Yves Saint Laurent. Les coulisses de la haute couture à Lyon (Extrait)

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YVES SAINT LAURENT Les coulisses de la haute couture à Lyon


PRÉFACES 2

Devant la menace imminente d’une fermeture du musée des Tissus et du musée des Arts décoratifs de Lyon, j’ai souhaité, dès 2016, que la Région puisse être à la tête d’une grande mobilisation, associant acteurs publics et privés. Il était en effet pour moi impensable de voir ce joyau, plus ancien musée des arts industriels de France, disparaître du paysage lyonnais. Avec Étienne Blanc, Premier vice-président de la Région et Florence Verney-Carron, vice-présidente de la Région déléguée à la Culture et au Patrimoine, nous nous sommes investis avec détermination pour proposer, aux côtés de la Chambre de Commerce, des professionnels du secteur et de l’État, un plan de relance impliquant que la Région devienne propriétaire des lieux. Dans ce combat pour sauver ces musées, nous avons reçu le renfort d’alliés de poids : Stéphane Bern et Bernard Pivot qui ont partagé la même conviction qu’on ne pouvait pas laisser filer entre nos mains un trésor : 2,5 millions d’œuvres au travers de 4 500 ans d’histoire. Désormais, la Région a les clés de cette maison et veille sur des collections inestimables. Notre ambition est aujourd’hui de projeter ces musées dans le futur et que les Lyonnais se réapproprient les lieux qui font la fierté de la Région. Pour célébrer cette renaissance, le musée des Tissus accueille une exposition exceptionnelle, « Yves Saint Laurent, Les coulisses de la haute couture à Lyon », créée en partenariat avec le musée Yves Saint Laurent Paris. À travers cet évènement, le musée retrouve toute sa splendeur et gagnera une nouvelle notoriété méritée. Quoi de mieux en effet que de magnifier dans cet écrin lyonnais les collections de l’un des plus grands créateurs du xxe siècle qui a connu des liens très forts avec huit maisons lyonnaises. Un savoir-faire ancestral, celui de l’industrie textile lyonnaise, la deuxième du monde pour les textiles de mode, se retrouve ainsi sous les feux des projecteurs. Cette mise en perspective a ainsi beaucoup de sens : elle relie le créateur à la fabrication, l’artiste à l’artisan, et l’usine au défilé. Ce sont des liens que nous affectionnons tant à la Région, entre ceux qui travaillent dans la lumière et ceux qui travaillent dans l’ombre et qui méritent pourtant tout autant d’éloges. Je souhaite à cette exposition un succès retentissant, qu’elle puisse servir l’ambition nouvelle de ces deux musées. C’est en effet une immense fierté de les redécouvrir après avoir tant bataillé pour les sauver. Laurent Wauquiez Président Région Auvergne-Rhône-Alpes


Comme tant de couturiers avant lui et à la différence de nombreuses générations de créateurs qui ont marché sur ses traces, c’est en esquissant d’un crayon HB des croquis sur des rames de papier blanc qu’Yves Saint Laurent s’engageait dans la voie ardue de la création d’une nouvelle collection. De cette multitude de croquis surgissait le processus de création d’un vêtement. Lorsque l’ébauche crayonnée d’un vêtement était sélectionnée, une simple toile en tarlatane était confectionnée dans l’un des multiples ateliers de la maison de couture. Dès que ce premier modèle était jugé satisfaisant, un formidable processus de sélection du tissu pouvait commencer. Pendant des siècles, les tisserands lyonnais ont produit une qualité incomparable et une diversité infinie d’étoffes imprimées et tissées qui ont contribué à perpétuer la tradition de la mode française. Riches brocarts tissés de fils métalliques, mousselines d’une extrême finesse, shantungs irisés à la texture cannelée, crêpes marocains nervurés, taffetas moirés diaphanes, failles ondoyantes, gazars architecturés, jerseys près du corps : les variétés et les combinaisons ne connaissaient pas de limites. Tout au long de la carrière prolifique d’Yves Saint Laurent, la connaissance intime qu’il avait des particularités de chaque type de tissu permit au couturier d’explorer toutes leurs potentialités. La myriade de photographies prises durant des décennies de création en est une émouvante illustration. Ces clichés qui nous font accéder au saint des saints du créateur dans sa maison de couture – une pièce simplement appelée « le studio » – nous montrent d’innombrables rouleaux d’échantillons de tissus, présentés pêle-mêle dans une débauche de couleurs et de textures les plus étonnantes. Le lien exceptionnel tissé par Yves Saint Laurent avec les fabricants de tissus lyonnais est indéniable ; cette relation unique n’a cessé d’accroître et de nourrir leur influence réciproque. L’apport constant de textiles nouveaux et innovants venant de Lyon, choisis par Yves Saint Laurent pendant plus de quarante années de création, est un témoignage de l’industrie textile française qu’illustrent magnifiquement cette exposition et son catalogue richement documenté. Je voudrais saisir l’occasion qui m’est donnée ici de remercier Esclarmonde Monteil du musée des Tissus de Lyon et Aurélie Samuel de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, ainsi que les équipes des deux institutions, pour leurs contributions précieuses à ce catalogue et cette exposition qui reflètent la si profonde et unique relation entre le couturier légendaire et les célèbres fabricants de tissus lyonnais. Yves Saint Laurent demeurera toujours un couturier français et restera à jamais associé à cette industrie typiquement française. Madison Cox Président Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent Paris

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CET OUVRAGE EST PUBLIÉ À L’OCCASION DE L’EXPOSITION « YVES SAINT LAURENT, LES COULISSES DE LA HAUTE COUTURE À LYON », ORGANISÉE PAR LE MUSÉE DES TISSUS EN COLLABORATION AVEC LE MUSÉE YVES SAINT LAURENT PARIS ET PRÉSENTÉE DU 9 NOVEMBRE 2019 AU 8 MARS 2020 IL EST ÉDITÉ GRÂCE À LA CONTRIBUTION DES DONATEURS PRIVÉS QUI SOUTIENNENT LE MUSÉE À TRAVERS LE FONDS DE DOTATION (https://www.unitex.fr/musee-des-tissus/)

EXPOSITION COMMISSARIAT Esclarmonde Monteil, conservatrice en chef du patrimoine, directrice générale et scientifique, musée des Tissus Lyon Aurélie Samuel, conservatrice du patrimoine, directrice des collections, musée Yves Saint Laurent Paris

SCÉNOGRAPHIE

Agence NC, Nathalie Crinière et Taoyu Wang

REMERCIEMENTS Nous souhaitons présenter nos plus vifs remerciements aux personnes, institutions et sociétés qui nous ont généreusement prêté leurs collections :

Cédric Brochier, directeur Lyon, maison Brochier Soieries Bertrand Feuga, responsable patrimoine Bourgoin-Jallieu, Patrimoine Textile Hermès (Archives HTH-Bucol) Céline Maurin, responsable de collection Doissin, maison Sfate et Combier Gilles Renaud, directeur Lyon, maison Velours de Lyon À celles qui nous ont prodigué leurs savoirs, confié leur mémoire, soutenus dans ce projet :

Association Soierie vivante André Barrieu, dessinateur, maison Abraham Marie-Jo de Chaignon, responsable de l’inventaire jusqu’en 2000, musée des Tissus Lyon Jean-Luc Cochard, responsable de création, maison Sfate et Combier Bruno Denis, directeur général actuel, Établissements Denis René Dubouchaud, ancien chef de produit commercial, maison Bucol Marie-Christeen Ebner, ancienne directrice de la communication, des relations publiques et du mécénat, HTH, Lyon Cyril et Gérard Genet, commercial et gérant de l’atelier de soierie Guillaume Maire, directeur, Établissements Maire et Fils Ariane Martel, responsable du département Soies de France, groupe Velours de Lyon Philippe de Montgrand, ancien directeur, maison Sfate et Combier Karine Rebout, chargée développement technique tissage, Holding Textile Hermès Véronique Rosso-Rebert, directrice générale, maison Sfate et Combier et Guigou Jaques Valette, ancien directeur, maison Beaux-Valette Et particulièrement celles qui ont travaillé auprès d’Yves Saint Laurent entre 1962 et 2002 :

1 / Yves Saint Laurent à son bureau, studio du 5 avenue Marceau, Paris, 1976 Photographie de Guy Marineau

François-Marie Banier, écrivain, photographe Annie Boulat, présidente de l’association Pierre et Alexandra Boulat Gabrielle Busschaert, directrice du service de presse Peter Caine, photographe Georgette Capelli, première d’atelier flou Renée Cassart, première d’atelier flou Josiane Dacquet, responsable de la manutention de 1985 à 1999 Jean-Pierre Derbord, premier d’atelier tailleur Patrice Habans, photographe Marie-Thérèse Herzog, assistante Studio Jacques Le Goff, photographe Alain Marchais, premier d’atelier tailleur Guy Marineau, photographe Claus Ohm, photographe André Perlstein, photographe Amalia Vairelli, mannequin Alexis Witzig, photographe

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CATALOGUE DIRECTION SCIENTIFIQUE Esclarmonde Monteil, conservatrice en chef du patrimoine, directrice générale et scientifique, musée des Tissus Lyon Aurélie Samuel, conservatrice du patrimoine, directrice des collections, musée Yves Saint Laurent Paris

AUTEURS

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Alice Coulon-Saillard, chargée du fonds documentaire et photographique, musée Yves Saint Laurent Paris Domitille Éblé, chargée des collections arts graphiques, musée Yves Saint Laurent Paris Olivier Flaviano, directeur délégué, musée Yves Saint Laurent Paris Lola Fournier, adjointe à la directrice des collections, musée Yves Saint Laurent Paris Marie-Hélène Guelton, secrétaire générale technique du CIETA et chargée des analyses textiles, musée des Tissus Lyon Laurence Neveu, chargée des collections textiles et accessoires, musée Yves Saint Laurent Paris Esclarmonde Monteil, conservatrice en chef du patrimoine, directrice générale et scientifique, musée des Tissus Lyon Aurélie Samuel, conservatrice du patrimoine, directrice des collections, musée Yves Saint Laurent Paris Leslie Veyrat, chargée des collections textiles, musée Yves Saint Laurent Paris

COORDINATION ÉDITORIALE Lola Fournier, adjointe à la directrice des collections, musée Yves Saint Laurent Paris Pascale Steimetz-Le Cacheux, responsable du centre de documentation et de la photothèque, musée des Tissus Lyon

RECHERCHES ICONOGRAPHIQUES Alice Coulon-Saillard, chargée du fonds documentaire et photographique, musée Yves Saint Laurent Paris Aline Muller, documentaliste, musée Yves Saint Laurent Paris Romy Schäfer, chargée de photothèque, musée des Tissus Lyon

GROUPEMENT D’INTÉRÊT PUBLIC MUSÉES DES TISSUS ET DES ARTS DÉCORATIFS DE LYON Étienne Blanc, président Florence Verney-Carron, vice-présidente Yves Chavent, secrétaire Grégoire Giraud, trésorier Groupement d’intérêt public créé le 1er janvier 2019 par la Région Auvergne-Rhône-Alpes, la Chambre de Commerce et d’Industrie Lyon Métropole–Saint-Étienne– Roanne de Lyon et l’Union inter-entreprises textiles Auvergne-Rhône-Alpes (UNITEX).

FONDATION PIERRE BERGÉ – YVES SAINT LAURENT - CONSEIL D’ADMINISTRATION Yves Saint Laurent †, président d’honneur Pierre Bergé †, président d’honneur

Madison Cox, président Louis Gautier, vice-président Alain Minc, trésorier Jean-Francis Bretelle, secrétaire Patricia Barbizet, Francesca Bellettini, Peter Blunschi, Alain Coblence, Antoine Godeau, Laurent Lebon, Paloma Thévenet Picasso, Mustapha Zine Laurent Levasseur, représentant le musée Yves Saint Laurent Paris Philippe Poirier, commissaire du gouvernement Fondation reconnue d’utilité publique, décret 0200278D en date du 5 décembre 2002, J.O. en date du 12 décembre 2002.

ÉDITIONS Éditions Libel, www.editions-libel.fr Yannick Bailly / collectif item, graphisme Résolution HD, photogravure Musumeci, impression

Sauf mention contraire, les œuvres reproduites dans cet ouvrage sont conservées au musée Yves Saint Laurent Paris et au musée des Tissus Lyon.


MUSÉE YVES SAINT LAURENT PARIS Björn Dahlström, directeur des musées Yves Saint Laurent Paris et Marrakech Olivier Flaviano, directeur délégué du musée

MUSÉE DES TISSUS LYON Esclarmonde Monteil, directrice générale et scientifique, conservatrice en chef du patrimoine Éric Gennari, administrateur général - CONSERVATION Marie-Hélène Guelton, secrétaire générale technique du CIETA et chargée des analyses textiles Julie Ponsin, cheffe de projet des chantiers des collections Julie Ruffet-Troussard, attachée de conservation

- CONSERVATION Aurélie Samuel, conservatrice du patrimoine, directrice des collections Lola Fournier, adjointe à la directrice des collections Alice Coulon-Saillard, chargée du fonds documentaire et photographique Domitille Éblé, chargée des collections arts graphiques Laurence Neveu, chargée des collections textiles et accessoires Leslie Veyrat, chargée des collections textiles

- ATELIER DE RESTAURATION TEXTILE Véronique de Buhren, responsable de l’atelier de restauration Catherine Petit de Bantel-Sarramaigna, restauratrice du patrimoine

- RÉGIE Valérie Mulattieri, responsable de la régie des expositions et des collections Joséphine Imbault, régisseur des expositions et des collections Tiphanie Van Duyse, assistante de la régie des expositions et des collections

- CENTRE DE DOCUMENTATION ET PHOTOTHÈQUE Pascale Steimetz-Le Cacheux, responsable du centre de documentation et de la photothèque Vincent Cros, chargé d’études documentaires Romy Schäfer, chargée de photothèque Sylvain Pretto, photographe Pierre Verrier, photographe

- COMMUNICATION-PUBLICS Simon Freschard, chargé de communication Amélie Lemarchand, chargée des publics

- SERVICE CULTUREL ET PÉDAGOGIQUE Cécile Demoncept, responsable du service culturel et pédagogique, Naouel Aouar, assistante du service culturel et pédagogique Gaëlle Almeras, Paul Andriamanana, Lydie Baluteau, Ève-Marie Boinay, Hélène Carleschi, Claire Chassine-Lambert, Margherita Ciano, Alex Costantino, Maïcon Dos Santos, Johanna Elalouf, Amicie Finaz, Leslie Fonlladosa, Paulina FuentesValenzuela, Nada Ghribi, Jean-Marc Jacob, Sakina Lamri, Cindy Larrat, Bérangère Magnin, Léa Meunier, Yifang Monassi, Aurélie Patrice, Élisabeth Roulleau, Nataliya Shram-Rousee, Alice Tieberghien, Adeline Toulon, Anne Trémeau et Sonoko Watanabe, conférenciers, plasticiens et clavecinistes

- SERVICES ADMINISTRATIFS Laurent Gardette, directeur administratif et financier Alain Darbois, attaché aux services généraux Olivier Paulhac, responsable informatique Maria Ribeiro, attachée administrative Bénédicte Segré, chef comptable Lise Touzé, hôtesse d’accueil

Page suivante : 2 / Yves Saint Laurent procédant au choix d’un tissu pour un manteau porté par Mieko Takashima, collection haute couture printemps-été 1964, studio du 30 bis rue Spontini, 1964 Photographie de Robert Freson

- SERVICES GÉNÉRAUX ET ADMINISTRATIFS Claire Clergue, assistante de la direction Ophélie Diss, assistante de l’administrateur général Marie-Claire Noyerie, responsable administration générale et gestion Sébastien Rodriguez, responsable de la régie technique - DÉVELOPPEMENT COMMERCIAL ET BOUTIQUE Bénédicte Michaux, responsable du développement commercial Dragan Zivanovic, responsable de la boutique Anaële Devaux, Quentin Kasmi-Voguet, Caroline Louise, Marie-Goundo Traoré, Anaëlle Virfeu, chargés de boutique

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SOMMAIRE 9 2

PRÉFACES

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Une longue histoire Le mariage des savoir-faire lyonnais

LE COUTURIER À L’ŒUVRE Les coulisses de la haute couture à Lyon La maison de couture de papier Les sortilèges des enroulements de tissus Les étapes de la création Les fournisseurs sur papier glacé

LE CHUCHOTEMENT DE LA MATIÈRE La mousseline Le crêpe Le taffetas et la faille La Cigaline® Le velours Les matières innovantes Le « brocart »

AU CŒUR DU TEXTILE Du simple au complexe Les analyses techniques

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BIBLIOGRAPHIE

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LÉGENDES DES IMAGES



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« La haute couture, c’est la matière […] » Yves Saint Laurent – Le Monde, 1983-1



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UNE LONGUE HISTOIRE

4 / Officiel de la couleur, 1952

Des tissus d’exception sont vendus à Lyon depuis le Moyen Âge grâce à la position stratégique de la ville au carrefour de routes commerciales, terrestres et fluviales. Ce commerce s’amplifie dès 1463 lorsque Louis XI accorde à la ville le privilège d’organiser quatre foires de quinze jours réparties dans l’année. Les marchands de Bourgogne, de Provence, de Lorraine, de Suisse, d’Allemagne, de Savoie, de la République de Gênes, de Florence et même d’Espagne viennent proposer leurs marchandises sans être soumis aux taxes. Les textiles – draps, toiles et soieries – très largement représentés, sont presque tous importés 1. Lyon se mue en ville tisserande seulement à partir du règne de François Ier, et produit dès lors ses propres soieries. Peu à peu, les soies lyonnaises acquièrent une hégémonie tant pour l’ameublement que pour ce qu’on appelait alors « la robe » – les habits. La production reste d’ailleurs longtemps peu différenciée entre ces deux usages. Si les Français sont renommés depuis la Renaissance pour leur inconstance vestimentaire, le phénomène de la « mode » n’apparaît qu’à la fin du xviie siècle. On entend par ce dernier une différenciation régulière, annuelle puis saisonnière, de la production, pensée stratégiquement en amont de la fabrication. Cette distinction repose en grande partie sur les motifs proposés et par conséquent sur la qualité des dessins. Lancer la mode permet aux soyeux lyonnais d’acquérir un avantage concurrentiel notable ; les Italiens et les Anglais sont réduits à copier les productions françaises avec un temps de retard. Un auteur italien du xviiie siècle écrivait d’ailleurs : « Ce seul mot de “mode” est pour la France un vrai trésor, immense et durable 2. » Cette action combinée des couturiers parisiens et des soyeux lyonnais, dans les siècles suivants, a donné à la France sa place prépondérante dans ce qui a pris, à la fin du xixe siècle, le nom de haute couture. Le système de production, créé à Lyon au cours du xviiie siècle, relève d’une division particulière du travail. Dès la première moitié du siècle, une différenciation s’opère entre les fabricants, les maîtres indépendants et les ouvriers tisserands. Les premiers, une centaine de riches entrepreneurs, prédécesseurs des grandes maisons de soieries lyonnaises du xxe siècle, font travailler à la fois les dessinateurs et les ouvriers. Ils choisissent les dessins et les coloris et fournissent les canuts (tisserands à domicile) en matières premières et en modèles.

1 Archives municipales de Lyon. 2 Memoriale di G. Canevoli, Poni, 1998.

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Page précédente : 3 / Yves Saint Laurent devant des rouleaux de tissus, 30 bis rue Spontini, 1966 Photographie de Jacques Verroust


À cette même époque apparaissent les « échantillons », ancêtres de nos robracs 3. L’envoi de ces modèles permettait aux fabricants de ne mettre en production que les tissus retenus à la vente et aux clients d’obtenir des adaptations de dessin et de coloris. Ce procédé posait toutefois un inconvénient majeur, le risque de copie des dessins originaux. D’autres moyens de publicité sont employés dès la fin du xviiie siècle et certains ont perduré jusqu’à notre époque : poupées de mode, journaux illustrés, réseaux de commissionnaires, bureaux parisiens, etc. Dès cette époque, Paris se positionne comme le plus grand débouché des fabrications lyonnaises et le lieu d’inspiration pour les dessinateurs.

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Pour garder son hégémonie, Lyon fait preuve d’une innovation constante non seulement dans les dessins, mais également dans les techniques de tissage, dans les matières, dans les couleurs et les teintures. Tandis que la production s’établit à Lyon et ses environs, la vente et le suivi de la mode investissent Paris. Cette combinaison, qui lie intimement l’industrie textile lyonnaise à la mode, se maintient jusqu’au xxe siècle et s’illustre chez de nombreux fournisseurs d’Yves Saint Laurent. Ces fabricants et leurs maisons se structurent et se recomposent au gré des alliances commerciales et matrimoniales, fondant ainsi, dès le xixe siècle, des dynasties industrielles construites selon le modèle du capitalisme familial. La soie règne alors en maître sur la mode féminine, et ce jusqu’à la fin du Second Empire. Au début du xxe siècle, la structure traditionnelle évolue progressivement. À l’affut des changements de goût, les « fabricants », sans atelier, conçoivent des collections, les financent et les font exécuter. Les fabricants usiniers émergent peu à peu ; ils maîtrisent l’ensemble de la chaîne de la conception à la production. Détenteurs de leur propre outil de production, ils se développent au détriment des tisseurs, propriétaires de leurs métiers, qui recevaient jusqu’alors les dessins et les matières premières des fabricants. Les fabricants lyonnais sont alors au centre d’un système économique particulier. Pour paraphraser Édouard Aynard 4, fondateur du musée des Tissus, le fabricant lyonnais n’est pas un industriel, mais un commerçant-concepteur qui utilise les métiers et les usines d’autrui pour produire ses collections bisannuelles. Si Lyon contrôle la conception et la commercialisation des tissus en lien avec la mode parisienne, les différents stades de la production – des fils au tissage et à l’ennoblissement – font l’objet d’un travail à façon et se répartissent sur un vaste territoire, qui s’étend des confins du Rhône, de l’Ain, de l’Ardèche, de l’Isère, de la Loire, de la Drôme, de la Haute-Loire au Gard. Peu à peu, des groupes intégrés, propriétaires de leurs usines et qui réalisent l’ensemble des étapes de la filature au produit fini, apparaissent et s’imposent. Ils signent la fin inexorable de la production artisanale et l’entrée dans l’âge industriel. Le mode de distribution des produits de la Fabrique lyonnaise se répartit entre les commissionnaires, les grossistes et les grands magasins des capitales. Les noms des grands couturiers restent encore absents, pour la plupart, des livres de commandes, même si la mode est un facteur déterminant de la production lyonnaise dite alors de « nouveauté » pour la couture et de « haute nouveauté » pour la haute couture. Cette pratique de diffusion évolue rapidement et la maison Bianchini-

3 « Les supports cartonnés des rebrocs, robracks, rebraques ou rebracks portent la marque et les caractéristiques techniques utiles à la commercialisation et à l’archivage des étoffes. », dans Blanc, 2005. 4 Édouard Aynard (Lyon, 1er janvier 1837 - Paris, 25 juin 1913), banquier, homme politique lyonnais et amateur d’art éclairé.


Férier 5 sera la première à vendre, en direct, aux créateurs de la place Vendôme et de la rue de la Paix : Cheruit, Premet, Paquin, Worth, Maggy Rouff, etc. Dès la fin du xxe siècle, la haute couture devient, pour les fabricants lyonnais, un marché important de par le prestige et les retombées économiques indirectes et médiatiques qu’elle génère, malgré les contraintes fortes imposées par les grandes maisons de couture. Les exigences de qualité, les métrages réduits, les modifications apportées en cours de fabrication, l’exclusivité de certains modèles et la livraison de « coupes à condition », facturées à l’utilisation seulement, en sont des exemples. La représentation dans la presse de modèles réalisés dans leurs tissus assure de facto à ces maisons de soieries lyonnaises une publicité et une mise en lumière jusqu’alors inédite. Sensibles à ce changement et en entrepreneurs avertis, BianchiniFérier, Ducharne et Coudurier-Fructus-Descher entrent ainsi au capital de la Gazette du Bon Ton dans les années 1920.

Une diminution du nombre de maisons de couture, conséquence directe de cette crise et de ces nouveaux critères, s’opère. Sur les cent six maisons répertoriées en 1949, ne subsistent qu’une vingtaine de créateurs dans les années 1960. La couture conserve néanmoins, jusqu’à nos jours, son influence dans la création et son rôle de support publicitaire pour les productions des soyeux lyonnais. Si elle n’assure plus un chiffre d’affaires satisfaisant pour les maisons lyonnaises, elle reste une référence incontournable, qui permet de conquérir les clientèles de la confection et du prêt-à-porter. La soie naturelle perd son hégémonie et les fibres synthétiques la concurrencent peu à peu, avant de la remplacer partiellement, y compris dans la production haut de gamme, l’ancienne « haute nouveauté ». Dans les années 1970, le rythme de création de nouveaux tissus s’accélère et chaque entreprise se doit de présenter deux collections, une été et une hiver, composées chacune d’environ cent cinquante modèles. Face à l’essor du prêt-à-porter et à la disparition des grossistes et des magasins de tissus, la profession se réorganise. En 1974, pour promouvoir les savoir-faire lyonnais, elle crée le salon Première Vision. Les maisons associées aux robes d’Yves Saint Laurent, dans cette exposition, ne font pas exception à ces évolutions historiques. Le célèbre couturier a privilégié, chez chacune d’entre elles, les tissus qui lui semblaient être les plus remarquables et qui reflétaient au mieux la quintessence de son art « car, dans une robe, le plus important c’est la matière, c’est-à-dire le tissu et la couleur 8. » Dès son adolescence à Oran, Yves Saint Laurent cite ces grands noms de la Fabrique lyonnaise lorsqu’il élabore ses collections « virtuelles » à travers des paper dolls.

5 Vernus, 2006. 6 La rayonne, un temps nommée « soie artificielle », viendra ainsi à manquer. 7 Créée en 1868 sous le nom de Chambre Syndicale de la Couture, des Confectionneurs et des Tailleurs pour Dame, elle modifie son intitulé le 14 décembre 1910 et devient la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne. La création de l’appellation juridiquement contrôlée « Haute Couture », le 23 janvier 1945 entraine à nouveau une modification de son et elle se transforme en Chambre Syndicale de la Haute Couture. 8 Le Monde, 1983-1.

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La crise des années 1930 provoque un effondrement de la production de la Fabrique et la pénurie en matières premières, même synthétiques, liée à la guerre accentue encore le phénomène 6. La haute couture connaît une réorganisation dans l’après-guerre. Une réglementation instaure les bases du système actuel de la Chambre syndicale de la Haute Couture, créée en 18687. Une sélection drastique des maisons habilitées à porter ce label s’accomplit selon une série de critères précis : vêtements réalisés sur mesure, par un travail à la main, dans les ateliers de la maison de couture, avec un atelier flou distinct de l’atelier tailleur. Les ateliers doivent compter au minimum vingt personnes et les défilés doivent être organisés deux fois par an, avec un nombre minimal de vingt-cinq modèles par collection.


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5 / Maison BianchiniFérier, Album n° 19 : Impressions, mousselines imprimées, Lyon, xxe siècle


Source de sa créativité, ces tissus sont le reflet de la grandeur de la Fabrique depuis le xixe siècle et de ces maisons de soieries. Certaines d’entre elles sont toujours en activité, labellisées pour beaucoup « Entreprise du Patrimoine Vivant » ; d’autres ont disparu, leurs fonds et leur nom ayant pu être transmis à d’autres entreprises par la dynamique de fusion et de recomposition qui a toujours existé. Une brève histoire des maisons représentées dans ces coulisses de la mode rappelle et situe le panorama général de la Fabrique depuis le xixe siècle, évoqué précédemment.

Ducharne (1920-1960) Coudurier-Fructus-Descher (1896-1978) Dognin (1805-1985)

Emblématiques de la période qualifiée de « folles années de la soie » à Lyon 9, ces trois noms illustrent les triomphes de la soierie lyonnaise dans la haute couture de l’entre-deux-guerres et ont nourri l’imaginaire d’Yves Saint Laurent et d’autres grands couturiers du xxe siècle.

La maison Ollagnier, Fructus et Descher, fondée en 1896, s’illustre à l’Exposition universelle de 1900 par ses velours et ses soieries façonnées ou imprimées pour la haute couture naissante. Ollagnier, Fructus et Descher fusionne en 1905 avec la maison Coudurier de Paris pour former une société en nom collectif : Coudurier, Fructus et Descher. En 1980, le musée des Tissus acquiert, après la faillite de l’entreprise en 1978, un ensemble de neuf cent soixante-dix-huit albums d’échantillons, représentant une grande partie des archives textiles de la maison. Les documents comptables rejoignent le fonds des Archives départementales du Rhône. La maison Dognin, la plus ancienne, est fondée à Lyon en 1805 par Jean-Claude Dognin. Fabricant de tulle de soie dans un premier temps, elle se spécialise dans la dentelle mécanique. Ce tulle mécanique est réalisé sur un métier d’invention anglaise, le métier Bobin, auquel Augustin Isaac, un fabricant calaisien et futur associé de la maison, adapte une mécanique Jacquard. Rebrodé à l’aiguille à la main dans la région lyonnaise, le produit imite la dentelle aux fuseaux. Des usines s’établissent à la Croix-Rousse et à Villeurbanne, mais la production demeure également à Calais pour les dentelles sur métier Leavers. Dans les années 1960, la maison Dognin approvisionne les plus grandes maisons de haute couture en tulles et en dentelles : Dior, Jean Patou, Lanvin, Nina Ricci, Balmain, Givenchy, Carven, Balenciaga, Chanel et d’autres. La maison Dognin cesse son activité en 1975 et ferme définitivement ses portes dix ans plus tard.

9 Lyon, 1975.

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François Ducharne fonde sa maison de soieries haute couture en 1920. Natif pourtant de Lyon, il installe son atelier de dessin et le siège social de sa société à Paris. Colette le décrit comme « celui qui tisse le soleil, la lune et les rayons bleus de la pluie ». La création, en 1922, de son atelier de dessin, fidèle au souci de recherche d’inspiration dans les milieux artistiques parisiens depuis le xviiie siècle, prend une dimension originale. Plus de trente dessinateurs y travaillent librement, sous la direction artistique de Michel Dubost, spécialiste dans l’art du façonné. Les contraintes techniques sont désormais prises en compte dès l’élaboration du dessin. Entre 1925 et 1930, Ducharne est au sommet de sa gloire et se diversifie dans les façonnés imprimés, qui connaissent un immense succès. Les plus grands noms de la haute couture se fournissent chez lui : Madeleine Vionnet, Jacques Fath, Balmain, Lanvin, Castillo et Dior dans les années 1950. La maison fusionne dans les années 1970 avec la société Artissu.

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Abraham (1878-2003) 10

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L’histoire de la maison Abraham débute en 1878, lorsque Jakob Abraham, employé d’une société de négoce de soie, la Königsberger und Rüdenberg, en devient actionnaire. En 1912, l’entreprise se transforme en maison Abraham, Brauchbar & Cie et en 1921, son fils, Ludwig Abraham en reprend la direction. En 1943, elle prend le nom de L. Abraham & Co Seiden AG. Mais l’histoire de la société est surtout marquée par une personnalité emblématique, Gustav Zumsteg, surnommé le « roi de la soie ». Cet autodidacte, fils d’une cuisinière, a rejoint la société Abraham en 1931 en tant qu’apprenti. Au départ de Ludwig Abraham en 1968, il devient, après son statut d’actionnaire, le propriétaire unique de la maison et l’ancre dans le paysage de la haute couture. Il établit, dès les années 1940, des relations privilégiées avec des créateurs de mode, dont certains deviendront ses intimes. Les plus grands noms de la haute couture s’approvisionnent chez lui : Cristóbal Balenciaga, Hubert de Givenchy, Christian Dior et Yves Saint Laurent, pour ne citer qu’eux. Les soies de haute qualité d’Abraham s’accordent ainsi au style luxueux et élégant de Christian Dior et la collaboration entre les deux hommes devient essentielle pour les deux maisons dans les années 1950. Lorsque Christian Dior disparaît en 1957, son assistant, Yves Saint Laurent, poursuit cette collaboration et adopte les tissus Abraham dans ses propres collections dès 1962. Abraham obtient même l’exclusivité mondiale de la fabrication des foulards d’Yves Saint Laurent. Alors que le siège social d’Abraham se situe en Suisse, la maison installe un bureau de style à Lyon pour élaborer les collections annuelles et un à Paris pour suivre les tendances et la mode. À l’image des « fabricants » lyonnais, Abraham est un « converteur » ; la maison ne dispose pas de son propre outil de production. Elle achète ses tissus à différentes maisons, et notamment à Beaux-Valette certaines de ses pannes de velours qui étaient tissées dans des usines proches de Lyon. Le magazine économique suisse Bilanz estime qu’Abraham faisait travailler un tiers des métiers lyonnais au plus haut de sa production. Tout au long de sa vie, Gustav Zumsteg s’entoure d’un réseau, professionnel et amical, de dessinateurs et d’artistes, comme Erich Biehle, pour créer ses modèles. Pourtant l’entreprise ne résiste pas aux mutations des années 1990. Pour renflouer les comptes de la société, il vend les tableaux de sa collection, puis cède l’entreprise, avant sa disparition définitive en 2003. Le musée des Tissus conserve un important fonds de robracs, témoins de la qualité de sa production. En 2007, les archives de la société ont rejoint le musée national suisse à Zurich.

Beaux-Valette (1935-) 11 Fondée en 1935, cette maison est le fruit de l’association d’un descendant de mouliniers ardéchois, Valette, employé un temps par les soieries Dubost, et un financier, Beaux. Après-guerre, en 1945, elle ouvre un bureau parisien qui ferme ses portes en 1985. Beaux se retire de l’association en 1955-1956. Dans ses mémoires, Jacques Valette, directeur de l’entreprise à partir des années 1970, se souvient avoir assisté en 1963 à l’un des premiers défilés Yves Saint Laurent, rue Spontini dans le 16e arrondissement parisien. Les velours façonnés, en particulier ceux teints en fils, sont un des fleurons de la maison. Le tissage est réalisé par des entreprises extérieures, comme les tissages Michel à Voiron (Isère). Certains dessins sont l’œuvre de Nicole Valette, sœur de Jacques. La maison Brochier leur

10 Archives de l’État de Zurich, catalogue en ligne [En ligne] https://suche.staatsarchiv.djiktzh.ch/detail.aspx?ID=3413150 (consulté le 11 juin 2019) 11 Valette, 2011.


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7 / Maison Abraham, robrac : Basra imprimé, Zurich, Lyon, 1967

6 / Abraham, 1967


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8 / Album de la Mode du Figaro, 1946


confie la création de certains de ses velours. Populaire non seulement au Japon pour la fabrication de kimonos, Beaux-Valette s’exporte aussi aux États-Unis et ouvre un bureau à New York. La société ne résiste pas à la crise du textile français ; elle perd son indépendance et elle est vendue en 1993.

Bianchini-Férier (1888-2002)

Pour la première fois dans l’histoire de la Fabrique, Bianchini-Férier noue des liens directs avec les couturiers et développe de nouveaux tissus adaptés au changement des modes, avec une préférence croissante pour les matières souples et fluides, comme les mousselines. Renouvelant une tradition inaugurée au xviiie siècle, elle s’implante dans les milieux artistiques, sources d’inspiration et modernise la création en employant des artistes comme Paul Iribe, Jacques Henri Lartigue 13 ou Raoul Dufy, dessinateur sous contrat d’exclusivité et directeur artistique de la maison de 1912 à 1928. Bianchini-Férier continue de produire ses propres tissus jusque dans les années 1980. En 1992, menacée de disparition, l’entreprise est reprise par le groupe Mayor. Les archives artistiques sont alors cédées à un collectionneur. En 2002, un nouveau dépôt de bilan a lieu et Cédric Brochier, héritier d’une longue lignée de soyeux lyonnais, reprend la raison sociale sous la forme d’une nouvelle société : la Société nouvelle Bianchini-Férier. Les archives comptables et d’exploitation sont aujourd’hui déposées aux Archives départementales du Rhône et le musée des Tissus conserve une grande partie de ses archives textiles, acquises en 1999.

12 Tassinari et Chatel, Dognin et Cie, etc. 13 Vernus, 2019.

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Trois jeunes hommes issus de la sphère créative, de la technique et de la finance respectivement – Charles Bianchini, François Atuyer et François Férier – s’associent en 1888 pour créer leur propre maison à Lyon, médaillée dès 1889 à l’Exposition universelle de Paris. Précédemment employés par Devaux et Bachelard, successeurs de l’établissement Million et Servier, cette maison fondée en 1813, récompensée à de multiples reprises dans la seconde moitié du xixe siècle lors des Expositions universelles, se spécialise dans les tissus de soie unis ou façonnés, les velours et les imprimés pour robe et confection pour la haute nouveauté. En relation chez Devaux avec les commissionnaires et les principaux représentants des maisons parisiennes et étrangères, Charles Bianchini se crée rapidement un carnet d’adresses. Dès les premières années de la maison Bianchini-Férier, il entreprend de nombreux voyages en France, à Paris notamment, et à l’étranger, à Londres et à Chicago pour prospecter de nouveaux marchés. Des usines de production sont installées dans l’Ain et dans l’Isère et ces investissements génèrent peu à peu la croissance de la manufacture. Cette dernière ouvre rapidement un bureau de commerce à Paris, à l’instar des entreprises les plus importantes de l’époque 12. Néanmoins, ces bureaux parisiens ne sont que de simples relais entre les fabricants, les commissionnaires et les maisons de gros qui approvisionnent alors la haute couture.


Bouton-Renaud (1865-) L’entreprise, qui fonctionne aujourd’hui sous la dénomination commerciale « Velours de Lyon », est issue d’une affaire familiale fondée en 1865, la maison Guillaume et Bouton. L’établissement E. Bouton se spécialise exclusivement dans les velours et peluches. En 1923 14, membre avec Giron frères de l’Union des fabricants de velours étoffes de Lyon et de Saint-Étienne, il dispose d’un bureau à Paris, rue du Temple. L’entreprise produit alors des peluches pour chapeaux sous la marque Kallista et compte deux usines, une à Voiron (Isère) et l’autre à Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).

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En 1953, François Renaud crée F. RENAUD, une société de vente de coton uni dont les principaux clients sont les grossistes parisiens. Dans les années 1970, la société change de nom et devient Jacquand Renaud, pour fusionner en 1975 avec E. Bouton sous le nom de Bouton-Renaud. En 1979, cette nouvelle entreprise soutient la création d’une scop ouvrière, Belscoop d’URFE, qui reprend en partie l’outil de production des sociétés J.-B. Martin et Giron Frères. Celle-ci est absorbée à son tour par Bouton-Renaud en 1998. L’entreprise est aujourd’hui labellisée « Entreprise du Patrimoine Vivant ». Dotée de ses propres outils de production et d’ennoblissement – teinture et peinture à la main –, Bouton-Renaud produit des velours pour d’autres maisons lyonnaises, comme dans les années 1980 avec Beaux-Valette.

Brochier (1890-) Employé par des soyeux lyonnais, Jean Brochier s’installe à son compte en 1890, mettant à profit ses connaissances du fonctionnement de la Fabrique. À partir des années 1920, son fils, Joseph, développe l’entreprise et l’oriente vers les tissus de « haute nouveauté ». Amateur d’art, il conjugue les qualités nécessaires au succès dans ce domaine. Ses connaissances des mouvements artistiques, du milieu de la mode et du système de production lyonnais sont des atouts indéniables dans ce système concurrentiel. L’activité internationale de la maison se développe à Londres et à New York. Une alliance matrimoniale avec des industriels lainiers du Nord renforce l’entreprise. Peu à peu, elle se tourne vers deux nouvelles directions : les tissus à usage technique pour l’aviation, la marine ou l’architecture et les tissus pour la haute couture dans la grande tradition de la soierie lyonnaise. En 2002, Brochier rachète Bianchini-Férier et en 2007, la branche des tissus techniques se transforme en Brochier technologies. Des tissus techniques lumineux en fibres optiques sont alors développés.

Bucol (1924-) 15 Dès 1854, les Colcombet dirigent à Saint-Étienne une importante fabrique de rubans, héritière d’une manufacture du xviiie siècle 16. Conscient que la main d’œuvre rurale est meilleur marché que la citadine, François Colcombet, le fondateur, délocalise sa production dans la Haute-Loire. Son fils, Victor, développe l’entreprise et crée, sur le modèle établi par Claude-Joseph Bonnet à Jujurieux, une usine-couvent à La Séauve, où sont logées des jeunes filles, âgées de quinze à vingt-cinq ans, sous

14 Didot-Bottin, 1922. 15 Officiel, 1981. 16 Thermeau, 2016.


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9 / La Soierie de Lyon, 1939

10 & 11 / Maison Giron Frères, robrac : Panne de velours, Saint-Étienne, seconde moitié du xxe siècle


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12 / Album du Figaro, 1947


la surveillance de sœurs de Saint-Joseph. À la mort de son père en 1890, Alexandre installe deux nouvelles usines rurales, à Bourg-Argental (Loire) et Riotord (Haute-Loire). Grand prix d’honneur à l’Exposition universelle de 1900, la maison Colcombet travaille déjà pour la haute couture parisienne et exporte ses produits dans le monde entier. Charles, quatrième génération de la famille, établit en 1924, avec son associé Claude Buchet, sa nouvelle société rue Tronchet, dans le sixième arrondissement de Lyon. Rapidement, Bucol ouvre un bureau à Paris, rue de la Paix, et fournit la haute couture. En 1937, Hilaire Colcombet, cinquième génération, rejoint la société. L’entreprise se spécialise dans l’utilisation des fibres synthétiques pour développer des tissus innovants et ori-ginaux. Sont ainsi créés : le Cracknyl puis la Cigaline® à partir du nylon 17, la Peau douce et le Deysia à base d’acétate, et la Duvetine, le Teddy Bear, les Poudrelaque, les satins lézard, etc. à base de viscose. Yves Saint Laurent adopte la Cigaline® dans les années 1960. À la fin des années 1990, la Cigaline®, rééditée en soie crue, réinvestit le vestiaire d’Yves Saint Laurent. Le nylon, autrefois révolutionnaire et prestigieux, est désormais synonyme de produit courant et bas de gamme.

Hurel (1879-) Edmond Hurel fonde à Paris, en 1879, un atelier de broderie, ancêtre de la maison actuelle. Plusieurs générations se succèdent à la tête de l’entreprise, qui dès sa création travaille pour le luxe et la haute couture. À la fin des années 1930, Hurel élargit son offre. En 1939, Pierre Hurel rachète la société Olré, qui dispose d’un bureau à Paris, d’une usine de lainage à Bohain (Aisne), d’un bureau de fabrication à Lyon et d’une assise commerciale internationale. Il crée, par partenariat, de nouvelles entreprises : le Tissage de Bohain pour la fabrication du lainage, Pierray pour le tissage de soieries lyonnaises et un bureau commercial à Lyon, connu sous le nom de Pidoux. Hurel peut ainsi proposer à sa clientèle des collections variées, de lainages, de soieries, de jersey et de broderies, qu’il complète par des produits émanant d’autres fabricants lyonnais, comme Beaux-Valette. En 1946, les bureaux de Paris, de Lyon, le Tissage de Bohain et l’atelier de broderie sont réunis pour former la Société Anonyme Textiles et Broderies SATB HUREL. Hurel acquiert en 2018, pour la création de flocage et de tissus pailletés, un atelier d’impression au cadre basé à Lyon, l’Atelier Guinet.

17 Fibre polyamide inventée par Du Pont de Nemours en 1935. 18 Lyon, 1982 ; la série complète est conservée au musée des Tissus (inv. MT 40623 à MT 40628).

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Dans les années 1980, 80 % du chiffre d’affaires est réalisé à l’exportation. Prisés par la haute couture, la société édite chaque année des tissus originaux et innovants. Comme chez Bianchini-Férier, de nombreux dessinateurs et des artistes renouvèlent les modèles à l’infini. En 1982, une collaboration entre huit artistes – Agam, Alechinsky, Delvaux, Dewasne, Hartung, Hundertwasser, Matta – et Hilaire Colcombet voit le jour et une série de huit lithographies sur soie, intitulée « L’art en soie », est éditée 18. En 1987, Hilaire Colcombet cède l’entreprise familiale au groupe Porcher Textile. Bucol a rejoint depuis la Holding Textile Hermès. La maison possède un grand fonds d’archives qu’elle exploite pour produire des tissus sur mesure à destination de la haute couture.

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Sfate et Combier (1850-) 19 L’histoire de Sfate et Combier débute au milieu du xixe siècle. En 1850, David Armandy père crée, à Taulignan 20 (Drôme), une fabrique de soie, l’usine du Béal. Ses fils ouvrent une succursale à Paris en 1856 et une autre à Lyon en 1868. Au tournant du siècle, une usine Combier, inaugurée à Saint-Justla-Pendue dans la Loire, se spécialise dans le tissage mécanique de soieries, en particulier dans la mousseline de soie.

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En 1920 se constitue à Nam-Dinh, en Indochine (actuel Vietnam), la SFATE, Société Franco Annamite Textile et d’Exportation 21, résultat de la fusion de la maison Armandy et Cie de Lyon avec la société Emery et Tortel. La Sfate comprend alors une filature, un moulinage et une usine de tissage. Le nord du Vietnam était en effet riche en main-d’œuvre bon marché souvent formée au tissage artisanal. Le charbon de Campha, dont l’approvisionnement demeure facile à Nam-Dinh, fournit l’énergie nécessaire aux métiers industriels à vapeur. Sfate n’est pas la seule entreprise présente localement. Les usines de la Société Cotonnière du Tonkin s’y installent en 1900. L’administration française y implante un établissement séricicole qualifié d’« embryon de magnanerie et de filature modèle à Nam-Dinh 22 ». En 1970, Sfate rachète Combier et une nouvelle entité voit le jour. Vingt ans plus tard, Sfate et Combier accroît son outil de production par l’acquisition d’un spécialiste de la soie de haute qualité, le Tissage Cattin à Doissin (Isère), fondé en 1926. Les reprises successives qui émaillent la fin du xxe siècle n’affectent pas la production, qui se poursuit sous le même nom. Sfate et Combier maîtrise aujourd’hui toute la chaîne de production. Les fils de soie grège, importés d’Asie, sont moulinés dans l’usine de l’Ardèche, puis tissés à Doissin. Les tissus sont ensuite ennoblis dans la Drôme pour proposer des créations 100 % françaises. Près de deux mille nouveaux tissus – mousselines de soie, lancés-découpés, mousselines ombrées, jacquard, taffetas et des imprimés – sont créés chaque année. Sfate et Combier est labellisé « Entreprise du Patrimoine Vivant ». Seule une dizaine de maisons de soieries lyonnaises est évoquée dans cette exposition, reflétant la présence de ces dernières à la fois dans les collections du musée des Tissus et du musée Yves Saint Laurent. Elles illustrent le processus créatif du tissu à la robe. Le musée des Tissus, fondé par les soyeux lyonnais, accueille depuis sa création en 1864 des archives et des coupes de textiles des principaux fabricants. Dans la seconde moitié du xxe siècle, sa collection continue de s’enrichir, notamment par des achats – Bianchini-Férier –, et des dons – Abraham, à partir de 1967, Bucol, à partir de 1950. Le centre de documentation du musée des Tissus conserve des magazines dont les publicités, issues des défilés, sont associées à un échantillon du tissu utilisé par Yves Saint Laurent. La plupart de ces fonds, récents et conséquents, ont été peu étudiés. L’histoire récente de la Fabrique, depuis l’après-guerre, moins connue et documentée que les périodes précédentes, est pourtant celle qui a subi le plus de bouleversements. Esclarmonde Monteil

19 Laperrière, 2016. 20 http://visite-musee-soie.mobi/fr/liste-des-espaces/maison-armandy/centre-industriel/ (consulté le 12 juin 2019). 21 http://www.anai-asso.org/NET/document/loeuvre_de_la_france/loeuvre_de_la_france/industrie_commerce/vocation_ textile/index.htm (consulté le 12 juin 2019). 22 Laperrière, 2016.


13 / Publicité : Chataboum, Lyon, années 1960

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LE MARIAGE DES SAVOIR-FAIRE LYONNAIS Pour sa collection automne-hiver 1980, Yves Saint Laurent choisit de rendre hommage aux poètes et écrivains qu’il admire. Le défilé se clôt sur un air tragique de Mahler dans une mise en scène quasiment liturgique : la mannequin Mounia, parée d’une robe de mariée fastueuse, s’avance lentement sur le podium puis s’agenouille telle une icône. Cette robe de mariée est un hommage à William Shakespeare, transportant le public dans une ambiance élisabéthaine. Yves Saint Laurent fait écho aux costumes de cour, d’apparat, aux manteaux des doges vénitiens. Le couturier souligne d’ailleurs dans la presse de l’époque que cette collection est « une réminiscence du Moyen Âge, mais tout à fait moderne 1 ». La mariée embrase le podium. « L’or étincelle partout, il se taille la part du lion 2. » Son éclat particulier, comme une coulée de métal, est dû à l’accumulation d’étoffes précieuses des plus grands soyeux lyonnais : le manteau est réalisé dans un cloqué de la maison Bucol tout comme le turban vénitien et la ceinture, la robe quant à elle se compose d’un damassé de la maison Abraham, les ganses sont faites par la maison Mérieux, l’ornement de bras est drapé d’un lamé de la maison Bianchini-Férier, et le long voile de tulle est fourni par la maison Hurel. La mariée, avec son camaïeu d’ors, est une symbiose des savoir-faire lyonnais. Avec cette couleur « magique, pour le reflet d’une femme […] couleur du soleil », Yves Saint Laurent déclare son amour pour le faste de la haute couture et dessine une gloire incarnée. « J’aime la gloire. La gloire c’est la fête. J’aime la fête. C’est gai. Ça brille. Ça étincelle. Ça pétille. Coupe de champagne, or des candélabres, or des lambris, or des décorations. La gloire ne se conçoit que dorée. Dorée à la feuille d’or. C’est vieux, c’est séculaire. Ça fait du bruit, beaucoup de bruit. Ça détonne. Ça foudroie. Ça se fout de tout. Ça marche sur le monde. Ça dérange. La gloire je l’ai voulue. Elle me fortifie. Elle me nettoie, me purifie, m’embaume. Je suis une effigie crucifiée sur la poitrine de cette héroïne, demi-déesse, presque reine qui s’appelle la gloire 3. » Yves Saint Laurent Lola Fournier

1 Globe, 1986. 2 Officiel, 1991. 3 Figaro, 1991.

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14 / Yves Saint Laurent devant des rouleaux de tissu, studio du 5 avenue Marceau, Paris, janvier 1982 Photographie de John Downing


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15 / Fiche du studio dite « fiche de Bible » de la robe de mariée dite « Shakespeare », collection haute couture automnehiver 1980

16 / Robe de mariée dite « Shakespeare » portée par Mounia Orosemane, collection haute couture automne-hiver 1980 Photographie de François-Marie Banier


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17 / Yves Saint Laurent ajustant le tissu de la robe de mariée dite « Shakespeare » portée par Mounia Orosemane, salons du 5 avenue Marceau, 1980, collection haute couture automne-hiver 1980 Photographie de François-Marie Banier

18 / Robe de mariée dite « Shakespeare » (détail), collection haute couture automne-hiver 1980


19 / Fiche de manutention de la robe de mariée dite « Shakespeare », collection haute couture automne-hiver 1980

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Les coulisses de la haute couture à Lyon

« Pourriez-vous faire une robe entièrement de vos mains ? »  « Bien sûr. Je sais la dessiner, la couper, l’ajuster… Mes mains sont mes outils. Je pourrais le faire même les yeux fermés tant je connais les tissus. » Yves Saint Laurent – Paris Match, 1998.

Industrie textile lyonnaise et haute couture parisienne sont riches d’une histoire commune. Tout au long de sa carrière, le couturier Yves Saint Laurent s’est appuyé sur les soyeux, fabricants et fournisseurs des tissus de la région pour la réalisation de ses modèles, contribuant ainsi au rayonnement de ces grandes maisons. Crêpes, mousselines, taffetas, velours... du tissu à la robe, le présent ouvrage offre une plongée au cœur de la création de l’un des plus grands couturiers du xxe siècle et rend hommage à l’emblématique savoir-faire technique de tout un territoire.

35,00 € TTC ISBN : 978-2-917659-87-8 Dépôt légal : novembre 2019 www.editions-libel.fr

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