Georges
Passerelle du palais de justice
Quai Fulchiron
Quai Romain Rolland
Quai Tilsitt
Quai des Célestins
Pont Bonaparte
Passerelle Saint-Vincent
Place du Change
Quai Saint-Antoine
Pont Alphonse Juin
Quai de Bondy
Quai Pierre Scize
Quai de la Pêcherie Quai Saint-Vincent
Place d’Albon
Pont de la Feuillée
RIVE gauche
Rontalon, la façade baroque de Saint-Vincent se fondent dans un continuum seulement rompu par les places et les rues transversales qui laissent deviner Bellecour, Saint-Nizier ou les Terreaux.
Le bassin de Saône au cœur de Lyon. (Agence d’urbanisme)
Ici, entre les deux resserrements de Saint-Vincent et de Saint-Georges, la
Saône soudain s’élargit, formant un plan d’eau que cernent des quais du XIXe siècle. Le bassin de Saône a joué un rôle majeur dans la construction de la ville, l’établissement de ses pouvoirs, ses approvisionnements, ses cérémonies, son imaginaire, ses loisirs, son quotidien. C’est là qu’a battu le cœur de la ville, que s’échelonnaient les ports et les embarcadères qui ont contribué à faire de Lyon un carrefour commercial et une place financière européenne. Sur les rives du bassin de Saône, mille activités se côtoyaient. Sur les appontements et aux abords des entrepôts se croisaient mariniers, voyageurs, négociants, crocheteurs, portefaix et promeneurs. Les « plattes » des lavandières, les bateaux viviers où l’on venait choisir son poisson, les barques « cabaretières » où l’on goûtait le vin descendu du Beaujolais ou du Mâconnais, voisinaient avec les artisans matelassiers installés sur les berges. Plus que le Rhône, la Saône a été la rivière nourricière de Lyon. On y débarquait les grains, les vins, mais aussi le charbon, les bois et les pierres des Monts d’or ou du Mâconnais. Longtemps, les voyageurs ont préféré naviguer sur la Saône plutôt qu’emprunter les routes peu sûres qui menaient à Lyon. Passé le confluent, pour ceux qui venaient du sud, et le château de Pierre-Scize, pour ceux qui venaient du nord, les quais et
Ce que la ville doit à la rivière
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Quand la ville et la rivière vivaient ensemble. Gravure de de Boissieu, 1765. (AML)
les façades donnant sur la rivière constituaient leur première image de la cité et ils en restaient durablement impressionnés. Les artistes venus de Hollande, en route pour l’Italie, en faisaient souvent des croquis reproduits par la suite sans toujours situer l’origine de leur tableau, transformant parfois le bassin de Saône en port de mer !
La rivière a longtemps fait vivre la ville, mais ce n’est pas sans difficulté
que la ville a tenté de l’apprivoiser d’une époque à l’autre. En effet, la Saône a toujours été une fausse indolente. En été son débit s’effondre et son courant semble s’arrêter ; comme l’écrivait César, on ne perçoit plus de quel côté la rivière se dirige. À l’automne ou en hiver, lorsqu’elle est gonflée des pluies du Jura et de celles du Morvan, elle se transforme en fleuve impétueux, décuplant son débit et mettant en danger les bateaux téméraires qui se risquent sous les arches des ponts de la ville. Sans la régulation du barrage de Pierre-Bénite, elle ne serait pas navigable une grande partie de l’année dans sa traversée de Lyon. Deux mille ans d’efforts n’ont pas réussi à l’assagir complètement. Certains pensent même que, réchauffement climatique, remembrement agricole et minéralisation des rives aidant, la soudaineté de ses caprices ne fait que se renforcer. Mais les étiages prononcés et les crues soudaines n’ont pas empêché les Lyonnais de coloniser ses rives , dès le Moyen Âge de construire en rive
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La Saône au cœur de Lyon
droite des maisons directement ouvertes sur l’eau, d’aménager un continuum de ports sur la rive gauche. Les aléas du régime de la Saône ont rendu la tâche plus difficile aux aménageurs, nécessité des réparations récurrentes des ouvrages et causé quelques naufrages. Malgré tout, les Lyonnais se sont accoutumés aux caprices de la rivière. Jusqu’au XIXe siècle, ils ne s’alarmaient pas de ses débordements saisonniers. Ils s’y étaient habitués ; l’eau entrait dans les maisons, inondait caves et rez-de-chaussée, puis repartait. Les grandes crues dévastatrices qui se sont succédées de 1840 à 1856 ont changé la donne. Devant l’ampleur des dégâts matériels – ports et ponts submergés, emportés par les flots, maisons mises à bas – et humains, les pouvoirs publics ont entrepris de corseter le bassin de Saône par des quais hauts formant sur chaque rive une digue continue. Cet endiguement a transformé l’image du bassin de Saône et fait perdre la familiarité qui existait entre les citadins et la rivière.
Aujourd’hui, le bassin de Saône demeure un enjeu patrimonial clef pour
Lyon ; situé au centre de gravité du périmètre classé au Patrimoine mondial de l’humanité, il participe largement à la « valeur universelle et exceptionnelle » du site, critère mis en avant par les évaluateurs des dossiers de l’UNESCO. Le classement intervenu en 1998 est l’aboutissement de soixante ans de mobilisation de la part de militants précurseurs regroupés au sein de l’association « La Renaissance du Vieux-Lyon ». Grâce à eux, Malraux fit du Vieux-Lyon le premier secteur sauvegardé de France, le sauvant de destructions programmées par le maire de l’époque, Louis Pradel. On envisageait alors l’éventrement du secteur de la Baleine par une voie rapide reliant le nouveau pont Alphonse Juin à la montée du chemin neuf pour joindre la presqu’île à Fourvière. Le classement limita donc l’impact de l’adaptation forcée du quartier à l’ère de l’automobile et permit de démarrer les premières restaurations immobilières. Dès les années 1970, la coloration des façades du Vieux-Lyon fait bouger l’image de la ville et lui redonne de l’attractivité. Lyon l’industrielle redevient une destination touristique. La restauration immobilière des quartiers du Vieux-Lyon et le plan d’embellissement de la presqu’île accompagnent la mue progressive de la ville. Le bassin de Saône accueille de grands évènements festifs : concerts, feux d’artifice, illuminations de la fête des Lumières. En ce début de XXIe siècle, le projet Rives de Saône et l’adoption d’un plan de gestion du patrimoine de l’UNESCO sont une opportunité pour affirmer l’unicité du site et imaginer de nouvelles activités en lien avec la rivière. L’achèvement du grand parvis ouvrant le palais de justice sur la rivière et la construction d’une estacade au ras de l’eau vont permettre de redécouvrir les vues de la Saône et de renouer avec la contemplation de son site. Dans un second temps, la démolition des deux parkings – installés dans les années 1970 dans le lit de la rivière – redonnera toute son ampleur et tout son lustre au bassin de Saône.
Ce que la ville doit à la rivière
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La Saône au cœur de Lyon
Lyon et la Saône, identités croisées identités et la Saône, Lyon
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Une situation à nulle autre pareille : Lyon et l’isthme gaulois autre pareille : Une situation à nulle 1. Géographe grec contemporain de César et d’Auguste (64 av. J.-C. - 25 apr. J.-C.).
Pour les anciens, Lugdunum se situait sur un point d’inflexion majeur de « l’isthme gaulois ». Strabon1 parlait de cet isthme comme de l’étendue terrestre séparant (ou reliant) deux mers, la Méditerranée et l’Océan Atlantique. Par extension, l’expression désignait l’itinéraire qui joignait la Méditerranée aux îles britanniques et à l’Europe du Nord, en empruntant les fleuves. Les Anciens considéraient la Méditerranée comme le centre du monde habité et commerçant ; ils avaient toujours eu peur de naviguer sur l’Atlantique et préféraient utiliser la voie fluviale, quitte à opérer de nombreuses ruptures de charge entre les vallées. Ils ne recouraient au portage ou au roulage que lorsque les rivières étaient trop difficilement navigables. Cet itinéraire était d’une importance stratégique et économique capitale pour
L’isthme gaulois vu par Strabon. Lyon (Lugdunum) sur le Rhône (Rhodanus) se trouve au contact de la Loire. La Saône permet de rejoindre la vallée de la Seine.
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le monde celte. ll avait trois variantes, dont deux passaient par Lyon, ou par la ville de Vienne toute proche. La première empruntait le seuil de Naurouze puis la Garonne ; elle avait comme épicentre Toulouse et débouchait sur l’océan à Bordeaux. La seconde, orientée vers l’océan Atlantique, empruntait le Rhône puis rejoignait la Loire, soit à la hauteur de Vienne, soit, après avoir emprunté la Saône, en amont de Lyon. La troisième, orientée vers les îles Britanniques et l’Europe du Nord, empruntait le cours du Rhône, celui de la Saône, puis, après un court parcours terrestre à travers le seuil de Bourgogne, la Seine jusqu’à son embouchure au-delà de Rouen. Cette voie paraissait la plus sûre et fut très tôt jalonnée de comptoirs marchands situés aux points de rupture de charge. Dès la civilisation du bronze (de 2000 à 1200 av. J.-C.), c’était la route habituelle pour réunir les deux métaux nécessaires à sa fabrication : le cuivre et l’étain.
La Saône au cœur de Lyon
Les mines de cuivre se trouvaient autour du bassin méditerranéen ; l’étain venait principalement de Bretagne et des îles Britanniques. L’ambre et l’étain descendaient la Saône puis le Rhône, jusqu’aux ports méditerranéens. Par le Rhône, le vin et les articles de luxe, comme les armes, la céramique et la vaisselle, remontaient vers les pays alpins et les pays nordiques. Le cratère de Vix (grand vase de bronze utilisé pour contenir le vin), découvert en 1953 dans un trésor datant de 550-450 av. J.-C. lors des fouilles d’un tumulus, témoigne de ce trafic de transit. Il s’agissait peut-être d’un don de marchands massaliotes au prince gaulois qui contrôlait le seuil de Bourgogne2.
2. Source : entretien avec André Pelletier.
Dans les livres III à VII de son traité Géographie qu’il consacre à l’Europe, Strabon évoque les éléments favorables au développement d’un réseau de places commerciales gauloises autour de Lugdunum. Il explique comment les Romains en ont fait leur centre stratégique commercial, politique et religieux en Gaule : « À la province d’Aquitaine et à la Narbonnaise succède une autre région, qui, partant de la Loire et du haut Rhône, autrement dit de la portion du Rhône comprise entre sa source et la ville de Lugdunum, s’étend jusqu’au Rhin et borde ce fleuve dans tout son cours. La partie haute de cette région, j’entends celle qui avoisine les sources des deux fleuves, les sources du Rhin et celles du Rhône, s’étendant ensuite à peu près jusqu’au milieu de la plaine, relève de Lugdunum ; quant au reste du pays, lequel se prolonge jusqu’à l’Océan, on en a fait une autre province attribuée politiquement aux Belges. [...] [...] La ville même de Lugdunum, qui s’élève adossée à une colline, au confluent de l’Arar [la Saône] et du Rhône, est un établissement romain. Il n’y a pas dans toute la Gaule, à l’exception cependant de Narbonne, de ville plus peuplée, car les Romains en ont fait le centre de leur commerce, et c’est là que leurs préfets font frapper toute la monnaie d’or et d’argent. C’est là aussi qu’on voit ce temple ou édifice sacré, hommage collectif de tous les peuples de la Gaule, érigé en l’honneur de César Auguste : il est placé en avant de la ville, au confluent même des deux fleuves, et se compose d’un autel considérable, où sont inscrits les noms de soixante peuples, d’un même nombre de statues, dont chacune représente un de ces peuples, enfin d’un grand naos ou sanctuaire. Lugdunum est en même temps le chef-lieu du territoire des Ségusiaves, lequel se trouve compris entre le Rhône et la Loire. » Selon Jacques Rossiaud 3, les lettrés lyonnais de la Renaissance pensaient,
comme Strabon, que depuis les temps anciens Lyon tirait sa richesse de sa situation au centre de l’ancienne Gaule productive et marchande, et précisément au coude brusque que fait le Rhône quand il reçoit la Saône, là où l’on pouvait faire facilement la jonction avec la Loire qui divise la Gaule en deux parties égales. Beaucoup de discours modernes sur le confluent et la fonction européenne de Lyon reprennent cette idée.
Lyon et l’isthme gaulois
3. Historien médiéviste lyonnais, spécialiste du Rhône et des rapports entre ville et fleuve.
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Stèle de la déesse Sagona à Vioménil. (photo BV)
4. Si l’existence des martyrs chrétiens de 177 – dont Pothin et Blandine – est avérée, leur présence à Lyon en 197 est en revanche discutée par les historiens. Une confusion se serait produite dans l’imaginaire lyonnais entre le saccage de Lyon en 197 par les troupes de Septime Sévère (après leur victoire sur Albin) et de nouvelles persécutions.
Une grande dame fantasque, difficile à vivre, maintenant contenue ! difficile à vivre, Une grande dame fantasque, Contrairement au Rhône de genre masculin, la Saône est de genre féminin. Mais il n’en pas été toujours ainsi. Le premier nom, de la Saône, Arar, était masculin. La légende voudrait aussi qu’elle ait eu un nom celte encore plus ancien, Brigoulos, lui aussi masculin. Au début de l’ère chrétienne, la Saône porte concurremment avec Arar le nom de Sauconna qui est de genre féminin. Les deux identités coexistent jusqu’au IVe siècle. Sauconna deviendra par déformation et contraction Saône. L’étymologie de Sauconna est incertaine et a donné lieu à beaucoup d’hypothèses. Pour certains ce serait le nom celtique de la source de Vioménil, dans les Vosges, près d’Épinal, où naît la rivière et où l’on voit encore une stèle dédiée à la déesse Sagona (déformation de Sauconna) ; ce nom, réunion des deux racines celtes sauc (tranquille) et onna (eau), soulignerait le cours paresseux de la rivière. Une deuxième étymologie fait venir Sauconna de « Sanguis Martyrum », le sang des martyrs en latin ; c’est elle qui fut retenue par les Lyonnais du Moyen Âge et de la Renaissance qui pensaient que le sang des martyrs chrétiens de 197 apr. J.-C.4 avait dévalé les pentes de Fourvière pour rougir les flots de la rivière et sanctifier à jamais le site de la ville ! Quoi qu’il en soit, la Saône prend sa source dans les Vosges, à 400 mètres d’altitude, et se jette dans le Rhône 480 kilomètres plus loin, en aval de Lyon, à La Mulatière, à 163 mètres d’altitude. Son bassin versant, particulièrement vaste, couvre 30 000 km2. Elle traverse cinq départements : les Vosges, la Haute-Saône, la Côte d’Or, la Saône et Loire et le Rhône. Après avoir reçu les eaux du Doubs, son principal affluent, elle parcourt lentement à la hauteur de Chalon-sur-Saône, de Mâcon et de Villefranche-sur-Saône, une vaste plaine alluviale, l’ancien lac glaciaire bressan, large de plusieurs kilomètres. Avec une différence d’altitude de 237 mètres sur 480 kilomètres de cours, son courant est particulièrement lent. Sur son tronçon final, entre Chalon et Lyon, éloignés de 120 km, la différence d’altitude n’est que de dix mètres ! Après avoir pris ses aises dans sa large vallée, la Saône se resserre avant d’aborder Lyon. Habituellement, les rivières naissent dans des sites escarpés et finissent leur vie dans de vastes plaines. La Saône fait exception. Rivière de plaine, elle se heurte en arrivant à Lyon aux Monts d’Or, derniers contreforts du Massif Central et aux rebords du plateau de la Dombes qui lui font subir
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La Saône au cœur de Lyon
des étranglements successifs. À Rochetaillée, à l’île Barbe et surtout à PierreScize, son cours entame le socle hercynien du plateau lyonnais et se trouve enserré dans trois passages de moins d’une centaine de mètres de large ! Le défilé de Pierre-Scize est le plus marqué de ces resserrements. Sur plus d’un kilomètre, la rivière est prise entre deux parois abruptes qui font jusqu’à cent mètres de haut ; à la hauteur du pont de l’Homme de la Roche, la largeur de son cours se réduit à 80 mètres ! Les masses d’eau, qui en temps de crues s’étalent sur plusieurs kilomètres à la hauteur de Mâcon, se précipitent dans cette gorge étroite avant de débouler dans Lyon. Ceci explique la violence de ses déferlements dans la cité. À la sortie du défilé, la rivière, qui se heurte à un ancien seuil rocheux, s’élargit et traverse les quartiers historiques du centre de Lyon. Cet élargissement soudain forme ce que nous appellerons le « bassin de Saône » ; c’est sur ses berges que le cœur de la ville s’est développé durant deux millénaires. Après un dernier resserrement, celui des Étroits au sud de Saint-Georges, la Saône se jette dans le Rhône. Par des aménagements successifs, de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, les Lyonnais ont contraint la rivière, construit des quais, des ponts et des ports, cherché à réguler un débit tantôt trop faible, tantôt terriblement impétueux. Lyon a transformé sa rivière : la ville s’est en partie construite sur des terres gagnées sur les eaux. Les églises, les palais, les monastères, les quartiers d’habitation, et (hélas) les parkings des années 19601970 ont progressivement empiété sur le lit de la rivière.
Si le cours de la Saône est généralement lent et son débit moyen – de l’ordre
de 300 m3/seconde –, son régime est très contrasté. Contrairement au Rhône, au cours rapide, puissant et régulier, alimenté par les glaces du Valais alpin, la Saône est nourrie par les pluies qui arrosent les Vosges, le Jura et le Morvan. Son régime « pluvial océanique » est à fort contraste saisonnier. Ses crues de fin d’automne, d’hiver et de printemps sont impressionnantes ; elles peuvent se produire dans une grande diversité de conjonctures météorologiques et se répéter dans de courts laps de temps. Ses basses eaux estivales se prolongent jusqu’à l’entrée de l’automne. Fréquemment les crues d’hiver sont supérieures à 1400 m³/s à Couzon5. La crue annuelle monte à 1500 m3/s, la crue décennale à 2500 m3/s et la crue centennale à 3200 m3/s. Les crues se prolongent parfois sur plusieurs mois : la dernière s’est étendue d’octobre 2012 à mai 2013 !
Les irrégularités de la Saône varient selon les époques. Pendant l’optimum climatique du Moyen Âge (IXe-XIIe siècles) la rivière se montra docile et constante. À l’apogée du petit âge glaciaire6 (du XVIe siècle au milieu du XIXe) elle devint instable, agitée et violente, et a pu provoquer des crues extraordinaires comme présenter de longs étiages, permettant de traverser à gué. En 1840 et 1856, les crues de la Saône dépassèrent celles du Rhône, avec plus de 4 000 m3/ seconde ! Au XXe siècle la rivière n’atteignit pas de tels niveaux, mais les crues de 1910, 1944, 1955, 1981, 1982, 1983, 1995, et 2001 furent mémorables ; en 1955 la hauteur d’eau dépassa de près de sept mètres le niveau habituel.
Une grande dame fantasque
5. La plaine de Saône en amont de Lyon constitue un gigantesque bassin d’écrêtement qui peut ramener une crue de 3200 m3/s à Chalon-surSaône à 2500 m3/s au barrage de Couzon en amont de l’île Barbe. 6. Refroidissement climatique.
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Les inondations de 1856 photographiées par Jules Sylvestre. La crue a submergé le quai SaintAntoine malgré son rehaussement. (BML)
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La Saône au cœur de Lyon
Au centre de Lyon, avant la mise en place du barrage de Pierre-Bénite, les inondations étaient spectaculaires, voire catastrophiques quand les crues de la Saône se combinaient avec celles du Rhône. Ainsi, en 1840, la presqu’île est submergée et plusieurs ponts sont emportés. Au contraire, lors des basses eaux d’été le débit de la rivière pouvait se réduire à l’extrême... jusqu’à 30 m3/s seulement7. La faible pente de son lit aidant, le courant s’arrêtait. De grandes flaques nauséabondes se formaient en plein centre-ville. La rivière puait, car elle servait d’exutoire aux activités urbaines : tannage des peaux, boucherie, etc. Les riverains ne s’en disaient pas gênés, mais la navigation était entravée. Les trois quarts de l’année, il ne restait presque plus d’eau dans le bassin entre le pont de pierre8 (ou du Change) et le pont de Bellecour ; les bateaux, même peu chargés, s’échouaient sans cesse. C’était l’occasion de reprendre les fondations des quais ou des ponts endommagées par les crues de l’hiver précédent. L’été, rochers et grèves découvertes offraient aux Lyonnais des possibilités de promenades. Ils s’aventuraient dans le lit de la rivière et pouvaient la traverser à gué en plein centre-ville. Dans une ville où les espaces publics étaient rares, la rivière avec ses berges à découvert en faisait office. Les Lyonnais apprenaient à nager au pied du pont du Change. Quand le niveau de la Saône remontait, ils goûtaient les promenades en barque jusqu’à l’île Barbe, faisaient du canotage. Ils ont gardé longtemps la nostalgie de cette familiarité avec « leur » rivière.
7. Soit un rapport de plus de un à cent entre les crues et les périodes d’étiage !
8. Pont historique de Lyon, à la hauteur de l’église Saint-Nizier et de la place du Change, aujourd’hui détruit.
Avant sa régulation par le barrage de Pierre-Bénite et le creusement ou
le dérochement de son cours principal, la traversée de Lyon par la Saône a toujours été difficile. Pour arriver du nord aux quartiers historiques du centreville, il fallait traverser le défilé de Pierre-Scize dangereux pendant les crues et où les eaux tumultueuses pouvaient drosser les lourds navires marchands sur les rives, comme en période d’étiage, où les rochers affleuraient. Au centre-ville, le passage sous le pont du Change, longtemps le seul pont de la cité, était périlleux. Le passage sous les autres ponts construits aux XVIIe et XVIIIe siècles se révéla tout aussi délicat. Bas sur l’eau, le pont de la Mulatière, dédié au chemin de fer, et celui de l’archevêché, aux passes nombreuses et étroites, empêchaient les convois de péniches remontant le Rhône d’atteindre les ports de Saône. Pendant les crues, comme pendant les étiages, les bateliers et les conducteurs de radeaux, pour traverser la ville, devaient s’assurer les services d’une confrérie spécialisée, celle des modères9. Armés de cordages, ils halaient les bateaux et les guidaient dans les passages délicats moyennant rétribution. Leur compagnie a perduré jusqu’au XXe siècle. Pour éviter d’avoir trop souvent recours aux modères, « les gens de rivière » (mariniers et grossistes riverains de la Saône) multiplièrent les ports en aval et en amont du pont du Change, quitte à charrier les marchandises d’un port à l’autre, à travers les rues étroites et encombrées de la ville.
9. Si à Lyon les modères étaient organisés en compagnie, « faire des modères » étaient une occupation courante des mariniers quand ils ne naviguaient pas ; ils se postaient aux passages dangereux du fleuve ou de la rivière pour guider et renforcer le halage des convois.
Domestiquer la Saône a été une entreprise difficile et n’aboutit vraiment
qu’au XXe siècle. Souvent prise par les glaces, l’aménagement de ses rives, la
Une grande dame fantasque
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La Saône au cœur de Lyon
La ville naît et se développe, le bassin de Saône se transforme transforme de Saône le bassin et se développe, La ville naît 39
Unification de la ville et densification des rives : le bassin de Saône du XIIee au XIVee siècle le bassin de Saône et densification des rives : Unification de la ville Quand le pont de Saône s’ouvre au transit, Lyon est encore une petite cité
86. Et, au-delà, la rive gauche du Rhône.
87. Arthur Kleinclausz, Histoire de Lyon, tome 1, p. 115.
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qui vit sous la coupe de l’archevêché et des chapitres dans le contexte d’un imbroglio juridique caractéristique de la féodalité. Le territoire de la ville se trouve à cheval entre deux juridictions : l’Empire romain-germanique auquel appartient la presqu’île86, et le comté du Forez, rattaché au royaume de France, qui possède la rive droite de la Saône. L’évêque revendique la maîtrise de l’ensemble. La « cité » épiscopale et comtale en rive droite fait face au « burgus » qui rassemble les bourgeois en rive gauche. La ville, éclatée entre différents secteurs urbains modestes, partagée entre plusieurs juridictions et allégeances et dépourvue de riche arrière-pays, semble vivoter.
C’est l’époque des croisades. Vers 1150, les ordres monastiques militaires et hospitaliers s’installent à Lyon sur les berges du bassin de Saône. Les hospitaliers de Saint-Jean construisent leur commanderie à Saint-Georges, au sud du port Sablet. Les Templiers s’installent en rive gauche, à l’emplacement des futurs Célestins, sur un grand terrain face à la cathédrale et au cloître, site prestigieux par excellence ! Peu à peu, la ville retrouve son attractivité ; l’essor des échanges favorise l’émergence d’une bourgeoisie d’artisans et de commerçants qui va s’organiser puis faire valoir ses propres objectifs. L’accroissement de la population, l’extension du bâti, le développement et le regroupement d’activités spécialisées vont accélérer le mouvement et remettre en cause les équilibres traditionnels entre l’archevêque, le comte de Forez87 qui se disait comte de Lyon, et la bourgeoisie montante. Le comte Gui II de Forez dispute à l’archevêque ses droits sur la ville. Une guerre s’en suit. En 1158, l’armée du comte écrase celle de l’archevêque à Yseron puis, pénétrant dans la ville, pille le grand cloître, le palais épiscopal et endommage la cathédrale. En 1167, sous les auspices de l’empereur Frédéric Barberousse et le pape Alexandre III, une communauté de juridiction est établie entre les deux pouvoirs rivaux, sur le pont comme sur la ville. Peu viable, elle est remplacée en 1173 par un partage territorial. L’archevêque Guichard de Pontigny obtient l’entière juridiction sur la ville, mais abandonne tous droits
La Saône au cœur de Lyon
ecclésiastiques sur les domaines et les bourgs du Forez. Il se concentre sur la reconstruction du « grand cloître » et lance les travaux de la nouvelle cathédrale. Le comte, lui, recouvre la pleine jouissance de son fief et se désintéresse des affaires lyonnaises. Ce compromis fait l’objet d’un règlement officiel dont la promulgation et le respect nécessitent l’intervention du pape Alexandre III88 ; la question est d’importance et revêt un caractère international sensible dans le contexte d’une guerre larvée entre le pape et l’empereur Barberousse. En 1182, le pape Lucius89 et le roi de France, Philippe Auguste, confirment le traité. Enfin, en 1184, le nouvel archevêque, Jean Belles-mains, fait confirmer ses droits sur la presqu’île par l’empereur. De 1175 à 1193, Guichard de Pontigny et Jean Belles-mains conduisent le chantier audacieux du chevet de la nouvelle cathédrale qui avance sur les berges du bassin de Saône, magnifiant le pouvoir retrouvé de l’archevêque sur la cité et sur les eaux. On gagne sur la rivière ; on remblaie la berge tout en enfonçant des pieux pour stabiliser les fondations. On utilise les choins géants – grandes pierres calcaires blanches que les Romains avaient fait haler depuis le midi le long du Rhône – récupérés de l’effondrement du forum romain de Fourvière. Avec eux, on élève le chevet jusqu’au triforium, les transepts sur quatre mètres de haut et les murs des bas-côtés, sur deux. À l’extérieur, on les munit de bossages à l’antique ; à l’intérieur de l’abside, on les polit soigneusement pour imiter le marbre. Pour assurer la continuité du culte, les nouveaux murs qu’on élève enserrent la vieille cathédrale de l’évêque Patiens que l’on ne détruira que progressivement. Les archéologues ont dégagé son chœur et sa crypte sous la croisée de transept actuelle.
88. Pape de 1159 à 1181, il connaît un pontificat mouvementé et affronte aussi bien l’empereur Barberousse que le roi d’Angleterre. 89. Pape de 1181 à 1185 et successeur d’Alexandre III.
Dès cette date on peut parler d’unification réelle de la cité, quelle que soient
les tenants de l’autorité. En 1193, on trouve la première mention des « bourgeois de la ville » (expression qui n’aurait pas de sens si la ville n’était alors unifiée), dans le texte d’un accord passé entre ces derniers et le nouvel archevêque Renaud II de Forez90, destiné à limiter l’arbitraire des droits et taxes perçus par les seigneuries ecclésiastiques. L’accalmie obtenue est de courte durée. Les bourgeois veulent s’émanciper de la tutelle et de la justice de l’archevêque. En 1206, pour faire face à leurs revendications, l’archevêque leur octroie une nouvelle charte. Deux ans après, les habitants et les bourgeois protestent contre de nouveaux abus de la justice épiscopale ; ils s’arment, s’organisent en association jurée, élisent des représentants, dressent une barricade sur le pont de Saône et font appel au pape Innocent III. L’archevêque Renaud réagit brutalement, mais ne parvient pas à instaurer le calme. Il fait appel au duc de Bourgogne, Eudes III, qui mate militairement les milices bourgeoises, mais impose à Renaud le respect des chartes. Les bourgeois lyonnais se voient reconnaître le droit de s’organiser entre eux, mais sous le contrôle de l’évêque, alors que les villes proches se dotent de municipalités autonomes.
90. Fils de Gui II de Forez, autant archevêque que chef de guerre.
L’archevêque cherche à renforcer ses pouvoirs ; il met en défense la sei-
gneurie de Lyon qui lui a été attribuée et conforte son emprise sur la ville. Pour défendre la seigneurie, il fait édifier des châteaux sur les territoires des
Du XIIe au XIVe siècle
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Lyon vue depuis le nord. Protégée par le château de PierreScize et des chaînes tendues d’une rive à l’autre, la Saône apparaît comme l’artère principale de la ville. On remarque la densité des bateaux amarrés dans le centre ville, de part et d’autre du pont du Change. (AML)
villes actuelles de Anse, Francheville, Givors, et Condrieu. À Lyon, il érige de nouveaux remparts et creuse le fossé de la Lanterne aux Terreaux. Il achève le « grand cloître » entourant l’ensemble cathédral et fait construire, au-dessus de la Saône, le formidable château de Pierre-Scize, dont il fait sa résidence dès 1197. Il lance la reconstruction du pont du Rhône écroulé au passage des croisés (1190) et poursuit la construction de la cathédrale Saint-Jean. Les bâtisseurs passent progressivement du style roman au style gothique et l’on abandonne les choins romains pour la pierre jaune de Lucenay que l’on fait descendre du Beaujolais par la rivière.
Dès la fin du 12e siècle, dans ce contexte favorable à la reprise des affaires
91. Proche de la rue Édouard Herriot actuelle.
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et en lien avec la construction du nouveau pont du Rhône, établi près de l’Hôtel-Dieu et du Bourgchanin, l’urbanisation de la presqu’île se développe rapidement. Des lotissements de rive prennent corps le long de la rivière ; la liaison entre les deux ponts qui passait auparavant par la rue de l’Hôpital91 et la rue Grenette, tend à se faire maintenant par la rue Mercière qui forme un grand
La Saône au cœur de Lyon
arc orienté sud-est. C’est une étape clef dans le développement de la cité. Les premiers lotissements sont établis au sud de Saint-Nizier. Rapidement, ils se prolongent sur les deux côtés de la rue jusqu’aux halles de la Grenette92 : les derniers prennent place au sud de la rue Grenette et permettent de joindre la rue du Port du Temple au Bourgchanin93, à la hauteur de l’actuelle place des Jacobins. La taille des parcelles des lotissements varie, mais on les trouve majoritairement en lanière avec cinq à six mètres de façade sur rue et une profondeur de l’ordre de vingt mètres. Ces parcelles, d’abord peu occupées, se densifient en même temps94 que la hauteur des constructions s’élève. En rive droite, les quartiers Saint-Jean et Saint-Georges voient également une densification de leur occupation. Les voiries, l’habitat, le commerce et l’artisanat se développent et forment un aménagement maintenant cohérent et continu de chaque côté du bassin de Saône. Les berges de la rivière abandonnent l’aspect semi-rural qu’elles avaient pris durant le haut Moyen Âge. Le quai du port Sablet est stabilisé par une forêt de pieux. Plusieurs maisons prennent appui sur le grand mur95 qui avait été édifié autour de l’an mil. Les
Du XIIe au XIVe siècle
92. Le bâtiment subsiste en partie à l’angle de la rue Grenette et de la rue Chenavard. 93. Actuel site de l’Hôtel-Dieu et de la rue Bellecordière. 94. Bernard Gauthiez, 1994, Ibid., p. 24.
95. Grégoire Ayala, 2009, Ibid., p. 70.
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96. Les étuves du Sablet ou du « Sabliz » sont mentionnées dans les textes d’archives en 1388.
97. D’après Jacques Rossiaud.
équipements civils se multiplient. Les étuves du Sablet96, qui jouxtent le port, fonctionneront jusqu’au XIVe siècle : elles comprennent deux maisons et un système de chauffage avec des conduits d’air chaud intégrés dans les murs. Cette extension simultanée de l’aménagement urbain, en rives droite et gauche de la Saône, marque bien que le développement de ce qu’on appelle le « Vieux-Lyon » est pour l’essentiel parfaitement contemporain de celui de la presqu’île. Il se fait sous l’impulsion de grandes familles bourgeoises, comme les « Varey » ou les « Feurs », qui deviennent alors les principaux investisseurs fonciers de la ville.
À partir de 1208, plusieurs règlements autorisent la destruction des murailles le long de la rivière pour faciliter la construction de maisons d’habitation sur ses rives. On en édifie à Saint-Paul, à la Platière et vers Saint-Georges. Loin de refermer le bassin de Saône sur lui-même en coupant les quartiers de la rivière, leur construction participe à son animation. Les nouvelles maisons ne doivent pas empiéter sur les ports préexistants que l’ancienne muraille avait parfois occultés. Toutes possèdent deux façades, l’une tournée vers la ville et l’autre vers la rivière ; elles disposent d’un porche qui ouvre sur la Saône avec des facilités d’amarrage, paliers et escaliers donnant sur l’eau, anneaux et ducs d’Albe. Dans ce nouvel alignement bâti, les ports, à intervalles réguliers, offrent aux quartiers une ouverture sur la rivière. Leur aménagement varie avec leur localisation, leur fréquentation et les fonctions qui leur sont attribuées. Certains sont de simples grèves avec des amarrages et des décharges, d’autres font l’objet d’aménagements plus lourds : larges esplanades, escaliers ou gradins, rampes pour faire boire le bétail, etc. Au fil des siècles, les plus importants d’entre eux recevront d’autres installations pour favoriser l’accostage et l’entreposage en relation avec les différents pôles d’activité97 de la ville.
Les maisons du bord de Saône, construites début XIIIe siècle. Leur linéaire s’interrompt juste pour les ports, le palais de Roanne, le palais de l’évêque et la commanderie de Saint-Georges à gauche de l’image (extrait du plan scénographique, 1544). (Musées Gadagne)
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La Saône au cœur de Lyon
En arrière du port Sablet, la commanderie et l’église Saint-Georges dataient du XIVe siècle. Démolies au milieu du XIXe pour construire le quai Fulchiron, elles laissèrent place à l’église de Bossan et à une école primaire. (AML)
La construction de maisons sur les rives se généralise rapidement. Rendue
possible par l’amélioration du climat, qui entraîne une modification du régime de la rivière laissant à découvert une partie des berges, on gagne ainsi du terrain constructible au cœur de la cité. Ce nouveau front bâti affirme l’importance de la rivière comme voie urbaine et artère commerciale principale de la ville. Elle forme une belle avenue fluviale, mais elle est aussi plus facilement accessible et donc vulnérable. Pour faire face aux menaces, surtout dans les moments troublés, on tend des chaînes, en amont, au droit du château de Pierre-Scize et, en aval, au droit de Saint Martin d’Ainay. On nomme des gardes des ports, chargés de surveiller l’arrivée d’ennemis et de faire régner l’ordre.
Au 13e siècle, on lance le chantier de l’église Saint-Nizier. Les ordres men-
diants s’installent aux franges de la ville, là où de grands terrains sont disponibles ; ils cernent en quelque sorte les quartiers habités. Les Templiers prennent jouissance d’un grand terrain au bord de la Saône face à la cathédrale dès 1208. Ils y ont leur chapelle, mais aussi des prés, une étable et une vigne. En 1220, les Franciscains (ou Cordeliers) et les Dominicains (ou Jacobins) s’installent sur les actuelles places des Cordeliers et des Jacobins. Les Antonins forment un ordre hospitalier soignant les malades atteints du feu de Saint-Antoine (ou mal des ardents, maladie provoquée par l’ergot de seigle). Vers 1240, ils construisent leur couvent le long de la rivière en amont du Temple, au droit du port de Chalamont. En 1290, les Augustins s’installent à Saint-Vincent, les Carmes aux Terreaux et les religieuses de la Déserte sur les pentes de la Croix-Rousse au-dessus des Carmes98. Leur implantation prive la ville de sols constructibles ; elle coupe les quartiers de leurs zones d’extension naturelles et contraint la ville à se densifier sur elle-même.
Du XIIe au XIVe siècle
98. Modifiés et restructurés, beaucoup d’éléments de ces couvents subsistent dans la ville aujourd’hui. Par exemple l’école de la Martinière utilise des bâtiments des Augustins, la cour des Antonins abrite le théâtre des Ateliers, les arcades du théâtre des Célestins donnent sur le quai du même nom.
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Évocation fantaisiste de la fête des Merveilles dans le style troubadour du XIXe siècle. (Musées Gadagne)
L’installation des couvents et l’accueil de deux conciles (1251 et 1274-75) participent du renouveau économique et intellectuel de la ville qui reçoit papes et évêques, empereurs et rois, ainsi que de hauts personnages venus de toute l’Europe et des lointains méditerranéens. Le commerce local en est stimulé, des échanges au long cours reprennent, mais une fois les conciles clôturés, le dynamisme retombe et Lyon se replie sur son pré carré. Les années 12301250 auront marqué l’apogée de cette phase d’urbanisation autour du bassin de Saône. En 1269, la construction d’une tour-porte au nord de Bourgneuf protège le nouveau quartier construit au bord de la Saône et qui fait pendant au lotissement de Saint-Georges au sud. La même année, on construit une enceinte défensive aux Terreaux. Les tensions restent vives entre les composantes de la cité : l’archevêque et
les chanoines du chapitre de Saint-Jean d’une part, le chapitre et les bourgeois d’autre part. Les bourgeois sont les habitants du bourg ou de la cité ; progressivement le terme s’est spécialisé pour désigner ceux qui, parmi les habitants, disposaient du droit de cité avec la possibilité de faire partie des organes élus, conseils de corporation, confréries ou Consulat, le plus souvent des chefs de famille aisés commerçants, artisans ou magistrats. En 1267, ces bourgeois se révoltent contre les représentants du chapitre qui ont poursuivi en justice et arrêté plusieurs d’entre eux. Ils envahissent le grand cloître ; obligeant les chanoines à se réfugier dans celui de Saint-Just, plus puissamment fortifié. Le roi joue les médiateurs.
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La Saône au cœur de Lyon
En 1284, le comte de Savoie prend le parti des bourgeois et les aide à se doter d’un conseil de cinquante représentants. L’archevêque, en contrepartie, se rapproche du roi Philippe-le-Bel qui tire les marrons du feu. En 1292, le roi établit un gardiateur chargé de représenter et contrôler les habitants. En 1307, par deux lettres royales (les « Philippines »), il concède à l’archevêque le pouvoir sur Lyon et le Lyonnais tout en réorganisant l’administration et la justice de la ville. C’est l’année du procès des Templiers ; leur propriété passe un temps aux mains des Hospitaliers de Saint-Jean installés sur la rive droite à SaintGeorges. Cinq ans plus tard, en 1312, un nouveau traité transfère cette souveraineté au roi, l’archevêque garde le château de Pierre-Scize, et le chapitre le cloître de Saint-Jean. Lyon appartient définitivement au royaume de France. Enfin, en 1320, après un bref conflit avec l’archevêque dont le roi sort vainqueur, les Lyonnais obtiennent une charte qui confirme les avantages qu’ils avaient acquis en matière de répartition d’impôts et les autorise à mettre en place un Consulat.
En lien avec le dynamisme commercial et culturel de la ville, la fête des Merveilles entame à partir du XIVe siècle une mutation qui la laïcise et fait d’elle un miroir de la vie de la cité. La rivière et le bassin de Saône, cœur de la ville, y occupent une place prépondérante99. La célébration n’a plus lieu le 2 juin, mais le lundi ou le mardi précédant la Saint-Jean-Baptiste. Le chapitre et les officiers de la cour séculière organisent les festivités avec les consuls, les maîtres des ports et ceux des métiers. L’ouverture de la fête, qu’on appelle encore « les Miracles », est proclamée dans tous les lieux publics et les citoyens sont invités à participer aux processions
99. D’après Jacques Rossiaud.
Le parcellaire du XIIIe siècle reconstitué au XIXe par Vermorel, architecte-voyer de la ville de Lyon. Il met en valeur l’ampleur des lotissements de rives à la Platière et à Saint-Paul qui se révèlent être les quartiers les plus denses et les plus animés de la ville. Il montre le parcellaire en lanières le long de la rue Mercière et l’implantation des maisons aux deux têtes du pont. La largeur exceptionnelle du bassin en aval du pont de Saône – 250 mètres – est bien visible. (AML)
Du XIIe au XIVe siècle
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qui se déroulent aussi bien sur la rivière que dans les rues de la ville. Les divers groupes et « chapitres », précédés de leur bannière, embarquent à Saint-Pierre de Vaise sur des navires parés pour descendre la Saône dans un ordre rigoureux qui souvent a été âprement discuté et négocié. Il en va de la représentation symbolique de l’ancienneté et de la puissance des différents pouvoirs et des rapports de plus ou moins grande subordination les liant entre eux. Bien que la fête soit majoritairement devenue l’affaire des citoyens, la préséance de l’Église est respectée. Les cinq barques majeures sont celles des chapitres ecclésiastiques. La nef de Saint-Jean est encadrée par celles de Saint-Just et de Saint-Paul, d’Ainay et de l’île Barbe. Deux grands navires embarquent les officiers de l’Église, courriers, prévôts, écuyers et sergents. Une flottille les entoure portant notables, nobles et bourgeois, ainsi que les gens du peuple et des métiers, tous confondus. Un moment d’arrêt est marqué en amont du pont de Saône. Les barques des officiers tournent autour de celles des chapitres où se tiennent les chanoines. Après le passage du pont, tout le monde débarque au port Saint-Michel, en amont d’Ainay. Le cortège gagne la basilique d’Ainay pour révérer Saint-Pothin, puis prend, par les rues de la ville, fleuries et décorées d’architectures éphémères, le chemin de Saint-Nizier. Après les cérémonies religieuses, prennent place les réjouissances populaires. La tradition rapporte qu’un bœuf gras (sans doute déjà découpé) est jeté du pont de Saône et que le menu peuple se précipite dans la rivière pour en ramener les morceaux à la rive. Commencée avec l’exaltation du pouvoir ecclésiastique, la fête se termine par de grandes réjouissances laïques, elle est à l’image de la vitalité de la cité, de ses multiples strates et organisations, ainsi que des gens du peuple.
Cette grande manifestation qui, depuis le IXe siècle, lie exaltation des fondements religieux de la cité, représentation des pouvoirs et liesse populaire, s’efface à la fin du XIVe siècle sous la pression du Consulat et des bourgeois, qui y voient un gâchis d’argent public et, surtout, redoutent les excès et transgressions populaires auxquels la fête donne lieu. De mauvaises années s’annoncent. La peste de 1347 est le prélude d’une longue série d’épidémies et de malheurs qui vont casser, pour un siècle, l’embellie démographique et économique de la ville. Son aménagement reste inachevé, des îlots denses voisinent avec des secteurs relativement lâches. En 1353, l’îlot de la Monnaie dans la presqu’île est encore très peu construit. Les tènements appartiennent à de grandes familles qui conservent vignes et jardins au centre de leurs îlots.
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La Saône au cœur de Lyon
Promoteurs, inventeurs et précurseurs se jettent à l’eau : l’ère des grands projets, 1700-1789 l’ère des grands projets, et précurseurs se jettent à l’eau : Promoteurs, inventeurs Dès le début du 18e siècle, entre 1710 et 1720, les trois ports successifs, de
Chalamont, Saint-Antoine et du Temple, qui avaient été aménagés en arrondi et accompagnés de gradins, sont repris pour laisser place à un quai linéaire. Le quai Saint-Antoine s’élargit et se prolonge au sud par des gradins jusqu’au quai des Célestins. Progressivement, le Consulat, puis la municipalité cherchent à désenclaver les monuments orientés vers la Saône. Pour ce faire, mais avec des moyens insuffisants, le Consulat commence à détruire progressivement les vieilles maisons qui occupaient la place d’Albon ; finalement il renonce et, en 1717-1719, ne détruit que celles qui prenaient directement appui sur le pont du Change et bloquaient le passage entre le pont et le quai de Villeroy (section nord du port de Chalamont)121. Il renonce, mais sa réflexion portait bien sur la mise en valeur du site de Saône en son entier122.
Il faut alors imaginer la rivière et ses berges comme un quartier de la ville
à part entière où se côtoient bateaux permanents, plattes occupées par des blanchisseuses et des teinturiers, moulins à grains ancrés dans son lit ou amarrés aux berges sur plusieurs rangs, débarcadères aux fonctions multiples. L’étroitesse de la rivière, le faible courant et les étiages prolongés facilitent les traversées en bateau. Une multitude de barques, ou « bêches », en langue lyonnaise, prennent des passagers moyennant finance. Elles sont le plus souvent conduites par d’accortes jeunes femmes sollicitant sans manières le bourgeois ou le simple passant. D’origine populaire et relativement délurées, on les appelle les bêcheuses. Elles font concurrence aux péagistes concessionnaires des ponts avec qui elles se bagarrent souvent123. À la veille de la Révolution, les ponts s’étaient multipliés. Le vénérable pont du Change se trouvait flanqué de plusieurs ponts de bois : au nord, le pont SaintVincent, et plus en amont encore, le pont d’Halincourt (ou de Serin) à l’endroit le plus resserré du défilé de Pierre-Scize ; immédiatement au sud, le pont Volant et le pont de l’Archevêché suivis du pont de l’Arsenal (ou d’Ainay), un peu en aval de l’actuelle passerelle Saint-Georges. Tous ces ponts étaient à péage : le Consulat fixait les tarifs en même temps qu’il accordait les concessions aux
1700-1789
Batelière lyonnaise en habit du XVIIIe siècle, avec une bêche – ou barque locale – en arrière plan, autrement dit une « bêcheuse ». (Musées Gadagne)
121. Voir le détail de la vue de Cléric. 122. Ce projet de libération des maisons de la place d’Albon n’aboutit que tardivement au début du XIXe siècle.
123. Jean Pelletier, 1995, Ibid., p. 65.
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Le nouveau plan topographique de Joséphine Comberousse (vers 1830) montre l’aménagement linéaire des quais et des ports, de part et d’autre du bassin de Saône entre le pont du Change et celui de l’Archevêché. Le pont Volant en bois joint le port du Temple à la rue de la Bombarde. (BML)
futurs constructeurs-gestionnaires. Faute d’autres candidats, les hospices se retrouvèrent concessionnaires du pont de l’Arsenal et du pont d’Halincourt. Ceux-ci étaient constamment endommagés et demandaient sans cesse des réparations. Les hospices perdirent beaucoup d’argent à les gérer.
124. Lône : bras dormant de la rivière ou du fleuve, souvent envahi par une végétation arbustive typique. À Lyon, tout bras du Rhône en voie de colmatage, soit naturellement, soit par suite d’un barrage construit en amont ou en aval.
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Tout au long du XVIIIe siècle, les projets immobiliers se multiplient, cherchant à gagner de l’espace constructible au détriment de la Saône et du Rhône. Les projets les plus caractéristiques se mettent en place à partir de la moitié du XVIIIe siècle entre 1760 et 1780. Après s’être organisée autour du bassin de Saône, la ville se tourne pour conquérir de nouveaux terrains vers les rives du Rhône longtemps délaissées. Sous l’impulsion de Soufflot, on bâtit le quartier Saint-Clair en comblant une lône124 du Rhône et au sud, entre Bellecour et le fleuve, on abat les remparts et on aménage les quais. Plusieurs immeubles de pierre aux façades accueillant un ordre colossal – pilastres qui embrassent plusieurs niveaux du bâtiment ou de l’habitation et unifient la façade – préfigurent ce que seront les immeubles locatifs de prestige qui vont se multiplier sur la presqu’île. Pour agrandir celle-ci, l’ingénieur Antoine-Michel Perrache obtient une con– cession pour construire une digue sur le Rhône et repousser le confluent de plus de deux kilomètres au sud, doublant la superficie de la presqu’île. Son projet doit faire face à l’hostilité du Consulat et à la crue dévastatrice de 1778. Un an après, il meurt avant d’en avoir vu la réalisation. Il laisse son nom au quartier ainsi gagné sur le fleuve et plusieurs éléments de programme intéressants pour Lyon : une gare d’eau moderne, des terrains pour l’extension des industries nouvelles, un pont à la hauteur de la Mulatière. Le projet d’agrandissement de la presqu’île, arrêté par la Révolution, ne redémarre que sous la Restauration.
La Saône au cœur de Lyon
Au nord-est, Antoine Morand souhaite coloniser le territoire des Brotteaux et construit un pont à péage, à la veille de la Révolution. Pour lui, la ville doit s’étendre sur la rive gauche du Rhône dans une volonté de conquête et de défense contre le grand fleuve. Mais, la Révolution survenant, le projet mettra beaucoup plus de temps à se réaliser que ne l’imaginait son promoteur. Parmi ces projets d’extension immobilière, celui de la Compagnie Chapuis est peu connu ; ses concepteurs voulaient gagner du terrain urbanisable sur la Saône. En 1777, la compagnie propose de construire, en grande partie dans le lit de la Saône, une rangée de maisons qui formerait un nouvel alignement en avant du quai Saint-Antoine. Elle s’inspire du projet du quartier Saint-Clair qu’avait conduit un groupe d’architectes (Munet, Millanois et Soufflot), en rive droite du Rhône. Le plan est ambitieux. C’est tout le profil de la rive gauche de Saône, entre les deux ponts, qui serait reconfiguré, restreignant considérablement l’ampleur du bassin de Saône ! L’emprise des masses bâties envisagées dépasse largement la berge émergée, pénétrant en profondeur dans le lit de la rivière, avançant bien plus que les parkings construits dans les années 1970. Ce projet fut fortement critiqué par les propriétaires du quai, que cette réalisation aurait privés de leur vue sur la rivière et d’accès directs sur les quais et les ports. Les services du Consulat pointèrent toute une série de difficultés financières et techniques qui finalement leur firent refuser ce développement immobilier.
Les deux opérations de Morand et de Perrache ne se développeront pas aussi rapidement que leurs promoteurs le prévoyaient. En effet, la Révolution évince les nombreuses congrégations religieuses implantées dans la presqu’île et sur les pentes de la Croix-Rousse et de Fourvière, libérant un foncier important sur lequel se reportent la demande et les projets. Le développement rapide de la soierie pousse les fabricants à aller au plus facile et au moins coûteux ; ils investissent massivement bas et pentes de la Croix-Rousse, achètent les biens ecclésiastiques devenus biens nationaux avec la Révolution pour construire, en bas des pentes, des immeubles pour les négociants en soierie et, sur les pentes, des immeubles pour les ouvriers de la soierie et leurs métiers à tisser, les fameux « immeubles canuts ».
Les observations faites par le Consulat sur le plan de la compagnie Chapuis. Non respect des alignements, création d’une rue trop étroite, etc. (AML)
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Malgré l’expansion de l’occupation des pentes, la création de places sur la presqu’île et l’ouverture des quartiers sur le Rhône, le cœur animé de la ville reste ancré autour du bassin de Saône qu’on continue à magnifier, surtout en rive gauche. L’architecture la plus mémorable est celle de la grande façade classique du couvent des Célestins réalisée au début du XVIIIe siècle et plusieurs fois remaniée. Il en reste encore des éléments de modénature dans les bâtiments actuels du quai : les arcades du rez-de-chaussée et les grandes impostes des angles du bâtiment principal. L’église, elle aussi plusieurs fois reprise, prolongeait la façade côté nord. Des bâtiments d’habitation de belle allure prenaient place au sud pour faire le lien avec la place du port du Roy et l’Hôtel de l’Europe.
Bateau-lavoir (platte) et charrois sur le port de Chalamont au XVIIe siècle. (Musées Gadagne)
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De nombreux immeubles locatifs plus ou moins de prestige sont construits, notamment dans le cadre des lotissements réalisés à Ainay, au sud de Bellecour, par des propriétaires nobles ou ecclésiastiques. Ainsi, après la démolition des remparts d’Ainay en 1780, l’architecte Paul Perrache reconstruit une voûte sur l’emplacement de l’ancienne porte du cloître et réalise des immeubles donnant sur la Saône, puis d’autres sur la rue Vaubecour. La rue Jarente fait aussi l’objet d’un lotissement. Ces immeubles de prestige construits avant la Révolution rompent avec l’ancien parcellaire de la ville. Ils présentent de longues façades de pierre relativement sévères avec de grandes fenêtres surmontées d’un tympan ou d’un arc brisé. L’étage noble s’orne de balcons. Une porte-cochère ouvre sur un vestibule qui mène à la cour et que dessert un grand escalier de pierre suspendu. Un peu au nord du pont d’Ainay, sur les terrains de la Rigaudière proches de la rue Sala, on construit un ensemble im-
La Saône au cœur de Lyon
posant pour loger l’Arsenal des armées. Il se compose de quatre bâtiments en peigne, perpendiculaires à la rivière ; leurs pignons sont surmontés de frontons triangulaires classiques qui participent à la mise en valeur des rives du bassin de Saône. Enfin, la vieille chapelle du couvent des Augustins, à la hauteur de la passerelle Saint-Vincent, est mise à bas pour faire place à une splendide église de style néoclassique de plan basilical ; sa grande nef un peu austère, rythmée par des colonnes toscanes, est éclairée par les verrières du dôme qui domine le transept. Le chœur semi-circulaire et entouré de quatre colonnes ne possède pas de vitraux. La première pierre est posée le 6 octobre 1759 et la consécration a lieu le 4 juin 1789, à la veille de la Révolution, pendant la réunion des États Généraux. Les moines ont confié la réalisation de leur nouvelle église à Léonard Roux (1725-1793), ancien secrétaire du roi et architecte de l’hospice de la Charité, guillotiné en décembre 1793 comme contre-révolutionnaire. Dédiée initialement à Saint-Louis par hommage au Dauphin qui en avait financé une partie, elle sera ensuite renommée Saint-Vincent du nom de la paroisse qu’elle desservait.
Le départ du Pyroscaphe de Jouffroy d’Abbans pour l’île Barbe, le 15 juillet 1783. La vue est prise face à Saint-Jean, en contrebas du pont du Change. Gravure anonyme. (Musées Gadagne)
Cette période est aussi faite d’innovations technologiques qui permettront
le développement économique et industriel de Lyon en révolutionnant le système productif de la ville, au travers d’une mutation dans les modes de transport et d’une facilitation des franchissements fluviaux. L’industrie de la soierie est révolutionnée par le métier Jacquard (1801, du nom de son inventeur Joseph Marie Jacquard, 1752-1834). Les ponts suspendus, invention de Marc Seguin, entraînent une multiplication des ponts et font évoluer les conditions de navigation et de franchissement du bassin de Saône. Enfin, la vapeur est maintenant utilisée, transformant les conditions de production industrielle et révolutionnant les déplacements terrestres, fluviaux et aériens : première ligne de chemin de fer entre Saint-Étienne et Lyon, locomotives à vapeur, bateaux à vapeur à hélice ou à aubes, aérostats des frères Montgolfier, dont un spécimen décolle depuis la plaine des Brotteaux en 1784.
Deux figures de proue sont à la source de la modernisation des transports terrestres et fluviaux grâce à la vapeur : Marc Seguin (1786-1875), qui développe la chaudière tubulaire, le chemin de fer et les locomotives, et ClaudeFrançois Jouffroy d’Abbans (1751-1832), qui conçoit les premiers bateaux à vapeur. Toutes ces inventions sont pratiquement concomitantes. Les frères Montgolfier, et les frères Seguin, originaires d’Annonay, y prennent une part
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Le pont Volant, début XIXe siècle. À gauche, les façades des immeubles du quai des Célestins ; à droite, le chevet de la cathédrale SaintJean et le quartier Saint-Georges. (AML)
prépondérante sachant mobiliser le capital financier permettant de systématiser leurs inventions et développer les bases de nouveaux systèmes productifs qui connaîtront leur apogée au XIXe siècle. Parallèlement, la chimie prend son essor à Lyon à partir de la recherche de nouveaux colorants pour la soierie et les textiles. Une première phase d’industrialisation de la chimie s’effectue le long de la Saône, notamment avec l’usine de colle de Jean-François Coignet à Saint-Rambert, celle de colorants de Joseph Gillet à Serin, en rive gauche à la hauteur de Vaise, et la vitriolerie – usine d’acide sulfurique – des frères Perret à Perrache.
Après plusieurs essais réalisés dans le Doubs, dont il est originaire, et sur la Saône à la hauteur de Mâcon, en 1783, Jouffroy d’Abbans engloutit une bonne partie de sa fortune dans la construction, dans un chantier naval de Vaise, d’un bateau en bois de quarante-trois mètres de long et quatre mètres soixante de large équipé de roues à aubes mues par une machine à vapeur : le Pyroscaphe. Le 15 juillet, il s’élance à la barre du Pyroscaphe depuis la rive droite ; remonte la Saône de Saint-Jean jusqu’à l’île Barbe, sans avoir recours à d’autre force que celle de la « pompe à feu » embarquée. L’essai est concluant et la foule des spectateurs enthousiaste, mais Jouffroy d’Abbans se ruine en tentant une industrialisation de son prototype. En 1816, il lance à Paris le Charles-Philippe
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construit pour desservir une ligne régulière entre Paris et Montereau. Celleci n’eut pas de succès et Jouffroy d’Abbans, se retrouve pauvre et démuni ; à l’hospice des Invalides à Paris, il meurt du choléra lors de la grande épidémie de 1832. Le développement de la navigation à vapeur sur la Saône – et sur le Rhône – se fait après la Révolution, à partir des années 1820-30.
Cependant, l’animation de la rivière n’a pas attendu le développement abouti
de la machine à vapeur. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, la Saône possède déjà des services réguliers de coches d’eau halés par des chevaux ; départs et étapes sont fixés par des horaires ; le prix et les conditions du voyage sont affichés. Les coches pour Paris et la Bourgogne partent deux fois par semaine, le lundi et le jeudi ; ils font la route de Lyon à Chalon-sur-Saône en deux jours et demi en montant et deux jours en descendant, pour arriver à Lyon le lundi et le vendredi. À l’arrivée des coches d’eau à Chalon-sur-Saône, des carrosses permettent aux voyageurs de poursuivre leur trajet. Les diligences d’eau de Lyon à Chalon mettent deux jours en été et un jour et demi en hiver. On dîne à Montmerle et on dort à Mâcon le premier jour. On dîne à Tournus et on couche à Chalon le second jour125. Malgré cette régularité et la réglementation accompagnant les nouveaux services fluviaux, le voyage en coche d’eau reste une aventure et les passagers doivent se contenter d’un confort précaire.
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125. D’après Gilbert Gardes, 1993, Ibid., p. 42.
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La mauvaise passe des « Trente glorieuses » : 1950-1980 des « Trente glorieuses » : La mauvaise passe Les 1er et 2 septembre 1944, l’armée allemande, qui occupe Lyon depuis
novembre 1942, se retire de la ville et fuit vers le nord en faisant sauter derrière elle tous les ponts sur le Rhône et la Saône. Le pont d’Ainay est anéanti par l’explosion et n’est pas reconstruit. Le tablier de la passerelle Saint-Georges bascule, mais résiste et demeure traversable en prenant des précautions. Les arches et les piles du pont de Tilsitt sont entièrement détruites. La travée centrale de la passerelle du palais de justice s’écroule dans la rivière. Les explosifs détruisent deux arches du pont de Nemours. L’arche de fonte du pont de la Feuillée est anéantie. Seule la passerelle Saint-Vincent en réchappe par miracle. Pour faire face à ce désastre, on mobilise des moyens de fortune ; on improvise des bacs, on pose des passerelles temporaires pour enjamber les arches détruites. La reconstruction du pont de Tilsitt ne s’achève qu’en 1950. Solidement reconstruit en béton, et habillé de pierres de Hauteville (Ain), on le dote de parapets ajourés néogothiques, pour qu’il ne dénote pas dans le site historique du Bassin de Saône.
Les usages citadins des rives de Saône se maintiennent jusque dans les années 1950-1960. Promenades sur les quais hauts et baignades aménagées sont très fréquentées. On ne se baigne plus nu au pied du pont du Change. La ville installe une piscine flottante dotée de plusieurs bassins et de plongeoirs quai de la Pêcherie. En aval, vers les Célestins, le stade nautique dédié au water-polo, ouvre son bassin en dehors des heures d’entraînement ou des matchs. On joute toujours sur la Saône. Les marchés de gros de l’agglomération perdurent quai Saint-Antoine et
Septembre 1944, le tablier du pont de la Feuillée, écroulé dans la Saône, a été plié par les explosifs allemands. (Coll. CHRD)
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quai des Célestins en rive gauche, et quai Romain Rolland en rive droite. Ils apportent aux quartiers attenants un remue-ménage continu et beaucoup de nuisances pour l’habitat, jusqu’en 1964, quand commence à fonctionner le nouveau marché-gare derrière les voûtes de Perrache. Le transfert s’effectue progressivement jusqu’en 1966, date à laquelle les installations du marchégare fonctionnent à plein. Quai des Célestins, le marché aux fleurs résiste. Quai Saint-Antoine et quai des Célestins, un marché quotidien se substitue au marché de gros. Buvettes et pieds humides en tête de pont, tant rive droite que rive gauche, participent au maintien d’une sociabilité urbaine, mais l’animation qu’on y observe n’est qu’une pâle réplique de celle des années précédentes.
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Dans les années 1946-48, des bains installés dans le lit de la Saône en amont du pont de Nemours (ex pont du Change). Lyon compte alors plus d’une dizaine d’installations similaires. En arrièreplan, le chantier de reconstruction du pont de la Feuillée. (MDFR)
Dans les années 1960, on joute encore sur la Saône dans le centre de Lyon. (Musées Gadagne)
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Sur les deux rives du bassin de Saône, le bâti de la Renaissance et de l’âge classique se paupérise, se déqualifie. Le départ des grossistes accélère la taudification. Les nombreux locaux occupés par leurs entrepôts, bureaux ou boutiques, sont abandonnés. Les rez-de-chaussée, qu’ils n’entretenaient déjà plus dans la perspective de leur prochain déménagement, gardent leurs rideaux métalliques baissés. Les belles arrière-cours des immeubles sont laissées dans un état repoussant et deviennent des dépotoirs. La sinistrose règne le long des quais. Les rues des quartiers Saint-Jean et Mercière abritent une population vieillissante de ménages populaires employés et ouvriers. Dans ces « nobles » immeubles qui n’ont pas connu de ravalement et sont très dégradés, des retraités modestes vivent dans des appartements étroits, sans confort, voire insalubres. L’ampleur des travaux à envisager pour leur rénovation fait que de nombreux logements libérés restent vacants. Les bas loyers de la loi de 1948 dissuadent les propriétaires d’investir. Les immeubles les plus inconfortables, aux appartements souvent humides, accueillent des familles immigrées primo-arrivantes qui n’ont pas accès aux HLM se construisant en périphérie. Les rez-de-chaussée abandonnés ne trouvent guère preneurs et la rue Mercière devient la rue de la prostitution. Malgré tout, les locaux laissés vacants par les grossistes offrent l’opportunité de locations à bon marché pour de nouveaux secteurs d’activités. C’est ainsi que l’association La Renaissance du Vieux-Lyon et la galerie l’Œil écoute s’installent quai Romain Rolland dans les locaux d’un ancien grossiste en bananes !
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De l’autre côté de la rivière, le metteur en scène Gilles Chavassieux, qui a travaillé longtemps avec Roger Planchon, prend son indépendance et installe en 1966 son Théâtre des Ateliers153 dans les locaux de l’ancien couvent des Antonins, quai Saint-Antoine. Quelques ménages des classes moyennes et des étudiants jouent les pionniers et retapent des appartements dont ils découvrent tout l’intérêt – hauts plafonds à la française, beaux volumes en façade, situation en plein centreville – malgré l’inconfort et le mauvais état. Le milieu professionnel de la nuit n’est pas non plus insensible à cette pléthore de locaux bien situés. Boîtes de nuit et bars s’installent quai Romain Rolland. L’animation nocturne, parfois avec ses outrances, se développe du palais de justice au pont de Serin, le long du quai Pierre-Scize.
Un projet de rénovation urbaine, qui vouait Saint-Jean et Mercière-SaintAntoine à la démolition, est stoppé par la mobilisation réussie autour de La Renaissance du Vieux-Lyon ; l’association obtient la création du premier « secteur sauvegardé » de la loi Malraux. Cette loi, promulguée le 4 août 1962, prenait le contre-pied des politiques de « rénovation urbaine » responsables de la destruction de nombreux îlots historiques à Lyon et dans d’autres villes. Elle mettait en place des mesures juridiques de protection pour le bâti ancien et cherchait à requalifier globalement les quartiers ; elle encourageait les propriétaires à investir pour moderniser les logements anciens et assurer une qualité d’occupation « conforme au mode de vie moderne » ; elle associait « sauvegarde » et « mise en valeur ». Elle cherchait enfin à préserver ce qui faisait la richesse et l’originalité de ces quartiers : décor et profil des rues, agencement des façades, cours, spécificité des toitures... tout en évitant d’en faire des musées en plein air 154. Après la promulgation de la loi, deux années d’études et de montage opérationnel sont encore nécessaires pour qu’en 1964, les trente et un hectares de Saint-Jean deviennent le plus important secteur sauvegardé de France. L’animation de l’opération est confiée à la SERL155. Ce coup d’arrêt à la fièvre « démolisseuse » ne stoppe pas les ardeurs de
la « raison technicienne ». L’heure est à la conversion des espaces publics au « tout automobile ». Le maire, Louis Pradel, pensait ainsi que l’urbanisme n’était « qu’un mot savant pour désigner la voirie ». Les ingénieurs de la municipalité continuent de vouloir « moderniser » la structure de la ville à coup de voies rapides, de sens uniques et « d’ondes vertes ». Ceux de l’État cherchent à mettre la Saône au grand gabarit européen. Au cours de ces années 19601966, les uns et les autres tombent d’accord pour proposer un nouvel axe de circulation est-ouest liant la presqu’île à Fourvière dans l’axe de la rue Grenette. Le projet comportait aussi un pont au gabarit européen remplaçant celui du Change et, à Saint-Jean, le percement d’une voie rapide éventrant, ou surplombant en partie, le secteur de la Baleine pour rejoindre la montée du Chemin Neuf. Sur leur lancée, ils étudient l’installation de parkings directement dans le lit de la rivière, sur l’une et l’autre rive.
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153. L’entrée du théâtre ne se fait pas sur le quai, mais en arrière, rue du Petit-David.
154. La loi se dote ainsi de mécanismes spécifiques d’intervention opérationnelle : élaboration d’un plan de sauvegarde, défiscalisation des travaux de restauration immobilière et mission de coordination donnée à un opérateur. 155. Société d’équipement de la région lyonnaise, qui intervient également pour la réalisation des grands ensembles en périphérie et des équipements structurants de l’agglomération.
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Pose de la première pile du pont Maréchal Juin. Construit en 1972, il était le support d’une voie rapide qui devait éventrer le VieuxLyon pour gagner Fourvière. Il cohabite avec l’ancien pont de pierre, à gauche. (AML)
La Renaissance du Vieux-Lyon lutte contre l’éventrement du quartier. L’État est partagé entre les enjeux liés à l’axe Rhin-Rhône et le souci de ne pas aller à l’encontre des actions lancées sur le secteur sauvegardé. Un compromis est trouvé avec la ville : la voie rapide dans le prolongement du pont ne se fera pas. À la place, deux « moustaches » (bretelles en courbe) permettront de relier le pont aux quais Romain Rolland et de Bondy. Le quartier de la Baleine ne sera pas touché, mais en contrepartie la ville aura les mains libres en rive gauche pour rénover – démolir et reconstruire – le secteur Mercière-Saint Antoine qui n’est pas compris dans le périmètre de sauvegarde et que La Renaissance du Vieux-Lyon défend plus mollement.
Le projet est mené à bien dans les années 1970. Le pont de Nemours – l’an-
156. Pour les Lyonnais, buvettes conviviales installées sur les quais ou sur les places et où l’on prend parfois l’eau !
cien pont du Change que les Lyonnais appellent maintenant pont de pierre – est démoli en 1972 en même temps que la passerelle du palais de justice. Le pont Alphonse Juin, pont-poutre routier en béton porté par deux piles ancrées dans le lit de la Saône, est livré en 1973 : il est censé remplacer les deux ouvrages détruits. Surdimensionné en largeur (deux fois deux voies confortables pour les automobiles et deux très larges trottoirs), il l’est également en hauteur, ce qui rend le cheminement inconfortable pour les piétons. Il arrive en surplomb accentué au-dessus du quai Romain Rolland et ses deux « moustaches » forment un rempart qui écrase le quartier de la Baleine en contrebas. Les parkings qui l’accompagnent de part et d’autre de la rivière sont construits directement dans le lit de la Saône. Ils ajoutent un obstacle entre la rivière et les quartiers riverains, et contribuent à l’asphyxie automobile des quais. Sauf pour les portions qui accueillent les marchés, ce bétonnage et la prégnance de la voiture ont stérilisé les usages des quais. En dehors des jours de marché, les quais hauts apparaissent comme des esplanades vides. Quelques pieds-humides156 s’y maintiennent, mais pour découvrir le plan d’eau mutilé, il faut désormais s’aventurer le long des terrasses plus ou moins repoussantes des parkings.
Cerné par les deux rangées de parkings fluviaux, le bassin de Saône perd forme et image. Il n’apparaît plus que comme la préfiguration de ce qui aurait
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La Saône au cœur de Lyon
dû devenir un segment du grand canal Rhin-Rhône : une autoroute fluviale. Le plan d’eau lui-même a perdu son animation. Tôt au XXe siècle, les bateauxmouches ont disparu. Aujourd’hui, seules les vedettes de Navig’inter et une navette fluviale qui dessert le nouveau quartier de la Confluence apportent un peu d’animation. La navigation de convois marchands de grande ampleur (convois poussés de plusieurs barges, passages de cargos fluviomaritimes) a contribué à rendre impossibles dans le centre de Lyon toutes les autres pratiques liées à la rivière : pas de transports publics fluviaux, pas de marchés sur l’eau, pas de canotage, pas de baignade. Tout le passé de la rivière et sa relation si intime à la ville ont disparu...
Parallèlement au bétonnage des rives de la rivière, la rénovation urbaine se met en place rive gauche sur le secteur Mercière. Dès 1958, le Conseil municipal avait pris la décision de rénover ce quartier. L’architecte-urbaniste Charles Delfante pilote l’opération qui commence en 1962 et dont le programme prévoit des immeubles modernes de standing élevé, en vue d’une reconquête sociale du secteur, tout en préservant le linéaire commercial du quai. On s’attaque à la partie nord de la rue Mercière en détruisant par étape les maisons anciennes entre la rue et le quai, de la place d’Albon à la rue Grenette. Michel Marot, architecte en chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux, qui a reçu les plus grandes récompenses en matière d’architecture, conçoit un immeuble de cent trente appartements comprenant une galerie commerciale couverte du côté du quai ; il devra remanier son projet à plusieurs reprises, car la municipalité lui enjoint de retrouver « la variété d’aspects et la fantaisie qui faisait les charmes du vieux quartier » ! Il en résulte toute une série de décrochés dans les façades, pour reproduire la trame des immeubles Renaissance et des toits de formes traditionnels. Cela donne une des premières « opérations pastiches » néo-régionalistes. La réalisation, architecturalement de qualité, désé-
L’immeuble SaintAntoine-Mercière construit dans les années 1980 par l’architecte Michel Marot. (Photo BV)
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quilibre le secteur où elle s’inscrit. Parce qu’il privilégie les vues sur la rivière, l’immeuble dépasse l’épannelage traditionnel ; c’est au détriment de la portion de la rue Mercière située à l’arrière et des immeubles riverains dont il bloque l’ensoleillement. Le dos de l’immeuble est en retrait par rapport à l’alignement de la rue Mercière et les espaces ainsi dégagés sont traités en parking. Cela contribue encore à priver ce segment de l’antique voie marchande de son agrément et de son attractivité.
Au cours de ces trois décennies, progressivement les deux rives se sont éloignées l’une de l’autre. Le bétonnage que la rivière a subi y a contribué. Les identités des deux rives de Saône ont profondément divergé. Les secteurs Saint-Jean, et, dans une moindre mesure, Saint-Georges et Saint-Paul se sont trouvés emportés par la logique de patrimonialisation du secteur sauvegardé. La rive gauche s’intègre dans la logique d’évolution résidentielle et commerciale de la presqu’île. Celle-ci, qui a d’abord subi durement la concurrence du pôle commercial régional implanté à la Part-Dieu dans les années 1970, est restée perçue comme le centre traditionnel de Lyon et a gardé une attractivité et un dynamisme qui se répercutent sur les logements et les commerces du quai. Les Lyonnais ont pris dans les années 1970-1980 l’habitude de penser leur ville de façon ternaire : le Vieux-Lyon Renaissance quelque peu muséifié et accueillant les touristes ; la presqu’île de l’âge classique et du XVIIIe luttant pour conserver son attractivité commerciale, son rôle tertiaire et politique ; enfin, la rive gauche du Rhône marquée par le XIXe et le XXe siècles, mais dynamisée par le quartier de la Part-Dieu et ouverte sur le grand est lyonnais. La réalité est plus complexe ! Les évolutions des rives gauche et droite de la Saône doivent être pensées ensemble, car il s’agit des fragments d’une même cité millénaire. Le Vieux-Lyon ne peut que souffrir d’une patrimonialisation exclusive qui en ferait un secteur figé soumis à une sur-fréquentation touristique. Les secteurs de la rive gauche de la Saône, qui possèdent une histoire non moins originale et un patrimoine spécifique ne peuvent que souffrir d’être banalisés au sein de la presqu’île.
Le bassin de Saône, une autoroute fluviale ? Un convoi poussé s’engage sous la passerelle SaintVincent et remonte vers Vaise. (Agence d’urbanisme)
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La Saône au cœur de Lyon
Le bassin de Saône entre en réhabilitation : les années 1980 entre en réhabilitation : Le bassin de Saône À la mort de Louis Pradel (1976), l’équipe municipale, élue en 1977, se
montre plus soucieuse de faire vivre les quartiers que de les éradiquer. Le quotidien des habitants, la vie associative, la personnalité des quartiers font partie maintenant des préoccupations des urbanistes. Jacques Moulinier, adjoint à l’urbanisme, en s’appuyant sur l’équipe de la nouvelle Agence d’urbanisme, créée en 1977, impulse des études de quartier, cherchant à répondre d’abord aux besoins des habitants et des acteurs locaux. Le secteur Mercière fait partie de ses préoccupations. La livraison des immeubles de standing du nord de la rue Mercière enclenche une logique de restauration immobilière157 encouragée maintenant par la municipalité et l’État. Les lieux culturels (théâtre des Ateliers, librairies, etc.) se multiplient ; le secteur se gentrifie. Sur les quais Saint-Antoine et des Célestins, les commerces montent progressivement en gamme. Sur l’autre rive, après quelques difficultés, la restauration des immeubles du Vieux-Lyon prend son essor. Dans le but de maintenir une certaine mixité sociale, des immeubles historiques accueillent des HLM. Les commerces, à côté de boutiques destinées aux touristes et de restaurants de qualité inégale, intègrent une composante culturelle, artistique et artisanale. Rue Juiverie, les beaux hôtels particuliers des XVIe et XVIIe siècles sont mis en valeur et des artisans d’art s’installent dans les rez-de-chaussée. Progressivement, l’ensemble du bassin de Saône est investi par le tourisme, rive gauche comme rive droite. La coloration des façades des immeubles bordant la Saône, sous l’impulsion de l’Agence d’urbanisme, est souvent mise en avant pour vanter les nouvelles parures d’une ville qui avait la réputation d’être essentiellement laborieuse et triste. Avec la visite du Vieux-Lyon, la polychromie des façades des maisons de la Renaissance inspirée de l’Italie158 devient un des arguments majeurs du syndicat d’initiative pour la promotion de la ville.
La logique de démolition-reconstruction, autrement dit de rénovation, n’est pourtant pas complètement abandonnée. Au sud de la rue Mercière, à son débouché sur la place des Jacobins, une opération de ce type se met en place au début des années 1980. Le préfet avait pris un arrêté en 1976 fixant un périmètre de rénovation qui prévoyait la démolition de tous les bâtiments du secteur. L’opération menace un temps de détruire l’hôtel de Rochecardon, demeure de l’un des illustres imprimeurs de la Renaissance. De justesse, grâce à
Les années 1980
157. Réhabilitation progressive des logements et des immeubles à l’initiative du privé.
158. Dans les faits, les historiens nous disent que les maisons lyonnaises à la Renaissance étaient régulièrement repeintes en blanc !
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Lyon recèle un trésor oublié. La Saône, véritable bassin semblable au Grand Canal de Venise, a longtemps été le cœur de la ville, l’artère principale de la cité. Bordée d’églises, de palais et de monastères, familière à chacun, elle accueillait ports et marchés, vogues et processions. Si le bassin de Saône est aujourd’hui méconnaissable, ses rives ont vu se développer la ville de Lyon pendant plus de deux mille ans.
La Saône au cœur de Lyon nous fait revivre cette histoire bimillénaire, quand la rivière occupait une place centrale dans la vie de la cité. Au fil des pages se dessine l’installation progressive de la ville autour du cours d’eau, jalonnée d’évènements qui ont marqué les habitants. Aujourd’hui, le projet Rives de Saône vient questionner le futur de la cité : Lyon va-t-elle renouer avec sa rivière ? Bruno Voisin, né en 1946, est passionné d’histoire et de sociologie urbaine. En tant que sociologue auprès de l’Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise (AUDAL), il a contribué au dialogue entre aménageurs et chercheurs en sciences humaines. Il livre ici une vision originale de l’histoire de Lyon, vue depuis la Saône.
Dépôt légal : août 2014 22,00 € TTC ISBN 978-2-917659-37-3
Deux mille ans d’histoire qui ont fait la ville
Deux mille ans d’histoire qui ont fait la ville
La Saône au cœur de Lyon
La Saône au cœur de Lyon
Bruno Voisin
Deux mille ans d’histoire qui ont fait la ville