Radiographie du vote 2012 dans le Grand Lyon Entre octobre 2011 et juin 2012, des enseignants et des étudiants de Sciences Po Lyon ont mené l’enquête auprès d’une centaine d’habitants du Grand Lyon. Leur objectif : analyser le rapport à la politique des personnes interrogées à l’occasion des élections présidentielle et législatives de 2012. L’étude se focalise sur certains quartiers – le centre, la « banlieue rouge », la « banlieue rosée », les quartiers pavillonnaires, les quartiers gentrifiés – et illustre de passionnante manière les liens existants entre trajectoire de vie, famille politique et lieu de résidence. Un ouvrage indispensable pour aller au-delà des sondages et découvrir une sociologie urbaine des formes de politisation. Anouk Flamant, Renaud Payre, Olivier Quéré, Mili Spahic et Julie Vaslin sont politistes, enseignants à Sciences Po Lyon et membres du laboratoire de recherche UMR 5206 TRIANGLE (ENS Lyon, CNRS, Université de Lyon).
www.editions-libel.fr Prix ttc : 18 € ISBN 978-2-917659-27-4
Vox populy Radiographie du vote lyonnais à la Présidentielle de 2012
Vox populy
PS EELV NPA PCF
Modem UMP
FN
Coordination : A. Flamant, R. Payre, O. Quéré, M. Spahic, J. Vaslin
Coordination : A. Flamant, R. Payre, O. Quéré, M. Spahic, J. Vaslin
Sommaire 121
Introduction
Des paroles et des voix
chapitre 1
33 51 71 93
Politique et bourgeoisie à Lyon chapitre 2 Des centres-villes populaires chapitre 3 Les seuils, à l’interstice de la ville chapitre 4 Vivre à l’ombre de la ville
chapitre 5
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Les « banlieues rosées » :
le vote à l’est de l’agglomération
chapitre 6
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Au-delà des pavillons
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Conclusion
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remerciements
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i i ntroduction
Des Paroles et des Voix Une sociologie urbaine du rapport à la politique Renaud Payre, Olivier Quéré, Mili Spahic
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L’
élection présidentielle est celle qui mobilise le plus en France. Elle alimente également de nombreuses pages de quotidiens, d’hebdomadaires et d’ouvrages. La campagne est probablement un moment bien singulier où la politique entre – sous diverses formes et selon des intensités variables – dans le quotidien. Forts de cette intuition, quelques enseignants de l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Lyon ont proposé à leurs étudiants de deuxième année de mener une enquête collective sur le rapport à la politique des Grands Lyonnais, au travers d’une enquête qualitative. L’idée était de permettre à ces étudiants d’avoir une première expérience d’enquête en science sociale et de la valoriser au travers d’une publication. Il s’agit donc d’un véritable pari pédagogique et scientifique, dont l’ouvrage que vous allez lire est le produit. Notre ambition première n’était pas de collecter des intentions de vote ou encore de travailler sur les facteurs structurants de cet acte citoyen, mais, bien plus, de tenter de comprendre et d’analyser de manière plus large les visions de la société et du monde de notre centaine d’enquêtés. Cet ouvrage ne cherche
donc pas à fournir de manière exhaustive les résultats de l’élection présidentielle dans le Grand Lyon, ni à faire une chronique électorale, mais à tenter de dégager quelques clés de compréhension d’un rapport complexe à la politique, en s’appuyant sur plusieurs centaines d’entretiens réalisés en face à face entre octobre 2011 et avril 2012.
Les rapports quotidiens à la politique Le rapport à la politique ne se réduit pas au vote. Il ne se résume pas non plus à une quelconque compétence politique qui permettrait au sociologue de mesurer les connaissances de l’enquêté comme un professeur face à son élève. La science politique a rapidement conclu, à travers les premières grandes enquêtes postélectorales menées notamment aux États-Unis, que la « compétence politique » était inégalement distribuée parmi les citoyens et que la majorité des électeurs ne disposait pas d’opinions politiques stables et cohérentes : seule une minorité des électeurs était à même d’évaluer les candidats en fonction de critères spécifiquement politiques. Les autres ne pouvaient le faire qu’en se référant à leur milieu social ou bien en s’appuyant sur quelques enjeux importants à leurs yeux. De tels travaux pointaient surtout l’importance des liens entre connaisDes Paroles et des Voix
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sances politiques et comportement politique. Reste qu’ils s’attachaient à une vision probablement assez réductrice de la compétence politique. En France, on doit à Daniel Gaxie la mise en évidence d’un véritable « cens caché » qui, face à la professionnalisation croissante du champ politique, ferait de la majorité des citoyens des profanes, c’est-à-dire des individus ne disposant ni de la compétence objective ni du sentiment d’être fondé à avoir une opinion sur les questions politiques1. Mais si ce « cens caché » existe bien, c’est que plus on descend dans l’échelle sociale, moins les individus sont aptes à traiter les problèmes politiques avec les termes considérés comme légitimes (connaissance des partis, de leur position dans l’échiquier politique, des éléments de programme, etc.). Moins ils s’autorisent également à intervenir sur les sujets politiques ou tout simplement à parler de politique. Comment le sociologue doit-il se comporter face à cette inégale capacité à parler de politique ? Comment les sciences sociales peuvent-elles mesurer et recueillir une parole dont l’énonciation dépend à ce point des propriétés sociales ? Comment le chercheur peut-il enquêter pour dépasser une définition trop restrictive du rapport à la politique ? En d’autres termes, comment dépasser une simple énumération des résultats pour en venir à une analyse plus fine ? Nous avons tenté de répondre à cela par une réflexion à la fois sur l’objet de recherche (que cherchons-nous ?) et sur la méthodologie (comment le cherchons-nous ?) En ce qui concerne l’objet, c’est moins une quelconque compétence politique que nous avons voulu mesurer que les formes d’investissement d’habitants du Grand Lyon dans l’offre politique et dans la campagne des élections présidentielle et législatives du printemps 2012. Notre projet a bien consisté à chercher à repérer – à la lumière des trajectoires sociales des interrogés et de leur récit de vie – les instruments qu’ils mobilisent, les représentations qu’ils forgent et activent, les critères de jugements qu’ils formulent pour se faire une opinion sur divers sujets voire sur des candidats. Loin de défendre un quelconque électeur rationnel, l’ouvrage Vox Populy souhaite mettre de côté les représentations orthodoxes traditionnelles du « bon » électeur. C’est avant tout en analysant l’existence quotidienne des interrogés qu’apparaît la variété des rapports à la poli1
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Daniel Gaxie, Le cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978. Voir également son article : « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 52, 2-3, avril-juin 2002, p. 145-178. Vox populy
tique composés à la fois d’adhésions à des idées voire des clivages, d’aversions, mais également de distance à l’encontre de la campagne voire de résistances à l’acte de vote. Cette existence quotidienne a été saisie à travers des trajectoires résidentielles. L’enquête a privilégié la résidence pour analyser les rapports à la politique dans le Grand Lyon. Mais la résidence n’est jamais considérée dans l’ouvrage comme une donnée ou une variable explicative. Nous interrogeons les trajectoires des enquêtés – les différents logements qu’ils ont connus, les représentations qu’ils ont de leur habitation et de leur quartier. Nous les rapportons à leurs socialisations, à leurs propriétés sociales pour mieux comprendre les perceptions ordinaires des enjeux politiques. Nous essayons de lier les processus de socialisation et de politisation à des territoires et des quartiers. Nous proposons ainsi les bribes d’une sociologie urbaine des rapports à la politique.
Sciences Po à l’assaut de la métropole : retour sur une enquête collective Cet ouvrage est le fruit d’une enquête collective. Née dans un cours de méthodes en sciences sociales dispensé à l’IEP de Lyon, l’enquête a rassemblé les enseignants et les étudiants autour d’un projet commun et de quelques principes méthodologiques pour recueillir les paroles des enquêtés. Comme dans tous travaux de sciences sociales, les techniques de recueil de la parole ont un impact sur les réponses apportées, puisque ces techniques sont une interaction singulière entre un enquêté et un enquêteur. Nous avons donc cherché à rompre avec le caractère trop artificiel de l’entretien : l’enquêté est contraint de répondre à des questions qu’il ne se pose pas, dans un contexte qui n’est pas son environnement quotidien et face à un enquêteur qui n’est pas familier. Dans le même temps, le protocole de recherche que nous avons mis en place comporte des faiblesses, des difficultés dont il faut ici rendre compte, afin de mieux les intégrer à nos analyses et déjouer les éventuels défauts d’interprétation qu’elles impliquent. Les enquêteurs – étudiants de l’IEP – ont eux-mêmes choisi leurs enquêtés dans des réseaux de connaissance, car l’ambition n’était pas celle de la représentativité sociale, géographique ou même en termes d’âge ou de sexe, mais bien celle de privilégier le rapport personnel de l’enquêteur à l’enquêté. Les entreDes Paroles et des Voix
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tiens sont ainsi plus facilement accordés. Tout en excluant la famille et les amis ou les collègues rapprochés, les enquêteurs sont allés à la rencontre d’individus appartenant au second cercle de leur connaissance tels que des amis de proches amis ou de parents, des propriétaires de l’appartement du voisin, des cousins éloignés, des collègues perdus de vue. Ainsi, dans chaque cas, un climat de confiance propice à la discussion a pu s’instaurer entre l’enquêté et l’enquêteur souvent novice. Des éléments biographiques et politiques, parfois intimes, mais déterminants pour l’explicitation d’un rapport individuel à la politique, ont été confiés aux enquêteurs2. Si chacun a dû objectiver sa position – c’est-àdire se rendre conscient de ses propres propriétés sociales et la manière dont elles influencent le rapport d’enquête – cette méthode de constitution du matériau comporte deux limites. D’une part, l’échantillon ainsi réalisé comporte une sur-représentation des catégories socioprofessionnelles au capital social, culturel et économique supérieur, au détriment des couches sociales plus pauvres comme les ouvriers, les personnes sans emploi, les populations immigrées. Cela est simplement dû aux propriétés sociales des enquêteurs, tous enseignants ou étudiants à Sciences Po, dont on sait que le recrutement scolaire sanctionné par un concours correspond à un recrutement social élevé. La seule règle dans la constitution de l’échantillon a porté sur le lieu d’habitation, afin de saisir les liens entre le rapport à la politique et le rapport aux quartiers dans leur diversité. D’autre part, le lien de connaissance entre l’enquêteur et l’enquêté est parfois apparu comme un frein à l’instauration du climat de confiance nécessaire au recueil des données : les chercheurs ont parfois été confrontés à la crainte de l’enquêté de dévoiler son vote ou une partie de son histoire à un individu lié à son cercle amical, professionnel ou familial – même secondaire. Cela a nécessité d’insister de manière constante sur la garantie de l’anonymat des personnes interrogées et du contenu des discours récoltés. Les entretiens ont le plus souvent eu lieu au domicile des enquêtés ou au moins dans leur quartier. Cela semblait nécessaire pour saisir le rapport complexe, parfois intime, qui se joue entre le quartier de résidence, la rue ou même l’ap2
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Plus de 350 personnes ont été sollicitées au départ pour au final n’en retenir seulement qu’une petite centaine. L’anonymat des personnes interrogées a été strictement respecté : tous les prénoms ont été changés, les lieux d’habitation modifiés et certains faits ou pratiques trop identifiables ont été remplacés par des faits ou pratiques équivalents.
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partement et les enquêtés. Ce lien avec le quartier de résidence est un élément central de notre analyse des rapports divers au politique, et il ne pouvait être recueilli de meilleure manière qu’au plus près de l’endroit où cela se joue. Enquêteur et enquêtés se sont vus à de nombreuses reprises (trois à cinq fois) entre le mois d’octobre 2011 et le mois de mai 2012. À chaque entretien, les enquêtés et enquêteurs se sont rencontrés souvent plus d’une heure et demie. Dans tous les cas les enquêteurs se sont appuyés sur une grille d’entretien flexible et adaptée au contexte, tous les entretiens ont été enregistrés puis intégralement retranscrits, et ont fait l’objet d’une analyse et d’une note réflexive propre – avant d’être intégrés à l’analyse générale. Cette répétition de l’effort qualitatif a permis de saisir le rapport à la politique individuel dans son évolution. À mesure que l’échéance électorale approchait, les thèmes politiques prenaient davantage de place. Cette répétition des entretiens a également contribué à l’instauration d’un climat de confiance. Ce qui n’a pas été dit dans un premier entretien a pu être abordé dans un deuxième, et, petit à petit, les mécanismes complexes de la socialisation et de la politisation ont pu être mis à jour. Réaliser une enquête sur le long terme et par entretiens panélisés est certes un élément fondateur de notre démarche, mais comme les autres, elle n’a pas été sans produire des difficultés, et peut-être un biais d’analyse. La première difficulté a été matérielle : provoquer l’accord d’une personne pour cinq entretiens sur une durée de huit mois n’est pas chose aisée, et ce protocole nous a peut-être empêchés de rencontrer certains individus qui ont pu déménager ou même se faire hospitaliser. Mais surtout, la répétition des entretiens a pu provoquer une sorte de familiarité des enquêtés avec l’objet politique. Cette proximité n’existait pas nécessairement auparavant, ou bien elle n’aurait pas existé s’ils n’avaient pas été sollicités pour répondre à des questions récurrentes sur ce thème. S’intéresser davantage à la présidentielle, se renseigner sur les candidats, apprendre à connaître les principaux partis : le protocole de l’enquête a pu provoquer çà et là un intérêt pour la politique. Et si cette tendance est difficile à quantifier, il n’en demeure pas moins qu’il a fallu s’en rendre conscient pour mieux la considérer lors de l’écriture.
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Lyon : la gauche au cœur ? Le vote 2012 du Grand Lyon en quelques mots Longtemps ville du radicalisme et du centre gauche, incarnée par Édouard Herriot, Lyon est souvent perçue comme une ville bourgeoise où les tendances politiques sont plus proches du bleu que du rouge. Il est vrai que de 1953 à 2001, la ville a été dirigée par la droite et le centre droit, bastion même de la nouvelle garde UDF ou RPR. En succédant au poste de maire à Raymond Barre en 2001, Gérard Collomb devient le premier socialiste à occuper cette fonction sous la cinquième République. Une victoire serrée – la gauche n’est pas majoritaire en voix, mais en sièges dans les arrondissements, une particularité de la loi ParisLyon-Marseille de 1982 – qui sera contrariée par la victoire de l’UMP aux législatives et présidentielle de 2002. Cinq ans plus tard, Nicolas Sarkozy obtient 53,08 % des voix au second tour face à Ségolène Royal. Mais la réélection de Gérard Collomb en 2008, à la tête d’une liste allant des Verts aux Communistes en passant par les Radicaux, est très large. Il devance Dominique Perben de plus de 35 000 voix et réalise dès le 1er tour près de 50 % des voix. On observe alors de fortes progressions des partis de gauche. Le PS gagne les cantonales en 2010 et surtout, le 22 avril 2012, seulement 700 voix séparent François Hollande et Nicolas Sarkozy, là où cinq ans plus tôt, Ségolène Royal accusait déjà un retard de plus de 17 000 voix. Au soir du 6 mai 2012, François Hollande réalise 53,12 % des voix et devance nettement le candidat UMP. On assiste aussi à une bipolarisation croissante de la vie politique lyonnaise autour du PS et de l’UMP. Lors de la dernière élection, les deux principaux candidats ont réalisé plus de 60 % des voix au 1er tour à seulement eux deux dans huit des neuf arrondissements lyonnais (dans le 1er arrondissement, le score de Jean Luc Mélenchon avoisinait les 20 %). Et le PS réalise ses meilleurs scores dans les quartiers les plus centraux. De l’autre côté de l’échiquier, Marine Le Pen réalise globalement de meilleurs résultats que son père, avoisinant les 10 % là où son père peinait à franchir la barre des 6 %, mais reste loin de son niveau national, l’électorat urbain lui étant bien moins favorable. Le candidat du Front de gauche obtient son score national, avec un peu plus de 11 %, un niveau pas si éloigné des résultats des « petits » candidats de gauche en 2002. Eva Joly pour EELV réalise de meilleurs scores qu’au niveau national, mais, avec ses 4,09 %, elle reste pourtant loin des 7,19 % de Noël Mamère en 2002 et surtout des 17,83 % des régionales de 28
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2010. Ces deux partis se partagent notamment un électorat résidant dans les quartiers plutôt bourgeois de Lyon où la population dispose d’un fort capital culturel allié à des niveaux de revenus au-dessus de la moyenne. Dans cette ville dite « modérée », le MODEM de François Bayrou – après un très bon score en 2007, connaît désormais déboires sur déboires et ne séduit plus qu’une petite minorité d’électeurs. Ces bons résultats pour la gauche à Lyon ne se vérifient pas uniquement intramuros : Bron, Oullins, Rillieux-la-Pape, Saint-Priest et même Saint-Germainau-Mont-d’Or (de seulement 6 voix il est vrai) basculent à gauche. De manière générale, la gauche progresse dans l’ensemble du Grand Lyon, et fortement dans ses bastions. L’abstention est aussi en progression, à Saint-Fons, Vaulxen-Velin, Vénissieux notamment. De manière un peu schématique, les villes limitrophes de Lyon et situées à l’Est se prononcent largement en faveur du candidat PS alors que l’Ouest lyonnais préfère le candidat UMP. Il réalise dans les Monts d’Or ses meilleurs scores : 75,42 % à Saint-Didier-au-Mont-d’Or, 74,08 % à Charbonnières-les-Bains, même si de façon générale l’avantage du candidat UMP sur le candidat PS est moins net en 2012 qu’en 2007 ou 2002. C’est aussi dans ces quartiers et communes situés à l’Ouest que les niveaux de revenus et de patrimoine sont les plus importants. A contrario, à l’Est, la précarité se développe. Sur les 19 communes de plus de 10 000 habitants de l’agglomération, 14 espaces de précarité apparaissent : les villes où l’on vote le plus à gauche sont aussi celles où les problèmes sociaux sont les plus vifs3. C’est aussi dans ces quartiers et communes que Marine Le Pen obtient ses meilleurs scores. Elle talonne de très près Jean-Luc Mélenchon à Givors (21,58 contre 19,09 pour le FN) et progresse ainsi de 8 points par rapport à 2007. À Vaulx-enVelin, 13,83 % des électeurs choisissent la candidate (contre 21,10 % en 2002) et 18,8 % se portent sur l’ancien sénateur socialiste. À Feyzin, Marine Le Pen devance même ce dernier de plus de 7 points (21 %). Dans ces villes, le vote de mécontentement et de protestation s’est distribué entre ces deux candidatures sans pour autant que ces (anciens) bastions communistes donnent un avantage très net au candidat de gauche. Bien au contraire, Marine Le Pen confirme ainsi dans ces communes de l’Est lyonnais la progression du FN, qui avait dépassé en 2010 les 15 % à Vaulx-en-Velin, Irigny, Corbas, Meyzieu entre autres. 3
Toutes les données statistiques peuvent être retrouvées sur le site de l’INSEE. Pour l’étude sur la précarité, voir : Insee Rhône-Alpes, Lettre d’analyse n° 130, septembre 2010.
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évolutions politiques et mutations socio-économiques dans le Grand Lyon Ces évolutions politiques sont à mettre en parallèle avec les mutations socio-économiques importantes que l’agglomération connaît : une population lyonnaise où les 15-29 ans représentent près de 30 %, les célibataires près de 51 %, les employés 15,4 % de la population active, soit moins que les cadres et professions intellectuelles supérieures (16,9 %) et où les ouvriers ne sont plus que 7,6 % en 2009, un point de moins que dix ans plus tôt. Près de 30 % des Lyonnais sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 24 % pour la population du Grand Lyon. Les CSP+ (catégories socio-professionnelles favorisées) sont aussi largement représentées dans l’agglomération, avec près de 20 % de cadres, soit 33 % de l’ensemble de cette CSP au niveau rhônalpin.
••• Cette recherche – on le comprend – est le produit d’une expérience pédagogique qui s’est inscrite dans la durée. Notre enseignement s’est appuyé sur la réflexion et le travail national lancé dans le cadre du groupe de Sociologie Politique des Élections (SPEL)4 menés conjointement avec des collègues d’autres universités. Il s’est aussi appuyé sur le pari de mener – avec des étudiants – l’enquête pendant près de huit mois. Le « nous » de l’auteur est donc réellement collectif et rassemble les cinq enseignants coordinateurs et toutes celles et ceux qui ont participé à la réalisation des entretiens, à la collecte d’informations, aux retranscriptions et qui de fait se sont investis au-delà d’un simple travail universitaire. Les étudiants motivés ont rédigé une première version de travail du texte d’analyse, en introduisant notamment des données chiffrées et des extraits d’entretiens ou d’archives. Les enseignants ont alors repris l’ensemble des contributions pour en réorganiser le propos, structurer la démonstration, durcir l’administration de la preuve et tenter de dégager des tendances des dif4
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Ce groupe – emmené notamment par Daniel Gaxie – s’est réuni à plusieurs reprises depuis le printemps 2011. Il s’est notamment constitué pour mener une grande enquête nationale sur les élections de 2012 et cela en prenant en considération tous les éléments d’une campagne. Plusieurs sous-groupes d’études ont donc été créés : groupes d’intérêts et think tanks, médias et sondages, meetings, questionnaires étudiants, électeurs. Nous tenons à remercier très chaleureusement nos collègues qui nous ont notamment aidés dans la rédaction des guides d’entretien et dans la redéfinition parfois de nos propres questionnements.
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férents chapitres. Nous avons fait le choix d’un découpage en six parties, revenant chacune sur des quartiers et des territoires plus ou moins bien délimités du Grand Lyon. À partir d’une présentation des grandes dynamiques du vote 2012 dans la métropole, l’ouvrage se focalise sur certains types de quartiers – les quartiers du centre, les « seuils » de la ville, la « banlieue rosée », la « banlieue dorée », les pavillons de l’Est lyonnais, les quartiers gentrifiés – pour en restituer des modes de sociabilités et quelques-unes des représentations de la politique – et plus largement des visions du monde – qui s’y nouent. C’est ce travail à plusieurs mains que nous vous proposons ici.
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LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE Olivier Quéré Avec la participation de : Lauriane Clément, Manon Manzanares, Jean-Pierre Mourenas, Marion Vallot, Charlotte Vampo, Julie Vaslin et Elsa Velex.
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vec la loi dite Barnier du 2 février 1995, le code de l’urbanisme est augmenté de l’article L. 111-1-4 qui interdit toute construction dans une bande de 100 mètres de part et d’autre des voies de grande circulation, afin « de lutter, notamment, contre la prolifération de constructions telles que des grands centres commerciaux qui défigurent les entrées des villes »1. Prise sur la base des réflexions menées par le Comité national des Entrées de villes, créé en 1995 sous l’impulsion du sénateur Amboise Dupont, cette disposition a pour vocation de faire de la politique des entrées de villes « une démarche ambitieuse parce qu’elle s’attache à des lieux symboliques, où la ville se transforme, où doit s’exprimer une volonté d’accueil, une image où l’on doit reconnaître la commune »2. Ce comité disparaît rapidement, mais cet épisode, qui a donné lieu à de nombreux débats, montre l’importance que prend la thématique de l’« entrée de ville » pour les municipalités dans les années 1990. À Lyon, la raffinerie de Feyzin et le tunnel de Fourvière, au-delà des risques industriels ou des problèmes de transports qu’ils soulèvent, sont deux bâtiments souvent stigmatisés pour l’image qu’ils donnent de la ville3. La disposition interdisant toute construction autour des entrées de ville n’est cependant pas appliquée. Si cette difficulté est due en partie au lobby des enseignes, c’est aussi que la notion d’« entrée » de la ville est difficile à définir avec précision, que ce soit géographiquement ou historiquement. À quel moment entre-t-on en ville ? Les frontières administratives recoupentelles les frontières symboliques, sociales ou historiques ? Pour se débarrasser
des effets de réifications des espaces urbains, il sera ici question des « seuils » de la ville, conçus non pas seulement comme des limites et des entrées, mais comme des quartiers mouvants, dont les frontières ne sont pas strictement définies, et dont les espaces ne sont pas investis par leurs habitants de la même manière que d’autres quartiers davantage identifiés. Ni banlieue ni centreville, les seuils sont des lieux de passage où il arrive que l’on réside, et où se rencontrent les trajectoires de ceux qui fuient les quartiers centraux et de ceux qui tentent de s’en rapprocher. 1 2 3
Journal Officiel du Sénat, Question écrite n° 01990 de M. Bernard Plasait, 31 juillet 1997, p. 2058. Discours de Monsieur Bernard Pons, ministre de l’Équipement, du Logement, des Transports et du Tourisme, lors de la remise du « Palmarès des Entrées de villes », 20 septembre 1996. Voir par exemple le dossier « Tunnel de Fourvière : la légende urbaine fête ses 40 ans », Le Progrès, 8 décembre 2011.
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D’une part, les seuils sont des entités mouvantes, car la frontière change en fonction de l’approche choisie. Ainsi, l’entrée de Lyon ne se trouve pas au même endroit selon les définitions (arrondissement, commune, agglomération, aire urbaine...) que l’on donne à la ville. De plus, les limites administratives ne disent pas grand-chose des découpages sociaux de l’espace. Les contours du seuil de la ville dépendent donc étroitement à la fois des manières de dessiner les différents espaces de la ville que sont par exemple les quartiers centraux, les quartiers gentrifiés ou les banlieues pavillonnaires, mais aussi des manières de définir les structures sociales et les évolutions de la population. D’autre part, les seuils sont des entités mouvantes, car les frontières de la ville se déplacent en fonction des définitions que l’histoire donne aux formes urbaines. Ici, les seuils de la ville sont d’abord les limites naturelles de la cité. Lyon se caractérise ainsi par les frontières formées par la Saône et le Rhône qui ont longtemps constitué des entrées de ville. Ces limites topographiques ont été modelées à mesure de l’extension de la ville. Parfois, elles ont été physiquement repoussées, comme pour l’extension de la Presqu’île par Perrache en 1770. Les anciennes fortifications sont alors devenues caduques, comme à Ainay à la même époque, ou transformées en boulevard, comme à la Croix-Rousse en 18654. Les seuils se sont également déplacés par l’annexion des faubourgs de Vaise, de la Guillotière et de la Croix-Rousse en 1852, qui semble engager paradoxalement une dynamique de fermeture : Lyon trouve là ses limites quasi-définitives, du fait de l’échec des multiples tentatives de regroupement des villes de Villeurbanne, Vénissieux ou Caluire, l’État central cherchant à maîtriser le pouvoir des mairies jugées trop puissantes5. Les limites de la ville se sont déplacées, et les seuils de Lyon sont désormais ceux, toujours plus mouvants, de son agglomération. Le plus souvent, ces espaceslimites sont devenus des lieux industriels. Ce sont d’abord les faubourgs du XIXe siècle, comme la Guillotière6, qui accueillent les usines polluantes, bruyantes 4 5
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Voir sur ce sujet Jean-Louis Cohen et André Lortie, Des fortifs au périph. Paris, les seuils de la ville, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 1991. « Lorsque l’État entend favoriser l’« agrégation », ce n’est pas dans une perspective d’extension de la ville, pas dans l’idée d’une ville ouverte, mais dans l’optique de la constitution d’une ville fermée, maîtrisable », Pierre-Yves Saunier, « Logiques de l’agrégation, naissance de l’agglomération lyonnaise au XIXe siècle », Bulletin du centre Pierre-Léon, n° 1, 1992, p. 27-39, p. 32. Voir John M. Merriman, Aux marges de la ville. Faubourgs et banlieues en France 1815-1870, Le Seuil, coll. « L’univers historique », Paris, 1994, p. 62-63.
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et encombrantes, indésirables dans Lyon. Par son extension, le Grand Lyon a aujourd’hui repoussé ses frontières jusqu’aux lointaines banlieues, mais la marque de ses anciennes limites reste visible, à la fois par ses frontières administratives, mais aussi par les voies de communication : l’autoroute A6/ A7 et l’échangeur de Perrache qui laisse le quartier Sainte-Blandine « derrière les voûtes », l’A43 qui coupe en deux le quartier Mermoz, et le périphérique Laurent Bonnevay qui trace le contour administratif de Villeurbanne. Les quartiers seuils restent donc à la fois des lieux de passage et des lieux coupés. Aujourd’hui, sans risquer de figer ces espaces, on peut grossièrement situer les seuils de Lyon le long du boulevard périphérique Laurent Bonnevay prolongé par le périphérique nord : depuis Vaise jusqu’à l’est de Villeurbanne en passant par le Tonkin pour la partie nord de la ville, et les alentours de l’avenue Mermoz, de l’arrêt de tramway Bachut, de la route de Vienne et du quartier Gerland, ainsi que le nord de Vénissieux et de Saint-Fons pour la partie sud. Si les quartiers ouest de Lyon comme Écully, Dardilly ou les Monts d’Or (cf. chapitre 4) sont exclus de cette carte, c’est qu’à l’instar des banlieues bourgeoises de la couronne parisienne7, ils sont historiquement et socialement davantage intégrés aux quartiers centraux que le reste de l’agglomération, et ne constituent pas des seuils en tant que tels. Cependant, dans l’histoire récente, le métro puis le tramway ont joué un rôle de première importance dans l’intégration des seuils lyonnais aux quartiers historiquement centraux : Vaise, Gerland, Villeurbanne, Vénissieux, Bachut, le Tonkin, sont maintenant des quartiers directement rattachés au centre-ville. Le développement des transports en commun a donc fait des seuils davantage une entrée sur le centre qu’une sortie vers les espaces périurbains. Certaines trajectoires résidentielles étudiées ici montrent ainsi un rapport « externe » à ces espaces, qui offrent des possibilités proches de la banlieue pavillonnaire tout en restant très encastrés dans le centre-ville. De ce point de vue, les frontières de la ville ont pu être aussi investies comme les nouveaux espaces de la gentrification. La difficulté à localiser objectivement ces espaces avec plus de précision est renforcée par les manières diffuses et contrastées dont les habitants s’approprient 7
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Les Ghettos du Gotha : comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Payot, 2009.
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subjectivement leur quartier. Ainsi, à l’inverse de la thématique du « petit village dans la ville » propre aux lieux davantage investis par leurs habitants, les seuils ne sont pas à proprement parler des « quartiers » : il s’agit d’espaces urbains plus ou moins définis qui se trouvent à l’interstice de quartiers clairement délimités, et où l’architecture, l’habitat et l’espace public ne sont pas complètement cohérents. Si certains investissent tout de même ces lieux, par le truchement, nous le verrons, des conseils de quartiers ou des associations de proximité, c’est davantage le fruit de trajectoires particulières que le signe d’une institutionnalisation de ces seuils dans le reste de la ville. Partant de ce constat, nous faisons le pari que les trajectoires sociales disent beaucoup de la division de l’espace, davantage que les séparations administratives. Il s’agit donc de comprendre les quartiers-seuils par le cas particulier. Nous pouvons ainsi rendre compte des trajectoires sociales et politiques qui donnent à voir ce que signifie d’habiter et de voter au seuil de la ville. Nous faisons l’hypothèse que les seuils de la ville sont le lieu de convergence de trajectoires sociales et politiques divergentes : c’est sur le pas de la porte que
se croisent ceux qui entrent et ceux qui sortent. Naissent ainsi des rapports complexes au politique et au vote ; des trajectoires tout à fait différentes, parfois contradictoires, cohabitent dans ces lieux de passage devenus lieux de résidence. Les six trajectoires étudiées ici délimitent spatialement la ville, depuis le nord-ouest (Vaise) jusqu’au sud-est (Bachut, Vénissieux, Route de Vienne), en passant par le Tonkin et Villeurbanne Grand-Clément. Mais elles délimitent aussi le spectre politique, depuis l’électrice invétérée du Front national jusqu’à l’abstentionniste revendiqué à tendance libertaire. Les seuils ne fournissent pas davantage d’unité politique que d’unité de lieu. Ce parcours parmi six études de cas est donc avant tout éclairant parce que ces trajectoires sociales, ces socialisations politiques, ces pratiques et ces visions du monde sont cohérentes avec certaines façons d’habiter les seuils. C’est en croisant déterminants sociaux et visions politiques des individus que nous pourrons rendre compte de cette cohérence entre les trajectoires et ces espaces urbains aux contours flous. Nous pouvons identifier trois types de trajectoires sociales et résidentielles pour mieux mettre au jour les pratiques et les visions du monde à l’œuvre dans ces quartiers : ceux qui arrivent de l’extérieur de la ville, ceux qui partent des quartiers centraux, et ceux qui restent habiter dans ces quartiers seuils. 76
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Ceux qui arrivent Parmi les multiples formes que prennent ces quartiers à Lyon, les seuils représentent d’abord une porte d’entrée, et certains s’arrêtent dans ce lieu de passage. C’est le cas d’Aurélie, qui arrive d’un petit village de Saône-et-Loire pour s’installer dans le quartier du Bachut – situé dans le 8e arrondissement. À l’époque de la création de l’arrondissement, en 1959, le quartier était déjà une porte d’entrée de la ville ; aujourd’hui Bachut se situe au centre d’un grand boulevard qui traverse Lyon de part en part. Aurélie est employée chez un fleuriste du quartier, son compagnon est mécanicien dans un garage de moto en banlieue. L’efficacité a toujours primé dans leur choix du lieu d’habitation : elle est venue s’installer à Bachut pour faire son CAP puis son brevet professionnel dans une école située dans le quartier. Le fait que Bachut soit un lieu de passage s’est avéré utile pour le commerce : « Avenue Berthelot, Mermoz, c’est quand même des grands axes dans Lyon et puis c’est vrai que, bon, c’est un peu malheureux de dire ça, mais on a le cimetière qui est pas très loin, donc c’est vrai que pour les occasions comme ça, ça aide pas mal. On a tout ce qui est hôpitaux aussi, qui sont pas très loin, donc ici on a beaucoup de personnes qui viennent pour des visites ou même pour aller livrer, c’est vrai qu’on en fait beaucoup et puis c’est un quartier qui bouge pas mal ».
Elle entretient cependant un rapport assez conflictuel avec la ville. En effet, elle affirme qu’elle n’aime pas du tout Lyon parce qu’en ville, au contraire de la campagne, c’est « trop chacun pour sa pomme ». Originaire d’un petit village de Bresse, elle dit vouloir retourner à la campagne et plus particulièrement en Ardèche où vit toute la famille de son compagnon. De ce fait, rester à Lyon est davantage considéré comme une obligation en attendant de trouver un travail ailleurs. Titulaire d’un CDI, elle approfondit sans cesse ce clivage villecampagne qui l’a extrêmement marquée, en disant par exemple « qu’ici il y a de tout » et « qu’on en voit de toutes les couleurs, surtout quand on travaille dans le commerce ». Elle cite régulièrement le fait de s’être fait voler deux fois la caisse du magasin et s’insurge contre le fait qu’on ne puisse « pas sortir dans la rue sans être accosté pour nous demander de l’argent ». LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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Son installation à Lyon est pourtant vécue comme un choix délibéré, après une adolescence plutôt difficile, qui explique en partie sa socialisation politique. Le collège fut notamment une période « pas très cool », car elle était le « bouc émissaire des enquiquineurs ». Ses parents se sont séparés durant l’été avant son CAP et, sa mère étant en dépression, elle a été « très autonome très vite du point de vue du boulot ». L’arrivée à Lyon lui a donc permis de s’éloigner « un peu de tout le monde pour oublier », mais elle n’a jamais réussi à s’acclimater à la « grande ville ». Elle se voit comme une personne qui n’aime pas sortir, mais qui préfère profiter de petits plaisirs simples comme aller au restaurant ou au cinéma avec son compagnon et elle s’intéresse très peu à la vie du quartier. Son rapport au quartier et à l’environnement urbain est donc lié à la prégnance de l’histoire familiale dans sa trajectoire, et cette tendance se retrouve de manière quasi identique dans son rapport à la politique. Le vote FN est une constante chez elle, comme ses parents et comme la famille de son compagnon. Elle affirme que les discussions politiques n’ont jamais été un « tabou à la maison », et c’est surtout auprès de son père qu’elle semble avoir forgé quelques idées politiques. Cependant, elle avoue facilement que ce n’était pas un sujet sur lequel elle s’était véritablement penchée jusqu’alors. L’élection présidentielle a donc été son premier vote réfléchi : auparavant, elle ne s’était rendue aux urnes que pour l’élection municipale de son village où elle n’avait voté que « pour faire comme papa ». La forte prédominance de sa socialisation familiale peut donc expliquer en partie son faible intérêt pour les autres candidats ainsi que sa volonté de vouloir voter pour Marine Le Pen sans connaître plus en avant les différents points du programme électoral de la candidate. Elle considère la gauche simplement comme l’opposée de la droite et ne connaît pas, en décembre 2011, le nom du candidat socialiste. De même, fin janvier 2012, elle ne parvient à citer que trois noms de candidats à la présidentielle : Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy et François Hollande en disant de ce dernier que « ça, c’est la gauche, si je ne me trompe pas ». Elle a tendance à porter un regard critique sur toutes les autres formations politiques qui sont pour elle « des petits partis qui n’iront jamais jusqu’au bout des élections » comme les Verts, qui se croient selon elle dans « Alice au pays des merveilles ». Elle sait depuis très longtemps qu’elle va voter pour la candidate du Front national et elle assume son choix régulièrement : elle voit en Marine Le Pen une personne qui est « quand même beaucoup à l’écoute du peuple, de la classe 78
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moyenne » et elle s’est efforcée de suivre l’actualité de la candidate. Cependant, elle nuance parfois cet engagement, en disant qu’on ne peut « pas non plus le crier à tout va », témoignant ainsi d’une certaine gêne vis-à-vis de la perception publique du parti. En croisant les données fournies par l’environnement familial et conjugal avec les thèmes d’actualité abordés par les médias, elle constitue un répertoire d’arguments – tout en reprenant en partie le vocabulaire du FN – dans lequel elle puise afin de justifier son choix politique. Ce dernier se fonde sur trois points qu’elle va lister par ordre d’importance : l’immigration, la sécurité et le pouvoir d’achat. Elle a « l’impression en fait que la France est en train de partir dans n’importe quel sens » et trouve « qu’on apprend tous les jours des choses qui font qu’on est dégoûté plus ou moins ». Elle lie cette sensation d’insécurité au problème de l’immigration et à la perte des « valeurs françaises ». En acceptant les immigrés, la France « se laisse envahir » alors que ce sont des gens à qui il faudrait « mettre des barrières », voire « faire le tri » afin de « renvoyer chez eux ceux qui ne veulent pas s’intégrer ». De ce fait, selon elle, il faudrait que la sécurité soit plus « resserrée » notamment dans les cités qui ressemblent à « Bagdad » et où les policiers « n’osent plus aller, car ils ont peur de se faire caillasser ». Il apparaît donc primordial pour elle d’aller voter à l’élection présidentielle. Cette élection a été l’occasion pour Aurélie de fournir des éléments de cohérence à sa vision du monde. Son désir de partir de Lyon s’en trouve renforcé : elle juge son quartier en perpétuelle expansion et beaucoup trop fréquenté. Aurélie ne franchira donc probablement jamais le seuil de la ville.
Ceux qui partent Aurélie côtoie pourtant dans ces quartiers ceux qui fuient les quartiers centraux, comme Erwan et sa femme, un couple au capital culturel très élevé qui fait le choix – presque idéologique – d’habiter Vénissieux pour sortir de la ville et gagner un bout de jardin, pas loin du périphérique. Simon a une trajectoire semblable à Erwan : après avoir habité plusieurs années à la Guillotière, il se fait aider par sa famille pour acheter un appartement à proximité de la route de Vienne. Dans ces deux cas, les seuils ne constituent plus une porte d’entrée investie comme un lieu d’habitation, mais plutôt une porte de sortie vers les avantages de la banlieue. LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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Les quartiers seuils, anciennement industriels, offrent notamment des espaces d’habitation et de vie plus grands qu’en centre-ville, sans en être trop éloigné. C’est en tout cas ce qui a en partie motivé Erwan et sa famille pour venir s’installer à Vénissieux. Vénissieux, ville de près de 60 000 habitants, située à huit kilomètres de Lyon, est un fief municipal du PCF depuis 1925. C’est dans le quartier du centre, cœur historique de la ville, que résident Erwan et sa famille. Cosmopolite et assez populaire, il a longtemps été mal desservi. Le prolongement du métro D (à la fin de l’année 1992) puis l’ouverture de la ligne de tramway T4 (en avril 2009) participent à l’ouverture de la commune sur Lyon. Erwan vit dans une petite impasse, étroite et visiblement peu connue des habitants du quartier. C’est une rue mal entretenue et les maisons individuelles, presque toutes mitoyennes, sont d’aspect plutôt modeste. Celle dont Erwan et sa famille sont propriétaires ne fait pas exception : son extérieur contraste avec un intérieur spacieux et ne laisse pas deviner la présence d’un jardin. Erwan est un homme de 39 ans à qui nous pouvons prêter une sensibilité à la fois scientifique, écologiste et humaniste. Identifiés par leur fils comme « cathos de gauche », les parents d’Erwan étaient tous deux professeurs de mathématiques. Lui-même agrégé de mathématiques, d’abord recruté à l’université, il exerce aujourd’hui en classe préparatoire dans un lycée de Lyon après avoir suivi sa femme, agrégée elle aussi, et enseignant dans le même lycée que lui. Leurs deux enfants, qui ont tous deux sauté une classe, y sont également scolarisés. Erwan et sa famille s’installent à Gerland puis à Vénissieux en 2003. Hautement diplômé, il développe des analyses fines et s’intéresse aussi bien aux sciences humaines qu’aux sciences dures. Il est donc clair que son capital économique et culturel est en dissonance avec celui de la majorité des habitants de son quartier, ce qui a en partie motivé son installation à Vénissieux. Erwan insiste en effet sur son choix délibéré de s’installer à Vénissieux, alors qu’il aurait pu habiter dans une banlieue plus résidentielle, et ce pour deux raisons principales. D’une part, il souhaitait être au contact de populations en difficulté, dans le cadre de son engagement au sein d’une association proche de l’Église catholique qui vise à aider et évangéliser les populations les plus démunies. Cela n’est pas sans lien avec l’éducation imprégnée de catholicisme « social » d’Erwan : il a par exemple hébergé une famille de réfugiés politiques chez lui. D’autre part, Erwan souhaitait rester près de Lyon, où il travaille, tout en ayant le sentiment « d’être à la campagne », car un champ de maïs jouxtait 80
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son terrain au moment de son installation. Il pouvait également utiliser les transports en commun, ce qui lui permet d’allier un critère moral (Erwan se définit comme un écologiste) à un critère pratique. On voit donc bien que se manifeste chez Erwan l’ambition de respecter à la fois « l’être humain » et « l’environnement », deux idées fortes que l’on retrouve dans son rapport au politique. Il se considère clairement « de gauche » et pose un regard réflexif, presque sociologique, sur son parcours. Nous avons pu constater qu’il était fortement politisé (il a eu un temps des responsabilités au sein d’une section locale du Parti socialiste) et amateur de débats. Il est à même de citer tous les candidats à l’élection présidentielle en les classant sur l’échiquier politique et d’élaborer son propre « programme présidentiel » avec une grande précision. Ses capacités argumentatives et la richesse de ses références sont sans doute liées à sa profession d’enseignant et à ses études. Erwan tend à stigmatiser l’incompétence à tous les niveaux : relations de travail, administration, sphère politique… Cette tendance n’est pas sans lien avec l’esprit critique, scientifique et rationnel, qu’il s’est forgé durant ses études, mais aussi avec sa volonté de se cultiver dans un grand nombre de domaines et de se tenir constamment au courant de l’actualité. Il est par exemple abonné à plusieurs publications mensuelles, comme Alternatives Internationales. Cependant, Erwan ne possède ni téléviseur ni téléphone portable, un choix qu’il relie en partie à ses revendications écologistes. En effet, il se sent plus proche des idées d’Europe-Écologie Les Verts (EELV) que de celles du PS et apprécie l’honnêteté intellectuelle d’Eva Joly, pour qui il a longtemps hésité à voter lors de l’élection présidentielle. Il a adopté un mode de vie simple malgré les revenus élevés du couple : il utilise les transports en commun, la famille ne possède qu’une seule voiture, l’intérieur de la maison est confortable, mais simple. Fervent promoteur des énergies renouvelables, il a souvent évoqué la catastrophe de Fukushima et n’hésite pas à participer à des actions collectives comme la chaîne contre le nucléaire en mars 2012. En outre, Erwan se dit très attaché à l’idée de justice, notamment ce qu’il appelle la justice sociale, et exècre la corruption. Il associe la gauche à la recherche de cette justice et nous a indiqué avoir toujours voté en ce sens, souvent pour de « petits candidats ». Au cours de la campagne présidentielle, il a beaucoup hésité entre Eva Joly et François Hollande, et même Jean-Luc Mélenchon dans les dernières semaines. La complexité de sa réflexion a semblé renforcer LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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son indécision, mais son choix final s’est porté sur François Hollande. Lors du dernier entretien, Erwan nous a appris qu’il allait prochainement déménager à Saint-Priest. Des promoteurs immobiliers sont venus le démarcher pour racheter son terrain, ce qui l’a décidé à rejoindre la banlieue résidentielle plus éloignée. Vénissieux a donc constitué un lieu de passage pour Erwan, qui lui a donné la possibilité de combiner pendant un temps certaines de ses convictions avec un aspect pratique. Comme Erwan, Simon profite de ce que les quartiers seuils peuvent offrir : de l’espace et des prix abordables. Si Erwan a d’abord cherché l’espace en allant habiter à Vénissieux, Simon, moins fortuné, mais profitant de la stabilité de sa situation et de l’aide financière de sa famille, a privilégié la propriété. Quittant le quartier de la Guillotière où il habitait depuis cinq ans, mais où le loyer était devenu trop cher, il achète à 34 ans un petit appartement à côté de la route de Vienne, qui bénéficie d’un carré de jardin. La rue dans laquelle il habite est une ancienne rue industrielle, autrefois à la marge du centre de Lyon, et qui aujourd’hui connaît des travaux importants de réaménagement de l’habitat : les anciennes friches sont transformées en appartements spacieux. Après avoir vécu dans des conditions de travail et de vie précaires, mais sans jamais perdre le lien avec sa famille qui n’a jamais rechigné à l’aider, Simon est maintenant titulaire d’un CDI dans une radio sportive et musicale locale. Il vit seul et « à l’aise », son salaire moyen et l’apport de ses grands-parents lui permettant un remboursement honnête de son prêt. Simon se distingue surtout par son fort capital culturel hérité de ses parents, l’un professeur de biologie, l’autre dentiste de profession, mais archéologue amateur qui bénéficie d’une reconnaissance scientifique importante. Simon a longtemps passé l’essentiel de son temps libre à travailler bénévolement pour une association qui organise des concerts. Il a transformé cette activité en passion (« j’ai une petite tendance au sacrifice »), au point parfois de passer des nuits blanches à organiser des concerts avant d’aller travailler. La volonté de retrouver du temps, et quelques dissensions sur la philosophie de l’association, l’ont finalement poussé à la quitter. Mais pour lui, cet engagement associatif vaut pour un engagement politique : c’est dans l’engagement local et individuel qu’il dit « faire de la politique », beaucoup plus que par le vote.
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En effet, au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002, après avoir voté Lionel Jospin, il refuse de voter pour Jacques Chirac, et dès lors ne participera plus jamais à aucun scrutin. Il tient dès lors une position de principe, que l’on pourrait qualifier d’« abstentionniste revendiqué » : très au fait de l’actualité politique, n’hésitant pas à manifester et à soutenir des actions ou des revendications particulières, il assure que les élections ne l’intéressent pas. Évitant soigneusement de mobiliser le registre de l’abstentionniste commun (« tous pourris », par exemple), il se réfère constamment à ses engagements associatifs et créatifs, opposés à « l’élite » politique : « Je préfère privilégier l’implication locale plus qu’une élection représentative qui ne me correspond pas. Ça ne m’intéresse pas de voter pour une élite ». Ce rapport au vote, nourri de bribes libertaires essentiellement acquises à l’adolescence lors des premières plongées dans le monde de la musique non légitime, est opposé à celui d’Erwan, qui utilise son expertise professionnelle pour modeler ses choix – et ses doutes. Mais Simon et Erwan ont tous deux développé une compétence politique certaine, structurée autour d’un capital culturel très élevé. La volonté de sortir du centre-ville pour habiter les quartiers seuils – même si c’est pour s’y installer de manière provisoire – et accéder à la propriété, entre en cohérence avec leur trajectoire sociale. De ce point de vue, nous pouvons avancer l’hypothèse selon laquelle les quartiers seuils de Lyon constituent une extension des quartiers déjà gentrifiés comme la Guillotière, et qui offre des prix d’achat davantage abordables et un espace qui n’existe pas en centre ville. Les seuils peuvent de ce fait déborder sur la banlieue proche, et les modes de vie s’y confondre, comme l’attestent la pluralité des compétences d’Erwan, et de manière contiguë la pluralité des interprétations de ses modes de socialisation (voir le chapitre 5 où la trajectoire d’Erwan est analysée sous un nouveau jour).
Ceux qui restent À côté de ceux qui arrivent et de ceux qui partent, les quartiers-seuils peuvent également devenir pour certains un lieu d’habitation durable, parfois par choix, souvent parce que leur trajectoire les a amenés à vivre à l’orée de la LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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ville. Ce n’est pas tant la durée d’habitation qui est le marqueur le plus visible de ce type de trajectoires, mais plutôt le lien que ces personnes entretiennent à leur « quartier ». Le sentiment d’appartenance et l’investissement – en particulier l’investissement politique – y sont plus fort que pour les autres trajectoires. Anne, par exemple, est une femme divorcée de 49 ans qui habite depuis mars
2009 dans le quartier du Tonkin. Anne vit depuis de nombreuses années à Villeurbanne, mais elle n’a pas choisi son quartier : elle habite un petit logement social avec l’une de ses trois filles. Pourtant, Anne se plaît beaucoup au Tonkin qu’elle décrit comme « un village » où elle croise toujours les mêmes personnes. Cette expression, souvent entendue à propos d’espaces bien différents, fait sens moins en termes d’identité du quartier que de degré d’investissement de ses habitants, comme c’est le cas par exemple à la Croix-Rousse. Dans le cas d’Anne, cette implication se manifeste par son mode de vie : elle profite des services proposés par le quartier en se rendant régulièrement au cinéma ou à la bibliothèque. Elle organise toute sa vie quotidienne dans son quartier et prend très peu les transports en commun. Elle a ainsi développé un véritable sentiment d’appartenance à Villeurbanne. La trajectoire sociale et politique d’Anne est cohérente avec l’investissement qu’elle donne à son quartier-seuil. À l’image de son quartier, Anne s’est en effet construite à l’interstice de deux socialisations : une socialisation familiale d’une part, et une socialisation professionnelle et conjugale d’autre part. La situation de ses parents, vétérinaire pour son père et assistante sociale pour sa mère, lui a permis d’évoluer dans un milieu aisé, voire bourgeois. D’une famille catholique pratiquante ancrée à droite, elle a reçu une éducation religieuse et a fréquenté des écoles privées durant toute sa scolarité. Elle a évolué dans un milieu social au capital culturel très marqué. Anne n’a cependant pas fait les études auxquelles sa famille pouvait s’attendre : après son baccalauréat, elle ne suit qu’une courte formation professionnelle en comptabilité. Elle a ainsi fréquenté d’autres instances de socialisation que celles auxquelles sa famille la destinait, notamment au sein de ses études et de son travail d’employée comptable. Elle a également abandonné ses pratiques religieuses jusqu’à devenir athée et non pratiquante. C’est par sa profession qu’Anne a fait la connaissance de son ex-mari, issu d’une famille d’ouvriers très marquée à 84
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gauche, et dont la fréquentation a conforté cette seconde socialisation. Les rencontres professionnelles et personnelles, mais aussi l’évolution du niveau de vie d’Anne, ont contribué à changer sa vision du monde. Son système de pensée se trouve à la croisée de ces deux socialisations. Son éducation familiale se ressent surtout dans ses pratiques culturelles. Elle est en effet très cultivée et aime beaucoup lire, aller au cinéma ou visiter des musées. Cela provoque un certain décalage avec les personnes de sa catégorie socioprofessionnelle, car, selon elle, celles-ci ne partagent pas son intérêt pour la littérature ou le cinéma et « préfèrent parler de ce qui est passé sur M6 la veille ». Anne dit se sentir plus à l’aise avec les personnes de sa famille, qui partagent la même culture et la même éducation. Malgré l’exemple familial de ses parents qui s’informent beaucoup et lisent beaucoup de journaux, Anne ne s’intéresse que de manière occasionnelle à l’actualité. Elle accuse les médias de « mésinformer », mais cela ne l’amène pas forcément à chercher des sources alternatives d’information, ce qui peut sembler paradoxal. Si au niveau culturel, Anne est restée attachée à sa socialisation première, au niveau politique c’est sa deuxième socialisation qui prime. Elle n’a voté qu’une seule fois à droite, lors de son premier vote au sortir du lycée, influencée par le vote familial. Avec son travail d’employée, ses rencontres professionnelles et son mariage, son vote s’est progressivement ancré à gauche. Cette nouvelle socialisation a surpassé l’éducation politique issue du modèle familial. Anne continue à avoir des échanges réguliers avec sa famille sur l’actualité et la politique, mais cela ne fait que conforter son opinion. Cette divergence est cependant la seule qu’elle dit entretenir avec ses parents, de qui elle semble très proche. La gauche représente pour elle l’espérance d’une société plus humaine, plus juste et égalitaire pour tous, alors qu’elle trouve les idées de la droite limitées au seul bien-être des classes sociales aisées. Le rapport à la politique d’Anne s’est modifié au fil des événements. Les élections de 2002 ont été décisives pour elle, car elles l’ont poussée à privilégier le « vote utile ». Elle se dit très choquée par le second tour de l’élection présidentielle de 2002, et a voulu éviter qu’une telle situation se reproduise en privilégiant les partis forts de gauche. Cette tendance a été confirmée lors des dernières élections présidentielles. Elle a préféré voter François Hollande plutôt qu’Eva Joly, sa candidate favorite, afin de donner plus de poids à la gauche. Les LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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élections de 2002 l’ont également confortée dans son rejet de l’abstention. Elle considère le vote comme un devoir fondamental, quitte à voter blanc plutôt que ne pas voter. Même si elle a souvent critiqué François Hollande en disant qu’il était « mou », ce sont ses qualités humaines qui l’ont décidée à voter pour lui. Elle a par exemple été émue par la volonté de rassemblement du candidat, et a apprécié son tempérament calme. Anne a donc un rapport à la politique qui n’est ni indécis, ni irrationnel, ni hasardeux. Sa position singulière, au croisement de deux socialisations familiale et professionnelle, permet de comprendre la complexité de ses choix et de sa vision du monde. Nous pourrions faire l’hypothèse que cette position singulière est cohérente avec les problématiques liées aux seuils de la ville, situés au croisement de ceux qui arrivent de l’extérieur de la ville et de ceux qui en partent, et que cette cohérence pourrait expliquer la manière dont Anne investit son quartier. Cette socialisation « à l’interstice » se retrouve chez Bernard, dont la vision du monde est le fruit d’un compromis entre deux identités. Bernard est un Villeurbannais d’origine vosgienne âgé de 75 ans. Il a vécu et travaillé à Lyon pendant près de quarante ans. Père adoptif de deux enfants, Bernard est issu des classes moyennes plutôt inférieures. Il abandonne son projet dans l’enseignement pour reprendre l’entreprise familiale de cordonnier-serrurier. Sa cécité partielle l’a contraint à prendre sa retraite à 61 ans. Bernard se revendique assez facilement « petit patron », et même « cadre », se référant à son groupe de cotisation, et son niveau de vie le satisfait. Il se présente comme un catholique et son discours témoigne d’un attachement certain aux valeurs et traditions françaises comme la langue et l’histoire. Sa culture littéraire et politique, tout comme son ambition première (devenir professeur d’histoire), démontrent une certaine forme de bonne volonté culturelle. Son engagement dans le quartier est central dans son rapport au politique. Bernard vit à Villeurbanne, dans le quartier Maisons-Neuves. Il considère que c’est un bon compromis entre ses origines rurales et sa vie actuelle plus citadine. Il ne se verrait en aucun cas vivre dans le centre-ville de Lyon, notamment parce qu’il habite une maison avec jardin. Il se sent engagé dans son quartier, 86
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notamment par le biais de sa participation au conseil de quartier. Il apprécie cette forme locale d’engagement, car selon lui elle facilite la collaboration entre des individus divergents politiquement. Les choix de Bernard ont toujours validé son identité d’homme de droite, et l’on ne trouve pas dans son évolution de changement idéologique majeur : le jeune homme admirateur de De Gaulle finit par supporter, cinquante ans plus tard, le candidat héritier du parti gaulliste. Il a prétendu voter pour le moins mauvais candidat de droite en 2012, ce qui prouve que la « discipline » partisane a davantage déterminé son choix final que l’enthousiasme pour la candidature de Nicolas Sarkozy. Du point de vue de l’engagement, on retrouve une rectitude similaire : son engagement syndical partisan et aujourd’hui au conseil de quartier témoignent d’un intérêt continu pour la politique et de sa volonté de participer à la vie politique locale. Pourtant, la trajectoire de Bernard compte aussi quelques éléments surprenants. Il a par exemple pendant une courte période voté pour le Front national. Le discours de notre enquêté n’est pas spécialement xénophobe, mais l’immigration est un thème récurrent dans son discours. Il explique la fin de son engagement pour le Front national par le rejet de la personnalité de Jean-Marie Le Pen et le programme économique du parti. Depuis cet épisode, il semble avoir stabilisé son vote autour du parti majoritaire de droite, plébiscitant Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy à la tête de l’État. La position de Bernard à droite de l’échiquier politique est cohérente avec son éducation catholique, son cadre familial rural issu des professions indépendantes ou paysannes, le statut assumé de « petit patron », les relations qu’il a tissées dans ses syndicats et partis. Le degré de compétence politique de Bernard est haut : il a des connaissances précises tant de l’histoire politique de la France que de l’actualité politique. Il est capable d’émettre une argumentation fournie, un avis sur la plupart des questions politiques du moment et maîtrise le spectre politique. Comme pour Anne, dont les pratiques et le rapport au politique se trouvent au croisement de deux socialisations plutôt contraires, nous pourrions faire pour Bernard l’hypothèse de la cohérence entre le quartier de résidence et la trajectoire sociale et politique. Le seuil de la ville apparaît ainsi comme un lieu de compromis entre deux identités, une identité rurale et une autre citadine, et pourrait expliquer l’attachement de Bernard à son quartier. LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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Tout comme Bernard, Frédéric est également très attaché à son quartier qui se trouve autour de la Montée de l’Observance à Vaise, et qui constitue le seuil nord-ouest de la ville de Lyon. Frédéric est né en 1981 à la Croix-Rousse, et a déménagé avec sa famille à Vaise à l’âge de sept ans. Aujourd’hui, les parents habitent toujours au même endroit et ont aménagé deux appartements au-dessus de leur maison, occupés respectivement par Frédéric et sa femme d’un côté, et la sœur de Frédéric, mère célibataire au foyer, de l’autre. Leur frère a quant à lui acheté un appartement de l’autre côté de la cour. Frédéric et son épouse, qui attendent un enfant, se sont rencontrés il y a dix ans, alors qu’ils étaient en classe de première. Mais Frédéric a gardé peu d’amis du lycée, la plupart de ses amis aujourd’hui ont grandi avec lui dans le voisinage. Le quartier a peu changé depuis que Frédéric y habite, ce qui tend à renforcer l’attachement qu’il y porte : « C’est mon quartier, c’est le meilleur ! Non je sais pas, c’est trop bien ici. Parce qu’on est au calme, parce qu’on est isolés et en même temps c’est assez près de tout. [...] On est dans une espèce de truc isolé, on ne dirait pas qu’on est en plein milieu de Lyon, là. »
Ses parents ont veillé à ce qu’il fréquente des établissements scolaires privés, mais son indiscipline l’a empêché de continuer dans cette voie. Son baccalauréat technique lui a permis de trouver du travail, qu’il qualifie d’alimentaire, dans une usine de la banlieue lyonnaise en tant que cariste-magasinier – alors qu’il est titulaire d’un BTS qui lui permettrait, théoriquement, d’avoir un emploi à la hauteur de cette qualification. Ce travail aux horaires fixes lui permet de consacrer toutes ses fins d’après-midi à la peinture, sa passion, et à passer du temps avec sa femme et ses amis. La qualité de vie semble donc primer sur toute autre considération dans les choix de vie de Frédéric. C’est cette façon de concevoir une vie de qualité qui reflète le mieux l’engagement politique de Frédéric. Frédéric est imprégné d’une claire sensibilité de gauche, mais il est emprunt depuis toujours d’une certaine défiance vis-à-vis de l’autorité. Cette vision du monde explique en grande partie le vote de Frédéric pour Eva Joly au premier tour de l’élection présidentielle. Mais cette décision fut prise à l’issue d’une longue hésitation durant toute la campagne, due en partie à la méfiance manifeste de Frédéric vis-à-vis du monde politique. Depuis sa majorité, Frédéric n’a dû voter que deux ou trois fois, et n’a que des souvenirs très vagues 88
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de ces expériences. La présidentielle de 2007 reste cependant déterminante, puisque Frédéric avait trouvé dans le vote François Bayrou un moyen de contester l’hégémonie des systèmes des deux partis majoritaires. Déçu par le rapprochement de François Bayrou et de Ségolène Royale dans l’entre-deux tour, il s’est senti trahi et a alors décidé de ne plus aller voter. Frédéric revient toutefois sur sa décision au cours de la campagne de 2012 redoutant notamment une sous-estimation du score du Front national et songeant à « voter utile » au premier tour. On peut lire dans le fait que Frédéric dise ne pas vouloir voter en octobre 2011, puis hésite à voter François Hollande en février, pour finalement voter Eva Joly le 22 avril 2012, un doute plutôt cohérent avec sa trajectoire et sa façon de concevoir la politique, plutôt qu’une contradiction. D’une part, on trouve chez Frédéric une tension entre adhésion à la démocratie et refus d’adhérer à la logique systémique qui guide les grands partis. Refusant de voter pour l’UMP ou le PS tout autant que pour les extrêmes, Frédéric a donc logiquement d’abord pensé ne pas voter. Mais son intérêt pour la campagne a contribué à voir dans EELV un parti qui portait des idéaux au plus près des siens. D’autre part, une fois sa décision fermement prise d’aller voter, une seconde tension apparaît entre la volonté de voir disparaître la droite du gouvernement grâce à un vote PS dès le premier tour, et la tentation de soutenir le parti le plus proche de son engagement. Ainsi, si Frédéric a pu hésiter longtemps pour décider de son vote, son rapport à la politique, lui, est bien ancré dans un système de valeur et de comportements du quotidien. Un peu comme Simon, qui a fait le choix de l’abstention revendiquée, le vote pour Frédéric semble bien loin de sa conception de l’engagement politique. Sa permanence se retrouve finalement dans son quartier, où il trouve, comme chez les Verts en 2012 ou chez Bayrou en 2007, « quelque chose de différent ».
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LES SEUILS, À L’INTERSTICE DE LA VILLE
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Nos six enquêtés racontent six façons différentes d’habiter les quartiers frontières, à la fois lieux d’entrée et de sortie où se croisent des itinéraires contraires, que nous appelons seuils de la ville. Notion en creux pour des espaces limites, les seuils n’ont pas de véritable identité, et s’ils sont investis par leurs habitants, c’est souvent que l’histoire individuelle l’emporte sur l’histoire du quartier. L’extension de la ville a fait de ces quartiers mouvants et aux contours indistincts des espaces coupés en même temps que des lieux de passage, qui se trouvent à l’interstice de la ville. Par cet aspect, les seuils offrent des avantages, notamment celui de l’espace, qui a été recherché autrefois pour les industries et aujourd’hui pour le confort de vie. Ils peuvent ainsi attirer les catégories de Lyonnais, comme Erwan, parmi les plus aisés – ce qui tend à donner du poids à l’hypothèse de l’extension des quartiers gentrifiés vers les seuils – en même temps que d’autres, comme Aurélie, qui y trouvent un travail et un logement. À l’écart tout en étant en ville, compromis entre le centre et la banlieue, les récits de nos enquêtés nous montrent que c’est la nature indistincte et imprécise des seuils qui attire, car ils permettent d’être à Lyon sans être à Lyon.
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CONCLUSION Comprendre le rapport à la politique
Au lendemain des deux tours de la Présidentielle, la presse quotidienne, mensuelle ou hebdomadaire a pu titrer que le cœur de la métropole battait pour François Hollande et que les résultats attestaient d’une évolution du vote à gauche. Bien sûr, le vote urbain, associé à des transformations sociologiques assez durables depuis le début des années 2000 s’est transformé et s’est largement homogénéisé (à travers une orientation vers le centre gauche). Notre propos n’a pas été de reprendre ces résultats pour les expliquer. Il a davantage consisté à comprendre la complexité et la diversité des rapports individuels à la politique et à les replacer dans un territoire. C’est bien par le mode de vie quotidien que nous avons voulu appréhender ce rapport à la politique. Certes, ce rapport a été affecté par l’élection présidentielle et, certes, les entretiens menés éclairent en partie les résultats du vote. Mais à travers notre enquête de près de huit mois, nous avons voulu saisir les appréhensions singulières et ordinaires de la politique de quelques Grands Lyonnais des différents quartiers et communes de la métropole. C’est finalement une sociologie politique du Grand Lyon que nous avons ainsi proposée. Une métropole où les quartiers historiques et denses du centre ville sont fort éloignés sociologiquement et politiquement des anciennes banlieues rouges dont la couleur a réellement pâli, des banlieues dorées dont les habitants dotés d’un très fort capital économique développent une nouvelle forme d’entre soi, ou encore des communes péri-urbaines très fortement segmentées où les sociabilités de quartier peinent à se constituer. Le pari que nous avons voulu relever était double : celui d’un ouvrage écrit en collaboration avec des étudiants de 2e année de l’IEP et accessible au plus grand nombre. Il s’inscrit ainsi dans une volonté scientifique de mener d’autres enquêtes qualitatives, sur le temps long, sur d’autres territoires, avec d’autres angles d’approche. Ici, c’est le territoire qui a été notre fil conducteur. Le territoire vu aussi comme lieu de vie, de socialisation et d’expression ; comme lieu du politique. 157
Nos enquêtés et leurs lieux de résidence Chapitre 1 Marie – Ainay André – Brotteaux patrick – Place Maréchal Lyautey Valérie – Parc de la Tête d’Or Chapitre 2 Christiane – Croix-Rousse Pentes Bénédicte – Croix-Rousse Plateau Christelle – Croix-Rousse, côté Saône Sylvie – Guillotière Julien – Guillotière Chapitre 3 Aurélie – Bachut Erwan – Vénissieux, vers Bron Simon – Route de Vienne, Lyon 8e Anne – Tonkin Bernard – Villeurbanne, dans le quartier Maisons-Neuves Frédéric – Vaise Chapitre 4 Daniel – Collonges Hervé – Saint-Cyr Suzanne – Champagne Chantal – Écully Centre Laurent – Écully, mais vers Vaise Chapitre 5 Erwan – Vénissieux, vers Bron Lila – Vaulx-en-Velin Martine – Vénissieux Moulin à Vent Audrey – Bron Terraillon Chapitre 6 Michel – Bron Jean – Vaulx-en-Velin Louise – Mions Xavier – Décines Nadir – Meyzieu 158
Remerciements Nous souhaitons remercier très chaleureusement l’ensemble des enquêtés, qui ont bien voulu se prêter au jeu des entretiens et qui nous ont accordé de leur temps. Nous remercions également nos collègues du groupe SPEL pour les échanges fructueux que nous avons pu avoir avec eux sur les grilles d’entretiens, les méthodes d’enquêtes et les cadres analytiques. Et nous tenons à remercier vivement notre institution – l’Institut d’Études Politiques de Lyon – ainsi que notre éditeur, la Villa Gillet et l’ensemble des KissBankers de nous avoir offert la possibilité et le temps de produire et publier nos enquêtes et analyses. Sans eux, ce travail n’aurait pas eu la possibilité d’être lu par le plus grand nombre.
L’édition du présent ouvrage a été rendue possible par la collecte lancée sur le site de financement participatif KissKissBankBank.com en décembre 2012. L’éditeur remercie les 122 KissBankers ! Camilo Argibay Jorge Argibay Virginie Arslan Wendy Atkinson Valerie Augustin Jerome Augustin Paul Bacot Michel Baranger Éliane Beaupere Catherine Bellouere-Mazet Fabienne Berger-Forray Lucile Berland Bertille Calinaud Alain Bezard Dominique Borius Sylviane Botto Yvan Botto Albert Camus Christine Cecchini Elisa Chaillot Sébastien Chambe Caroline Chateau Olivier Chauveau Louis Claret Danièle Clément Florine Colombet Vincent Cordier Clément Coste Céline Crespy Oriane Dabrowski Alain de Moncan Simon Desgouttes Pierre Doumenjou Jean Philippe Dubail Yannick Dubail Pierre Durando Jean-Paul Ferrieux Seb Fitte Anouk Flamant Christine Flamant Gaspard Flamant
Jean-Charles Flamant Christine Fontanel Raphael Fretigny Claire Gilioli Frédérique Girardot Bernadette Gremillet Virginie Gremillet Bernard Gremillet Audrey Grémillet Sophie Grémillet Renée Greusard Jacques Guinet Philippe Guinet Antoine Idier Henri Jacot Simon Jacques Josep Jansana Marie-Reine Jazé-Charvolin François Journet Jonas Kaminski Camille Lafay François Laplanche-Servigne Yves Lapray Clément Le Ludec Gwenola Le Naour Nina Lemahieu Marcel Lemahieu Lucile Istanbul Emmanuel Martinais Simon Martinez Geneviève Maurice Antoine Maurice Pierre-Alain Millet Michel Nasr Tom Nasr Clara Nicolas Pierre Obrecht Pascal Odienne Sylvie Perret Fabien Perrussel Laurence Pezet
J-M Pillon Martijn Pineau Marion Pohl Josep Pons Miquel Eric Pouchol Amélie Pouchol Pierre-Marie Quere Agathe Quéré Maurice Quéré Jean-Marie Quéré Jean-Baptiste Renondin Léa Retournard Lydie Ronfard Laurence Rossat Hélène Rouchard Michel Roux Sabine Rozier Dominique Sabot Pauline Skarsgård-Fognini Mili Spahic André Sut Jean-Michel Sut Jacqueline Sut Solange Sut Camille Sut Michel Sut Camille Touzard François Trimouille Mathilde Valendru Florence Valendru Thomas Vandeburie Rachel Vanneuville Christine Vaslin Philippe Vaslin Jean-Pierre Vatinel Délia Vatinel Anne Verjus Fanny Viot Olivia Vuillermet Jean-Antoine Z.
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Radiographie du vote 2012 dans le Grand Lyon Entre octobre 2011 et juin 2012, des enseignants et des étudiants de Sciences Po Lyon ont mené l’enquête auprès d’une centaine d’habitants du Grand Lyon. Leur objectif : analyser le rapport à la politique des personnes interrogées à l’occasion des élections présidentielle et législatives de 2012. L’étude se focalise sur certains quartiers – le centre, la « banlieue rouge », la « banlieue rosée », les quartiers pavillonnaires, les quartiers gentrifiés – et illustre de passionnante manière les liens existants entre trajectoire de vie, famille politique et lieu de résidence. Un ouvrage indispensable pour aller au-delà des sondages et découvrir une sociologie urbaine des formes de politisation. Anouk Flamant, Renaud Payre, Olivier Quéré, Mili Spahic et Julie Vaslin sont politistes, enseignants à Sciences Po Lyon et membres du laboratoire de recherche UMR 5206 TRIANGLE (ENS Lyon, CNRS, Université de Lyon).
www.editions-libel.fr Prix ttc : 18 € ISBN 978-2-917659-27-4
Vox populy Radiographie du vote lyonnais à la Présidentielle de 2012
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PS EELV NPA PCF
Modem UMP
FN
Coordination : A. Flamant, R. Payre, O. Quéré, M. Spahic, J. Vaslin