Comme toutes les villes, Lyon échappe aux tentatives de l’enfermer dans un portrait figé. Mais il reste toujours la possibilité de s’y promener et de se laisser guider par son imaginaire : c’est la proposition acceptée par Marie Demunter et Laurent Bonneau, en répondant à l’invitation du musée d’histoire de Lyon, avec le soutien de l’École urbaine de Lyon.
À tour de rôle, une semaine chaque mois, ils séjournent à Lyon entre janvier et juillet 2019 : une résidence artistique en pointillé, où ils découvrent une cité qui leur est inconnue, bien différente des villes comme Narbonne ou Bruxelles, qu’ils ont habitées, dessinées et photographiées…
À travers la marche urbaine, ils ont joué le jeu de la flânerie aléatoire, au gré des rencontres et selon l’humeur des saisons. Suivant les itinéraires de leurs promenades subjectives, le crayon et l’objectif attrapent les contours intimes de la ville, en saisissent les formes discrètes ou monumentales, en captent les lumières grises ou nocturnes. Se tenant à distance de l’imagerie flatteuse des cartes postales, Laurent et Marie montrent des paysages et des visages lyonnais, typiques ou banals, qu’on voudrait situer ou reconnaître sans toujours y parvenir. Parfois, une parole surgit, bribe de témoignage recueilli le temps d’une brève rencontre.
À cette expérience urbaine vivante, où le hasard a sa place légitime, succède le temps de la restitution, de l’exposition et du livre. Le dessinateur et la photographe se rejoignent et, par la conjugaison des regards, reconstruisent des correspondances de lumière et de matière. La complémentarité de leur sensibilité révèle des traits communs, faits de nature et de roche, de fenêtres et de végétations, de visages et de paroles. Des images juxtaposées et confrontées qui composent, ensemble et séparément, le portrait provisoire d’une ville toujours en mouvement.
Xavier de la Selle Directeur des musées d’histoires et de sociétés de LyonLaurent Bonneau découvre Lyon, il dessine Lyon. Il la regarde puis la dessine, il la regarde parce qu’il la dessine : Lyon boisée, escarpée, et habitée ; Lyon accrochée à son site, inscrite dans un lointain qui la dépasse et la détoure ; Lyon en noir et rouge, en rouge et blanc, en bleu puis en couleur. Il nous montre alors que le dessin peut être un formidable outil d’enquête et de connaissance du territoire.
Regard présent
Le dessin d’observation, produit in situ , est un instrument puissant de l’attention. Car jamais le regard ne glisse quand il est supporté par le crayon. Au contraire, il s’accroche à tout : au proche comme à l’horizon, à la façon dont la lumière éclaire et cache, aux textures comme aux silhouettes, au mouvement et au moment. C’est un regard processuel, inscrit dans le temps, fait de multiples allers-retours. Du paysage à la feuille, il s’incarne dans le geste, se dépose sur le papier, puis revient au paysage et corrige, précise, complète. Parce qu’il rend ainsi possible une présence au monde rare, vive, consciente et attentive, il permet aussi de voir le monde différemment, précisément, intentionnellement.
Regard actif
Intentionnellement. Car le dessin n’est pas une imitation du paysage observé, de même qu’il n’est pas son enregistrement passif. Dessiner c’est forcément choisir : un angle, un cadrage, un outil, une couleur. Dessiner c’est aussi sélectionner et taire. Les arbres rouges de Laurent Bonneau n’ont pas d’écorce. Ils sont des silhouettes verticales révélant la solitude assise d’une dame qui attend sur un banc. Non-humains et humains habitent Lyon ensemble. Alors, dessiner contribue à voir, car dessiner relève d’une exploration active. De ce fait, le dessin d’observation produit un propos et donc une connaissance sur le territoire.
Regard sensible
Cette connaissance est subjective et sensible. Il n’y a pas de dessin sans point de vue. Ce qui est montré ici c’est le regard de Laurent Bonneau sur Lyon. Sa subjectivité porte une connaissance incarnée sur la ville. C’est bien sûr son corps que l’on devine : ses yeux, sa main, peut-être aussi sa posture – accoudé au garde-corps, le carnet en équilibre. Mais les dessins donnent aussi à voir les corps des habitants. Ils rendent visibles sans peine ces choses si difficilement dicibles, car d’ordre sensible : la lumière au sortir d’un chemin, le flou au pied des arbres, la résignation du corps dans l’attente, la foule mouvante, la détente d’un lecteur, les couleurs d’une roche. Lyon ainsi montrée est une ville habitée et éprouvée par les corps.
Docteure en urbanisme et dessinatrice – École
Lou HerrmannLa photographie s’est développée dans la seconde moitié du XIX e siècle, au moment où le modèle métropolitain s’affirme. Elle a fait de la ville son terrain privilégié, par sa capacité à en saisir les discontinuités, les soubresauts et les rythmes.
À la différence du cinéma, la photographie possède une contrainte, aisément transformée en atout. Excluant le mouvement et le son, l’art de la photographie a pourtant toujours réussi à saisir l’expérience urbaine avec succès. C’est l’image qui parle, fait sens et produit du récit. Explorer la ville par la photographie est un exercice esthétique et sensible, mais aussi cognitif. La succession des prises met en place un processus de recomposition d’un territoire protéiforme, au travers d’un regard situé dans un espace et un temps précis. Se placer pour prendre une image, choisir un point de vue, un cadrage ou une perspective, implique non seulement une démarche géo-sensorielle mais aussi une insertion subjective et une inévitable fusion entre objet et sujet. Les images de Marie Demunter, juxtaposées aux dessins de Laurent Bonneau, présentent une exploration urbaine par fragments, dans laquelle, souvent, les corps des habitants et les paysages urbains fusionnent, non à l’intérieur de la prise, mais dans un récit d’images successives. Le portrait qui en résulte est alors celui d’une fragmentation qui met en images et en récit une expérience de la ville. Leur « banalité » confère aux photographies la capacité de saisir les rythmes et les répétitions qui façonnent la vie citadine. Grands ensembles, visages, personnages mouvants sont tous des lieux/moments reproduits de la manière la plus naturelle possible et « assemblés » avec les dessins de Bonneau pour renforcer l’idée d’une expérience urbaine partagée entre sujet et objet.
Alfonso PintoLaurent Bonneau
Né en 1988 à Bordeaux, Laurent Bonneau signe sa première bande dessinée en 2007 avec son frère aux éditions Dargaud, la trilogie Metropolitan. Il poursuit ensuite cette voie, en parallèle de la réalisation de courts métrages durant son cursus à l’École Estienne puis à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Il est l’auteur d’une douzaine de clips et de courts métrages, ainsi que de 17 livres dont 10 bandes dessinées éditées par Dargaud, Futuropolis et Grand Angle.
Marie Demunter
Née en 1984 à Bruxelles, Marie Demunter fait ses études supérieures artistiques à l’Institut Saint-Luc. Elle étudie ensuite la photographie à l’École supérieure des arts LE 75 de Bruxelles. Diplômée en 2005, Marie part s’installer dans le sud de la France où elle vit et travaille actuellement. La pratique quotidienne du dessin nourrit son travail artistique. Avec l’artiste Laurent Bonneau, ils fondent LAUMA Éditions en 2016.
« C’est une ville que je n’aimais pas avant d’y habiter. Je suis de Toulouse et quand on vient de Toulouse et qu’on traverse Lyon, on voit l’autoroute, les usines, la grosse ville et ce n’est pas du tout attractif. Et depuis que je m’y suis installée, c’est une ville que j’aime. Il y a beaucoup de quartiers qui vivent un peu en autonomie, qui font des petites villes et qui sont connectés pour faire la grande ville. C’est très agréable, j’aime bien pouvoir passer d’une identité à l’autre sachant que mon coup de cœur va pour le quartier dans lequel j’habite, les pentes de la Croix-Rousse. Je travaillais dans le quartier de Monplaisir Lumière et je faisais une bonne demi-heure de vélo tous les jours. Ce qui rejoint ce que je disais sur les différentes identités de quartiers : au fil de ces 30 minutes de vélo, je croise 4 ou 5 quartiers où l’on sent que l’atmosphère n’est pas la même, on voit des personnes différentes qui ne font pas les mêmes choses, il y a plus ou moins de monde selon les endroits et j’ai toujours trouvé ça très agréable. Le sentiment d’être un peu connectée à toute cette ville qui en même temps fourmille, et on passe là, et personne ne s’en rend compte. Je suis arrivée dans les pentes de la Croix-Rousse après la gentrification, une fois que “le mal était fait”. On voit ce phénomène toucher maintenant La Guillotière Saxe Gambetta où beaucoup d’associations et de collectifs de quartier s’organisent pour essayer de limiter ça. Mais ce sont principalement des gens qui ont commencé à participer à la gentrification du quartier qui se mobilisent justement. C’est tout le paradoxe de comment on contribue à l’identité d’une ville : on fait partie de ce mouvement de gentrification, mais on ne veut pas qu’il aille trop loin parce que quand même on aime bien garder l’identité originelle de quartiers plus populaires avec plus de mixité sociale, etc. »
Agathe – Pentes de la Croix-Rousse
« Je suis né ici un 8 décembre. Quand on est Lyonnais, on sait ce que représente le 8 décembre à Lyon. Quand je me promène dans Lyon maintenant, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce qu’elle était avant. Et à ce qu’elle est maintenant, parce qu’il y a une grosse différence, comme dans beaucoup de villes. Surtout que j’ai pu passer à peu près dans tous les quartiers possibles et imaginables, excepté le plateau de la Croix-Rousse, mais c’est un autre pays. Non je rigole… je plaisante. Je peux plaisanter avec Lyon.
Il y a une chose importante à savoir sur Lyon, c’est qu’au niveau de la couleur, elle est passée du blanc gris noir au blanc plus quelques couleurs supplémentaires. Il y a 20, 30 ans, 40 ans, elle était noire la ville et sous le brouillard, donc noire et blanche.
J’aime monter à Fourvière, il y a plein d’endroits où on n’a plus l’impression d’être en ville, c’est super intéressant pour les gens qui connaissent. Plus pour ça que pour le fait de monter à Fourvière à genoux pour aller y prier (rire). »
Emmanuel – Presqu’île
« Lyon, c’est mon terrain de travail, donc c’est peut-être un peu particulier. C’est ma ville de naissance. Et c’est une ville que j’aime beaucoup ! J’ai un métier qui me donne la chance de questionner ce qu’est la ville, du coup peut-être que je porte un regard à la fois qui est de l’ordre de l’émotionnel, parce que lié à l’enfance, mais aussi qui est lié au professionnel et une certaine forme d’objectivité peut-être… c’est une ville que je trouve agréable à vivre et qui a un rapport qui reste humain comparée à une capitale comme Paris. »
Jennifer – Point du Jour
« Ben moi, Lyon, j’y suis né donc j’y suis forcément attaché. Je trouve qu’on a une belle ville, mais, on a un bel exemple ici (Place des Terreaux, nda), il y a beaucoup de travaux, tout le temps des travaux, je trouve ça un peu dommage qu’elle soit défigurée en permanence. Ça nous cache un peu la vue de la fontaine, mais enfin bon, si c’est pour améliorer, pourquoi pas ?
J’aime bien l’air du matin, profiter de la ville quand il n’y a pas trop de monde encore qui s’y balade. Tôt, pas spécialement, quelque chose comme 9 h, c’est quand même agréable surtout qu’il fait plutôt beau pour un mois de février… ça met un peu du baume au cœur pour moi qui travaille dans le froid en tant que vigile au musée des Beaux-Arts. »
Raphaël – Presqu’île
« J’ai 27 ans. Je suis né en janvier 1992 en Guinée-Bissao. J’étais ici pour faire une demande d’asile pour chercher une vie meilleure. Je connais un peu Lyon, car je marche beaucoup dans la ville maintenant. Avant c’était difficile, car je n’avais pas de carte de transport. Avec la carte, je marche, je sors, j’ai des relations avec des gens. Je passe par la Bibliothèque souvent, je perds un peu de temps aussi pour regarder ce qu’il se passe dans le monde. Je voudrais rester ici à Lyon, mais je ne sais pas. Parce qu’avec la demande d’asile, ça va être favori ou non. Sans formation, sans travailler, sans papiers, ça ne peut pas être possible. Rester ici sans rien faire, c’est perdre le temps. »
Rachid – Squat collège Maurice-Scève plateau de la Croix-Rousse
« Alors Lyon pour moi, c’est vraiment les deux fleuves, la Saône et le Rhône. Et la lumière aussi. La lumière et toute la vue que tu as sur les collines, je trouve que ça appelle vraiment à s’évader, c’est très photographique. »
Béatrice – Presqu’île
« J’ai mes vingt ans cette année. Je suis Guinéen. Je suis référent au squat collège Maurice-Scève. Ici, tout le monde a son rôle. Moi je suis chargé de la sécurité. Lorsque j’ai quitté l’Italie, je suis passé par Marseille. Après Marseille, je suis venu à Paris et lorsque je suis venu à Lyon, j’ai dit “Ah, je vais rester à Lyon !”
Parce que les Lyonnais sont gentils. Moi, je ne suis pas venu ici à Lyon pour me balader ou bien aller dans les lieux publics pour prendre en photo. Vous voyez ? Je suis venu pour me planifier. Pour m’intégrer.
Donc pour faire ça, il faut que je fréquente des lieux pour me renseigner, comment adopter le système des Lyonnais. Donc du coup, le matin, quand je sors, je pars au Secours populaire, je fais du bénévolat, après, je pars à l’école… »
Ibrahim – Squat collège Maurice-Scève, plateau de la Croix-Rousse
« Je viens du Ghana, mais maintenant j’habite en France, à Lyon. J’ai 20 ans. Nous avons traversé la mer, nous ne sommes pas morts en faisant cela, nous avons besoin d’aide, nous devrions être unis pour faire des choses importantes, pour voir quoi faire de notre vie, pas de la mort. S’il vous plait, nous vous supplions, nous vous supplions, nous avons besoin d’aide de la part des Européens, et nous supplions qu’ils nous aident. En Italie, on ne m’a pas donné de papiers, j’y suis resté plus de trois ans, puis je suis venu à Paris. J’y suis resté cinq jours et puis je suis venu à Lyon pour demander l’asile. Donc maintenant c’est en cours. J’attends mon changement de statut. En Italie on m’a dit de poursuivre ma route. On m’a dit qu’il y a une loi qui fait que quand vous avez trois refus, il vous faut partir. Donc nous dormons dans la rue, on n’a pas de papiers, pas de travail, donc les conditions de vie sont trop dures pour nous. Je dors ici, il y a des animaux… si on dort, ils vous piquent. Regardez. J’ai le dos couvert de piqûres. Je peux vous montrer. Maintenant ça fait un mois que je dors dans ce lit. Regardez-moi le dos. »
En résidence à Lyon, Marie Demunter et Laurent Bonneau ont promené leurs regards dans une cité qui leur est inconnue. Selon l’humeur des saisons, le crayon et l’objectif dessinent les contours intimes de la ville, en saisissent les formes discrètes ou monumentales, en captent les lumières grises ou nocturnes. Demeurant à distance de l’imagerie flatteuse des cartes postales, le dessinateur et la photographe montrent des paysages et des visages lyonnais, qu’on voudrait reconnaître sans toujours y parvenir. Parfois, une parole surgit, recueillie le temps d’une brève rencontre. La conjugaison de leurs regards reconstruit des correspondances de lumière et de matière, formant le portrait provisoire d’une ville toujours en mouvement.
22,00 € TTC
ISBN : 978-2-917659-98-4
Dépôt légal : octobre 2020 www.editions-libel.fr