Rwanda 1994 et instrumentalisation du corps des femmes (extrait)

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Rwanda 1994 et instrumentalisation du corps des femmes : le viol comme arme de génocide


« Le viol, l’utilisation des femmes comme butin, objets de conquête, véhicule de la “purification ethnique”, tout cela semble inscrit dans l’histoire de l’Humanité depuis la nuit des temps. » Colette Braeckman, 1994

À toutes celles et tous ceux qui se sont tus à jamais au Rwanda, à toutes celles et tous ceux qui luttent pour leur survie, et pour ne pas oublier.

Attention : Cet ouvrage comprend des témoignages qui pourraient heurter certaines sensibilités (violences sexuelles, inceste, mutilations).


PRÉFACE

Une violence dans la violence : le viol des femmes en période de génocide


PRÉFACE

Sous sa forme extrême, le désir Hutu de tuer les Tutsi avait grandi depuis longtemps dans la société rwandaise. Bien avant le déclenchement du génocide. Difficile d’en donner un point de départ absolu, ce sont des processus longs, qui se nourrissent de la moindre rivalité, du moindre ressentiment, de la moindre rumeur malveillante, et sont surtout alimentés par des acteurs sociaux et politiques pétris de haine. Le joug des colons belges voit l’importation des classifications raciales qui obsèdent l’Europe depuis la fin du XIXe siècle, avec les mêmes effets délétères sur le long terme. À la division sociale des activités – les Tutsi sont éleveurs, les Hutu agriculteurs – vient se substituer une classification ethnique, qui essentialise les individus, fige les rapports humains et décompose le groupe national tout entier. Alors même que le Rwanda connaît depuis longtemps des mariages exogames et des mouvements de populations, on prête aux groupes « ethniques » des origines différentes, faisant des Tutsi des Nilotes de filiation européenne. On évoque aussi des caractéristiques physiques spécifiques. Les femmes Tutsi, en particulier, seraient plus grandes de taille que les femmes Hutu, auraient des traits plus fins, et apparaîtraient comme des femmes inaccessibles. Plus rien n’arrêtera cette racialisation des rapports sociaux, encore aggravée par le fait que les colonisateurs confient aux Tutsi, minoritaires, mais appartenant à une supposée « race supérieure », des responsabilités administratives jusqu’à l’indépendance du pays en 1962 et la prise du pouvoir par les Hutu. Depuis longtemps le désir Hutu de tuer les Tutsi s’était incarné dans des massacres successifs de Tutsi entre 1990 et 1993, bien peu médiatisés en Occident, ou pris pour les échos d’une « guerre civile ». Puis dans une propagande hargneuse et brutale – celle de la Radio-télévision libre des mille collines, de dizaines de journaux idéologisées, et du « Hutu Power » –, cautionnée et conçue au plus haut niveau, qui appelait à tuer les Tutsi dans un langage à peine codé que tout le monde comprenait. Le génocide s’est préparé là, bien en amont, dans la brutalisation des esprits et dans les actes, avec les milices Interahamwe comme armée supplétive de l’intérieur, un moment entraînées par les troupes françaises, avec également la commande de 25 tonnes de machettes chinoises, avec l’éloignement social patiemment construit des Tutsi et des Hutu, jusqu’à la mention de l’ethnie sur la carte d’identité. On sait que les génocides naissent quand l’altérité grandit et que le visage de l’autre ne signifie plus rien. Le désir Hutu de tuer les Tutsi s’est donné à voir aux spectateurs français via quelques images fugaces, celles de Nick Hugues, prises depuis le toit de l’École française aux premiers jours du génocide. Mais ce ne fut pas un génocide filmé, et, outre l’absence de journalistes, sa vitesse d’exécution (entre 800 000 et 1 million de Tutsi tués en quatre mois, d’avril à juillet 1994 ; auxquels il faut ajouter les assassinats de Hutu dits « modérés ») a été incommensurable pour ceux et celles-là mêmes qui en étaient victimes. Sa singularité tient là, tout comme elle tient à la disparition subite de tous les verrous moraux, langagiers, culturels et religieux qui, en apparence, faisaient sens pour tous (nombre de Tutsi venus se réfugier dans des églises qu’ils pensaient être des sanctuaires furent brûlés vifs à l’intérieur). Elle tient avant tout à la transformation d’une partie de la population Hutu en génocidaires, qui explique à la fois l’échelle nationale du génocide, son exécution jour 5


PRÉFACE

et nuit, et sa qualification de « génocide de proximité », car ce sont bien des voisins qui en tuent d’autres, avec les machettes que chacun sait manier, car elles servent au travail de la terre, bafouant au passage des siècles de sociabilité. 900 000 personnes seront poursuivies pour des faits de génocide, sur une population de 7 millions. Autour du désir Hutu de tuer les Tutsi, au cœur du génocide, vient s’enrouler en quelque sorte une violence d’une autre nature, celle qui s’en prend exclusivement au corps des femmes Tutsi. Celui qui était jusque-là maudit pour sa morgue et son éloignement, tout en étant pour cette raison même objet d’un désir ininterrogé et malsain, devient en situation de violence un corps qu’on peut martyriser et violer à sa guise. C’est cette violence dans la violence que restitue et analyse le travail d’Aloïs Yé. Les témoignages y sont durs, crus, parfois insoutenables, et on ne sort pas indemne de leur lecture. Ils sont également indispensables pour qui veut saisir le génocide et le viol des femmes comme un projet spécifique au sein du génocide, non pas son prodrome, mais son accomplissement même. Le viol systématique fut aussi planifié que l’extermination. Les mêmes gestes, partout répétés, comme en un rituel abject, révèlent à quel point les esprits étaient prêts et les corps aguerris. Les victimes qui ont survécu racontent les viols méthodiques, le corps des hommes devenu arme de guerre, la logique des bourreaux, le « sens » qu’ils donnaient à leurs gestes : couper les nez et les pieds des femmes, les « tailler », pour leur ôter leur prétendue spécificité physique tant jalousée, émasculer les hommes, violer et assassiner en public, transmettre le sida. Le génocide est le lieu et le moment du relâchement d’un désir, sexuel cette fois, de dominer les femmes Tutsi. L’origine sexuelle de la violence est un continent obscur, et cet ouvrage en éclaire plusieurs dimensions. C’est elle qui aggrave le crime, qui politise la destruction de l’intégrité corporelle, et qui ôte toute culpabilité aux violeurs préalablement convaincus que les femmes Tutsi sont « immorales » et « faciles ». C’est elle qui dans l’anomie apparente ne fait pas perdre de vue aux violeurs que désormais « tout est permis », de l’agression contre des mineures au renversement des tabous, qui leur permet de s’en prendre même aux membres de leur famille et à celles qu’ils étaient censés protéger. C’est bien le patriarcat originel de la société rwandaise qui a historiquement infériorisé les femmes et permis la profanation de leur corps quand la terreur a eu libre cours. Sa réification a toujours été incomplète – on ne viole pas une chose –, mais le refus d’octroyer aux femmes un autre statut qu’une pleine disponibilité pour les hommes autorise le « continuum » qu’évoque Aloïs Yé, entre les violences sexuelles du temps de paix et la violence du temps génocidaire. L’esclavage sexuel, qui entretient le viol dans la durée, et l’assassinat qui suit la violation, sont les formes exacerbées d’une violence latente qui n’attendait que son déchaînement. « Pendant trois mois, écrit Aloïs Yé, les barrières culturelles, la morale religieuse, les valeurs traditionnelles et le vivre-ensemble ont volé en éclats, broyés par la fureur génocidaire. Dans une société brutalisée, les comportements sexuels considérés comme les plus déviants ont pu s’exprimer au grand jour. »

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PRÉFACE

Le désir Hutu de tuer les Tutsi se poursuit dans un génocide interminable, celui qu’incarnent les enfants du viol, dont la venue au monde devait effacer toute trace physique des Tutsi et dont la présence, chaque jour, réactive la mémoire traumatique1. Leur identité flotte entre celle du géniteur génocidaire qu’à leur corps défendant ils perpétuent, celle de leur mère traumatisée, et celle d’une société fracassée par la violence. La haine pour les femmes Tutsi est d’un autre ordre que celle qui a frappé les hommes Tutsi, ciblant leur position inférieure, leur corps sexualisé, leur capacité reproductive, redoublant l’écrasement qui était déjà quotidien. Les supplicier n’était visiblement pas suffisant, il fallait aussi les soumettre et les outrager. Au Rwanda, comme en d’autres lieux où les civils sont exterminés, s’est dit l’exacerbation d’une exclusion préalablement tolérée, construite et voulue. Le paroxysme de la violence apparaît alors comme le changement d’échelle d’un désir ancien de mise à mort. Emmanuel Taïeb

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On verra le beau travail photographique de Jonathan Torgovnik sur les femmes Tutsi violées, posant avec leurs enfants nés du viol, qui sont maintenant des adultes.

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Introduction



INTRODUCTION

L’année 2019 est une année de commémoration marquant les 25 ans du génocide des Tutsi qui a eu lieu au Rwanda entre avril et juin 1994. Considéré comme le génocide le plus rapide de l’Histoire, on estime qu’entre 800 000 et 1 million de personnes ont été exterminées en moins de trois mois sous les yeux de la communauté internationale. Cet épisode sanglant vient clore le XXe siècle qui a été ponctué par plusieurs entreprises génocidaires. Sur la base de considérations idéologiques de nature politique, religieuse, ethnique ou raciale, plusieurs groupes humains ont été systématiquement pris pour cibles et exterminés. On peut notamment citer le massacre des Hérréros et des Namas par les troupes coloniales allemandes en début de siècle, le génocide arménien, la Shoah, le génocide perpétré par les Khmers rouges contre les opposant·e·s politiques et les minorités ethniques et religieuses, ou bien encore l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie durant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le génocide des Tutsi, pendant lequel 9 Tutsi sur 10 ont été tué·e·s, vient clore ce « siècle des génocides » dans une violence inouïe. Loin de l’image de « tueries intertribales » ou de « barbaries ancestrales » qui lui est souvent associée, le génocide des Tutsi est le résultat d’une planification politique minutieuse nourrie par une idéologie raciste. Si les tueries ont touché hommes, femmes et enfants, les femmes ont été les principales victimes de formes particulières de violence : les violences sexuelles. Même s’il est impossible de donner un chiffre précis du nombre de viols commis durant le génocide, on estime que 80 % des femmes Tutsi ont été violées2. Les violences sexuelles de masse perpétrées contre les femmes en période de conflit armé ont eu tendance à être considérées comme des « sous-produits inévitables de la guerre3 ». Or en disant cela, on omet complètement la dimension instrumentale du recours aux violences sexuelles. Dans le cadre du génocide des Tutsi, celles-ci n’ont pas été de simples « dommages collatéraux inéluctables », mais ont au contraire été utilisées de manière stratégique comme de véritables armes d’extermination. Entre 250 000 et 500 000 femmes4 ont été violées par les miliciens, l’armée ou même leurs voisins, souvent publiquement et parfois même sous les yeux de leurs mari et enfants5. Beaucoup ont été tuées suite au viol, d’autres ont été mutilées, infectées par le sida et/ou contraintes à l’esclavage sexuel. S’en prendre aux femmes Tutsi était une manière d’humilier et détruire l’ennemi en sabotant l’ensemble de l’organisation familiale et sociale, en interrompant la transmission culturelle et en annihilant les capacités de reproduction, pour reprendre les mots de Sandrine Ricci6.

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MUJAWAYO Esther, Témoignage sur le génocide des Tutsi au Rwanda, Cites, 2008, n° 36, no 4, p. 125-128. MAURER, Peter, Communiqué de presse [en ligne], Comité international de la Croix Rouge, 2019. Page consultée le 3 mai 2019, URL < https://www.icrc.org/fr/document/le-secretaire-general-de-lonu-et-lepresident-de-la-croix-rouge-et-du-croissant-rouge>. 250 000 selon les chiffres donnés par les Nations unies, 500 000 d’après Sandrine Ricci. RICCI, Sandrine, Avant de tuer les femmes vous devez les violer, Rwanda, rapports de sexe et génocide des Tutsi, Éditions Syllepse, 2014, p. 8. Ibid, p. 56. Ibid, p. 232.

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INTRODUCTION

L’objectif principal de ce livre est de déconstruire l’idée selon laquelle les viols perpétrés contre les femmes Tutsi ont été des actes incontrôlés, fruits du hasard ou d’une quelconque « nature masculine ». Les moyens « archaïques » utilisés par les génocidaires et les pratiques « barbares » de ces derniers ont pu donner une impression d’anarchie, de chaos, l’image d’une violence non organisée. Cependant, comment expliquer la « performance » de cette machine à tuer, et l’usage systématisé des violences sexuelles ? Ce travail de recherche a pour but de mettre en lumière le caractère instrumental du recours au viol dans la stratégie d’extermination d’un peuple désigné comme ennemi. Il s’agit ainsi d’aborder le génocide des Tutsi sous un angle relativement nouveau en s’intéressant spécifiquement aux vécus des femmes pendant cette période. En effet l’horreur incommensurable qui caractérise le génocide et les violences sexuelles qui lui sont rattachées ne doivent pas nous empêcher d’analyser de tels phénomènes, ni d’interroger l’intentionnalité inhérente à une telle entreprise de destruction. Il s’agit de tenter de comprendre les objectifs du viol pour les acteurs les ayant planifiés ou perpétrés et de s’intéresser aux témoignages des survivantes et aux conséquences des violences sur ces dernières. ÉLÉMENTS DE CONTEXTE 1896-1994, une montée progressive de la violence au Rwanda La République du Rwanda, dont la capitale est Kigali, est un petit pays enclavé qui s’étale sur 26 338km2, soit l’équivalent de la superficie de la Bretagne, et qui compte plus de 12 millions d’habitants vivant majoritairement de l’agriculture7. Le pays est situé en Afrique de l’Est dans la région des Grands Lacs et est bordé par l’Ouganda au nord, le Burundi au sud, la Tanzanie à l’est et la République Démocratique du Congo à l’ouest8. Avec ses 9,4 % de croissance en 20199, le Rwanda est aujourd’hui l’une des économies les plus dynamiques du continent africain notamment en raison des politiques volontaristes de son président Paul Kagame au pouvoir depuis près de 20 ans10. Cependant en 1994, le pays « des mille collines11 » a sombré dans l’horreur. Environ 10 000 Tutsi et Hutu modérées par jour ont été massacrées à coup de machettes pendant plus de trois mois. 80 % des femmes et filles Tutsi ont été stratégiquement et sauvagement violées12. Mais qu’est-il 7 En 2017, le Rwanda comptait 12,2 millions d’habitants. France Diplomatie, Présentation du Rwanda [en ligne], 2019. Page consultée le 3 mai 2019, URL : < https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/ rwanda/presentation-du-rwanda/ >. 8 Voir carte du Rwanda en annexe. 9 Groupe de la Banque africaine de développement, Perspectives économiques du Rwanda, 2020. Page consultée le 3 mars 2020, URL : < https://www.afdb.org/fr/countries/east-africa/rwanda/rwanda-eco nomic-outlook > 10 Paul Kagame a été élu pour la première fois président de la République du Rwanda le 17 avril 2000. 11 Le Rwanda est surnommé le « pays aux mille collines » en raison de ses paysages vallonnés et de ses collines verdoyantes. 12 MUJAWAYO Esther, 2008.

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INTRODUCTION

arrivé à l’humanité au Rwanda en 1994 ? L’histoire récente du pays est un tissu de paradoxes. Il est nécessaire en introduction de s’y intéresser afin de contextualiser ce travail de recherche et de mieux comprendre l’escalade de la violence et le cadre dans lequel sont survenus les viols de masse.

La période coloniale et la « racialisation » des rapports sociaux Les hautes terres du Rwanda et du Burundi, à l’est du lac Kivu, sont la dernière partie du continent africain que les Européens ont atteint lors de l’expansion coloniale à la fin du XIXe siècle. À leur arrivée en 1896, les Allemands ont découvert un proto-état dont la population était déjà divisée, à l’époque précoloniale, en trois groupes : les pygmées Twa extrême minorité de chasseurs-cueilleurs qui représentaient environ 1 % des habitants, les Hutu agriculteurs bantous qui comptaient pour plus de 80 % de la population et enfin les éleveurs Tutsi (environ 15 % de la population) qui établirent un royaume à partir du XVIe siècle13. La région aurait d’abord été peuplée par les Twa, suivis de près par les Hutu, probablement entre le Ve et le XIe siècle, puis par les Tutsi venus du nord au début du XIVe siècle. À leur arrivée les Tutsi ont utilisé leur propriété du bétail et leurs compétences de combat avancées pour exercer une domination économique, politique et sociale sur les Hutu. Les terres des Hutu devinrent la propriété du roi Tutsi également appelé Mwami14. Les relations entre les différents groupes étaient régies par un système clientéliste basé sur la possession du bétail et des terres. À l’origine, les Hutu avaient accès à la terre et au bétail en échange d’un service personnel et/ou militaire accordé aux Tutsi. Ces relations clientélistes se sont progressivement transformées en un système de classes quasi féodal, dans lequel les éleveurs et rois Tutsi occupaient le haut de la hiérarchie sociale au détriment des Hutu et des Twa. Ainsi, contrairement à la majorité des pays africains, les frontières du Rwanda n’ont pas été dessinées par le colonisateur et le pays existait déjà sous forme de proto-état à l’arrivée des colons15. En 1885 la Conférence internationale de Berlin accorda à la Compagnie allemande de l’Afrique orientale la région du « Ruanda-Urundi ». Les premiers colons allemands arrivèrent entre 1894 et 1897. Suite à la Première Guerre mondiale et à la défaite allemande, les Belges prirent le contrôle de la région. Cette tutelle fut officialisée par la Société des Nations en 192316.

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RURANGWA Révérien, Génocidé, Paris : Presses de la Renaissance, 2006. Selon les croyances, le Mwami était d’origine divine. African studies center, University of Pennsylvania, Rwanda History [en ligne], 2019. Page consultée le 2 février 2019, URL : < http://www.africa.upenn.edu/> Ibuka France, Le Rwanda avant 1994 [en ligne], Page consultée le 2 mai 2019, URL : https://www.ibu ka-france.org/rwanda-avant-1994/. African studies center, University of Pennsylvania, 2019.

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INTRODUCTION

La colonisation a eu un impact majeur dans le long processus génocidaire. On attribue aux colons la responsabilité de la « racialisation17 » des rapports sociaux au Rwanda. Il serait caricatural d’avancer que le Rwanda précolonial était un pays où régnait l’égalité et l’harmonie entre Hutu, Tutsi et Twa puisque des divisions existaient à l’époque, entre dominants et dominés, éleveurs et cultivateurs, entre riches et pauvres. Cependant il est vrai que cette division n’était pas de nature raciale. Les Belges ont aiguisé ces antagonismes traditionnels en important leurs idées racistes et en donnant une traduction ethnique à ces groupes sociaux sur la base d’une « généalogie » fantasmée. Selon les thèses coloniales, les éleveurs Tutsi plus grands, aux traits « plus fins » et à la peau claire, étaient des descendants de peuples hamites venus du Caucase, d’Égypte ou même d’Israël (en effet certains ont également prêté aux Tutsi des origines sémites)18. Ces derniers appartiendraient donc à une « race » différente de celle des Hutu descendants des peuples Bantous, peuples originaires d’Afrique centrale et du sud19. Ainsi, les Belges ont considéré que les Tutsi d’ascendance « blanche » étaient des « leaders naturels » taillés pour diriger. Ils ont réformé la structure du pays et mis en place une administration indirecte du territoire en s’appuyant sur le pouvoir royal et en formant des chefs Tutsi. Les politiques coloniales ont délibérément favorisé les Tutsi à tous les niveaux : accès à l’éducation, à la terre, aux positions militaires ou à la fonction publique. Les Hutu furent ainsi exclus des positions de pouvoir et maintenus « dans l’illettrisme et la misère20 ». Cette « racialisation » des rapports sociaux a atteint son apogée lorsqu’à la suite d’un recensement hors du commun, la carte d’identité mentionnant « l’appartenance ethnique » a été instaurée. Véritable « immatriculation raciale 21 » cette carte est venue cristalliser la division du peuple rwandais22.

Révolution Hutu, premiers pogroms et diffusion de la haine ethnique Face à ces inégalités, des leaders ont commencé à prendre la parole pour défendre « l’identité Hutu » au début des années 1950 en affirmant que les Hutu étaient les ha-

17 Le concept de « racialisation » renvoie « à ces instances où les relations sociales sont structurées par l’assignation d’un sens à des caractéristiques biologiques humaines de manière à définir et à construire des collectivités sociales différenciées. (…) Ainsi, le concept renvoie à un processus de catégorisation, un processus représentationnel qui définit un Autre, généralement, mais non exclusivement, de façon soma tique ». MILES Robert, BROWN Malcolm, Racism, New York : Routledge, 2003, p. 163. 18 Voir BAILLETTE Frédéric, Figures du corps, ethnicité et génocide au Rwanda, Quasimodo, n° 6, Montpellier : 2000, p. 7-38. Frédéric Baillette souligne également le fait que certains anthropologues allemands prê tèrent des origines aryennes aux Tutsi. 19 Voir définition de l’encyclopédie Universalis « L’appellation “bantous” désigne les locuteurs d’un vaste groupe linguistique qui couvre la plus grande partie de l’Afrique centrale et australe. Il est composé d’envi ron quatre cent cinquante langues apparentées que M. Guthrie a regroupées en seize zones homogènes. » Luc de HEUSCH, « BANTOU », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 8 juin 2019. URL : http://www. universalis.fr/encyclopedie/bantou/ 20 RICCI, Sandrine, 2014, p. 41. 21 CHRÉTIEN Jean-Pierre, Rwanda, les médias du génocide, Nouv. éd. rev. et augm., Paris : Karthala, 2000. 22 Voir témoignage de Dafroza Gauthier, disponible en annexe 3.

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bitants originels du Rwanda. Ils accusèrent les Tutsi de n’être que des « envahisseurs » étrangers. En 1957, des intellectuels ont publié le Manifeste des Bahutu23 dans lequel ils revendiquèrent la primauté du « peuple majoritaire » et l’accaparement illégitime du pouvoir et des ressources par la minorité Tutsi. Puis, en novembre 1959, la « Révolution sociale » Hutu éclata, dirigée par Grégoire Kayibanda, l’homme qui avait fondé un peu plus tôt le « Parti du mouvement de l’émancipation des Hutu » (le Parmehutu). La monarchie Tutsi fut ainsi renversée24. Cette révolution s’est achevée en 1961 avec la proclamation de la République suite à un référendum25. Cette révolution fut paradoxalement soutenue par les colons belges qui, face à la pression interne et internationale, finirent par faire volteface et inverser leur discours en accusant les Tutsi d’être les responsables de l’existence du système inégalitaire en place26. Ainsi, entre 1959 et 1961, des milliers de Tutsi furent renvoyés par l’administration belge et remplacés par des dirigeants Hutu. Le Rwanda finit par obtenir son indépendance en 1962 et fut séparé du Burundi voisin. Grégoire Kayibanda, leader de la révolution, devint alors président. Cette période fut marquée par plusieurs épisodes de violence contre les Tutsi. Le premier a eu lieu en 1959 au moment de la Révolution, des milliers d’entre eux furent massacrés, et des dizaines de milliers d’autres prirent le chemin de l’exil dans les pays voisins27. Des violences ont également éclaté suite à la victoire des Hutu aux législatives de 1961 et à l’accès à l’indépendance en 196228. En 1963 une tentative de coup d’État commanditée par des exilés Tutsi venus du Burundi est mise en échec. Cet événement provoqua une forte répression et des pogroms éclatèrent dans tout le pays. Plus de 20 000 Tutsi furent assassinés et plus de la moitié d’entre eux quittèrent le pays pour chercher refuge au Zaïre, en Ouganda, en Tanzanie ou au Burundi29. En 1973, des massacres historiques furent perpétrés contre les Tutsi, et l’élite politique et intellectuelle fut particulièrement visée par ces assassinats. Ce énième épisode de violence provoqua une nouvelle vague d’exil30. La même année le général Juvénal Habyarimana prit le pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire et mit en place la Seconde République du Rwanda, structurée autour du MRND (Mouvement républicain national pour le développement), parti unique créé en 1975 par le président.

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Le préfixe -ba marque le pluriel en kinyarwanda. Kangura Magazine, Les Dix commandements des Bahutu ou Manifeste des Bahutu, n° 6, décembre 1990, p. 6-8. Texte disponible en annexe. À noter que le dernier roi Tutsi, le roi Mutara III, mourra dans de mystérieuses circonstances en juillet 1959. RICCI, Sandrine, 2014, p. 41. Ibid. À noter que les massacres furent facilités par l’existence de la carte d’identité instaurée par les Belges. RURANGWA, Révérien, 2006. GOUËSET, Catherine, Chronologie du Rwanda (1897-2011) [en ligne], L’Express, 2011. Page consultée le 3 mars 2019, URL : <ttps://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/chronologie-du-rwanda-1897-2011_ 492364.html.> RURANGWA Révérien, 2006. Voir également entretien avec Gloria, survivante du génocide, 5 juin 2019 (annexe 1).

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On estime que durant cette période 700 000 Tutsi étaient exilés à l’étranger. Dans ce contexte plusieurs offensives furent organisées par ces réfugiés principalement basés en Ouganda, au Burundi et au Zaïre31. Ces attaques ont alimenté la propagande raciste des extrémistes Hutu qui ont insisté sur la nécessité de défendre « le peuple majoritaire » face aux velléités hégémoniques Tutsi. Les leaders Hutu ont utilisé l’argument numérique, créant ainsi une sorte de confusion entre un idéal démocratique : la loi de la majorité, et un idéal ethno-racial32. Par conséquent, depuis la Révolution et l’arrivée au pouvoir des Hutu, la haine ethnique et l’idéologie raciste anti-Tutsi se sont diffusées progressivement à l’ensemble de la population. Les Tutsi restés dans le pays furent soumis à des politiques discriminatoires mises en place par le gouvernement Habyarimana visant à limiter leur accès à l’éducation, ou à la fonction publique notamment via l’instauration de quotas33.

Guerre civile et déclenchement du génocide des Tutsi La question du retour des réfugiés Tutsi a cristallisé les tensions. À l’époque, le Rwanda était l’un des pays les plus peuplés au monde, en termes de densité de population. En 1986 les autorités rwandaises décidèrent de fermer les frontières afin d’empêcher le retour des réfugiés Tutsi en utilisant officiellement l’argument du « surpeuplement ». Fin 1987, le Front Patriotique Rwandais (FPR), organisation politico-militaire, fut créé par les Tutsi en exil. Ces derniers exigeaient le retour des réfugiés au pays, la fin de la discrimination à leur égard et l’instauration du multipartisme34. Une faction armée et clandestine du FPR : l’Armée Patriotique Rwandaise (APR), fut formée. Celle-ci fut dirigée par les réfugiés Tutsi ayant combattu aux côtés de l’armée ougandaise, dont l’actuel président rwandais Paul Kagame35. Le 1er octobre 1990, la guerre civile éclata suite à l’offensive, au nord, des membres du FPR venus d’Ouganda. Le succès du FPR fut immédiat, mais éphémère, le président Juvénal Habyarimana sauva la situation à l’aide de l’intervention des armées française, belge et zaïroise qui finirent par repousser les combattants du FPR. Cependant la guerre ne faisait que commencer entre les Forces Armées Rwandaises (FAR), soldats de l’armée régulière, et le FPR36. En novembre 1990, en réponse aux massacres de civils et aux arrestations arbitraires d’opposants du régime et de journalistes par les autorités rwandaises, les troupes belges se retirèrent laissant ainsi l’armée française. Face à la pression internationale le président Habyarimana finit par déclarer le multipartisme.

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RICCI, Sandrine, 2014, p. 44. HAZAN David, MEZERETTE, Pierre, Tuez-les tous [film documentaire en ligne], 2004. Visionné le 5 janvier 2019, URL <https://www.youtube.com/watch?v=9LWMzPhW9BU> Voir entretien avec Gloria, survivante du génocide, 5 juin 2019 (annexe 1). RICCI, Sandrine, 2014, p. 44. Ibid. Voir les propos tenus par l’écrivain et journaliste Jean-François Dupaquier lors d’un colloque organisé par l’ENS et Sciences Po Paris le 27 mars 2019.

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Parallèlement aux combats le régime continua la propagande anti-Tutsi. Les Tutsi de l’intérieur furent désignés comme les « complices biologiques37 » du FPR. Entre 1991 et 1994, les autorités politiques et militaires Hutu conçurent des plans d’extermination de l’ethnie Tutsi. Des documents attestant de cette planification du génocide ont depuis été retrouvés, c’est notamment le cas d’un rapport intitulé Définition de l’ennemi, émanant de la Commission de Bagosora. Cette commission militaire réunissant plusieurs officiers de l’armée rwandaise fut créée en décembre 1991 à l’initiative du président et dirigée par Théoneste Bagosora, homme qui fut par la suite considéré comme avoir été « le cerveau du génocide » et condamné à perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)38. Comme l’a indiqué André Guichaoua, cette commission « permettait de faire le lien entre l’assimilation de l’ethnie tutsi à l’ennemi, la mise en place de l’autodéfense civile, la création de médias au service du groupe politico-militaire décidé à garder le pouvoir par tous les moyens : le journal Kangura et la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) pour fonder et diffuser une idéologie de “l’ennemi” qui devint l’idéologie génocidaire39 ». Les massacres organisés perpétrés au sud en mars 1992 dans la région de Bugesera marquèrent un tournant annonciateur du génocide. En juillet un cessez-le-feu fut conclu entre le FPR et le gouvernement, mais sur le terrain les tueries se poursuivirent. Ce cessez-lefeu fut suivi en août 1993 par la signature de l’Accord de paix d’Arusha. Cet accord était censé consacrer le partage du pouvoir entre le MRND, parti du président, et les partis d’opposition, dont le FPR40, mais les extrémistes Hutu du MRND et du CDR (Coalition pour la défense de la République) ainsi que le président Habyarimana multiplièrent leurs efforts afin de bloquer son application. Au même moment les jeunesses du parti du président furent réorganisées en milices et des milliers de jeunes Hutu furent embrigadés (ces derniers formèrent les « escadrons de la mort » pendant le génocide)41. Le pays bascula dans l’horreur le 6 avril 1994. Alors que le président Juvénal Habyarimana revenait d’un sommet régional organisé en Tanzanie accompagné du président burundais Cyprien Ntaryamina, leur avion fut abattu par des missiles. La mort du président marqua le coup d’envoi des violences, les Tutsi furent accusés d’avoir perpétré l’attentat. La nuit même les tueries commencèrent à Kigali, la Première ministre Agathe Uwilingiyimana jugée trop modérée fut assassinée, ainsi que les dix casques bleus assurant sa protection42. Très vite un gouvernement intérimaire fut constitué, dirigé par Jean Kambanda et les proches du président Habyarimana, dont son épouse Agathe. Parallèlement à la conduite de la guerre contre le FPR ce gouvernement organisa minutieusement le génocide causant ainsi la mort de 800 000 à 1 million de Tutsi et Hutu modérés. Ce génocide 37 38 39 40 41 42

Ibid. GUICHAOUA, André, Rwanda, de la guerre au génocide, Les politiques criminelles au Rwanda 1990-1994, Annexe 7 La « commission Bagosora » sur l’« ennemi », Paris : la Découverte, 2010, 621 p. Ibid. PITON Florent, Le génocide des Tutsi au Rwanda, Grands repères, Paris : la Découverte, 2018. Voir propos tenus par l’écrivain et journaliste Jean-François Dupaquier lors d’un colloque organisé par l’ENS et Sciences Po Paris le 27 mars 2019. Voir BRAECKMAN Colette, Rwanda, histoire d’un génocide, Paris : Fayard, 1994.

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d’une violence inouïe a été perpétré dans l’indifférence de la communauté internationale. Dès le début des tueries, les gouvernements belges et français envoyèrent des militaires afin d’évacuer leurs ressortissants laissant ainsi des milliers de Rwandais aux mains des génocidaires. De plus, les casques bleus déployés dans le cadre de la Minuar43 et les soldats français de la controversée « opération Turquoise44 » avaient pour mission de protéger la population civile et assurer l’aide humanitaire, cependant ces troupes n’avaient pas l’autorisation d’ouvrir le feu. Des milliers de Tutsi sont morts dans des zones censées être sous protection étrangère. Le génocide s’arrêta officiellement le 4 juillet 1994 lorsque le FPR prit le contrôle de Butare et Kigali. La victoire du FPR marqua le début d’un important exode de la population Hutu vers les pays voisins. La situation des femmes dans la société rwandaise pré-génocide : entre discriminations et inégalités La contextualisation de ce travail de recherche serait incomplète sans s’arrêter sur la place que les femmes rwandaises occupaient dans la société avant le génocide. Comme l’a indiqué Amnesty International, « le recours au viol en temps de guerre est une transposition des inégalités qui sont le lot quotidien des femmes en temps de paix45 ». Au Rwanda avant 1994, les femmes, peu importe leur groupe d’appartenance, avaient un statut « secondaire », et étaient soumises à de multiples formes de discriminations. La société rwandaise pré-génocidaire était une société profondément patriarcale. D’après Helena HIRATA (et al.), le patriarcat « désigne une formation sociale où les hommes détiennent le pouvoir, ou encore plus simplement : le pouvoir des hommes. Il est ainsi quasiment synonyme de “domination masculine” ou d’oppression des femmes46 ». Au Rwanda l’organisation sociale était marquée par la suprématie du père dans le clan ou la famille, la dépendance légale des femmes et des enfants, et la prise en compte de l’ascendance et de l’héritage de la lignée masculine. Les femmes étaient culturellement perçues comme le « cœur du foyer ». Il existe d’ailleurs un proverbe traditionnel « ukurusha umugore akurusha n’urugo » qui signifie « celui qui a une femme meilleure que la tienne, pour sûr, a un foyer

43 La Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda a été créée en octobre 1993 et sa mission s’arrêta en 1996. Sur l’inaction de l’ONU, voir témoignage d’Annie Faure disponible en annexe. 44 Lancée le 22 juin 1994, l’opération Turquoise a été très controversée par la suite. Si sur le papier, les soldats de l’opération Turquoise devaient protéger les rescapés Tutsi par la mise en place d’une zone humanitaire protégée, des génocidaires ont pu pénétrer dans cette zone et massacrer des Tutsi. En outre Guillaume Ancel qui a participé à l’opération en tant que capitaine au 68e régiment de l’artillerie d’Afrique, attesta avoir reçu l’ordre d’empêcher l’avancée du FPR. Voir BA Mehdi, Entretien avec Guillaume Ancel : « L’histoire mythique de l’opération Turquoise ne correspond pas à la réalité » [en ligne], 2014. Page consul tée le 9 juin 2019, URL : < https://www.jeuneafrique.com/164511/politique/guillaume-ancel-l-histoire mythique-de-l-op-ration-turquoise-ne-correspond-pas-la-r-alit/. 45 Amnesty International, Une égalité de droit, Paris : Les Éditions francophones d’Amnesty International, 1995. 46 HIRATA Helena, LABORIE Françoise, LE DOARÉ Hélène, SENOTIER Danièle, Dictionnaire critique du féminisme, Paris : Presses universitaires de France, 2000, 299 p.

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mieux géré que le tien47 ». Les femmes sont traditionnellement associées à la figure de « la ménagère », responsable de l’entretien du foyer et de l’éducation des enfants. Historiquement la place des mères de famille, de par le rôle de « gestatrice » qui leur était attribué, était socialement valorisée au sein des différentes communautés. Avant le génocide le nombre moyen d’enfants par femme au Rwanda (6,2) était l’un des taux les plus élevés au monde48. Cependant même si les femmes étaient culturellement perçues comme importantes au sein de la famille ou plus largement au sein du groupe d’appartenance, leurs statuts, social, économique, et juridique n’étaient pas reconnus. Comme il a été indiqué dans un rapport effectué en 1995 par le gouvernement rwandais, la structure patriarcale de la société a empêché les femmes d’avoir accès à des opportunités en dehors du foyer et a toujours été discriminatoire à leur égard, de manière formelle et informelle, dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la politique et de l’emploi49. En effet dans les années 1980, les filles représentaient environ 45 % des élèves de l’enseignement primaire. Dans le secondaire, les garçons étaient 9 fois plus nombreux que les filles et dans l’enseignement supérieur les hommes étaient 15 fois plus représentés que les femmes. Ces chiffres peuvent notamment être éclairés par le fait que traditionnellement la majorité des jeunes femmes étaient destinées à s’occuper du foyer familial après la puberté. En effet l’éducation prodiguée par les parents avait également tendance à être « genrée50 ». L’éducation des filles était souvent confiée à leur mère, afin que celles-ci les initient à l’entretien du foyer et à la tenue du ménage et que par mimétisme ces dernières se préparent à devenir elles-mêmes des mères et des épouses « exemplaires ». À noter également que le taux d’analphabétisme parmi les femmes était très élevé et largement supérieur à celui des hommes51. Les Rwandaises étaient aussi confrontées à un accès difficile à la santé et aux soins. Tout comme leur taux d’analphabétisme, leur taux de malnutrition était supérieur à celui des hommes. En outre, la faiblesse des soins obstétricaux, l’absence de services de planification familiale, l’obsolescence de la technologie médicale, et l’insuffisance de l’hygiène publique et individuelle privaient les femmes de soins pré et postnatals adéquats. La mortalité maternelle était un problème majeur, 80 % des femmes accouchaient à la maison, et 63 % des décès chez les femmes étaient causés par des maladies ou infections liées à leurs organes génitaux52. La situation des femmes leur était également défavorable politiquement. En effet, bien que la Constitution reconnaissait le droit à tous les citoyens de participer à la vie poli47 RWAGATARE, Patrick ; co-promoteurs BRACKELAIRE, Jean-Luc ; MUNYANDAMUTSA, Naasson, Traumatisme et féminité : expériences vécues par les femmes victimes de viol lors du génocide des Tutsi au Rwanda, Université catholique de Louvain, janvier 2017, p. 118. 48 Gouvernement du Rwanda, Rapport National du Rwanda pour la Quatrième Conférence Mondiale sur les Femmes (Beijing), 1995, p. 13. 49 Ibid, p. 13. 50 Ibid, p. 19-20. 51 Ibid. 52 Ibid, p. 53.

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tique sans distinction de genre, dans les faits, les femmes étaient très peu politisées et représentées dans le domaine politique. Au Parlement la représentation des femmes n’a jamais dépassé 17 % avant le génocide. Avant 1990, aucune femme n’avait été membre du gouvernement. En 1990, maigre avancée, puisque ces dernières ne comptaient que pour 5,26 % de l’exécutif rwandais. Parmi les trois ministres nommées après 1991, Agathe Uwilingiyimana, qui prit ses fonctions de Premier ministre en juillet 1993. Au niveau de l’administration locale même constat puisque les fonctions de bourgmestre ou de préfet étaient occupées uniquement par des hommes. En tant que citoyennes, peu de femmes exerçaient leur droit de vote, et le bulletin de celles qui avaient la possibilité de se rendre aux urnes était souvent lié à celui de leur mari voire imposé par ce dernier53. De surcroît la situation économique des Rwandaises était souvent très précaire. La législation en vigueur ne reconnaissait pas le droit de propriété aux femmes. Ces dernières ne bénéficiaient souvent pas directement des revenus de leur travail puisque celles-ci ne pouvaient posséder des terres. En outre, elles étaient également soumises à une discrimination plus informelle puisque leur accès au crédit était très limité, voire inexistant. Pour y accéder, celles-ci devaient avoir eu l’accord du mari ou du père. Le rapport gouvernemental cité précédemment précise également que les contraintes traditionnelles et juridiques imposées aux femmes par la société ont été aggravées par le fait que les femmes elles-mêmes ne connaissaient pas leurs droits et n’avaient donc pas le pouvoir de les faire respecter54. En outre avant 1994 le Rwanda était l’un des pays les plus pauvres du monde, la structure économique était organisée autour du secteur primaire et l’agriculture représentait environ 90 % de l’activité économique. La plupart des femmes travaillaient dans ce secteur, d’après les estimations elles effectuaient entre 65 à 70 % du travail agricole. La division du travail permettait ainsi aux hommes d’exercer des activités salariées, et les femmes qui s’occupaient des champs et/ou de l’élevage ainsi que des enfants et du foyer se retrouvaient ainsi marginalisées et sous-représentées dans le secteur privé55. À noter que le Code du commerce en vigueur à l’époque contenait une disposition stipulant qu’une femme ne pouvait exercer une activité commerciale ou un emploi sans l’autorisation de son mari. Ce même code interdisait le recrutement des femmes pour des emplois de nuit56. Les femmes étaient davantage présentes dans le secteur public puisque celles-ci représentaient environ 40 % des postes. Cependant, elles occupaient la plupart du temps des positions « subalternes » ou traditionnellement moins rémunérées dans l’administration, l’enseignement, ou dans le domaine social57. 53 54 55 56 57

Ibid, p. 20. Ibid. Les femmes ne représentaient qu’environ 15 % des emplois du secteur privé. À noter que le secteur privé était peu développé à l’époque (10 % des emplois). Réseau des femmes œuvrant pour le développent rural, Profil socio-économique de la femme rwandaise, Kigali, 1991, p. 47. NTAMPAKA, Charles, Ce que la femme et la fille rwandaise doivent savoir de leurs droits, Kigali : Haguruka, Association pour la défense des droits de la femme et de l’enfant, 1993, p. 12. Voir aussi article 121 du Code de l’emploi. Gouvernement du Rwanda, 1995, p. 14.

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Enfin, selon les chiffres officiels, une femme sur cinq était victime de violence domestique58. On peut d’ailleurs supposer que le nombre réel de femmes victimes d’abus était bien supérieur, les violences domestiques étant souvent sous-déclarées.

L’existence d’un « continuum » des violences sexuelles Même si ce livre a pour but d’analyser l’instrumentalisation du viol dans le contexte génocidaire, il est essentiel de rappeler le caractère structurel des violences sexuelles. En effet en temps de paix comme de guerre, les femmes sont victimes d’un système de domination masculine profondément ancré. Les formes de contrôle et de violence à leur égard sont diverses et présentes dans toutes les sphères de la société59. Selon les données de l’UNFPA, dans le monde au moins une femme sur trois a déjà été battue, contrainte à avoir des rapports sexuels ou maltraitée de quelque autre manière, le plus souvent par quelqu’un de sa connaissance et une femme sur cinq sera victime de viol ou de tentative de viol dans sa vie60. La systématisation des violences à l’égard des femmes en période de conflit prend racine dans ces soubassements, culturels, politiques et sociaux c’est-à-dire dans les inégalités et discriminations existantes en temps de paix61. Dans la littérature féministe la notion de « continuum » des violences a été développée afin des souligner le fait que les violences perpétrées contre les femmes en temps de guerre sont une exacerbation des inégalités préexistantes et que ces violences ne disparaissent pas « naturellement » après le conflit62. Ce concept sous-entend l’existence de difficultés communes rencontrées par les femmes dans différentes sociétés uniquement du fait de leur « condition » de femme, même si ces difficultés peuvent varier en fonction des sociétés, de la culture et de la période. Cependant, il est vrai qu’analyser les violences sexuelles commises pendant le génocide uniquement sous l’angle structurel est largement insuffisant puisque ces violences ont été instrumentalisées par les génocidaires et transformées en véritable arme d’extermination. C’est bien le caractère stratégique de l’usage de ces violences qui sera étudié ici.

58 Ibid, p. 70. 59 Voir STOUT Karen D., A continuum of male controls and violence against women a teaching model, Journal of Social Work Education, vol. 27, n° 3, 1991, p. 305‑319. Voir également la notion de « culture du viol » : Simonae, Expliquez-moi la culture du viol [en ligne], 2016. Page consultée le 7 août 2019, URL : https:// simonae.fr/militantisme/les-indispensables/expliquez-culture-du-viol/ 60 Fond des Nations unies pour la population (UNFPA), Violence basée sur le genre [en ligne], 2014. Page consultée le 7 mars 2019, URL < https://www.unfpa.org/fr/violence-bas%C3%A9e-sur-le-genre> 61 RICCI, Sandrine, 2014, p. 44. 62 Voir KELLY, Liz, The Continuum of Sexual Violence dans HAMMER Jalma, MAYNARD Mary, Women, Violence and Social Control, London : Palgrave Macmmillan, 1987, p. 44-60.

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PRÉSENTATION DE L’OBJET D’ÉTUDE

Les violences sexuelles Les violences sexuelles ou violences à caractère sexuel font partie d’une grande catégorie : les violences de genre. Selon les Nations unies, « la violence basée sur le genre est la violence dirigée spécifiquement contre un homme ou une femme du fait de son sexe ou qui affecte les femmes ou les hommes de façon disproportionnée63 ». En d’autres termes les violences de genre désignent tout acte perpétré contre la volonté d’une personne et fondé sur des normes sexo-spécifiques et des relations de pouvoir inégales. Ces violences sont protéiformes et peuvent être de nature physique, émotionnelle, psychologique ou sexuelle. Elles sont parfois insidieuses et peuvent se manifester par des menaces, de la coercition ou peuvent par exemple prendre la forme d’un refus d’accès à certaines ressources et certains services. Les femmes sont les principales victimes de ce type de violence, car, comme le soulignent les Nations unies, les rapports sociaux de genre sont la plupart du temps régis par une relation de pouvoir inégale dans laquelle les hommes ont un rôle social dominant. L’Organisation mondiale de la santé a défini les violences sexuelles comme étant « tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avance de nature sexuelle, ou acte visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité d’une personne en utilisant la coercition, commis par une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s’y limiter, le foyer et le travail 64 ». Ainsi la violence sexuelle est un terme général qui englobe toute violence, physique ou psychologique, exercée par des moyens sexuels ou ciblant la sexualité. Celle-ci peut se déployer sous diverses formes, elle comprend le harcèlement sexuel, le voyeurisme, les gestes obscènes, l’attentat à la pudeur, l’exploitation sexuelle, la grossesse ou la stérilisation forcée et enfin les agressions sexuelles dont le viol65. Le viol est un « rapport sexuel imposé à quelqu’un par la violence, obtenu par la contrainte et qui constitue pénalement un crime66 ». La notion de coercition est importante, elle peut être de nature physique via l’emploi de la force, mais également psychologique notamment par le recours à l’intimidation ou le chantage. Le viol implique l’absence de consentement. Attention, contrairement aux croyances populaires le défaut de consentement ne se limite pas à un refus explicitement exprimé à l’agresseur par la victime. Il existe des situations de viol où les victimes ne sont pas en état psychologique ou phy-

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Mission des Nations unies pour la stabilisation en République Démocratique du Congo, Genre et violence [en ligne], 2019. Page consultée le 1er août 2019, URL < https://monusco.unmissions.org/genre-et-violence> World Health Organization, Violence against women – Intimate partner and sexual violence against women, 2010. Université d’Ottawa, Violence sexuelle : soutien et prévention [en ligne], 2019. Page consultée le 3 mai 2019, URL : <https://www.uottawa.ca/violence-sexuelle-soutien-et-prevention/definitions> CNRTL, Viol [en ligne], 2012. Page consultée le 4 avril 2019, URL : <https://www.cnrtl.fr/definition/viol>.

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sique de verbaliser leur refus67. Dans ce livre, les termes « viol » et « violences sexuelles » sont tous deux utilisés. Par souci de simplification, les deux notions peuvent se comprendre de la même manière et être interchangées. Le mot « viol » doit ainsi être entendu dans son acceptation la plus large, c’est-à-dire non pas seulement comme étant un acte physique de pénétration perpétré sous la contrainte, mais comme englobant également les commentaires à caractère sexuel ou tout autre acte cité plus haut.

La notion de génocide Un génocide est l’extermination délibérée et systématique d’un groupe racial, politique ou culturel. Ce terme a été inventé en 1944 par un intellectuel juif polonais nommé Raphael Lemkin afin de qualifier l’Holocauste68. Il a construit ce mot en combinant le préfixe -géno issu du grec genos qui signifie gènes, race ou nation, avec le suffixe -cide du verbe latin caedere, « tuer ». Le terme a été employé pour la première fois par une instance internationale en 1945 à l’occasion de la mise en accusation des criminels nazis par le Tribunal militaire international à Nuremberg. En 1946 l’assemblée générale des Nations unies a désigné le génocide comme étant « le refus du droit à l’existence de groupes humains entiers, de même que l’homicide est le refus du droit à l’existence à un individu 69 ». En 1948, la notion est consacrée en droit pénal international lorsque les Nations unies définirent le génocide comme regroupant quelconque acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux70 ». Ces actes comprennent les meurtres de membres du groupe ciblé, les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique ou partielle, les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe et le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe71. Le génocide, au même titre que les actes de persécutions, les crimes de guerre aggravés, l’assassinat, la réduction en esclavage, l’extermination, la déportation ou tout acte inhumain perpétrés contre des populations civiles, fait partie de la grande catégorie des crimes contre l’Humanité définis par l’article 6 du statut Tribunal militaire international de Nuremberg comme étant des « actes inhumains et persécutions qui, au nom d’un État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique quelle que soit la forme

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Sur la notion de consentement, voir Une Vie, CRIAVS, Si je n’ai pas dit non est-ce que c’est un viol ? [en ligne], Page consultée le 2 mars 2019 https://consentement.info/video/si-jai-pas-dit-non-est-ce-quecest-un-viol/ LEMKIN Raphael, Axis rule in occupied Europe : laws of occupation, analysis of government, proposals for redress, Washington : Carnegie Endowment for International Peace, Division of International Law, 1944, p. 79. Assemblée générale des Nations unies, Résolution 96 (I), 1946. Voir Nations unies, Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 1948, article 2. Ibid.

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de leur opposition72 ». La particularité du crime de génocide comparé aux autres crimes contre l’Humanité est l’intention de détruire un groupe spécifique. Les violences ne sont pas uniquement des violences de masse perpétrées aveuglément contre des populations civiles. Dans le cas d’un génocide, l’identité ethnique, religieuse, sociale, politique des victimes est importante. Au Rwanda en 1994, les Tutsi ont été délibérément attaqués par les Hutu parce qu’ils appartenaient à un groupe « ennemi ». Ainsi, un génocide implique également l’existence d’une planification de l’extermination du groupe, souvent effectuée au sommet de l’État. Au Rwanda la destruction des Tutsi a été minutieusement organisée et exécutée par les autorités politiques Hutu. À ce jour, trois génocides ont été légalement reconnus internationalement : le génocide arménien commis par l’Empire ottoman en 1915-1916 et reconnu seulement en 1985 par les Nations unies ; le génocide des Juifs perpétré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale ; le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. L’extermination d’environ 8 000 musulmans en Bosnie en 1995 par les Serbes a été qualifiée en 2004 de « génocide » par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie même si celui-ci n’est pas reconnu légalement. À noter que l’utilisation du terme « génocide » fait l’objet de controverses. Depuis la Shoah, la labellisation de massacres ou tueries de masse en « génocide » a été le sujet de nombreux débats politiques et juridiques du fait de l’impact symbolique que ce mot représente et de la « charge émotionnelle » qui lui est souvent associée. Alors que ce terme est censé répondre à une définition juridique, celui-ci est souvent employé de manière abusive notamment sur la base de considérations morales. Au-delà de ces « dérives verbales73 », la question de la qualification des massacres ayant eu lieu au Cambodge de 1975 à 1979, des Kurdes en Irak dans les années 1980 ou au Kosovo, a été soulevée, même si pour l’instant aucun de ces événements n’a été reconnu comme génocide. Les violences sexuelles en temps de conflit armé

Reconnaissance internationale et principaux enjeux Le viol en temps de conflit armé n’est pas quelque chose de nouveau. Dès l’Antiquité, les Sabines ont été enlevées et violées par l’armée de Romulus. De la même manière, pendant les croisades ou les guerres napoléoniennes, des violences sexuelles furent également perpétrées sur le champ de bataille. Plus récemment des viols de masse ont été recensés au Vietnam, en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en République Centre Africaine, en République démocratique du Congo, en Syrie ou en Irak entre autres. Ainsi depuis toujours, les guerres ont été le théâtre de violences sexuelles. Cependant, pendant longtemps ces viols n’ont pas forcément retenu l’attention des gouvernements et de la communauté internationale, car ils avaient tendance à être considérés comme des « dommages collatéraux ». 72 73

Voir article 6 du statut du Tribunal de Nuremberg, février 1946. Réseau Canopé, Génocide, fiche notion, 2019.

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Comme l’a indiqué Rhonda Copelon, professeure de droit à l’université de New York, les viols étaient perçus comme des « avatars inévitables de la culture de guerre74 ». Ainsi, du fait de la non-reconnaissance juridique de ces violences en tant que crimes, celles-ci sont longtemps restées impunies. À titre d’exemple, alors qu’entre 1934 et 1945, plus de 200 000 femmes chinoises furent réduites à l’esclavage sexuel par les soldats de l’armée japonaise, appelées par la suite « les femmes de réconfort », le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (TMIEO) passa ces viols sous silence (à noter que les seuls cas où ces viols furent jugés comme crimes ont été lorsqu’ils furent accompagnés d’autres formes de violence)75. Cette impunité liée au viol est d’autant plus fréquente que celui-ci est l’un des crimes les moins déclarés par les victimes, ce qui en fait un « crime invisible 76 ». En effet, en raison de la honte, du traumatisme, du sentiment de culpabilité, de la crainte de représailles ou encore, dans certaines sociétés, de la peur d’être rejetées par leur communauté d’appartenance, les victimes ont tendance à se taire. Pour ces raisons, il est difficile aujourd’hui encore d’estimer le nombre réel de viols perpétrés pendant les conflits. Il est fort probable que les chiffres déjà alarmants collectés par les gouvernements, les associations ou les organisations internationales soient largement en deçà de la réalité. Il a finalement fallu attendre 1992 et les viols systématiques de femmes musulmanes en Bosnie-Herzégovine pour que le Conseil de Sécurité des Nations unies qualifie les viols de masse de « crime international ». Ce n’est qu’en 1993 que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) donna une traduction juridique à ces déclarations en désignant pour la première fois le crime de viol comme étant un « acte de torture » et l’esclavage sexuel comme étant un « crime contre l’Humanité ». Le TPIY fut la première juridiction internationale à poursuivre des auteurs de crimes sexuels. Au total près de la moitié des personnes condamnées par le TPIY furent déclarées coupables pour avoir commis des sévices sexuels77. La seconde avancée juridique significative a eu lieu le 2 septembre 1998 lorsque le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à l’occasion du jugement de Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de la commune de Taba, reconnut le viol comme « acte constitutif de génocide ». En effet, selon le TPIR, les viols commis au Rwanda répondaient à une volonté de détruire « tout » ou « une partie » d’un groupe, et 74 COPELON Rhonda, citée dans LANDESMAN Peter, Le viol comme méthode de génocide au Rwanda. Pauline Nyiramasuhuko, la barbarie au féminin [en ligne], Courrier international (trad.), 2003. Page consultée le 4 février 2019, URL < https://www.courrierinternational.com/article/2002/11/14/pauline-nyiramasuhuko la-barbarie-au-feminin> 75 Le TMIEO s’est tenu du 3 mai 1946 au 4 novembre 1948 à Tokyo et était composé des onze pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Cette instance a jugé les hauts dignitaires japonais. En réponse à l’absence de sanction du TMIEO, en 2000, plusieurs associations de victimes d’esclavage sexuel ont mis en place un Tribunal féministe inédit intitulé « Tribunal international pour les crimes de guerre concernant l’esclavage sexuel des femmes », afin de « juger » les crimes sexuels qui avaient été perpétrés par l’armée japonaise. 76 HIGONNET, Esther, Le Crime invisible [film documentaire], 2011. Ce film à travers des témoignages de victimes, s’intéresse aux viols de masse commis en toute impunité en Côte d’Ivoire durant la guerre civile entre 2002 et 2007. 77 Voir Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, arrêt Kunarac et consort, affaire n°IT-96-23/1-A, 2002.

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qu’ils constituaient également une atteinte grave à l’intégrité physique et mentale du groupe ciblé78. Ces décisions ont marqué une réelle avancée puisque les viols furent non seulement reconnus comme crimes, mais également comme armes de destruction en temps de guerre. Le caractère stratégique et organisé du recours à ce type de violences comme outil d’humiliation, de terreur ou d’épuration ethnique a été soulevé par les instances internationales. Enfin, il est important de souligner que ces viols sont un moyen d’affecter les victimes sur le court, mais également le long terme puisqu’ils ont d’importantes conséquences psychologiques, physiques (grossesses non désirées, sida, infections sexuellement transmissibles entre autres) et socio-économiques (voir partie 3). À noter que les femmes et les filles sont les premières victimes de ce type de crime même si des hommes et garçons peuvent également être touchés79.

Un objet d’étude relativement nouveau En raison de sa reconnaissance internationale tardive, les travaux de recherche liés au viol en temps de guerre ne se sont développés que relativement récemment. En effet ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 que sont parus les premiers travaux. Assez logiquement les premières publications ont émané des instances internationales onusiennes. Le Secrétariat général des Nations unies publia les premiers rapports suite aux procès et enquêtes effectués dans le cadre du TPIR et du TPIY80. À noter que ces publications étaient quasiment exclusivement de nature juridique. En 2004 fut finalement créé aux Nations unies le Bureau chargé de la question des violences sexuelles commises en période de conflit depuis, des travaux sont publiés presque chaque année sur le sujet. Depuis ces premiers écrits, les ONG ont eu un rôle clé dans l’avancée de la recherche sur le viol en temps de guerre. Le Comité international de la Croix-Rouge a publié en 2014 dans sa revue internationale, un rapport sur les violences sexuelles en temps de conflit afin de présenter les enjeux que celles-ci représentent en droit international et proposer des solutions pour combler les lacunes de la législation en vigueur81. En France l’ONG We are not weapons of war lutte contre l’utilisation des violences sexuelles comme armes de guerre et a créé un centre d’expertise qui a pour vocation de fournir un travail permanent de veille sur les violences sexuelles. D’autres organisations comme la Fédération Internationale des 78 Tribunal pénal international pour le Rwanda, Chambre 1, Le procureur contre Jean-Paul AKAYESU, affaire n° ICTR-96-4-T, 1998. 79 On a par exemple rapporté un nombre important de violences sexuelles perpétrées contre les hommes et garçons en Syrie et Libye. 80 Voir notamment Rapport du Secrétariat général, Viols et sévices dont les femmes sont victimes dans les zones de conflit armé de l’ex-Yougoslavie, 1997. Voir aussi Conseil économique et social, Rapport final sur le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques analogues à l’esclavage en période de conflit armé, 1998. 81 CICR, GAGGIOLI Gloria, Les violences sexuelles dans les conflits armés : une violation du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme, Revue internationale de la croix rouge, vol. 96, 2014.

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ligues des droits de l’Homme ainsi qu’Amnesty International ont également l’habitude de publier des travaux sur le sujet. En 2018, le prix Nobel de la paix fut décerné à Denis Mukwege. Surnommé « l’homme qui répare les femmes », ce médecin œuvre depuis plus de vingt ans pour dénoncer l’instrumentalisation des violences sexuelles et accompagner les victimes à l’aide de sa fondation. Ce dernier a publié plusieurs ouvrages et articles éclairants sur les violences perpétrées en République Démocratique du Congo. De plus, le parcours du docteur Mukwege a inspiré un ouvrage collectif intitulé Le viol, une arme de terreur : dans le sillage du combat du docteur Mukwege paru en 2015. Cet ouvrage met en lumière la nature stratégique du recours au viol dans le cadre de conflits armés82. Au sujet des viols de masse en RDC, le Réseau des Femmes pour la Défense des Droits et la Paix a d’ailleurs publié en 2004 l’ouvrage intitulé Le corps des femmes comme champ de bataille durant la guerre en RDC qui a également été une contribution importante83. Parmi la littérature francophone traitant du génocide des Tutsi, on peut notamment noter les travaux de Colette Braeckman, André Guichaoua, Florent Piton, Hélène Dumas, Stéphane Audoin-Rouzeau entre autres84. Ces ouvrages généraux évoquent tous les viols de masse ayant été commis en 1994. L’étude minutieuse menée par Jean-Pierre Chrétien dans son livre intitulé « Rwanda, les médias du génocide85 » fait figure de référence sur le rôle de la propagande. Il convient cependant de noter qu’il existe encore peu de travaux universitaires spécifiquement consacrés aux violences sexuelles pendant le génocide des Tutsi et ceci est d’autant plus vrai dans la sphère francophone. L’ouvrage de la Québécoise Sandrine Ricci intitulé Avant de les tuer, vous devez les violer86, ainsi que la thèse du Belge Patrick Rwagatare87, sont les deux contributions les plus complètes à ce sujet. On peut également souligner l’intéressant travail de recherche de la Française Claudine Vidal sur les représentations collectives et « l’imaginaire » du génocide, ainsi que l’ouvrage SurVivantes d’Esther Mujawayo, elle-même rescapée du génocide devenue thérapeute. Elle y raconte à travers des témoignages, les destructions physiques et psychiques causées par le génocide et le long parcours de reconstruction des femmes. Enfin, parmi la littérature anglophone on peut entre autres citer les travaux de Christopher Taylor et son livre Terreur et sacrifice88 ; 82 BOFANE, Jean et al., Le viol, une arme de terreur : dans le sillage du combat du docteur Mukwege, Bruxelles : GRIP, Mardaga Fédération Wallonie-Bruxelles, Démocratie et barbarie, 2015, p. 160. 83 Réseau des Femmes pour un Développement Associatif, Le Réseau des Femmes pour la Défense des Droits et la Paix, International Alert, Le corps des femmes comme champ de bataille durant la guerre en République démocratique du Congo, Violences sexuelles contre les femmes et les filles au Sud-Kivu (1996 2003), 2004, 74 p. 84 Voir bibliographie. 85 CHRÉTIEN Jean-Pierre, Rwanda, les médias du génocide, Nouv. éd. rev. et augm., Paris, Karthala, 2000. 86 RICCI, Sandrine, 2014. 87 RWAGATARE Patrick, Traumatisme et féminité : expériences vécues par les femmes victimes de viol lors du génocide des Tutsi au Rwanda, Louvain : Université Catholique de Louvain, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, 2017. 88 TAYLOR, Christopher Charles, Terreur et sacrifice : une approche anthropologique du génocide rwandais, Jean-François BARÉ (trad.), Toulouse : Octarès, 2000, 234 p.

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Georgina Holmes, qui s’est intéressée au rôle des médias et aux représentations collectives ayant contribué à l’éclatement des violences à l’encontre des femmes Tutsi 89 ; et également la contribution de Sherry L. Russel-Brown avec son ouvrage Rape as an Act of Genocide publié en 200390. LE VIOL COMME « ARME DE GÉNOCIDE » : PROBLÉMATISATION ET ANNONCE DE PLAN Les objectifs principaux de ce livre ont déjà été énoncés en début d’introduction, mais il semble important d’apporter quelques précisions. Ce travail est intitulé « Rwanda 1994 et instrumentalisation du corps des femmes : le viol comme arme de génocide ». Chacun de ces mots est important. L’intérêt ici n’est pas uniquement de faire un constat, de montrer qu’il y a eu des viols en temps de conflit armé comme cela a malheureusement souvent été le cas au cours de l’Histoire, mais bien d’analyser l’utilisation de ces viols comme armes d’épuration ethnique. En effet au Rwanda ces violences n’ont pas seulement été commises dans le contexte de la guerre opposant le FPR et l’armée gouvernementale, mais elles ont été exécutées dans le cadre d’un génocide et donc d’une stratégie de destruction d’un peuple cible. Pour cette raison l’attention sera portée sur les violences sexuelles commises contre les Tutsi par les extrémistes Hutu et non sur celles perpétrées par le FPR. Il y a effectivement eu des exactions massives commises par le FPR sur les populations Hutu dans le cadre de sa reconquête et après sa victoire, toutefois ces crimes n’ont pas été des actes de génocide. Le « double génocide » n’a jamais existé91. Le FPR n’a pas eu l’intention d’exterminer les 85 % de la population rwandaise Hutu de l’époque. Il est évidemment important de reconnaître ces crimes et les victimes, mais ce travail n’aura pas pour but d’alimenter les thèses révisionnistes ou négationnistes. Deuxièmement ce livre a pour but de mettre en lumière « l’expérience féminine » du génocide et tentera d’interroger les spécificités des violences sexuelles perpétrées contre les femmes Tutsi. Ces dernières ont été attaquées doublement du fait de leur « ethnie », mais également de leur sexe. Il ne s’agit pas de nier l’existence des viols commis à l’encontre des hommes et des garçons, mais les femmes et filles ont été disproportionnellement et systématiquement ciblées par ce type de violence. Enfin d’un point de vue méthodologique, face à la complexité du sujet, ce travail a été construit selon une approche pluridisciplinaire, mêlant science politique, histoire et anthropologie. Divers types de sources ont été utilisés : rapports, articles universitaires, 89 90 91

HOLMES Georgina, Women and War in Rwanda: Gender, Media and the Representation of Genocide, London, New york : I.B.Tauris, 2014, 344 p. RUSSELL-BROWN Sherrie L., Rape as an Act of Genocide, Berkeley Journal of International Law, vol. 21, n° 2, 2003. La thèse du « double génocide » a été développée parmi les proches de l’ancien régime pour qualifier les crimes du FPR, notamment ceux perpétrés au Zaïre en 1996 à l’encontre des réfugiés Hutu. Des personnalités politiques telles que Pierre Péan ou François Mitterrand ont également alimenté cette thèse.

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articles de presse, ouvrages, films documentaires, enregistrements audio, et entretiens. Pour finir, les témoignages des victimes provenant de ces différents supports ont considérablement nourri la construction de ce travail. Une place particulière leur a été accordée puisqu’ils seront présents tout au long du développement.

Pour résumer, l’objectif est de proposer des éléments de réponse à la question suivante : de quelle manière les violences sexuelles perpétrées contre les femmes au Rwanda en 1994 se sont inscrites dans la stratégie génocidaire ? Pour mener à bien cette réflexion, le livre sera divisé en trois parties. Dans un premier temps il s’agira d’analyser comment ces violences ont été encouragées et stratégiquement mises à l’agenda par un État génocidaire qui s’est appuyé sur une propagande extrémiste. En d’autres mots nous nous intéresserons à la façon dont les viols ont été promus et soutenus « d’en haut » c’est-à-dire par le pouvoir en place et les médias que celui-ci contrôlait. Dans un second temps, au-delà des incitations politiques et médiatiques, nous verrons quels ont été les modes d’action des bourreaux sur le terrain. Le but sera d’interroger les formes qu’ont prises les violences sexuelles afin de les mettre en lien avec les objectifs recherchés dans le cadre du processus génocidaire. Enfin, la troisième partie sera consacrée aux conséquences du viol. Il s’agira de montrer que le génocide s’inscrit sur le temps long pour les victimes et que l’extermination des femmes Tutsi ne s’est pas arrêtée en 1994. Les violences sexuelles qu’elles ont subies ont continué de les affecter, de les détruire physiquement, psychologiquement et socio-économiquement après l’arrêt des combats. La fin du développement sera dédiée au processus de reconstruction et à la manière dont certaines rescapées sont parvenues, du moins partiellement, à sortir du « cycle de la violence » liée au viol.

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Des violences sexuelles « sous contrôle » politicomédiatique


CHAPITRE

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Présentation des principaux « médias de la haine »


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La première partie de ce travail est consacrée à la question suivante : dans quelle mesure les violences sexuelles perpétrées pendant le génocide contre les femmes majoritairement Tutsi ont été contrôlées « d’en haut », c’est-à-dire ordonnées par les autorités politiques et favorisées par la propagande extrémiste ? L’idée qui doit émerger de cette partie est que les violences sexuelles n’ont pas « éclaté de nulle part » de manière désordonnée au moment du déclenchement du génocide, qu’elles n’ont pas simplement été le fruit de « pulsions masculines » hors de contrôle, mais au contraire qu’elles ont été des violences « sous contrôle » politique, planifiées par un État criminel. L’accent sera mis sur le rôle que les médias génocidaires, en lien étroit avec le gouvernement, ont joué dans la « construction » de l’ennemi Tutsi et surtout dans la diabolisation des femmes les années précédant le génocide. Ces images et messages haineux diffusés à l’encontre des femmes Tutsi avant avril 1994 ont eu un impact conséquent sur les violences dont elles ont été victimes pendant le génocide. On s’intéressera également aux injonctions de certains officiels et membres du gouvernement à commettre des viols pendant le génocide.

« Pendant le génocide, les journalistes devaient travailler de la même manière que les militaires ou les milices92. » Valérie Bemeriki, ex-journaliste et animatrice à la Radio-télévision libre des mille collines, 2014. Les médias, et en particulier RTLM (la Radio-télévision libre des mille collines) et le journal Kangura ont eu un rôle décisif avant et pendant le génocide93. Largement contrôlés et instrumentalisés par les membres du « Hutu power 94 », ils ont été les principaux canaux par lesquels était diffusée quotidiennement la propagande anti Tutsi. La presse extrémiste s’est largement développée au début des années 1990 suite à la libéralisation des médias. Celle-ci a contribué à construire la « langue du crime » en désignant par exemple les Tutsi comme étant des « inyenzi » (« cafards »), dangereux pour le peuple Hutu majoritaire, devant par conséquent être exterminés. Sans pour autant limiter le déclenchement d’un phénomène complexe tel que le génocide au poids de la propagande, il convient de 92 93 94

Propos recueillis par Jérémy FREY et Mehdi BA dans le cadre de leur film documentaire 7 jours à Kigali la semaine où le Rwanda a basculé. À noter que Valérie Bémeriki a été incarcérée à perpétuité en 1999. BA, Mehdi, FREY, Jérémy. 7 jours à Kigali, la semaine où le Rwanda a basculé. [documentaire en ligne]. Paris : Ladybirds films, 2014. Page consultée le 7 juin 2019, URL : <http://www.ladybirdsfilms.fr/7-joursa-kigali-la-semaine-ou-le-rwanda-a-bascule-doc/> À propos du rôle des médias, voir l’ouvrage de Jean-Pierre Chrétien. CHRÉTIEN, Jean-Pierre. Rwanda, les médias du génocide. Nouv. éd. rev. et augm. Paris : Karthala, 2000, p. 397 L’expression « Hutu power » en français « pouvoir aux Hutu » est utilisée pour désigner le mouvement idéologique qui rassemblait les militants extrémistes Hutu partisans d’un violent nationalisme ethnique. La plupart des membres du gouvernement et du gouvernement intérimaire en ont fait partie notamment l’entourage du président Habyarimana. Ce mouvement aurait été formé en avril 1993 durant la guerre civile suite à une offensive du Front patriotique Rwandais qui a mis en échec l’armée gouvernementale.

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souligner que les mots arment les populations, qu’ils constituent un préalable au passage à la violence et que la désignation d’un ennemi collectif par des médias populaires tels que RTLM ou le journal Kangura a permis de façonner les esprits et les représentations collectives. INCITATION À LA HAINE ET PRESSE ÉCRITE : L’EXEMPLE DE KANGURA MAGAZINE Naissance de Kangura Magazine L’année 1990 marqua un véritable tournant en matière de pluralisme médiatique et fut en quelque sorte le « printemps de la presse » extrémiste au Rwanda. L’historien Jean-Pierre Chrétien explique cela par le fait que le gouvernement Hutu, désireux de faire entendre sa voix au sein de sa population et asseoir son autorité dans un contexte de guerre, a délibérément favorisé l’apparition de ces nouveaux médias95. Leur mise en concurrence a participé à l’escalade de la violence dans le milieu médiatique. La haine ethnique devenant un véritable « fonds de commerce », 42 nouveaux médias sont apparus en un an, entre fin 1990 et fin 199196, une grande partie d’entre eux ne faisaient généralement que relayer le discours officiel, certains furent même créés et dirigés par des membres du MRND parti unique, parmi eux le journal Écho des mille collines dont le fondateur est Thomas Kabonabake l’un des membres les plus radicaux du parti du président. Parmi ces journaux extrémistes, le périodique Kangura Magazine faisait figure de référence. Qualifié de « journal semi-officiel de la haine97 », Kangura a vu le jour en mai 1990 sous la direction de Hassan Ngeze. La création de ce périodique a en grande partie été provoquée en réponse aux publications du journal Kanguka, bimensuel lancé entre 1987 et 198998 par Valens Kajeguhakwa, homme d’affaires rwandais membre de l’« akazu99 », cercle proche du président Juvénal Habyarimana. Même si Valens Kajeguhakwa faisait à l’origine partie de l’entourage du président, la ligne éditoriale de son journal Kanguka était celle d’un journal libre et engagé. En effet, en plus de l’actualité et des faits divers, on pouvait y 95 96 97 98 99

Au lendemain du déclenchement de la guerre, suite à l’offensive du FPR, les médias furent tout d’abord soumis à la censure du gouvernement pendant quelques semaines. Cependant sous la pression de la communauté internationale et des rédactions locales et face aux informations compromettantes circulant à propos des méthodes autoritaires et arbitraires employées par le gouvernement d’Habyarimana durant le conflit à savoir exécutions sommaires, disparitions mystérieuses, multiples arrestations de journalistes, le président finit par céder et lever la censure. CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 2000, p. 45. Ibid, p. 25 Concernant la date exacte d’apparition, Jean-François Dupaquier indique que Kanguka a été créé en 1987 tandis que Jean-Pierre CHRÉTIEN affirme que le périodique serait apparu en 1989. DUPAQUIER JeanFrançois, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda : chronique d’une désinformation, Paris : Karthala, 2014, 478 p. Le terme « akazu » en kinyarwanda langue nationale, était utilisé à l’époque pour désigner les personnes faisant partie du cercle proche du président Juvénal Habyarimana. On peut traduire cette expression en français par « maisonnée du président » ou « premier cercle ».

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retrouver des articles critiquant la politique du gouvernement en abordant des thématiques telles que les inégalités, la gestion des réfugiés, l’accaparement des richesses par une élite, et alertant les citoyens sur la proximité qu’il pouvait exister à l’époque entre le public et le privé. Ces parutions, évidemment mal reçues par l’akazu ont conduit à l’arrestation du rédacteur en chef de Kangura, Vincent Rwabukisi, par le Service Central du renseignement. Il fut condamné le 22 octobre 1990 à 17 ans d’emprisonnement100. C’est dans ce contexte qu’est né, en mai 1990, Kangura Magazine. « Kangura » signifie en kinywarwanda « réveille-le » (sous-entendu : « réveiller » le peuple Hutu). Ce nom a été choisi en réponse aux articles dénonciateurs de son presque homologue Kanguka qui peut se traduire par « réveille-toi » et qui s’adressait au peuple rwandais dans son ensemble.

Kangura, un journal de propagande au service de l’akazu Les liens qui pouvaient exister entre le magazine Kangura et le pouvoir en place ont aujourd’hui clairement été établis. Kangura a été créé à l’initiative des proches du président notamment sa femme Agathe Habyarimana. Jean-Pierre Chrétien souligne que son lancement aurait largement été financé par des fonds publics émanant notamment du service de renseignement du président101. L’épouse du président aurait décidé de rassembler un petit groupe d’individus proches de la famille tels que : Séraphin Rwabukumba, le colonel Bagosora, et l’universitaire Ferdinand Nahimana, président de l’Office rwandais d’information qui, selon Chrétien, était l’une des principales « têtes pensantes du régime102 ». Hassan Ngeze originaire, comme le président, de la préfecture de Gisenyi103 fut placé à la tête de Kangura104. Il avait pour rôle de relayer la propagande étatique. Chrétien rapporte qu’en réalité ce n’était pas Ngeze qui avait la main sur ce qui était publié, mais l’épouse du président et son entourage. Janvier Afrika, ex-journaliste, témoigne : « C’était Nduwayezu, directeur général du Service central de renseignement à la présidence, qui contrôlait le contenu des articles avant publication, il était assisté du capitaine Simbikangwa qui relisait également105. »

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Même si Rwabukisi a finalement été relâché en mai 1991 suite à une amnistie générale octroyée aux journalistes par le gouvernement souhaitant se donner une nouvelle image, son interpellation marqua l’arrêt des publications du magazine Kanguka. Par la suite le journal peina à retrouver son lectorat. CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 2000, p. 25. CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 2000, p. 27. La préfecture de Gisenyi est située au nord du lac Kivu. Ngeze, ancien cordonnier puis vendeur de tickets dans les transports publics, est arrivé dans le milieu de la presse un peu par hasard. Repéré par Valens Kajeguhakwa, Ngeze a d’abord travaillé pour Kanguka au poste de responsable local de la rédaction dans la préfecture de Gisenyi. Il a ensuite été recruté par l’entourage du président pour fonder Kangura. Janvier Afrika journaliste et ancien informateur officiel cité dans CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 2000, p. 27.

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Figure 1 - « Une » de Kangura magazine, n° 26, novembre 1991.

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À noter également qu’Hassan Ngeze a organisé les massacres perpétrés en 1991 à Mutura, commune située dans sa préfecture natale, en finançant et armant les miliciens106. Le périodique Kangura adopta ainsi rapidement un ton extrémiste et fut avant et pendant le génocide l’un des principaux vecteurs de la haine ethnique107. C’est ainsi qu’entre mai 1990 et mai 1995 sont parus dans le journal des dizaines de caricatures, et articles souvent diffamatoires à l’encontre des Tutsi et des Hutu modérés. Les rédacteurs n’hésitèrent pas à publier des listes « d’ennemis d’état », présumés complices du FPR. Le journal avait pour but de « réveiller les consciences » Hutu face au « danger » que représentaient les Tutsi. La Une du numéro 26 datant de novembre 1991108 apparaît être une parfaite illustration de l’esprit du journal. Exprimant une certaine nostalgie des années révolutionnaires, on peut y voir au centre le portrait imposant de Grégoire Kayibanda qui fut le premier président Hutu élu le 1er juillet 1962. Sur cette même Une est représentée une machette avec la légende suivante : « Quelles armes prendrons-nous pour vaincre définitivement les inyenzi (les cafards) ?109 » (voir fig. 1). Les appels à la haine du journal Kangura se faisaient en toute impunité, encouragés par les pouvoirs publics. Le journal s’est d’ailleurs doté en 1992 d’une version internationale dont les articles étaient principalement à destination de la population vivant au Burundi, pays voisin. Cette version a été créée principalement dans le but de nourrir l’extrémisme anti-Tutsi hors des frontières110. Le journal a été également à l’origine des « Dix Commandements des Bahutu » publié en décembre 1990. Des recommandations concernant l’attitude que les Hutu « devaient » adopter envers les Tutsi et particulièrement les femmes Tutsi furent compilées dans ce décalogue raciste (voir 2.3).

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Hassan Ngeze fut condamné par la chambre d’appel le 28 novembre 2007 à 35 ans d’emprisonnement pour crime contre l’Humanité, pour avoir aidé et encouragé le génocide dans la préfecture de Gisenyi et incité directement et publiquement l’exécution du génocide à travers son journal Kangura en 1994. Trial international, Hassan Ngeze [en ligne], 2016. Page consultée le 9 juillet 2019. < https://trialinternational.org/fr/latest-post/hassan-ngeze/ > Kangura était le journal extrémiste au service de l’akazu le plus populaire, mais il n’était pas le seul. En 1991 par exemple a été créé Umurava magazine. Janvier Afrika cité précédemment a travaillé pour ce média et selon ses dires Umurava aurait été créé par un petit comité réunissant le président de la République Juvénal Habyarimana, Ferdinand Nahimana président de l’Office rwandais de l’information, le ministre de l’Industrie Joseph Nizrorera ministre de l’Industrie et ancien secrétaire général du MRND et Séraphin Rwabukumba l’un des beaux-frères du président entre autres. Voir Janvier Afrika cité dans Jean Pierre CHRÉTIEN 2000, p. 43. Voir figure 1. Traduit du Kinyarwanda. Mémorial de la Shoah, Comprendre l’événement, la figure de l’ennemi et le projet de génocide [en ligne] Page consultée le 9 juillet 2019, URL : <http://www.memorialdelashoah.org/ rwanda/fiches/couverture-journal-extremiste-fiche231.html > À l’époque le Burundi était également traversé par un conflit interethnique entre les Hutu majoritaires et les Tutsi minoritaires, mais à l’inverse du Rwanda, les Tutsi détenaient le pouvoir. En 1972-1973 et en 1988, les Hutu ont été victimes de massacres orchestrés par le gouvernement Tutsi. En 1993, à l’issue des premières élections libres depuis l’indépendance le leader Hutu Melchior Ndadaye fut élu à la tête du pays. Ce dernier fut assassiné à l’occasion d’un coup d’État de l’armée essentiellement Tutsi. Cet assassinat marqua le point de départ de la guerre civile burundaise qui s’acheva difficilement au début des années 2000 suite à la signature de plusieurs accords de paix.

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RTLM, LA RADIO-TÉLÉVISION LIBRE DES MILLE COLLINES : UNE RADIO EXTRÉMISTE, POPULISTE, ET POPULAIRE Création de la RTLM, radio « indépendante » et rurale La presse écrite n’a pas été le seul canal par lequel fut véhiculée la propagande anti-Tutsi. La radio a également eu un rôle crucial. Les ondes meurtrières de la RTLM, Radio-télévision libre des mille collines, ont activement encouragé le génocide. Afin de mieux comprendre l’impact des messages diffusés par la RTLM il convient de rappeler le contexte dans lequel s’est inscrite cette propagande. Jean-Pierre Chrétien souligne qu’à la fin des années 1980, 415 000 postes radio se trouvaient au Rwanda soit 1 pour treize habitants contre 1 pour 120 habitants en 1970 et la télévision était peu accessible et réservée aux ménages les plus aisés. Dans un pays très largement rural, la radio était devenue l’outil de communication privilégié largement investi par les autorités publiques afin de s’adresser à la population rwandaise vivant sur les collines111. Le pouvoir de la radio était d’autant plus grand que les messages racistes étaient adressés à une population accordant un respect « quasi sacré envers la voix des autorités112 ». À noter que cette propagande a été menée à un moment où les Rwandais étaient peu alphabétisés et scolarisés, dans un contexte économique difficile (le Rwanda étant avant 1994 l’un des pays les plus pauvres du monde) et dans un climat de peur causé par la guerre civile, et entretenu par les médias. C’est dans ce contexte qu’est apparue en juillet 1993113 la Radio-télévision libre des mille collines qui émit dans tout le pays à partir de l’automne 1993. RTLM a été fondée par l’ancien directeur de l’Orinfor Ferdinand Nahimana, l’un des hommes ayant participé à la création du journal Kangura quelques semaines auparavant. Historien de formation, ce dernier a soutenu une thèse en 1986 basée sur le concept de « nation Hutu », thèse qui servira par la suite à l’idéologie de l’« Hutuisme114 ». Hervé Deguine, spécialiste des études africaines et journaliste à Reporter sans frontières entre 1993 et 1996, a publié en 2010 une enquête sur la personnalité de Nahimana et n’a pas hésité à qualifier ce dernier « d’idéologue du génocide115 ». En 1990 Nahimana fut nommé directeur de l’Orinfor suite à l’évincement de son prédécesseur Christophe Mfizi et devint par la même occasion responsable de la radio publique Radio Rwanda, écoutée massivement à l’époque. Toutefois, ce dernier fut renvoyé après que Radio Rwanda ait, le 3 mars 1992, diffusé un document (qui s’est avéré être faux) émanant d’un certain « groupe de défense 111 CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 2000, p. 57. 112 Ibid, p. 56. 113 Ibid, p. 67 CHRETIEN précise que les statuts de RTLM ont été déposés chez le notaire le 8 avril 1993, même si les premières émissions datent de juillet 1993. 114 En novembre 1986 Ferdinand Nahimana a soutenu une thèse intitulée Les royaumes Hutu du Rwanda précolonial à l’université Paris IV. Il prolongea sa thèse dans un ouvrage paru en 1993 chez l’Harmattan intitulé Le Rwanda, émergence d’un État. Voir Ferdinand Nahimana, Le Rwanda. Émergence d’un État, L’Harmattan, 1993. 115 Voir DEGUINE, Hervé, Un idéologue dans le génocide rwandais : enquête sur Ferdinand Nahimana, Paris : Fayard/Mille et une nuits, 2010, 356 p.

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des droits de l’homme » et contenant une liste de personnalités Hutu prétendument visées par « d’imminentes » attaques du FPR. Dès le lendemain de cette parution, les Tutsi furent victimes de violences dans la région du Bugesera. La FIDH, Fédération internationale des droits de l’Homme, a d’ailleurs révélé, à la suite d’une enquête menée en janvier 1993, l’existence d’un véritable complot mêlant Radio Rwanda aux extrémistes Hutu116. La responsabilité de Nahimana a tout de suite été mise en cause par la communauté internationale et les opposants politiques qui dénoncèrent la diffusion inacceptable de ce document appelant à la haine ethnique et diffusé sur une radio publique. Nahimana accablé et humilié fut ainsi limogé, mais très vite, ce dernier revint sur le devant de la scène avec la création d’une nouvelle radio privée : la RTLM. Dès le lendemain de sa création, la RTLM suscita l’engouement général et rencontra très vite un franc succès auprès des auditeurs. Ses fondateurs présentaient volontiers la RTLM comme étant une radio rurale et populaire. La nécessité de création d’une radio libre et rurale avait d’ailleurs été évoquée à plusieurs reprises les mois précédant la naissance de la RTLM, notamment lors de la conférence du 22 janvier 1992 regroupant différents acteurs du milieu agricole. Joseph Ntamuhungiro, journaliste pour la revue Dialogue présent lors de la réunion, avait d’ailleurs indiqué dans un compte rendu qu’il était « impérieux que le monde rural dispose de ses propres moyens d’information (…) » et que parmi ceux-ci la radio jouait « un rôle de premier plan afin de permettre, enfin, à la “vérité villageoise” d’éclater au grand jour. Sans passer par le filtre des intermédiaires117 ». C’est ainsi qu’est née la RTLM également surnommée « radio machette ». À partir de 1993, et pendant toute la durée du génocide, les journalistes vont, de jour comme de nuit, diffuser des messages haineux et violents, prenant pour cibles les Tutsi présentés comme des ennemis de l’intérieur. Convergence entre la RTLM et le « Hutu power » Les responsables de la RTLM ont rapidement réussi à toucher un public large en mettant en place une stratégie de communication visant à créer une certaine proximité avec les auditeurs. Le ton utilisé tranchait avec l’extrême cruauté du contenu diffusé. En effet, tout en appelant les Hutu à « couper118 » leurs voisins à l’aide de machettes et en diffusant des listes de personnes à abattre, les animateurs avaient pour habitude d’employer un ton jovial et de rire à l’antenne, le tout sur un fond de musique dansante, souvent zaïroise, très appréciée à l’époque. Des chants extrémistes et autres jingles entêtants étaient passés 116 117 118

Dans son rapport publié le 8 mars 1993 la FIDH indiqua que « les massacres qui ont endeuillé le Rwanda depuis son entrée en guerre au mois d’octobre 1990 n’ont jamais été le fruit du hasard ni de mouvement “spontanés” de la population ou d’une partie de celle-ci à l’égard d’une autre. […] L’on a l’impression qu’il existe une “main” ou plusieurs qui maîtrisent la genèse et le déroulement de ces tristes événements ». Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, Commission internationale d’enquête sur les violations massives et systématiques des droits de l’homme depuis le 1er octobre 1990, Rwanda., Lettre hebdomadaire de la FIDH, n° 168, 1993. Joseph Ntamuhungiro cité par Jean-Pierre Chrétien, 2000. p. 63. Le terme « couper » était utilisé pendant le génocide comme synonyme du mot « tuer ».

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en boucle. Le kinyarwanda, langue nationale, était la langue de diffusion privilégiée et préférée au français. Les journalistes à l’antenne n’hésitaient pas à quotidiennement qualifier les Tutsi d’inyenzi, « cafards ». Ils avaient également recours à la méthode classique de « l’accusation en miroir » en accusant les Tutsi de crimes que les génocidaires s’apprêtaient à commettre à leur encontre119. Ainsi, du fait de sa popularité, la RTLM était un instrument puissant aux mains des autorités. À l’instar de Kangura l’objectif de la RTLM était clair : diffuser l’idéologie meurtrière du « Hutu power », mobiliser les troupes et galvaniser les Hutu face à un ennemi commun, les Tutsi. Même si sur le papier la RTLM était un média indépendant et privé, elle était en réalité largement au service de l’akazu avant le génocide, puis pilotée par le gouvernement de transition pendant le génocide. Ce lien étroit entre la RTLM et l’élite Hutu est d’autant plus évident lorsqu’on s’intéresse au financement de la radio. La RTLM comptait parmi ses principaux actionnaires le président Habyarimana lui-même, ainsi que les deux fondateurs de la radio : Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Bayaragwiza. Le dernier cité fut le directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères et fut à l’origine de la création du CDR, parti de la coalition pour la défense de la République, l’un des partis Hutu les plus extrémistes. Parmi la cinquantaine d’actionnaires se trouvaient également des membres gradés de l’armée, des banquiers, des ministres, des intellectuels et des journalistes, entre autres120. On peut enfin noter les connexions qui existaient entre la presse écrite et la radio à l’époque. Kangura et la RTLM tous deux médias extrémistes, financés et soutenus par les mêmes acteurs n’ont pas hésité à allier leurs forces pour promouvoir leur idéologie commune. En juillet 1993, la RTLM fut mise à l’honneur dans le numéro 46 du journal Kangura121. Dans cette édition, les journalistes de Kangura renommèrent la RTLM en : « radio-télévision des défenseurs de la République ». L’alliance de ces deux puissants médias a été un atout précieux pour les partisans du génocide. Cette entrée en matière avait pour but de présenter les principaux médias extrémistes et leurs liens avec le pouvoir, en particulier la RTLM et Kangura Magazine, qui ont joué un rôle important dans l’exécution du génocide. Les messages véhiculés avaient pour but de favoriser l’éclatement de la violence contre les Tutsi, et les femmes ont été particulièrement visées par cette propagande perverse. C’est ainsi qu’après avoir présenté les canaux de diffusion de l’idéologie génocidaire, que l’on peut comparer de manière imagée à des « contenants » de la violence, la partie suivante sera plus précisément consacrée au contenu des messages diffusés à l’encontre des femmes Tutsi.

119 En 2003, plusieurs journalistes et dirigeants de la RTLM ont été condamnés en 2003 pour génocide et incitation au génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. 120 Voir MELVERN, Linda, Complicités de génocide : Comment le monde a trahi le Rwanda (trad. BA Mehdi), Paris : Karthala, 2010, p. 125-131. Nous pouvons aussi noter le fait que de nombreux journalistes en poste à la radio publique Radio Rwanda furent recrutés par la suite par la RTLM. Par exemple, Jean-Baptiste Bamwanga et Robert Simba ont tous deux travaillé à Radio Rwanda avant de rejoindre l’équipe de la RTLM. Valérie Bemeriki elle, était journaliste au « Umurwanshyaka » organe de presse du parti unique MRND. 121 Kangura Magazine n° 46, juillet 1993. CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 2000, p. 55.

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Cet ouvrage est publié dans le cadre du Prix du Mémoire de Sciences Po Lyon et constitue le second volume de la Collection Sciences Po Lyon. Le texte est issu du travail rédigé par Aloïs Yé dans le cadre du séminaire de « Idéologies et formes de la brutalisation », sous la direction d’Emmanuel Taïeb et soutenu le 5 septembre 2019. La même année, un Prix spécial du jury a également été décerné à Ali Choukroun, pour son mémoire intitulé « Ajustement culturel et orientalisme inversé : une socio-histoire des missions scolaires égyptiennes envoyées en France (1826-1849) », préparé dans le cadre du séminaire « Histoire politique des XIXe et XXe siècles », sous la direction de Gilles Vergnon.

ÉDITION Libel, Lyon www.editions-libel.fr

CONCEPTION GRAPHIQUE Frédéric Mille PHOTOGRAVURE Résolution HD IMPRESSION Ulzama Digital Dépôt légal : janvier 2022 ISBN : 978-2-491924-09-6

REMERCIEMENTS Je souhaite tout d’abord adresser mes remerciements à ma famille et à mes ami·e·s pour m’avoir apporté leur soutien tout au long de l’élaboration de mon mémoire. Un grand merci à Gloria, ainsi qu’à toutes les personnes que j’ai eu la chance d’écouter et qui m’ont aidé dans mon travail de recherche. Merci enfin à mon directeur de séminaire Monsieur Emmanuel Taïeb pour ses précieux conseils.



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