T QUARANTE ANS DE
TRAMWAYS EN FRANCE
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PRÉFACE
•SYLVAIN ZALKIND Fondateur du Groupement pour l’Étude des Transports Urbains Modernes (GETUM)
L’aventure française du tramway a bien failli se terminer dans les années 1960. Il n’existait plus alors que dans trois agglomérations : à Marseille, avec une section dans un tunnel trop étroit pour pouvoir être emprunté par les bus, ce qui l’a sauvé, à Lille-Roubaix-Tourcoing en totalité en site propre intégral, et à Saint-Étienne, grande transversale purement urbaine, maintenue et modernisée par une équipe municipale ayant su résister à l’engouement pour l’automobile et au dédain pour le tramway. Dans cette période peu favorable aux transports publics, l’autobus n’était considéré que comme un moyen déclinant de transition, dont l’avenir dans les villes petites et moyennes se marginaliserait au transport des seules personnes n’étant pas en capacité de conduire une automobile. Dans les grandes agglomérations, le métro urbain et régional avait la faveur des autorités responsables et du lobby automobile qui espérait bien qu’après la disparition des tramways, celle des autobus libérerait totalement la voirie à son profit. Le terme même de tramway était devenu tellement honni, que même les commentateurs avertis et compétents, qui avaient la curiosité de regarder ce qui se passait dans les pays voisins où il était largement utilisé et se modernisait, hésitaient à l’employer dans des publications à grande diffusion. Pourtant, dès la fin des années 1960, le « tout automobile » et son corollaire célèbre du président de la République de l’époque « il faut adapter la ville à l’automobile » étaient déjà contestés par les experts avertis, d’abord dans des cercles restreints, puis ouvertement après le choc pétrolier de 1973, parallèlement au développement de l’écologie politique. Les experts de haut niveau de ces cercles restreints – dont le GETUM (Groupement pour l’Étude des Transports Urbains Modernes), association indépendante regroupant des personnes convaincues de l’importance des transports publics et de l’in-
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térêt du tramway – avaient compris la nécessité de maintenir une offre de transports publics de qualité. Il fallait cependant tenir compte des réalités économiques et environnementales, ce qui conduisait à limiter le développement du « métro lourd » (urbain ou régional, c’est-à-dire le RER) aux axes très chargés. Pour les autres, il fallait faire appel à des techniques éprouvées sans s’attarder sur les multiples projets de « systèmes étranges et surprenants pour gazettes du dimanche », selon l’expression de l’économiste américain J.-K. Galbraith, généralement sans suite, seul le VAL ayant fait exception. S’ils avaient à l’esprit le tramway, comparable à celui qui circulait sur les réseaux voisins (Allemagne, Belgique, Suisse, etc.), le caractère encore déprécié, pour ne pas dire honteux, du terme, même accompagné du qualificatif « moderne », les conduisait à parler de « métro léger », voire de « métro de surface » (ce dernier terme est vite retombé dans l’oubli, et pourtant…). Mis en service en septembre 1964 sur le quai de la Mégisserie à Paris, malgré les fortes réticences de la préfecture de police et le tollé du lobby automobile, le couloir réservé pour autobus a été l’élément fondateur du partage de la voirie urbaine et de la priorité aux transports publics ; le couloir réservé pour autobus mettra dix ans pour vraiment s’imposer en France, ouvrant la voie au… retour du tramway. Retour du tramway ? Oui, grâce à l’action de passionnés, notamment du GETUM et de la SOFRETU (Société française d’études et de réalisations de transports urbains, filiale d’ingénierie de la RATP), avec sa remarquable Étude Neuchateau montrant tout l’intérêt du tramway pour une ville moyenne ; le terme même de tramway redevient convenable et retrouve sa place dans le vocabulaire. Il sera même bientôt accaparé – avec la bénédiction des pouvoirs publics – par divers systèmes guidés… ou non (tramways « Canada Dry »…) et dont certains n’ont aucune de ses caractéristiques. Trente ans après le « retour du tramway » à Nantes, le « tramway moderne » a relégué au rang des objets historiques les PCC de Saint-Étienne, le nec plus ultra d’il y a 60 ans… Après un hiatus de presque vingt ans (Valenciennes « mort » en 1966 – Nantes « réapparu » en 1985), on pourrait dire « mort et transfiguration ». La mise en service commerciale du nouveau tramway nantais est le résultat de dix ans de maturation après le concours Cavaillé (août 1975), quelques mois après l’incitation du ministre des Transports faite à huit métropoles françaises – mais pas Nantes – à étudier la possibilité de réintroduire le tramway dans leur cité. Gestation comprise, c’est bien « quarante ans de tramways en France » qui sont évoqués dans le présent ouvrage.
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PRÉFACE
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Aujourd’hui, le tramway français, par ses performances et sa capacité, est plus proche du métro que du tramway d’autrefois… « Métro de surface », écrivais-je plus haut… Il est aussi devenu un modèle – même s’il a des concurrents de haut niveau – et a sa part dans le développement rapide de ce mode de transport dans le monde (environ 400 réseaux en 2017 contre 300 en 1980). Mais le tramway d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement une voie en site propre parcourue par de longues rames performantes, c’est aussi un environnement urbanistique. Pour sa partie urbaine, on réalise maintenant l’aménagement « de façade à façade » des nouvelles lignes, et la considération esthétique ne se limite plus au seul matériel roulant. Elle va même jusqu’à cacher la ligne aérienne, aujourd’hui pourtant un simple fil, voire à « l’enterrer » à grands frais, du caniveau d’autrefois à l’Alimentation Par le Sol (APS) d’aujourd’hui. Cette hantise élitiste de la ligne aérienne et cette volonté de la cacher sont plus que séculaires puisqu’elles ont conduit à enterrer le tramway lui-même : à Budapest, le földalatti, ouvert en 1896, était alors considéré comme un tramway établi en souterrain pour ne pas nuire à l’esthétique de la célèbre avenue Andrássy ; c’est maintenant la ligne n° 1 du métro de Budapest… presque au gabarit tramway, et le plus ancien métro du continent européen ! Le débat n’est pas clos, mais la sensibilité de nos contemporains aux atteintes (ou considérées comme telles) à l’esthétique des quartiers historiques, envahis d’ailleurs de façon plus ou moins contrôlée par les panneaux indicateurs ou publicitaires, est beaucoup moins heurtée que celle des décideurs par les lignes aériennes des tramways, aujourd’hui très discrètes. Et même, lorsqu’ils ne sont pas habitués des lieux, ils sont parfois rassurés par leur présence : là, au moins, le tram passe… Le débat n’est pas clos… La richesse des débats accompagnant les présentations de haut niveau des dix séances du séminaire « Réinventer le tramway ? Quarante années de transports en commun en site propre et transports guidés en France » l’a montré. La voie est ouverte pour un futur nouveau séminaire… après s’être imprégné de cet ouvrage majeur Quarante ans de tramways en France. La technique, mais aussi la société, la ville, évoluent.
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SOMMAIRE
Préface 3 Avant-propos 7 Introduction générale 12
PREMIÈRE PARTIE : LE RETOUR DU TRAMWAY : DÉBATS ET CONTROVERSES 21 Introduction de la première partie 22 Les conséquences du concours Cavaillé : cadrage et déboires d’une solution nationale (1975-1985) 25 L e retour mouvementé du tramway à Strasbourg (1971-1994) : vingt ans de débats 41 Tours : un tramway désiré, refusé, adopté. Quel réseau pour demain ? 59 L a guerre modale comme seul horizon des mobilités a-t-elle jamais eu un sens ? 73 Le retour du tramway en France, 1973-1990 79 Tramway ou métro ? Débats techniques et hésitations politiques autour du projet de métro léger à Toulouse dans les années 1970 89
SECONDE PARTIE : LES TERRITOIRES DU TRAMWAY
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Introduction de la seconde partie L ’expérience française du tramway des années 2000 à aujourd’hui : un outil au service d’une meilleure articulation transport-urbanisme U n tramway nommé agglo. Quand le TCSP soutient la construction politique de l’agglomération L e tramway en Île-de-France. Nouveau mode, nouveau réseau, nouvelles pratiques de gouvernance et nouveaux usages de mobilité D u fer au pneumatique : une (petite) histoire du tramway à Clermont-Ferrand
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TROISIÈME PARTIE : LE TRAMWAY COMME PROJET URBAIN
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Introduction de la troisième partie D eux modèles de décision pour articuler transport et urbanisme : le projet de réseau et le projet de ligne du tramway strasbourgeois Troll de tram. Recomposer les usages de l’espace public
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SOMMAIRE
L e tramway en France, des déplacements au projet de ville : dynamiques transactionnelles La conception des sites propres tramway dans les villes françaises : une vision à deux échelles La (re)naissance du tramway ou l’ouverture de l’ingénierie des transports à la complexité urbaine L’insertion des tramways en milieu urbain, entre desserte, vitesse et régularité
QUATRIÈME PARTIE : JEU D’ACTEURS AUTOUR DU TRAMWAY
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Introduction de la quatrième partie 276 Commerces et commerçants au défi du tramway : entre espérances et tensions. Le cas niçois. 281 Du conducteur « invisible » à la reconnaissance de la conduite, la difficile émergence du métier de conducteur de tramway (1985-2016) 293 Le tortueux parcours du tramway parisien T3 319 L’histoire du premier projet de tramway de Reims dans les années 1980 333 Marc Wiel (1940-2014). Itinéraire d’un praticien chercheur engagé dans les politiques de transports en ville. 351
CINQUIÈME PARTIE : REGARDS D’AILLEURS
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Introduction de la cinquième partie L’inscription territoriale des tramways périurbains en Europe. Regards croisés dans cinq villes d’Europe de l’Ouest Le tram à la française : une école de design urbain L’effet tram est-il possible sans tram ? Quelques éclairages à partir de cas d’étude étrangers Le transport ferré : projets et jeu des acteurs. Comparaison entre Zurich et Bruxelles Comment voit-on le tramway dans le monde ?
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Conclusion générale Bibliographie générale Notices biographiques des auteurs
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INTRODUCTION
•HAROLD MAZOYER Maître de conférences, Sciences-Po Lyon Laboratoire Triangle (UMR CNRS 5206)
Comment comprendre le retour du tramway dans les villes françaises ? Comment ce mode de transport « ringard » est progressivement (re)devenu, dans un premier temps, une solution crédible puis, par la suite, une recette d’action publique standardisée, voire l’aboutissement presque banal du débat public et des processus de décision locaux sur les transports urbains ? Si le come-back du tram s’est opéré en France sans être téléguidé par un véritable programme national (cf. introduction de l’ouvrage), un retour aux sources invite à porter le regard sur les sommets de l’État. Le cœur des années 1970 est encore marqué par la prédominance d’un mode d’action publique relativement centralisé. L’État dispose alors de ressources (administratives, juridiques, techniques et financières) décisives pour peser sur les politiques urbaines. Le ministère des Transports, avec notamment le fameux « concours Cavaillé » et quelques spécialistes de l’Institut de Recherche sur les Transports (IRT), contribuent à redonner une certaine légitimité à la solution tramway. Néanmoins, si l’État incite, il ne contraint pas. Dès lors, pour vraiment saisir comment les rails des tramways en viennent à opérer de nouvelles cicatrices dans le bitume urbain, il est nécessaire de placer l’attention sur des processus, variés, d’appropriation locaux. Le retour ou l’arrivée du tramway dans les villes françaises au cours de ces 30 dernières années est fortement travaillé par des contextes bien spécifiques. Au final, la renaissance urbaine du tramway est à envisager à travers les relations et les rapports de force entre, d’une part, le pouvoir central et les acteurs locaux et, d’autre part, entre toutes les forces agissantes qui, dans la ville, tentent de peser sur les décisions
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publiques relatives aux déplacements (élus, techniciens, associations, représentants d’intérêts économiques – et notamment les constructeurs – riverains…). Les différentes contributions rassemblées dans ce chapitre offrent au lecteur des analyses ou des témoignages éclairants sur les débats et controverses qui agitent l’État central ou différentes villes françaises telles Nantes, Strasbourg, Paris, Toulouse et Tours. Benoit Demongeot revient sur le changement de stratégie étatique concernant les transports collectifs, et plus particulièrement le tramway, à partir du milieu des années 1970 avec le lancement du concours Cavaillé. L’auteur nous donne à voir l’histoire d’une controverse, mais aussi d’un « concept », d’un mot qui en vient à être chargé d’un sens évolutif au gré de l’investissement de différents acteurs dans les processus de décision publique. Benoit Demongeot montre que le succès de la solution « tramway » est au départ contrainte par le « cadrage » ou la définition initiale des problèmes auxquels il est censé remédier. En effet, l’État souhaite ainsi, notamment, promouvoir un projet industriel d’envergure nationale. La relégitimation de la « solution tramway » s’opérera ou aboutira par la suite à travers l’investissement d’acteurs locaux. En effet, ces derniers s’efforceront progressivement de l’arrimer davantage avec des problématiques urbaines et verront là l’occasion d’opérer une redistribution de l’espace public. Le retour du tramway à Strasbourg illustre bien cette réappropriation locale de la solution tramway. Frédéric Héran, à partir d’une approche « omnimodale » montre que sa victoire illustre le passage du paradigme du « tout automobile » à celui de « la ville pour tous ». Les controverses locales sont marquées par l’investissement d’associations (écologistes, du cadre de vie ou d’usagers des transports) et par une rude bataille entre élites politiques. La campagne précédant les élections municipales de 1989 prend presque des allures de référendum. Elle aboutit à la victoire d’une maire, Catherine Trautmann, qui envisageait le tramway comme le promoteur d’une double dynamique d’intégration intercommunale et de requalification urbaine. C’est donc un choix politique qui conduit à une redistribution de l’espace entre modes de transport et à un ralentissement de la circulation automobile, et donc à la réappropriation collective de l’espace urbain. Une vingtaine d’années séparent la mise en service du tramway strasbourgeois (1994) et celui de Tours (2014). Jean-François Troin explore les processus en cours dans l’ancienne capitale du royaume de France et signale bien le rôle « pionnier » joué par l’acteur associatif (et plus particulièrement par l’Association pour le développement du tramway en Touraine). Là encore, la capacité du tramway à transformer l’espace urbain constitue un argument décisif pour les élus locaux. Cependant, le cas tourangeau révèle bien aussi l’influence des contextes et cultures locaux. Dans une ville marquée par une importante
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sensibilité artistique, l’aspect paysager et esthétique s’avère prégnant et explique en grande partie la renommée actuelle d’un tramway « à la Buren ». Mathieu Flonneau revient, lui, sur l’histoire d’une polémique, d’une véritable « guerre modale » entre le tramway et l’automobile. En explorant le Paris des années 1930 et 19501960, il focalise l’attention sur les représentations des acteurs et sur les processus de naturalisation des qualités et défauts supposés attachés aux différents modes. On voit ainsi comment se construit progressivement un « grand récit calomniateur et simplificateur » dont le tram est la victime, comme l’est aujourd’hui l’automobile... Le tramway perd la « première guerre modale » sur trois principaux champs de bataille : ceux de la sécurité, de la rentabilité et de la fluidité. Mettre en évidence la violence de la détestation originelle envers le tramway permet à l’auteur de pointer du doigt l’ironie de son actuel retour en grâce et, in fine, de montrer que « la mode des modes existe ». Cette première partie se clôt sur deux témoignages particulièrement éclairants. Le premier nous amène à Nantes, soit la ville qui inaugure la success-story au centre de cet ouvrage. Michel Bigey, ancien ingénieur de la RATP et directeur général de la SÉMITAN (Société d’Économie Mixte des Transports en commun de l’Agglomération Nantaise) voit la diffusion de cette solution d’action publique dans les villes françaises comme le fruit d’une évolution des mentalités et, plus particulièrement, comme l’« une des conséquences de l’émancipation de la société française intervenue après mai 68 ». Il signale aussi comment les retournements de majorité politique à la tête de l’État et de la mairie de Nantes ont pesé sur le projet. Jean Frébaut, ancien directeur de l’agence d’urbanisme de l’agglomération toulousaine (1971-1978), nous invite à revenir sur les terres du secrétaire d’État aux Transports, Marcel Cavaillé. À travers l’examen de l’enchaînement des décisions et des tergiversations locales, il montre comment – ironie de l’histoire ! – Toulouse finira par faire le choix du VAL (1993)... avant qu’une ligne de tramway apparaisse également un quart de siècle plus tard (2010).
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LES CONSÉQUENCES DU CONCOURS CAVAILLÉ : CADRAGE ET DÉBOIRES D’UNE SOLUTION NATIONALE (1975-1985)
• BENOÎT DEMONGEOT Docteur en science politique, Consultant spécialisé dans le domaine des transports et de la mobilité, Algoé Consultants
Lorsque, à l’aube de l’année 1975, le secrétaire d’État aux Transports, Marcel Cavaillé, déclare à la presse que « le tramway est susceptible de connaître un nouvel essor dans un certain nombre de villes »12, il prend à contre-pied une bonne partie des raisonnements alors en vogue dans le petit monde des transports urbains. En premier lieu, il récuse l’hypothèse d’un effacement des transports collectifs (TC) au profit de l’automobile et de l’adaptation constante de la voirie à la diffusion de cette dernière. Certes, cette vision n’est déjà plus en cours depuis quelques années, au moins pour les centres urbains soumis à une congestion de plus en plus intense de la circulation et au cortège de nuisances qui l’accompagne. En mai 1970, lors du colloque de Tours, la fine fleur des acteurs du secteur – élus locaux et nationaux, cadres du jeune ministère de l’Équipement et des Transports, urbanistes, dirigeants d’entreprises exploitantes, constructeurs, inventeurs, représentants d’usagers – a dessiné les contours de cette évolution13. La priorité donnée aux TC reste néanmoins fragile dans le débat national et largement contrariée dans les pratiques locales.
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Les conséquences du concours Cavaillé : cadrage et déboires d’une solution nationale (1975-1985)
fois, la possibilité de revoir le plan de circulation du centre-ville en faveur des piétons soit associée au tramway, au même niveau que l’efficacité transport directe de la solution56. À Grenoble, vers 1995, un couplage plus audacieux encore s’établira : le tracé de la troisième ligne sera sélectionné en fonction d’une attente de réduction du trafic automobile sur l’axe emprunté (boulevards)57 plutôt que des prévisions de fréquentation. De la même manière, il faut constater l’absence, dans la solution telle que calibrée par les initiatives Cavaillé, de tout argumentaire sur les effets urbains induits par le tramway. Ces derniers ne seront vraiment identifiés et capitalisés qu’à l’issue de la mise en œuvre des premiers projets, notamment à Grenoble58. À Marseille, l’absence de préoccupation urbanistique va coûter pendant longtemps cher au tramway. En effet, un projet de prolongation de l’historique ligne 68 Noailles-Saint-Pierre pointe à l’agenda dès 1974, avec un solide plaidoyer transports à l’appui. Ce projet sera constamment ajourné pendant 25 ans. Ce n’est qu’au printemps 2001 que la solution sera saisie par le maire et son premier adjoint. À ce moment-là, l’efficacité de la ligne 68 aura bien moins d’importance qu’un autre couplage, entre le tramway et le problème de la Canebière, artère emblématique de la cité phocéenne qu’il importe de réhabiliter59.
La bride du couplage à un problème industriel national Un autre handicap lié au cadrage de la solution tramway de 1975-1985 réside dans son couplage avec une problématique de soutien à l’industrie nationale, qui intéresse bien plus directement l’État que les villes ciblées. Le courrier du 27 février 1975 met presque à égalité la problématique industrielle et celle de la congestion : « La fabrication de matériel répondant à ces objectifs pose pour notre pays un problème industriel dont la solution dépend largement du marché potentiel de cette technique, et donc de l’accueil que lui feront les principales agglomérations françaises. » (Secrétariat d’État aux Transports, 1975a) Au départ, le problème évoqué est celui de l’absence de constructeur français de véhicules de type tramway. L’absence de demande et l’absence d’offre s’alimentant mutuellement, le secrétariat d’État juge qu’il lui faut stimuler en même temps les deux parties prenantes du marché qu’il entend organiser. Dans cette perspective, la question des économies d’échelle est jugée primordiale à la réalisation d’un matériel performant. Pour la DTT, cela suppose deux choses : d’une part, la standardisation du matériel équipant les villes françaises, d’autre part, une quête rapide de débouchés à l’export. Le jury du concours, au sein duquel siègent deux représentants du ministère de l’Industrie, ne perd pas de vue la préoccupation. Lors de la réunion du 19 février, il disqualifie
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« Il convient d’être prudent sur la progressivité dans la mise en site protégé, réservé ou propre : en ne créant pas au départ une amélioration suffisamment spectaculaire du niveau de service, il existe un risque de ne pas rendre crédible la stratégie proposée ; les contraintes à imposer ultérieurement à la circulation générale risquent d’apparaître alors inacceptables si l’on n’a pas tout de suite fait la preuve d’une qualité de service très supérieure. » (Secrétariat d’État aux Transports, 1975c)
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Tramway ou métro ? Débats techniques et hésitations politiques autour du projet de métro léger à Toulouse dans les années 1970
En 1972, je propose que l’AUAT lance les premières études pour un réseau de transports en commun en site propre, en articulation avec les études urbaines de l’agence et l’élaboration du SDAU108, couvrant un périmètre d’agglomération arrêté par l’État en 1971. Les études de l’agence sont, à partir de 1973, financées par le SMTC109, qui vient d’être créé, et des subventions de l’État. Le syndicat mixte regroupe la ville de Toulouse (9 sièges), le département (6 sièges) et le syndicat intercommunal de la périphérie (3 sièges). Il est présidé par Léon Eeckhoutte, président du conseil général). Est également créée une SEM pour la gestion du réseau, la SEMVAT, dirigée par Raymond Guitard. La réalisation d’études urbanistiques et socio-économiques conduit à la proposition d’un réseau à long terme, avec des études de prévision de trafic. Puis des études plus précises
La première ligne Mirail-Jolimont. Études de tracés (source : agence d’urbanisme URATEC, 1975). → Schéma de réseau de TCSP à inscrire au SDAU (1975) (source : SDAU de l’agglomération toulousaine. Projet de dossier soumis à la CLAU, octobre 1975, DDE Agence d’urbanisme).
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• Quarante ans de tramways en France Cet ouvrage collectif raconte l’aventure française du tramway en retraçant les origines, les développements, les réussites, mais aussi les échecs, les limites et les difficultés rencontrées par les promoteurs de ce qui est considéré désormais comme un mode de transport à part entière. Il met en lumière les processus – et les multiples acteurs – qui ont participé au « retour » du tramway dans les grandes villes françaises depuis quarante ans, mais qui ont conduit aussi à l’exportation du « tramway français standard » dans nombre de métropoles à l’étranger. Les années 1970 sont souvent considérées comme l’origine d’un regain d’intérêt pour les transports collectifs, mais comment la « solution tramway » (re)devient-elle progressivement crédible aux yeux des élus, des experts, des professionnels du transport ? Quels enjeux nourrissent les controverses nouées aux échelons locaux, nationaux et internationaux ? Quels acteurs favorisent son retour en grâce ? Quels sont les ressorts des options techniques choisies ? Comment les politiques d’aménagement urbain ont-elles profité de ces nouveaux projets de transport ? Quelles logiques professionnelles sous-tendent la mise en place et l’exploitation de ces nouvelles lignes de tramway ? Pour répondre à ces nombreuses questions, ce livre – préparé sous la responsabilité scientifique de Rails et Histoire – rassemble les points de vue de grands témoins (architectes, urbanistes, ingénieurs, experts) et les regards de chercheurs (géographes, politistes, historiens, sociologues, économistes) parmi les meilleurs spécialistes des villes et des transports urbains.
ISBN : 978-2-917659-71-7 Dépôt légal : avril 2018 Prix : 30,00 € TTC www.editions-libel.fr