Traits Résistants / La Résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours

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Dès la Libération, lorsque les résistants sortent de la clandestinité, la diffusion d’affiches et d’imprimés, de photographies sur les maquis et la période insurrectionnelle cristallise pour des décennies l’archétype du résistant. De La Bête est morte ! à Il était une fois en France, Fifi gars du maquis, le Grêlé 7-13, Mam’selle X ou Marouf se font l’écho de cette figure à l’aura légendaire née sous l’Occupation : celle du jeune maquisard, fier et courageux, surgissant de l’ombre. Fruit du travail commun du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (Lyon) et du Musée de la Résistance nationale (Champignysur-Marne), l’exposition Traits résistants et l’ouvrage qui l’accompagne interrogent l’image du résistant dans la bande dessinée.

Pour la première fois, historiens, journalistes, bibliothécaires et professionnels de musées reviennent sur la présence du thème dans la bande dessinée et rendent compte de l’importance réelle et symbolique de la Résistance dans nos consciences et notre imaginaire collectif.

Prix : 19 ¤ ISBN 978-2-917659-14-4 Dépôt légal : avril 2011 www.editions-libel.fr

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La résistance dans La bande dessinée de 1944 à nos jours

La résistance dans La bande dessinée de 1944 à nos jours


Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition organisée au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation Traits résistants La Résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours du 31 mars au 18 septembre 2011 Sous la direction d’Isabelle Doré-Rivé, directrice du CHRD, et de Guy Krivopissko, professeur détaché et conservateur du Musée de la Résistance nationale Commissariat Xavier Aumage, archiviste, MRN Coordinateur éditorial Marion Vivier, attachée de conservation, CHRD


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Avant-propos Isabelle Doré-Rivé, directrice du CHRD, et Guy Krivopissko, conservateur du MRN

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La Résistance, une histoire dont on peut rendre compte ? Laurent Douzou

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Il était une fois la Résistance dans la bande dessinée, les codes de l’exposition Xavier Aumage

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Une belle bête ! Jean-Pierre Mercier

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Les éditeurs de bande dessinée et la Résistance Sylvain Lesage

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Récits complets, petits formats et Résistance Sylvain Lesage

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Autour de l'album La Résistance du sanglier Un entretien avec Stéphane Levallois

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Concevoir une bande dessinée sur la Résistance Un entretien avec Xavier Aumage

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Une particularité des collections de la BM de Lyon : le Dépôt légal et la bande dessinée petit format Henri Champanhet

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La discrète présence de la Résistance dans les bandes dessinées de l’après-guerre en Belgique Didier Pasamonik

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Wrill écoute la BBC, animation de l’ombre et ombres sur l’animation Philippe Moins

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Annexes Scènes de la Résistance imagées par les jeunes de l’Empire (collection CHRD) – Olivier Umecker

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Une histoire inédite de Crepax (collection MRN)

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Liste des sources : Résistance française sur le sol métropolitain dans les albums, périodiques et récits complets/petits formats parus de la Libération à nos jours

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Bibliographie générale

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Remerciements

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AvAnt-propos Le Musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne et le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, Musées de France, sont depuis plusieurs années unis par des liens forts. Ils ont mené de nombreux projets en commun, en particulier la conception d’expositions comme La vie à en mourir (lettres de fusillés) en 2006 et Objets de Résistance en 2008. Alors que nos équipes respectives ont engagé un travail important sur leurs collections, nous avons souhaité explorer ensemble un pan de notre histoire culturelle : la représentation de la Résistance dans la bande dessinée, de 1944 à nos jours, à travers une nouvelle exposition que nous coproduisons. À l’image de ce qui se fait depuis des années pour la Première Guerre mondiale, cette exposition entend interroger la construction des mémoires de la Résistance à partir de la bande dessinée, un art contemporain très populaire. Des scénaristes et illustrateurs de renom ont rejoint le projet avec enthousiasme. Ils l’ont enrichi par des créations inédites, notamment soutenues par la maison d’édition Le Lombard. Loin d’être la simple rétrospective d’une production abondante et originale, l’exposition s’inscrit au cœur de l’actualité toujours brûlante de la Résistance, de son empreinte dans la société française, source inépuisable d’inspiration. Grâce aux contributions d’éminents spécialistes de la bande dessinée et du dessin animé belge, le catalogue s’ouvre également sur d’autres mémoires de la Résistance. De la même façon, la famille de Guido Crepax a autorisé, en exclusivité, la reproduction intégrale de lithographies déposées au Musée de la Résistance nationale, dévoilant une facette méconnue de son œuvre. Le caractère inédit de l’exposition est le fruit de recherches à caractère historique et sémiologique menées depuis de nombreuses années aux côtés des universités et de l’IEP de Lyon ; il doit beaucoup aux travaux conduits par le commissaire de cette exposition, Xavier Aumage, et à ceux engagés après la manifestation pionnière Signes de la collaboration et de la Résistance (Strasbourg, 2000). 4

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Nous avons souhaité faire dialoguer nos collections avec celles d’autres établissements, au premier rang desquels la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, ainsi que celles de collectionneurs privés à travers une mise en espace novatrice. Dans le même temps, la Bibliothèque municipale de Lyon s’est saisie de ce projet pour proposer à un large public une valorisation de son patrimoine rare, issu du Dépôt légal. La préparation de l’exposition a été grandement facilitée par la mise en place d’un conseil scientifique composé de chercheurs spécialistes de la Deuxième Guerre mondiale et de la bande dessinée. Nous avons également pu compter sur le soutien précieux de collègues d’autres institutions muséales, des maisons d’édition, des ayants droit des auteurs de bandes dessinées anciennes et des auteurs contemporains. Les moyens engagés dans l’opération, tant sur le plan humain que sur le plan financier, soutenue fortement par les pouvoirs publics, sont inédits pour l’une comme pour l’autre de nos structures. Par ailleurs, le catalogue, qui rassemble les écrits des membres du conseil scientifique, a été conçu comme un véritable ouvrage de référence, dont l’ambition est de rendre accessibles les connaissances nouvelles générées par plus de deux années de recherche et de rencontres. Alors que la société semble trouver dans les idéaux de la Résistance des réponses à ses interrogations d’aujourd’hui, il nous a semblé intéressant de faire partager au plus grand nombre notre approche, historique et artistique, de la construction de la représentation de cette Résistance. Ce beau projet offert au grand public à Lyon de mars à septembre 2011 clôt une première phase de l’histoire du CHRD, elle est l’annonce prometteuse de son renouveau à l’automne 2012.

Isabelle Doré-Rivé directrice du CHRD

Guy Krivopissko professeur d’histoire détaché auprès du MRN conservateur du MRN

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Laurent Douzou Professeur des universités en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Lyon, membre du laboratoire de Recherche historique Rhône-Alpes (UMR 5190)

LA résistAnce, une histoire dont on peut rendre compte ?

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Du temps de la lutte clandestine – où l’écrit constituait une pièce centrale dans le dispositif de lutte – jusqu’à nos jours, la Résistance aura fait couler beaucoup d’encre. Le passage de l’histoire telle qu’elle est vécue à l’histoire telle qu’elle est reconstituée et racontée ne va jamais de soi, mais, dans le cas de la Résistance, il n’aura cessé de poser des problèmes spécifiques et redoutables. Le premier, au fond assez banal, aura tenu au fait qu’on ne passe pas sans perte de l’histoire vécue au jour le jour – a fortiori quand elle est dramatique, exaltante et au centre d’enjeux très forts –, aux récits qu’en font ses acteurs non plus qu’aux grilles d’intelligibilité que les historiens mettent en œuvre pour tenter de rendre compte de ce qui est advenu. L’histoire vécue est dominée par de forts affects, l’histoire telle qu’elle s’écrit suppose une mise à distance de ces mêmes affects. Il y a donc, entre ces deux formes de restitution et de vécu, des différences qu’il n’est au pouvoir de personne de gommer. C’est ici que les choses se compliquent encore : en effet, la Résistance s’est caractérisée par une activité clandestine qui n’a pas fait la part belle aux archives écrites, qui sont d’ordinaire ce dont les historiens font prioritairement leur pitance. Certes, l’action souterraine a produit plus de pièces écrites qu’on ne le supposait à la Libération. Il reste que des pans entiers de cet univers clos, dans lequel la Résistance était appelée à se mouvoir, n’ont laissé de traces que dans la mémoire des acteurs survivants que le temps a mués en témoins. Qu’à cela ne tienne ! Qu’on sollicite les mémoires individuelles des survivants et le tour sera joué, les zones d’ombre seront éclairées et l’écriture de cette histoire singulière sera possible. C’est, en schématisant, ce que pensaient les contemporains à la Libération et ils se mirent sans attendre à collecter quantité de témoignages. La précieuse masse d’informations et de données ainsi sauvegardée n’aura pourtant pas suffi à réduire la fracture entre le vécu et ses expressions écrites. D’où cette question lancinante, soulevée dès le temps de la clandestinité : comment rendre compte de l’expérience résistante ? Puisque les archives écrites, dans leur précision, mais aussi dans leur sécheresse, étaient – et seraient – manifestement impuissantes à faire revivre dans sa complexité et sa ferveur l’histoire évanouie de la lutte clandestine, les acteurs de la Résistance ont très tôt, au cœur même de l’action, porté témoignage de ce qu’ils vivaient. Ces écrits, baignés dans la passion dévorante qui était celle des résistants, visaient à lever un coin du voile sur une vie qui se dérobait au regard. Ils participaient aussi, bien sûr, du combat qui se livrait. Ils n’étaient donc en aucun cas des La Résistance, une histoire dont on peut rendre compte ?

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témoignages au sens juridique du terme. Ils étaient bel et bien une autre manière de participer au combat. Le plus intéressant pour nous rétrospectivement est qu’ils utilisaient des registres d’écriture très différents comme si chaque auteur avait été parfaitement conscient qu’un choix était nécessaire en fonction du degré d’efficacité et du lectorat qu’il visait. Dans un style dépouillé et sous la forme ramassée de la nouvelle, Vercors choisissait avec Le silence de la mer la voie de l’allégorie, tandis qu’au même moment Pierre Brossolette optait, aussi bien sur les antennes de la BBC le 22 septembre 1942 qu’à l’Albert Hall de Londres le 18 juin 1943, pour le registre de l’épopée. N’assimilait-il pas les morts de la France combattante, à qui il avait mission de rendre hommage, aux héros de l’épopée homérique : « Et voici maintenant que dans le ciel limpide de leur gloire, ils se parlent comme les sommets se parlent par-dessus les nuées, qu’ils s’appellent comme s’appellent les étoiles. » Au même moment, Joseph Kessel amalgamait gestes de pur héroïsme et résistance au ras de la quotidienneté dans L’armée des ombres, non sans avouer dans sa préface : « Sans aucune fausse modestie, j’ai senti tout le temps mon infériorité, ma misère d’écrivain devant le cœur profond du livre, devant l’image et l’esprit du grand mystère merveilleux qu’est la résistance française. » Les poètes n’étaient pas en reste. Jean Paulhan, auteur d’un texte limpide et profond intitulé L’abeille publié dans le numéro 3 des Cahiers de la Libération en février 1944, choisissait le registre de la simplicité en suggérant de répondre à ceux qui doutaient que de maigres résultats valussent la mort de ceux qui résistaient : « C’est qu’ils étaient du côté de la vie. C’est qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement des doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de chose, dis-tu. Oui, c’est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles. » Chacun dans un registre qui lui était propre, Aragon avec La rose et le réséda, René Char avec Les Feuillets d’Hypnos, Paul Eluard avec Au rendez-vous allemand, témoignaient aussi et traitaient de cette question qui taraudait tous les acteurs de ces luttes, celle du coût – qu’on pouvait au premier regard juger exorbitant – de la lutte pour la liberté recouvrée. Poètes et écrivains pouvaient s’autoriser une latitude de nature à sécréter une forte puissance évocatrice. Les historiens étaient tenus par plus de contraintes. Pour preuve, cette scène bouleversante relatée en 1946 par Geneviève de Gaulle : « Nous étions au camp de Ravensbrück depuis environ trois semaines et nous terminions notre quarantaine, quand 8

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quelques-unes des mes camarades me demandèrent d’évoquer pour elles : le rôle de la femme dans la résistance française. Conférencière improvisée, on m’avait hissée sur une table d’où je dominais la baraque. Sous le plafond bas, des femmes aux crânes rasés, avec leurs robes à rayures, serrées, attentives, leurs visages levés vers moi. Que pouvais-je leur dire ? Il ne s’agissait pas d’évoquer avec sang-froid, en historienne, cette résistance qui bouillonnait encore dans nos veines, à laquelle nous participions avec notre misère même, et nos souffrances. » Cette tension diagnostiquée au cœur de l’univers concentrationnaire par Geneviève de Gaulle entre la résistance bouillonnant dans les veines de ses actrices et le sang-froid historien aura marqué toute l’historiographie de la Résistance. Ajoutons que la violence des affrontements idéologiques et politiques du temps de la Guerre froide ne favorisa pas l’écriture sereine et apaisée des combats de la Résistance. Et pourtant, malgré toutes ces embûches, que d’efforts consentis dès la Libération pour préserver cette histoire, pour l’écrire au plus près de la réalité ! De surcroît, pendant une génération au moins, les historiens qui se mirent à la tâche étaient, pour l’écrasante majorité d’entre eux, des acteurs de la lutte clandestine. Henri Michel et ses nombreux collaborateurs du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Henri Noguères, Marcel Degliame-Fouché, Jean-Louis Vigier, auteurs d’une monumentale histoire de la Résistance en cinq volumes, et tant d’autres de ceux qui concoururent à l’écriture de cette histoire avaient été résistants. Tous se heurtèrent pourtant au problème du registre d’écriture susceptible de rendre compte des particularités de la clandestinité. Nombre de leurs camarades estimèrent que si ces historiens faisaient, techniquement parlant, de la belle ouvrage, ils ne retrouvaient pas dans les livres qu’ils lisaient les émotions qui avaient accompagné leur combat. C’est Pascal Copeau qui, à sa façon, fine et pénétrante, a le mieux exprimé cette forme de déception lors d’un grand colloque organisé en 1974 : « Nous avons fait ce que nous avons pu pour construire une cité clandestine, la cité clandestine de l’honneur... Et alors, lorsque nous retrouvons dans vos études, chers jeunes chercheurs, notre cité, elle nous apparaît un peu glacée. Il ne faut pas craindre, et excusez-moi si je parais encore grandiloquent, mais je dis qu’il ne faut pas craindre de tremper vos plumes dans le sang, car derrière chacun des sigles que vous explicitez avec beaucoup de connaissances livresques, il y a des camarades qui sont morts et, en réalité, ce n’était pas ce bel édifice que vous pouvez croire, c’était une faible toile d’araignée et nous, Pénélope infatigable, nous avons passé notre temps en circulant à bicyclette ou comme La Résistance, une histoire dont on peut rendre compte ?

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nous pouvions, à réparer cette toile d’araignée, à la rapetasser, à renouer les fils, à remettre des hommes là où ils étaient tombés. » Nous sommes aujourd’hui, à tous égards, loin de ces temps dont l’histoire continue de s’écrire, mais la question du registre et du mode d’écriture, qui renvoie aux outils dont on doit se doter pour comprendre et rendre intelligible la chaîne d’événements qui ont fait ce qu’on appelle la Résistance, est toujours d’actualité. Les problématiques ont changé : après une résistance vue depuis son sommet, on a eu tendance à privilégier une résistance vue d’en bas, en prenant en compte l’opinion, en usant d’une approche sociologique et anthropologique, en faisant sa place à la complexité d’une époque trouble, génératrice d’ambivalence. On prend de plus en plus en considération aussi une perspective comparatiste qui aide puissamment à comprendre les spécificités qu’on rencontre ici et là. Tout cela, qui est incontestable, atteste que jamais l’effort ne s’est relâché pour essayer de relater cette histoire de la Résistance qui défie l’analyse. Comment la bande dessinée prend-elle place dans le paysage historiographique et mental que je viens de camper à grands traits ? À première vue, le rapport peut paraître ténu. Pourtant, scruter, comme le fait cette exposition, la Résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours, ce n’est pas prendre les choses par le petit bout de la lorgnette. C’est ajouter une corde à notre arc en donnant à voir et en décortiquant une approche qui mêle le coup de crayon, la dimension picturale et le texte, un texte nécessairement épuré comme le trait qu’il sert, appuie et explicite. Après tout, l’une des évocations les plus parlantes du deuxième conflit mondial reste La bête est morte ! conçu et rédigé par Victor Dancette et Jacques Zimmermann, illustré par Calvo et publié « pendant le troisième mois de la Libération » en 1944 pour le premier volume, « achevé d’imprimer en juin 45 avec l’espoir que la bête est bien morte » pour le deuxième. Comment, avec les contraintes et les libertés qui sont les siennes, la bande dessinée a-t-elle approché et traduit la Résistance dont j’ai dit les difficultés qu’elle avait posées à ceux qui, dans différents domaines, ont voulu en comprendre et en restituer la beauté, la complexité et la malléabilité, c’est ce que cette exposition bien venue devrait nous permettre de mieux saisir.

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y Paul Éluard, manuscrit du poème Liberté ayant servi à son impression dans le recueil Poésie et vérité, 1942, aux Éditions de la main à plume. Coll. MRN – fonds des Éditions de la main à plume

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Xavier Aumage Archiviste au Musée de la Résistance nationale, commissaire de l’exposition Traits résistants

iL étAit une fois LA résistAnce dAns LA bAnde dessinée, Les codes de L’exposition

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Les codes de l’exposition Depuis les années quatre-vingt-dix, une série de colloques et de rencontres a modifié les rapports entre historiens et acteurs de la Résistance, entraînant un dépassement du conflit entre Mémoire et Histoire. Certains de ces colloques abordaient l’image du résistant et ont ouvert de nouvelles voies en matière d’analyse de l’image, à travers le cinéma, les affiches, la presse, etc. La bande dessinée ne faisait pas encore partie du corpus étudié. L’exposition souhaite combler ce manque et permettre, à l'instar de ce qui se fait depuis quelques années pour la Première Guerre mondiale, de renouveler le champ historiographique à partir d’un média très prisé, qui utilise de plus en plus fréquemment la Seconde Guerre mondiale comme sujet. Depuis la Libération jusqu’à une période relativement récente, les auteurs de BD s’appuyaient sur la construction d’une figure archétypale du résistant, désormais à l’opposé des choix opérés par les scénaristes de bandes dessinées. « Fifi gars du maquis », « Le Grêlé 7-13 » sont des modèles qui répondaient à la demande d’une époque, celle où les acteurs encore présents témoignaient devant tous ou dans le cercle familial, du sens et des enjeux de leur combat. Il y avait alors des liens forts, sensibles, des événements connus de tous, que nos musées de la Seconde Guerre mondiale ont essayé à leur tour de valoriser et de transmettre. Mais les aventures de ces héros « d’un autre âge » sont-elles en capacité de susciter le même engouement auprès du lectorat d’aujourd’hui ? Et la disparition des témoins met-elle un terme à notre façon d’envisager cette famille de musées ?

Vaillant, Le jeune patriote, no 45, 14 décembre 1945. Coll. CIBDI

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Nous découvrons tout au long de l’exposition que la bande dessinée constitue un apport essentiel à l’écriture de l’Histoire : expression d’une culture vivante, elle intéresse de nos jours les historiens comme les musées en offrant une lecture d’un passé revisité. Dans un mouvement perpétuel, figures et symboles d’une période sont des sources inépuisables pour les créateurs de BD, qui en retour enrichissent notre imaginaire collectif. En ce sens, la bande dessinée participe bien d’un nouvel imaginaire de la Résistance.

Il était une fois la Résistance dans la bande dessinée, les codes de l’exposition

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Le Grêlé 7-13, Sélection Pif gadget, Le magazine des combattants de la nuit, no 1, avril 1973. Coll. MRN-Fonds Eugène Kerbault


L’exposition a été pensée de manière à permettre de suivre l’évolution du traitement de la Résistance dans la bande dessinée. Après avoir découvert les modes de construction de l’image archétypale du résistant pendant l’Occupation et dans les années d’immédiat après-guerre, le visiteur interroge cette image au fil des cinq thématiques les plus largement représentées dans la production de bandes dessinées se rapportant à la Résistance : l’unité dans la diversité, le maquis, la violence, l’aide aux personnes pourchassées et persécutées, la parole libre.

Image du résistant dans la bande dessinée durant l’Occupation (1940-1944) Les bandes dessinées parues au moment de l’offensive allemande de mai 1940 offraient au jeune lecteur la vision héroïque du soldat luttant jusqu’à la mort, pour défendre une position stratégique contre une armée supérieure en nombre. La défaite que subit la France vient bouleverser durablement cette situation manichéenne. Les principaux supports de presse se réfugient en zone non occupée (principalement à Lyon, Marseille, Clermont-Ferrand ou Vichy) tandis que d’autres disparaissent, particulièrement à partir de 1942 avec la pénurie de papier. La bande dessinée et plus généralement le dessin restent malgré tout un des moyens privilégiés par les services de propagande officielle (État français et occupant), mais également par la Résistance, pour s’adresser aux Français. Le procédé en « bande dessinée » est ainsi utilisé par

y Pierrot, Le journal des Jeunes, no 21, 26 mai 1940 Coll. particulière

la propagande officielle dans le cadre de plusieurs campagnes destinées spécifiquement aux adultes. Une brochure éditée à Paris en 1944 par le Centre d’études antibolchéviques (CEA) comporte une planche intitulée « Les libérateurs ». Celle-ci met en scène les personnages de l’univers des cartoons américains (Popeye, Mickey, Donald…) anéantissant un paisible foyer français dans un bombardement ordonné par un Juif au micro de la BBC. La planche est extraite du dessin animé Nimbus libéré réalisé par un certain Cal en 1943. Ce dessin animé de propagande est ici réutilisé dans une publication spécifiquement consacrée à la dénonciation des bombardements. Pour favoriser l’identification des lecteurs aux victimes, le dessinateur représente le chef de famille sous les traits du célèbre personnage de Nimbus créé par André Daix. Audelà de la représentation des dégâts et des morts causés par les bombar14

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dements alliés, de la supposée emprise des Juifs sur le monde, il s’agit aussi de signifier la lutte des publications françaises de bandes dessinées contre les productions américaines. Dès l’été 1942, la propagande officielle s’adresse aux ouvriers français pour les convaincre d’aller travailler en Allemagne dans le cadre de la Relève. La Résistance répond rapidement à chaque attaque avec le peu de moyens dont elle dispose. Elle utilise également des personnages de bande dessinée créés par d’autres pour faire passer son message. En janvier 1943, alors que la propagande officielle incite les jeunes à partir en Allemagne dans le cadre du STO, un supplément du journal clandestin Combat intitulé « La mésaventure de Célestin Tournevis » détourne ainsi la publication officielle inversement titrée « L’aventure de Célestin Tournevis ». À partir de l’automne 1943, un des enjeux majeurs de la propagande de la Résistance étant de transformer « le requis du STO » en « réfractaire », apparaissent des tracts qui, pour

y « Les libérateurs », paru dans la brochure Deuxième front... Terre brûlée, éditions C.E.A., 1944. Coll. MRN

certains, s’inspirent directement d’illustrations de bandes dessinées.

< Publication officielle L’aventure de Célestin Tournevis illustrée par Frick, 1942. Coll. MRN

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Une véritable guerre de l’image s’engage durant l’Occupation entre la propagande légale et la Résistance. De grandes campagnes sont organisées pour discréditer l’image des résistants. Le général de Gaulle devient vite la cible privilégiée des attaques contre la Résistance extérieure. Visible à travers ses attributs (V et croix de Lorraine, képi), le visage du « général micro » guidé par la voix des Juifs et des Alliés n’apparaît pas, dans un premier temps, et certaines productions à visée humoristique n’hésitent pas à dénoncer une « nouvelle maladie mentale », et « honteuse » : la « Dingaullite ». Un des aspects de la lutte contre la Résistance intérieure consiste à offrir aux Français l’image d’un ennemi invisible et collectif. La proIl était une fois la Résistance dans la bande dessinée, les codes de l’exposition

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« La mésaventure de Célestin Tournevis », supplément du journal clandestin Combat, no 39, janvier 1943. Coll. MRN (fac-similé)


pagande légale ne ménage pas ses efforts pour dépeindre une Résistance synonyme d’insécurité, de guerre civile, dont les membres seraient composés de terribles bandits à la solde de l’étranger (juif de préférence) et des communistes. Pour appuyer le discours martelé chaque jour à la radio nationale par Philippe Henriot, qui traite les résistants de « terroristes apatrides » ou de « communistes assassins », le dessin reste le moyen le plus utilisé pour incarner cette « armée des ombres » dont il n’existe que très peu de photographies1. De nombreuses brochures, plaquettes, tracts matérialisent le résistant sous les traits les plus vils. Certains périodiques avec bandes dessinées – comme, à partir de 1943, Le Téméraire « journal de la jeunesse moderne » contrôlé par les Allemands – diffusent à leur tour l’idéologie de l’occupant, en évoquant les thèmes de l’antisémitisme, de l’aryanisme et de la Résistance perçue comme facteur de développement du crime organisé. Ainsi, Auguste Liquois illustre la série « Zoubinette » du journal satirique de la collaboration Le Mérinos. Les résistants y sont dépeints comme de vulgaires et grotesques personnages autour d’une jeune fille qui

y Vignette de l’affiche « Lutte contre les maladies mentales. Planche de propagande pour la protection de la Santé publique. La Dingaullite (maladie honteuse) … », G. Mazerie Imprimeur, Paris. Coll. MRN (fac-similé)

y Case extraite de la série « Marc Le téméraire », illustrée par Josse et parue dans Le Téméraire, no 6, 1er avril 1943. Coll. CIBDI

a trop suivi les conseils de Radio-Londres… La série « Marc le téméraire » du périodique Le Téméraire évoque quant à elle la perfidie et la dangerosité de la Résistance au travers du thème de l’invisibilité très en vogue dans les années 1930-1940. Ceux que l’on appelle tout au long de la série « les bandits » sont commandés par un certain Ilanine, communiste, qui parvient à l’aide d’une potion à rendre ses hommes invisibles. Marc le téméraire, policier français au service de l’Allemagne lutte contre cette terrible et oppressante menace.

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La plus importante campagne de propagande de l’Occupation utilise la photographie pour mettre en garde la population contre cette « armée du crime ». En février 1944, date du procès de vingt-trois membres des FTP-MOI de la région parisienne et de l’exécution de vingt-deux d’entre eux, les visages de quelques-uns sont placardés sur les murs de France. L’affiche, qui deviendra dans la mémoire collective la fameuse « Affiche rouge » est composée à la manière d’une bande dessinée : les visages sont placés dans des bulles, un peu comme certains albums de bandes dessinées présenteront plus tard les personnages au début de leur récit. Les photographies de type judiciaire utilisées en bas de l’affiche renforcent le caractère criminel de cette organisation.

Traits résistants


Pour contrecarrer la diffusion de ces représentations négatives qui inondent l’ensemble de la société française (sous forme d’affiches, de tracts, de journaux, d’expositions...), la Résistance est sommée de s’organiser. À partir de 1942, la diffusion de ses publications s’améliore et dès 1943 la Résistance se met en scène à travers la photographie et le film2. La presse clandestine publie des photographies du général de Gaulle et dénonce par l’image l’existence des camps à l’Est dans Défense de la France en septembre 1943. Un reportage paraît dans Libération en décembre de la même année avec des photographies prises le 11 novembre 1943 à Oyonnax. Ce jour-là, des troupes de l’Armée Secrète défilent dans la ville offrant non seulement aux Français l’image d’une armée organisée, loin de la vision anarchique et sauvage de la série « Zoubinette » du Mérinos, mais également la vision d’un peuple qui ne se résigne pas face à la défaite. Ces images clandestines restent toutefois assez rares et vont contribuer par leur force à forger une mémoire collective. Face à la pauvreté des traces clandestines, liée à la nature même des activités de la Résistance, on comprend également pourquoi le support privilégié pour représenter la Résistance reste le dessin. Comme la radio, il permet de toucher un public peu alphabétisé, mais son avantage réside également dans le fait de véhiculer, dans une même production, de multiples références. À l’image de la poésie semi-clandestine qui utilise des symboles, des productions à double sens pour évoquer l’Occupation, on peut parfois parler de « productions de contrebande » quand les dessinateurs résistants puisent dans le passé pour établir des paraboles avec la lutte clandestine. Ainsi, le mythe de Prométhée est-il fréquemment utilisé par les artistes résistants, pour lesquels cette métaphore de l’apport de la connaissance aux hommes fait de la Résistance une contre-société qui entend se placer dans l’action, s’adapter rapidement aux différentes évolutions du conflit. La Résistance lutte en se projetant dans l’avenir, avec un discours pédagogique. Plutôt que détruire l’image de l’adversaire, l’humilier comme dans Le Téméraire ou Le Mérinos, elle préfère convaincre la société et les Alliés du bien-fondé de son combat par la construction d’une image fraternelle, dynamique, jeune et victorieuse.

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À l'image du reportage clandestin Ceux du maquis, réalisé dans un maquis de l’Ain puis projeté à Londres au début de l’année 1944.

Il était une fois la Résistance dans la bande dessinée, les codes de l’exposition

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Image du résistant à l’époque de la Libération et de la Reconstruction Le panthéon des héros de la Résistance Dès la Libération, lorsque les résistants sortent de la clandestinité, la diffusion d’affiches et d’imprimés, de photographies sur les maquis et la période insurrectionnelle, cristallise pour des décennies l’archétype du résistant. Dans les illustrés pour la jeunesse, un trait particulier permet alors de définir son image : celle du maquisard, fier et courageux, surgissant de l’ombre. Icône choisie pour le visuel de l’exposition, une vignette de la série « Le capitaine invisible », illustrée par Robert Rigot en 1945 pour le périodique Message au Cœurs Vaillants, symbolise parfaitement cette représentation et sa puissance d’évocation. Dès l’automne 1944, le résistant rejoint le panthéon des héros qui ont fait l’Histoire de France. L’époque de la Reconstruction est la grande période d’évocation des personnages historiques, de la mise en continuité de certains « héros de la Résistance » avec les modèles du passé. Ces mémoires, partisanes, reflets des diverses tendances au sein de la Résistance utilisent chacune leurs propres codes pour aborder des thématiques communes. Après quatre longues années d’Occupation, il s’agit d’exacerber le sentiment patriotique des plus jeunes en leur soumettant l’image d’une France toujours victorieuse à travers l’Histoire. En 1945, le premier numéro du journal pour enfants Message aux Cœurs Vaillants,

y « Le capitaine invisible », sc. de Jean Luc et ill. de R. Rigot, série parue dans Tintin et Milou au pays de l’or liquide… no 7, 21 avril 1946. Coll. CIBDI

dans la mouvance des organisations de jeunesse catholique, choisit dans « Ce n’est pas la première fois » de mettre en continuité la figure de de Lattre de Tassigny avec celle du général Custine. La Révolution est également une référence essentielle pour le journal Vaillant, affilié à l’organisation laïque de l’Union de la Jeunesse Républicaine de France (UJRF) issue d'organisations de jeunesse résistante. Vaillant, Le journal le plus captivant incite les jeunes de la période de la Libération à se montrer dignes de l’exemple donné par Saint-Just ou Hoche, dont la

y

figure du colonel Fabien, héros de l’insurrection parisienne décédé en

« Ce n’est pas la première fois – Custine. De Lattre », de R. Rigot. Message aux Cœurs Vaillants… no 1, juin 1945. Coll. CIBDI

décembre 1944, semble être une fidèle incarnation. Afin de construire des « lendemains qui chantent », on note également à cette époque l’émergence d’une figure spécifique dans les productions de bandes dessinées émanant de la mémoire communiste : celle du héros sacrifié pour la sauvegarde de la patrie. Dans ces bandes dessinées, le héros est 18

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y « Combat dans l’ombre », série illustrée par Jacques Souriau et parue dans Vaillant, Le journal Le plus captivant, no 67, 22 août 1946, p. 3. Coll. CIBDI

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Jean-Pierre Mercier Conseiller scientifique de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image

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On ne sait pas exactement quand, pendant la Seconde Guerre mondiale, Edmond-François Calvo et Victor Dancette ont clandestinement conçu et réalisé le projet de La Bête est morte ! Mais on sait en revanche de façon certaine que la parution des deux fascicules en 1944 et 1945 a suscité un engouement extraordinaire et des ventes importantes pour des objets à l’époque luxueux et chers1. Le premier fascicule (Quand la bête est déchaînée) connut au moins deux éditions et plusieurs tirages et l’ouvrage parut ensuite en un seul volume, repris pour les traductions anglaises et hollandaises de 19462. La Bête fut donc un indiscutable succès, qui marqua les lecteurs jeunes et moins jeunes de l’époque et établit la gloire de Calvo. Au point que La Bête est morte ! constitua longtemps la seule référence à son œuvre, par ailleurs d’une profusion et d’une qualité exceptionnelles. Avec La Bête, le propos explicite de Dancette et Calvo est de faire comprendre aux jeunes enfants de l’époque le déroulement et les enjeux de la terrible guerre qui se termine alors, en la transposant dans un univers animalier. Dans ce monde, les Allemands sont des loups, les Italiens des hyènes, les Japonais des singes, les Anglais des bouledogues, les Américains des Bisons, les Russes des ours blancs… et les Français un mélange de lapins, d’écureuils, de grenouilles et de chamois, tandis que les résistants sont des cigognes (de Gaulle étant appelé « la grande cigogne nationale » !). L’idée de recourir à la métaphore animalière pour éduquer et édifier les lecteurs n’est bien sûr pas neuve, elle remonte aux Fables d’Ésope, La Fontaine et Florian. Le Roman de Renart au Moyen Âge, Les Scènes de la vie privée des animaux illustrées par J. J. Granville au xixe siècle, pour ne citer que ces deux titres, contiennent des éléments de satire qui en font 1

Lors de la réédition de 1977, certains chiffres furent avancés concernant les tirages de ces premières éditions, largement invérifiables.

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La Bête est morte ! a été rééditée en 1977 par Futuropolis, dans une version en un seul volume comprenant en plus des dessins de Calvo parus, peu après la Libération, dans la revue L’armée française au combat, puis en 1995 chez Gallimard, en fac-similé du volume unique de 1946. La parution du premier fascicule provoqua une réaction virulente de Walt Disney Productions, accusant les auteurs de La Bête d’avoir plagié, avec le personnage du loup, le personnage central de leur dessin animé In Der Fuehrer’s Face, violente charge contre Hitler et le régime nazi. On sait que l’éditeur Gautier-Languereau, par peur des représailles de la firme de Burbank, demanda que Calvo rectifie son loup, dont la truffe fut modifiée dès le second tirage du premier fascicule et pour le tirage du second fascicule et du recueil ultérieur en un seul volume.

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y Couverture du premier fascicule de La Bête est morte !, paru en 1944. Il se reconnaît à la truffe dite « en l’air » du « Loup en fureur ». Une seconde édition, où les truffes sont retouchées, paraîtra en 1945.


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< Couverture du second fascicule, paru en 1945. On remarquera la truffe, rectifiée et fendue du loup. Cette couverture servira pour les éditions anglaise et hollandaise de 1946, en un seul volume.

des charges assez violentes contre les sociétés qu’elles dépeignent. On peut imaginer que Calvo et Dancette ont pensé à cette longue et riche tradition quand ils ont entrepris leur projet. On voit aisément le parti que les auteurs peuvent tirer de la « totemisation » animale qui est le cœur du projet : chaque peuple ayant les qualités (ou les défauts) de l’animal qui le représente, on repère vite ceux qui sont sympathiques et ceux qui le sont moins : les hyènes sont lâches, les bisons courageux, les singes fourbes, les bouledogues ne lâchent jamais ceux qu’ils mordent…3 Leur dispositif narratif est canonique : le premier volume s’ouvre sur un grand-père écureuil assis au coin du feu et s’apprêtant à raconter à ses trois petits-enfants l’histoire de la guerre qui a secoué le monde des animaux. Le lecteur est d’emblée placé dans la situation des jeunes écureuils rassemblés devant leur grand-père, le texte offert à la lecture étant le récit que ce dernier fait à sa progéniture. Ce conflit animalier se déroule dans une géographie d’abord floue : dans les premières pages, le grand-père écureuil situe le pays des loups (la Barbarie), mitoyen de celui des lapins et des écureuils « de l’autre côté du torrent ». Emportés par leur sujet, Calvo et Dancette se laissent bien-

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On remarquera que l’écrivain anglais George Orwell reprit ce principe animalier dans La Ferme des animaux, violente satire politique, parue en 1945.

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< Une aventure de Patamousse, datée de 1946, qui, avec un clin d’œil à Jean de la Fontaine, reprend le genre animalier utilisé dans La Bête est morte !, sur un mode toutefois plus léger.


tôt aller à une transposition de plus en plus littérale de la cartographie du conflit réel jusqu’à, vers la fin du premier fascicule, représenter très classiquement, sur un globe au milieu du cosmos, tous les pays impliqués. Calvo s’amuse d’ailleurs à l’occasion de cette géographie, faisant par exemple très classiquement de l’Italie une vraie botte (trouée) que les loups escaladent fébrilement pour échapper aux bisons qui sont à leurs trousses. Le découpage en deux époques (Quand la bête est déchainée ; Quand la bête est terrassée) appelle un déroulement chronologique que le scénariste Dancette s’efforce de tenir, non sans difficulté : ainsi, la première page du second fascicule voit l’aïeul narrateur faire dès la deuxième case un retour en arrière qui débute par « J’ai d’ailleurs oublié de vous dire… ». Des interruptions et flashbacks de ce type interviennent de nombreuses fois dans le récit, compliquant la compréhension d’une guerre qui, au fil du temps, se déroule sur des fronts de plus en plus nombreux. D’autant que, fidèle à son parti de transposition, le scénariste réinvente également toute l’onomastique : on a vu que l’Allemagne est devenue la Barbarie. L’Angleterre est simplement renommée « pays des Dogs », l’URSS « pays des Ours », mais d’autres dénominations sont plus recherchées : « pays des six plaies » pour l’Égypte, « pays si joli de la vendetta » pour la Corse… Les noms de personnes sont également transformés : comme on l’a dit plus haut, de Gaulle est appelé « la grande cigogne nationale » ; Hitler devient « le loup en fureur », Mussolini « l’Hyène à peau de louve », Churchill « le grand Dog »… Cette réinvention des noms, outre qu’elle n’allège pas le texte, en obscurcit parfois le sens. D’autant que la prose de Dancette est copieuse et s’apparente plus à une nouvelle illustrée qu’au texte elliptique d’une bande dessinée « classique ». Il faut tout le savoir-faire de Calvo pour disposer harmonieusement dans l’espace de ses planches ces placards de texte omniprésents. Le ton est celui de l’épopée, le narrateur versant volontiers dans le lyrisme et les qualificatifs flamboyants. Le registre de l’ouvrage n’est pas celui de l’information, mais de l’exaltation et de l’édification, marqué par des partis pris qui peuvent surprendre à plus de soixante ans de distance. Passe encore pour le militarisme revendiqué du grand-père écureuil, qui reflète sans doute celui des auteurs et de la majorité de la population à l’époque, mais dénote dans l’Europe pacifiée d’aujourd’hui ; ou pour le quasi-angélisme qui prévaut dans la description des relations entre les différents pays des forces alliées : les deux fascicules ont paru dans cette courte période qui précède les débuts de la Guerre froide, quand tous les belligérants bénéficiaient à égalité de la reconnaissance populaire. Plus troublante pour le lecteur contemporain est le silence presque complet 62

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sur le sort des Juifs et la Déportation : deux vignettes en tout sur les quatre-vingts pages du récit montrent des étoiles jaunes, alors que le massacre d’Oradour-sur-Glane est détaillé dans une des séquences les plus poignantes de l’histoire. On peut imaginer que les auteurs ne connaissaient pas, à l’époque de la réalisation effective de l’ouvrage, l’ampleur du désastre épouvantable qui avait frappé les populations juives. Gênante également est la quasi-absence de représentation du régime de Vichy et de la collaboration. On sait que le mythe de la France résistante se mit en place sitôt le pays libéré. Cependant, cet élan unanimiste décrivant un pays souffrant, mais résistant et combatif, avait peut-être des motivations à la fois plus personnelles et moins nobles. En effet, comme l’a révélé Jean-Max Guieu, universitaire et enseignant à la Georgetown University (Washington DC), dans un article paru en 20074, la ferveur patriotique et gaulliste de Dancette était celle d’un homme qui cherchait à se racheter : n’avait-il pas, un an avant la parution de La Bête est morte !, rédigé le texte d’un livre illustré pour les enfants, intitulé Il était une fois un pays heureux, mettant en scène un enseignant qui explique à ses élèves la grandeur de la devise « Travail, Famille, Patrie » et exalte l’action de « la splendide jeunesse » enrôlée dans la Milice ? Et cet album manifestement pétainiste, illustré par un certain Paul Baudier, avait été édité par la maison G.P., la même qui publierait La Bête est morte !, et dont Victor Dancette était un des responsables. 4

« La Bête est morte ! : A World War Two Zoo » in Denis Provencher & Andrew Sobanet (editors), France 1940-1944: The Ambiguous Legacy, Special issue of Contemporary French Civilization, University of Illinois Press, Summer/Fall 2007, vol. XXXI, Number 2. La défunte revue française spécialisée Le Collectionneur de bandes dessinées en a proposé des extraits traduits par Dominique Petitfaux dans son no 112 de 2007.

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y Une des rares allusions au sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale trouvable dans La Bête est morte !, planche 23 du premier fascicule. On notera les étoiles jaunes sur le personnage en arrière-plan dans la première case, et sur le mur dans la deuxième.


> Page crayonnée d’une histoire jamais achevée de Patamousse, sans doute dessinée en 1946 et qui reprend sur le mode plaisant la thématique de l’enrôlement volontaire de jeunes patriotes.

Il n’empêche, malgré ce précédent déplaisant, malgré ces ambiguïtés, ces oublis, ces déformations, ces lourdeurs propagandistes, La Bête est morte ! reste une expérience de lecture unique, qui en fait, plus de six décennies après sa création, un livre sans équivalent et assurément un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée mondiale. Et c’est Edmond-François Calvo qui en est pour l’essentiel responsable. Moins de dix ans après son entrée dans la carrière de dessinateur5 et pour une de ses premières « vraies » tentatives de bande dessinée animalière6, il donne la pleine mesure de son formidable talent. Travaillant ses planches en couleur directe, il alterne les pleines pages fourmillantes de détails et d’autres plus découpées de manière à rythmer le texte torrentiel de Dancette. Les premières planches du récit, décrivant par le menu les délices de la vie dans le pays de cocagne qui abrite le peuple des Français se ressentent, par-delà le modèle disneyen, de l’influence de Félix Lorioux et de Dubout, Calvo gardant du premier l’élégance du trait et la capacité de restituer les atmosphères bucoliques, et du second le goût des compositions saturées de détails incongrus et comiques. Les bons lecteurs de Calvo savent qu’il affectionne particulièrement les scènes de sous-bois et de forêts, propices aux contrastes entre ombre et lumière, jouant de l’ambiguïté d’un décor qui est à la fois accueillant et inquiétant. L’ouvrage en compte de nombreuses représentations. Mais on trouve également des scènes urbaines et maritimes, voire même, quand Dancette évoque l’effort de guerre des États-Unis, des représentations d’usines d’armement d’un réalisme impressionnant. Les pages qui décrivent la brutale invasion des loups frappent par leur force suggestive et l’ampleur des compositions qui se déploient souvent sur des doubles pages, dispositif dont on retrouve de nombreuses occurrences tout au long du récit. Non d’ailleurs que Calvo en rajoute dans les scènes sanglantes et les détails macabres. Même dans les représentations les plus violentes (bombardements, scènes de torture), il garde le fond de gentillesse qui était sa marque et qui illuminera toutes les séries pour enfants qu’il dessinera jusqu’à sa mort en 1958. Mais il parvient, par une simple image en clair-obscur, à rendre l’horreur d’une pendaison, d’une exécution. On sait par des témoignages a posteriori (à commencer par 5

Né en 1892, Edmond-François Calvo a publié ses premiers dessins dans certains titres de la presse parisienne des années vingt : Floréal, Le Canard enchaîné, L’Esprit de Paris…, tout en gagnant sa vie par d’autres moyens. Il devint dessinateur professionnel en 1938 et travailla alors principalement pour la presse enfantine, jusqu’à sa mort en 1958.

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Ses premières bandes dessinées sont des aventures de chevalerie, des adaptations de classiques littéraires et de westerns cinématographiques. Il entreprend Patamousse, sa première série animalière marquante, en 1943, soit vraisemblablement peu de temps avant d’entreprendre La Bête est morte !

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celui de Jean-Max Guieu plus haut cité) que les jeunes lecteurs de l’époque furent profondément marqués par la force suggestive de certaines de ces images. On sait également que beaucoup abandonnaient rapidement la lecture du texte pour se plonger dans l’exploration de ces images fourmillantes de détails. On les comprend. Car, au cœur de l’ouvrage d’histoire édifiant, un prodige artistique s’accomplit : celui de Calvo le dessinateur qui, se saisissant d’un texte peu propice au découpage, le plie à un génie graphique débordant de puissance, d’allégresse et de finesse. Au fil des pages, Calvo trouve sa voie (sa voix ?) et l’on peut s’en rendre compte en comparant les deux versions de la scène qui, en miroir, ouvre et clôt le récit, celle où l’on voit le grand-père écureuil accoudé à sa table, s’adressant à ses petits-enfants. Dans la page d’ouverture, le traitement somme tout assez classique de cette charmante scène intimiste rappelle Samivel et Félix Lorioux, déjà cité plus haut. À la dernière page, Calvo a pris le pouvoir, si l’on peut dire : les couleurs sont plus profondes, le contraste en ombre et lumière plus marqué, mais, surtout, Calvo se livre à une facétie riche de promesses : il anthropomorphise tous les éléments du décor (table, bougie et bougeoir, fauteuil, chenets…) en les dotant chacun de bras, de jambes et d’un visage rayonnant, comme si les choses inanimées elles-mêmes participaient au bonheur inouï de la paix retrouvée. Ce court moment anthropomorphique trouvera une suite géniale dans l’album Rosalie, que Calvo fait paraître en 1947 chez G.P., et qui constitue l’autre sommet de son œuvre. Au reste, on peut penser que Calvo lui-même, dont on ne possède aucun témoignage écrit, aucun entretien, savait qu’avec La Bête est morte !, il avait accompli un chef-d’œuvre : il fit après la guerre monter sur carton et relier en cuir l’intégralité des planches de l’album, qu’il garda avec lui jusqu’à sa mort et que, pour notre bonheur, ses descendants conservent encore.

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y Page finale de La Bête est morte !. On notera l’anthropomorphisation de la plupart des objets de cette page surplombée d’un vol de cigognes symbolisant la Résistance.

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Un entretien avec Stéphane Levallois

aUtoUr de l’albUm la résistance dU sanglier

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Avec La résistance du sanglier, paru en 2008 chez Futuropolis, le plasticien Stéphane Levallois livre un pan de son histoire familiale à travers un récit autobiographique d’une beauté plastique saisissante. Ouvrage de référence, pour son traitement graphique et sa représentation de la violence, l’album s’impose comme une œuvre de transmission de la mémoire et incarne, presque involontairement, la force des symboles véhiculés par la Résistance. En représentant son grand-père avec un visage de sanglier, pour que s’accomplisse la métaphore animalière sur laquelle s’appuie la narration de l’ouvrage, l’auteur se fait involontairement l’écho d’un code héraldique utilisé pour symboliser des réseaux de résistants, repris à la Libération par des associations d’anciens. Les lignes qui suivent sont extraites d’un entretien conduit par Xavier Aumage en décembre 2010.

Un grand-père sanglier « Je suis très peu productif en matière de bande dessinée, puisque je n’ai fait que trois albums en dix ans. Si la bande dessinée est un support fantastique, elle demande du temps. La résistance du sanglier a représenté pour moi un an de travail, dont quasiment la moitié passée sur l’écriture du scénario. Après Le dernier modèle, j’avais envie de faire un livre plus dense, plus dur, peut-être aussi un peu plus accessible, racontant la vie de ce grand-père, dont ma grand-mère et ma mère m’avaient toujours parlé comme d’un héros. La première difficulté a été de réfléchir à la façon de mettre en scène quelqu’un que je n’avais pas connu, que je ne connaissais que par le biais de ce qu’on m’en avait dit. L’idée du sanglier est venue comme un artifice, pour pallier l’absence de photographies. Je ne disposais en effet pas de suffisamment d’images de mon grand-père pour pouvoir le dessiner. Je n’avais qu’une seule photographie, de face, sur la fin de sa vie, alors qu’il était très affaibli par la maladie. Dans la mesure où j’entreprenais une bande dessinée dans un style plus ou moins réaliste, je me devais de coller au visage. Or je ne me voyais pas lui inventer un profil qui n’était pas le sien. J’ai alors pensé à Maus et me suis dit, puisqu’il était dans mon récit vu à travers les yeux d’un enfant, que j’allais le représenter comme un personnage de conte, un peu comme une sorte de grand méchant loup, sauf qu’il s’agirait ici d’une créature bénéfique. Le thème du masque revient par ailleurs de façon récurrente dans ma production. J’ai donc voulu le représenter avec une tête d’animal, tous les autres personnages étant eux entièrement humains et le percevant, lui, comme un être normal. Seul le lecteur a conscience de cette distance et le voit comme différent des autres. 94

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Quant au choix du sanglier, je dois dire qu’il s’est très vite imposé. Il y avait dans la maison de ma grand-mère une table de famille dont les piétements représentaient les quatre animaux de la Sologne, le chien, le renard, le cerf et le sanglier, table que je représente dans l’album. Lorsque j’ai cherché l’animal qui pouvait incarner ce grand-père, fort, têtu, parfois blagueur, j’ai immédiatement pensé au sanglier, cet animal très puissant qui peuple les forêts de Loir-et-Cher et qui me fascine depuis que je suis enfant. J’ai eu du mal à faire accepter à ma mère et ma tante que j’allais représenter leur père avec une « tête de porc » comme elles me l’ont reproché, et me suis rendu compte à quel point il était compliqué de jouer avec la mémoire familiale en utilisant des personnages qui sont des extensions de l’animation, artifice presque naturel pour la plupart d’entre nous aujourd’hui, bien moins évident pour les générations précédentes.

Un livre sur la mémoire C’est un livre sur la mémoire, un livre basé sur la mémoire de ma mère et de ma tante, âgées de 6 et 8 ans au moment des faits rapportés dans le récit. Je partais donc d’une matière assez floue, souvent brumeuse. Toute la difficulté de la construction du récit a été de trouver le ton juste, ce que je pouvais ou non montrer et raconter sur des gens qui ont véritablement existé, qui ne sont pas des personnages de fiction. Tout ce qui arrive à mon grand-père et ma grand-mère, aux personnages qui les entourent s’est réellement produit. Il n’y a rien dans le récit que je me sois permis d’inventer. J’ai parfois lié des événements entre eux, mais je n’ai rien inventé. Pour commencer ce travail, j’ai demandé à ma mère d’écrire sur ce héros de la famille qu’était mon grand-père. Elle a ainsi réuni sur un petit cahier, en quelques pages, les souvenirs qu’elle avait de son père. J’ai commencé à travailler à partir de cette matière et suis arrivé à près de quatre-vingt-dix pages de découpage de story-board qui ne me permettaient de couvrir que le tiers de l’histoire, partant de la naissance à la mort du personnage. Mon éditeur, Sébastien Gaednig, m’a demandé de parvenir à quelque chose de plus resserré, de plus nerveux, et j’ai donc retravaillé mon récit à partir de l’entrée de mon grand-père dans les réseaux de résistance de Loir-et-Cher en 1942. Ce qui m’a également poussé à faire ce livre, c’est une remarque de ma grand-mère quand j’étais petit. Elle m’avait dit que mon grand-père avait été sauvé par un caleçon. Et je trouvais cela aberrant. Quelle était donc cette époque où on pouvait avoir la vie sauve grâce à un caleçon ? Faire ce livre m’a donc permis aussi d’en savoir plus sur cet épisode énigAutour de l’album La résistance du sanglier

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matique. Si mon grand-père a eu la vie sauve, c’est peut-être parce que ce caleçon lui a permis, au moment de son arrestation, de jouer les idiots auprès des Allemands, c’est surtout parce qu’il avait réussi à jeter son fusil, qu’il s’est fait passer pour un paysan qui passait par là et qu’il n’a pas été dénoncé par les deux autres résistants.

Le traitement de la violence Les scènes de torture ont été très éprouvantes à dessiner, non parce qu’elles étaient compliquées d’un point de vue technique, mais parce qu’elles soulevaient la question du respect que je me devais de porter aux gens dont je racontais l’histoire. Je ne pouvais pas tout montrer, ce

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qui a paradoxalement donné plus de force encore au récit. Une scène de violence où quelqu’un se fait tuer est d’autant plus forte qu’elle est filmée de très loin. Je n’ai pas voulu montrer les deux résistants se faire tuer, comme je n’ai pas pu montrer les yeux qu’on crève en gros plan, cela aurait été absurde de le faire, aurait introduit un côté truculent, voire grotesque, en contradiction avec le ton du récit. Je me suis interrogé sur la façon de mettre en scène cette violence de la manière la plus pudique qui soit et ai donc proposé ce déplacement du récit sur l’image d’un enfant qui noie une araignée. On signifie ainsi la mort par autre chose, selon une technique qui me vient de la narration japonaise, on se sert de quelque chose de distancié pour signifier un événement traumatique ou un état psychologique.

De la lumière à l’ombre Je ne suis pas un coloriste, j’ai du mal avec la couleur et utilise toujours la même gamme de tons. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est le dessin, le trait et la lumière. Travailler cet album en noir et blanc est aussi un choix de mon éditeur qui m’a signifié que ma force « était là ». Ce que j’aime ce sont les lavis, les valeurs de gris, les délavés, des choses faites avec énormément d’eau. Pour La résistance du sanglier, j’ai utilisé deux encres différentes. Je voulais des noirs qui soient très profonds, des aplats noirs très denses. J’ai utilisé l’encre de Chine pour ces aplats et pour l’encrage de manière à obtenir quelque chose de complètement plat, bouché, traduisant comme une aspiration vers l’ombre. Puis par-dessus cette encre de chine, qui est une encre d’imprimerie lourde et difficile à manier, j’ai utilisé, comme je le fais habituellement, une acrylique noire liquide qui, diluée avec de l’eau, me donne toute une gamme de gris et des effets pouvant paraître comme corrodés et ressemblant à du métal rouillé. On m’a reproché de ne pas avoir plus distingué les flashbacks au sein du récit ; pourquoi ne pas avoir traité en sépia les années 42 et 44 et conservé le noir pour le temps présent ? Mais justement, c’est ce qui m’intéressait, mêler les deux époques, un peu à la manière d’Angelopoulos dans Le regard d’Ulysse. Ce que je recherchais, c’est qu’il y ait un véritable parallèle, un jeu de basculement de l’autre côté du miroir. Je suis un peu gêné par cette perception en noir et blanc que l’on a souvent de la Seconde Guerre mondiale, qui instaure une grande distance entre hier et aujourd’hui. Je voulais une continuité, quelque chose d’égal. J’ai cherché une progression dans le récit, dramatique et dramaturgique, jusqu’à la fin, jusqu’au piège, car ce personnage se fait piéger. Il a une tête d’animal, une tête de sanglier et il se fait prendre littéralement au piège. Cela devient comme une chasse. Il y a une progression dans la Autour de l’album La résistance du sanglier

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lumière même tout au long du récit, qui devient de plus en plus sombre. La fin s’achève dans le noir avec des planches qui s’enfoncent dans l’obscurité et dans la nuit. Les encres me permettaient d’avoir et de travailler cette progression.

Le père tranquille J’ai été confronté en quelques occasions à des acteurs de cette période. J’ai rencontré dans un premier temps à Blois, dans un festival, PierreAlban Thomas, une personne fantastique qui m’a expliqué plein de choses sur les réseaux de résistance et m’a félicité pour mon album, qui permettait selon lui de relancer l’intérêt des nouvelles générations pour cette période. J’ai ensuite rencontré les habitants de Selles, presque tous venus lors d’une rencontre organisée par la médiathèque. Des gens, pour la première fois, se sont mis à parler, à me parler, de leurs souvenirs, de ce qu’ils avaient vécu. J’ai vu un homme pleurer devant sa femme, un autre me dire que j’avais dessiné son père faisant le guet. C’était absolument incroyable. À l’occasion de l’enterrement de ma grand-mère, où presque tout le village était présent, ma mère me présentait les gens qu’elle avait mentionnés dans ses mémoires et il y avait une conjonction folle entre mon récit, ce que j’avais dessiné et l’histoire elle-même, encore très vive pour certaines personnes. J’étais subjugué par cet impact, par la réception de l’album. Je découvrais que toute cette période était restée secrète, qu’on n’en parlait pas et que c’était à cette génération, la mienne, qu’il incombait d’écrire, de faire des livres pour rendre compte de ce que nos grands-parents avaient vécu. L’album occupe donc une place importante, dans ma vie, comme dans ma carrière. J’avais auparavant fait deux albums, mais c’est celui qui a eu le plus de succès et qui a une résonance particulière, du fait même de son thème. La première fois que j’ai évoqué le parcours de mon grand-père à mon éditeur, il m’a fait cette remarque comme quoi « Ce n’était pas non plus Jean Moulin », et c’est finalement ce qui nous a paru, à tous les deux, précisément intéressant : montrer ces petits actes de résistance parfois quotidiens, les risques énormes, absolus, encourus par des individus qui n’ignorent rien de la répercussion de leurs actes, pour eux bien sûr, mais également pour leurs proches. Jusqu’où s’engaget-on ? Cette période peut nous paraître abstraite aujourd’hui, il nous est impossible de vraiment mesurer l’engagement de ces hommes et de ces femmes qui ont fait acte de résistance. »

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Dès la Libération, lorsque les résistants sortent de la clandestinité, la diffusion d’affiches et d’imprimés, de photographies sur les maquis et la période insurrectionnelle cristallise pour des décennies l’archétype du résistant. De La Bête est morte ! à Il était une fois en France, Fifi gars du maquis, le Grêlé 7-13, Mam’selle X ou Marouf se font l’écho de cette figure à l’aura légendaire née sous l’Occupation : celle du jeune maquisard, fier et courageux, surgissant de l’ombre. Fruit du travail commun du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (Lyon) et du Musée de la Résistance nationale (Champignysur-Marne), l’exposition Traits résistants et l’ouvrage qui l’accompagne interrogent l’image du résistant dans la bande dessinée.

Pour la première fois, historiens, journalistes, bibliothécaires et professionnels de musées reviennent sur la présence du thème dans la bande dessinée et rendent compte de l’importance réelle et symbolique de la Résistance dans nos consciences et notre imaginaire collectif.

Prix : 19 ¤ ISBN 978-2-917659-14-4 Dépôt légal : avril 2011 www.editions-libel.fr

9 782917 659144

La résistance dans La bande dessinée de 1944 à nos jours

La résistance dans La bande dessinée de 1944 à nos jours


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