Eaux fortes. L'imaginaire du fleuve (extrait)

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L’IMAGINAIRE DU FLEUVE GRAVURES DE PHILIPPE TARDY – TEXTES DE PIERRE GRAS – PRÉFACE D’ERIK ORSENNA


PRÉFACE d’Erik Orsenna, membre de l’Académie française, président d’Initiatives pour l’Avenir des Grands Fleuves

Oh la belle surprise ! Depuis le temps que je me passionne pour les fleuves, presque toute une vie déjà longue, je croyais tout connaître d’eux. De l’étiage à la crue, avoir tout entendu de leurs musiques. Du Gange au Mississippi, avoir tout lu de leurs légendes. De peintres et de photographes, tout avoir appris de ce qu’on en pouvait savoir. Et voici qu’un beau jour du printemps me fut envoyé Eaux Fortes. Mystère du titre, devenu vite évidence. Une eau forte creuse une plaque de métal. Que fait d’autre une rivière ? Elle ronge le sol, au fil des siècles, des millénaires, et c’est ainsi que naissent les vallées. Et, pour que surgisse le dessin, il faut que dans ces creux on verse de l’encre, c’est-àdire la matière d’abord liquide dont on fait des mots. Eaux Fortes, L’imaginaire du fleuve est une œuvre qui rayonne d’amitié. Pour elle, Pierre Gras et Philippe Tardy ont allié leurs arts. J’ai lu sur tous les cours d’eau du monde des pages et des pages innombrables (et j’en ai moi-même commis beaucoup trop). Pour être franc, je n’attendais donc pas grand-chose en ouvrant ce livre. Eh bien, comme on dit bellement (et drôlement) en Suisse, j’ai été déçu en mieux, en plus que mieux. L’auteur des textes trouve des angles, des réalités, des poésies que je ne soupçonnais pas. Je devinais l’eau et les fleuves riches de secrets bien gardés, Pierre Gras nous en ouvre les portes. Ses mots ne tombent dans aucun des deux pièges qui menacent ce genre d’ouvrages : commenter (les images) ou deviser (sur toute autre chose).  Les deux auteurs avancent ensemble. Et soudain, nous nous rendons compte que jamais, jamais nous n’avions porté sur les f leuves des regards d’une telle richesse, d’une telle diversité, surtout d’une telle intimité. Car Philippe Tardy est un magicien. Sa technique de taille douce (la belle expression !) nous transporte. En quelques traits, nous voici projetés au-delà de la surface, au-delà du miroir, au cœur de cette Vie qu’est tout fleuve. Vertigineux paradoxe : on frôle l’abstraction et pourtant on n’a jamais été aussi près de l’essence du mouvement que l’on voulait « rendre ». Rendre, au sens où l’on « rend » une invitation, où l’on remercie d’un cadeau en offrant à son tour. Merci, merci à vous deux et à votre œuvre commune : vous m’avez donné une formidable leçon de regard ! Décidément, le Savoir est inépuisable. Et l’Art un irremplaçable chemin de connaissance. Allez, reprenons le chemin des voies sur berge. On croyait avoir tout vu, alors qu’il restait tout à voir. On croyait aimer, l’amour ne fait que commencer. Pauvres paresseux : ils ne méritent pas le cadeau qu’est vivre.

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« Saguenay II, la croisière » 2012 – Eau-forte sur cuivre – 18 x 32 cm


« En suivant le f leuve, on parvient à la mer. » Plaute (iiie siècle av. J.-C.)

Amazone, Mékong, Hudson, Saint-Laurent, Nil, Congo, Mississippi, Danube, Rhin, Tibre, Seine, Rhône ou Loire… Qui n’a jamais voyagé, suivant de l’index leurs méandres sur des cartes de contrebandiers, sur ces fleuves au long cours qui débordent d’imagination et forment depuis l’enfance notre sens de l’imaginaire ? Personne, sans doute. Il n’est rien de plus fort, de plus incontestable, que la puissance de l’eau, qu’on l’ait dominée ou qu’elle s’impose à nous. Mais leur histoire reste mystérieuse, leur géographie capricieuse, leur beauté secrète. Il se dégage de cette présence tutélaire une immense douceur, un rayonnement, un lent mouvement qui berce les hommes et les civilisations comme pour endormir les enfants emmaillotés pour la nuit. Pourtant craints pour leur soudaine violence, ils demeurent recherchés pour la quiétude apparente de leurs rives. Mondes nourriciers, deltas, f leuves et rivières donnent le ton aux métropoles comme aux grands paysages. Ils suggèrent la patience plutôt que l’impétuosité. Paraissant intangibles alors qu’ils changent sans cesse, ils nous semblent forts alors qu’ils sont fragiles. Réputés menacer notre terre, ils en ont longtemps pris soin. Pouvons-nous en dire autant ? Ponts, digues, barrages, chutes ou aqueducs se conforment au proverbe chinois selon lequel il est plus facile de déplacer un fleuve que de changer son caractère.

cartes 8



« Les truites » 2009 –­ Eau-forte sur cuivre – 5,5 x 9 cm

Toute mère est un fleuve, affirme-t-on sur les rives du Niger. Je me plais à penser que nous sommes tous nés du fleuve. Romulus et Remus, qui se méfiaient du cours impétueux du Tibre, ont pourtant fondé Rome à l’abri de ses crues, choisissant pour emplacement l’endroit où ils avaient été abandonnés et où ils avaient passé leur enfance, au pied du Palatin. Pensant que les collines les protégeraient d’un funeste futur, ils n’ont pas su éviter que celui-ci advienne. Dès l’origine, Romulus est resté seul avec la mère. Mais au fond, peu importe la légende : « Quelle que soit l’attention ou la valeur qu’on accorde à ces récits et à d’autres semblables, je ne leur accorderai pas beaucoup d’importance », écrivait Tite-Live. Nous sommes nés du fleuve, mais cette naissance est sans retour. Héraclite d’Éphèse nous l’assure : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »

aux origines 18



« Paraguay » 2017 – Eau-forte sur cuivre – 18 x 32 cm

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« La promesse » 2012 – Eau-forte sur cuivre – 18 x 32 cm

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« Le lac Krojastof » 2012 – Eau-forte sur cuivre – 18 x 32 cm

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Je me souviens d’un thé au Vietnam. La crue du Mékong m’avait poussé au bord de l’inconnu, perdu dans le delta. Lorsque les mots sont impuissants, le silence s’impose. J’ai vu l’Amazone pour la première fois un matin très tôt. Depuis le hublot, un long reptile jaune dans le vert immense, et l’île de Marajó, grande comme la Belgique, perdue dans son delta. L’hiver est venu. Sur la rivière gelée, les pas hésitaient au moindre craquement. Ces branches incertaines sauveraient-elles l’imprudent si la fine couche venait à lâcher ? Cette barque à demi engloutie dans la glace ne serait d’aucun secours. Un patineur s’y risquait pourtant, seul. Un bateau blanc remontant le Paraná. De petites ampoules rouges et bleues, accrochées sur le pont comme une décoration de Noël, où brillaient les rires des voyageurs. Sur la rive opposée, de modestes bicoques à demi effondrées nous saluaient sans façon, oubliées de leurs habitants. Praça do Comercio, je pense à toi, assise à même le sol en polo rayé au bord du Tage, fixant le ballet des ferries orange qui parcouraient lentement la mer de Paille. Fleuves, de quoi vous souvenez-vous ?

un thé au Vietnam 61


« Southampton, le départ » 2017 – Vernis mou sur cuivre – 5,5 x 9 cm

L’essentiel de la pollution des océans provient des vingt plus grands fleuves de la planète. Les ressources se réduisent ou disparaissent. Les glaces fondent, tout comme nos ambitions à préserver la terre. La montée des eaux semble inéluctable. L’homme se perd et court à sa perte, comme les héros de Jack London. L’humilité ou bien la lassitude nous font dire : qu’y pouvons-nous ? Devons-nous nous satisfaire de la destruction de ces écosystèmes fragiles qui se déroule sous nos yeux ? Ce serait peu responsable. Quand le bateau est au milieu du fleuve, il est bien tard pour réparer l’avarie, affirme l’adage. Mais s’il est si tard, c’est bien qu’il y a urgence.

le bateau est au milieu du fleuve 74



Philippe Tardy, artiste né en 1960, vit et travaille à Lyon. Il se consacre à la gravure en taille-douce, au dessin et à la peinture depuis 1983. De nombreuses expositions jalonnent son parcours, en France, en Belgique, en Allemagne, à Montréal, à New York ou encore au Japon. Il est membre de l’atelier Empreinte.

Pierre Gras, écrivain né en 1955, vit à Lyon. Docteur en histoire, enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon et auteur de plusieurs ouvrages consacrés l’univers maritime et portuaire, il livre dans cet ouvrage le fruit d’une vingtaine d’années de parcours au fil de l’eau, entre image et imaginaire.

Crédits et références : Bernard Clavel, Pirates du Rhône (1957) Jean Cocteau, Le rappel à l’ordre (1926) Boubacar Boris Diop, Les tambours de la mémoire (1987) Alexandre Dumas, Impressions de voyage – En Suisse (1835) Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) Jack London, Martin Eden (1909) Alvaro Mutis, Ilona vient avec la pluie (1989) Stephan Zweig, Le rythme de New York (1911) Mark Twain, La vie sur le Mississippi (1883) Kenneth White, L’esprit nomade (1987)


Eau-forte n.f. (pl. eaux-fortes) 1. Nom de l’acide nitrique. 2. Manière de graver qui consiste à mordre par l’acide nitrique une planche de cuivre vernie qu’on a dessinée, en l’égratignant avec une pointe. in Grand dictionnaire universel du xixe siècle, Larousse, 1870

Éditions Libel www.editions-libel.fr Photogravure : Résolution HD Graphisme : Olivier Umecker Impression : EBS, Vérone Dépôt légal : novembre 2018 ISBN : 978-2-917659-79-3 Cet ouvrage a été publié avec le soutien d’IAGF et de l’association Promofluvia Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d’information ou de recherche documentaire, sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Première édition © Éditions Libel.



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