Survie des juifs en Europe. Persécutés, sauveteurs, Justes (Extraits)

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CORINNE BONAFOUX OLIVIER VALLADE RÉSEAU MÉMORHA

PERSÉCUTÉS, SAUVETEURS, JUSTES

COORDINATION ÉDITORIALE


SOMMAIRE


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AVANT-PROPOS RÉSEAU MÉMORHA

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INTRODUCTION GÉNÉRALE : QUESTIONS AUTOUR DE LA NOTION DE SAUVETAGE

CORINNE BONAFOUX

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LE SAUVETAGE : UNE RÉALITÉ À GÉOMÉTRIE VARIABLE

INTRODUCTION

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RÉALITÉS DU SAUVETAGE EN HAUTE-SAVOIE

CINDY BIESSE

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LE SAUVETAGE DES JUIFS DANS LES TERRITOIRES SOVIÉTIQUES OCCUPÉS (1941 — 1944)

MARIE MOUTIER-BITAN

62

LE SAUVETAGE DES JUIFS EN POLOGNE OCCUPÉE : DISCOURS ET RÉALITÉS

AUDREY KICHELEWSKI

71

PORTFOLIO / REFUGE ET PASSAGE EN HAUTE-SAVOIE

79

PORTFOLIO / PASSER LA FRONTIÈRE


86

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DES ACTEURS DU SAUVETAGE AUX JUSTES

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INTRODUCTION

90

SOCIOLOGIE DES JUSTES DE LA RÉGION RHÔNE-ALPES

CINDY BIESSE

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LES JUSTES DANS LE CLERGÉ DE HAUTE-SAVOIE, UNE RÉFLEXION SUR LA FABRIQUE DES JUSTES

CORINNE BONAFOUX

110

HISTOIRE ET MÉMOIRES DES JUSTES ET SAUVETEURS D’AUVERGNE

JULIEN BOUCHET

118

LES « JUSTES SUISSES » : UNE RÉALITÉ COMPLEXE

FRANÇOIS WISARD

130

UNE EXPLORATION COMPARATIVE DES JUSTES PARMI LES NATIONS EN BELGIQUE ET AUX PAYS-BAS

DORIEN STYVEN

149

PORTFOLIO / LA MÉMOIRE DES JUSTES


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160

MUSÉES ET MÉMORIAUX : ENTREPRENEURS DE MÉMOIRES

INTRODUCTION

162

LE SAUVETAGE DES JUIFS EN POLOGNE : UNE HISTORIOGRAPHIE AUX PRISES DE TENSIONS MÉMORIELLES ET NATIONALISTES

AUDREY KICHELEWSKI

170

JUSTES, VEILLEURS, GARDIENS : LE MÉMORIAL NATIONAL DE THONON (1997 — 2017)

BERNARD DELPAL

184

SPATIALISATION DES MUSÉES CONSACRÉS À LA SHOAH

DOMINIQUE CHEVALIER

193

PORTFOLIO / LES MÉMORIAUX DE LA SHOAH DANS LE MONDE

202 4 CONCLUSION

204

LE SAUVETAGE DES JUIFS : ENTRE HISTOIRE ET POLITIQUE

PIERRE-JÉRÔME BISCARAT

210

GLOSSAIRE


AVANT-PROPOS RÉSEAU MÉMORHA

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Après plusieurs années de fonctionnement informel, Mémorha s’est constituée en association en 2011. Elle fédère, à l’échelle de la région Auvergne-Rhône-Alpes des institutions — musées, centres d’histoire, centres d’archives publiques et privées — des associations, mais aussi des chercheurs de plusieurs disciplines : histoire, ethnologie, géographie et sociologie… Ses différents adhérents se sont donnés comme objectifs : — « d’apporter une réflexion sur le redéploiement des mémoires de la Seconde Guerre mondiale à l’échelle de la région Rhône-Alpes à travers une approche comparée de leur traitement en France et en Europe ; — de faciliter la mise en place de projets culturels et scientifiques entre les partenaires du réseau : séminaires, expositions, journées et voyages d’étude, publications, etc. sur les différents sites et territoires qui le composent et sur ceux avec lesquels des partenariats se sont développés »1. Soutenu par la Région Auvergne-Rhône-Alpes et la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), le réseau est également un espace d’échange d’expériences scientifiques et professionnelles, qui associe, dans une démarche comparative, plusieurs structures mémorielles européennes (Allemagne, Catalogne, Italie, Suisse, Belgique).

PATRIMOINES ET MÉMOIRES DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE EN AUVERGNE-RHÔNE-ALPES La région Auvergne-Rhône-Alpes possède un patrimoine exceptionnel lié à la Deuxième Guerre mondiale. De nombreux dispositifs mémoriels ainsi qu’une myriade de lieux discrets accueillent le visiteur, témoignant aussi bien des aspects les plus sombres de la période des « Années Troubles » (collaboration, internement, persécutions politiques ou raciales, destructions matérielles et massacres des populations civiles) que de ses aspects lumineux, à travers les différentes formes de résistance (combattante, civile, intellectuelle, spirituelle, urbaine ou rurale) et de solidarité. Dès les années 1930, fuyant les dictatures ou la guerre civile, des exilés allemands, italiens ou espagnols y séjournèrent. Ils furent rejoints, après la mise en place de l’État français, par des minorités soumises à l’arbitraire des lois raciales. De nombreux juifs étrangers trouvèrent ainsi refuge à Dieulefit (Drôme), Megève (Haute-Savoie), Villard-de-Lans (Isère) ou au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) stations de villégiature possédant une hôtellerie florissante et des établissements sociomédicaux. Cet accueil se transforma, grâce au rôle des associations humanitaires, en actions de sauvetage (organisation du passage vers la Suisse) à partir du moment où fut mise en œuvre la politique antisémite de l’État français. La région Auvergne-Rhône-Alpes fut très tôt le théâtre d’actions résistantes d’envergure, encore amplifiées après l’installation des troupes allemandes ; une kyrielle d’actions héroïques ou tragiques gravées en lettres d’or dans la mémoire nationale comme le soulèvement des maquis du Mont-Mouchet et du Vercors contre l’armée d’occupation allemande, ou le rétablissement éphémère de la République à Annonay (Ardèche) au cours de l’été 1944. De grandes personnalités engagées dans la Résistance ont agi, à des degrés divers dans la région : Jean Moulin, Lucie et Raymond Aubrac, le journaliste Yves Farge, l’écrivain Jean Prévost, le colonel Henri Romans-Petit, l’abbé Alexandre Glasberg.

1 Extrait de l’article 3 des statuts de l’association.

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Parmi les territoires et sites-témoins, représentatifs de la période, nous pouvons évoquer pêlemêle : la ville thermale de Vichy choisie comme capitale de l’État français2 ; l’école des cadres d’Uriage (Isère) laboratoire de l’idéologie de la Révolution nationale ; la ferme d’Ambel (Vercors-Drôme) considérée comme l’un des premiers maquis français ; Fort Barreaux (Isère) où furent internés juifs étrangers et tsiganes ; le Mémorial National de Montluc (Lyon), prison militaire du régime de Vichy, réquisitionnée par l’Occupant ; le Mémorial des cent-vingt déportés de Murat (Cantal) en représailles des événements de juin 1944. La valorisation de ces sites et des figures historiques qui leur sont associées pose la question des choix inhérents aux politiques de la mémoire d’hier à aujourd’hui, contribuant à mettre en exergue certains sites particulièrement édifiants, parfois au détriment d’autres, laissés à l’ombre des hauts lieux de la mémoire officielle. En parallèle, des acteurs associatifs, du monde de la recherche et du champ artistique, se mobilisent pour la reconnaissance publique (exprimée dans des ouvrages des expositions, des films, des monuments) de sujets minorés ou occultés. Il existe ainsi une multitude de situations, du lieu de mémoire à peine signalé par une stèle au mémorial mis en valeur par une muséographie et une scénographie complexes.

DU PÈLERINAGE DU SOUVENIR AU TOURISME DE MÉMOIRE Dès la fin des hostilités, certains sites particulièrement emblématiques vont être consacrés « hauts lieux de France » par les pouvoirs publics qui y organisent des cérémonies du souvenir en présence des dignitaires de l’État. Ils deviennent aussitôt des lieux de pèlerinage. Ainsi en va-t-il de la nécropole du maquis des Glières (Morette, Haute-Savoie) qui a été la destination privilégiée de familles venues se recueillir sur la tombe d’un proche. Le Vercors attire également nombre de « pèlerins du souvenir », tout particulièrement Vassieux (Drôme), lieu de répression sauvage et de destruction systématique, où l’horreur de la guerre a été poussée à son paroxysme le 21 juillet 1944. Au sein de ces « territoires de la mémoire » sont ouverts, au cours des années 1970-80, les premiers musées privés ou associatifs à Romans (Drôme) en 1974, Bonneville (Haute-Savoie) en 1979, Frugières-le-Pin (Haute-Loire) en 1982, Nantua (Ain) en 1985 ; des « lieux chauds », selon l’expression de Serge Barcellini, de la mémoire de la Résistance, dans lesquels les anciens résistants tiennent une place importante en exprimant souvenirs, collections, reliques et proposant une narration des événements centrée sur l’histoire-bataille. Au fil du temps certains de ces lieux vont être institutionnalisés ; les associations fondatrices ayant transmis leurs legs aux collectivités locales. S’opère ainsi le glissement progressif du pèlerinage du souvenir au tourisme de mémoire, permis par la valorisation pédagogique du fonds des musées. À l’aube des années 1990, dans la perspective du Cinquantième anniversaire de la Libération, de nouveaux chantiers sont engagés par les pouvoirs publics dans certains « hauts lieux » de la Seconde Guerre mondiale, comme la Maison des enfants d’Izieu (Ain) ou le Site national historique de la Résistance en Vercors3. Le 16 juillet 1995, le président de la République Jacques Chirac reconnaît solennellement la responsabilité de l’État français dans les crimes commis pendant l’Occupation. Prononcé cinquante ans après la fin de la guerre, son discours du Vél’ d’Hiv’ marque un tournant majeur dans les politiques de mémoire. L’action des services de l’État va désormais se renforcer pour faire reconnaître des aspects jusque-là absents de la mémoire nationale, qu’il s’agisse du 2 Audrey Mallet, Vichy contre Vichy. Une capitale sans mémoire, Paris, Belin, 2019. 3 André Micoud (dir.), Des hauts lieux : la construction sociale de l’exemplarité, Paris, CNRS, 1991.

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rôle du régime de Vichy dans la persécution des juifs ou des actions de sauvetage des Justes de France. À la même époque, les collectivités locales font également montre d’un certain volontarisme en la matière. On voit ainsi se dessiner, au côté du grand récit national, les contours de mémoires territorialisées à l’échelle d’une ville (Lyon inaugure son Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation en 1992), d’un département (Musée de la Résistance et de la Déportation en Isère (Grenoble), Musée départemental de la Résistance en Ardèche (Le Teil) en 1992 ou encore d’un Parc naturel régional, comme en Vercors. Ces collectivités prennent ainsi progressivement le relais de musées associatifs montés dans les années 1960 par des anciens Résistants et Déportés à l’automne de leur vie et soucieux du devenir des collections accumulées. À ce tournant politique s’ajoute donc celui d’une relève de générations des musées et de leurs porteurs. À l’heure de la disparition des témoins oculaires, l’intervention des collectivités territoriales dans la gestion de la mémoire revêt désormais plusieurs objectifs : — mise en place d’une politique mémorielle volontaire, incarnée par des médiateurs culturels, destinée à l’ensemble de la population, mais surtout aux jeunes générations ; — enjeu moral et politique pour des institutions se voulant héritières des valeurs de la Résistance et désireuses d’endiguer les mouvements négationnistes ; — enjeu identitaire pour certaines collectivités locales qui s’appuient sur les événements de la Seconde Guerre mondiale pour se distinguer : Lyon et Grenoble revendiquant le titre de « capitale de la Résistance » ; — enjeu économique et touristique pour attirer des visiteurs sur le territoire. En région Auvergne-Rhône-Alpes, une première tentative de mise en réseau de ces dispositifs mémoriels est envisagée dès le milieu des années 1990, autour d’une initiative de la Région visant à réaliser un documentaire de témoignages de déportés, qui regroupera neuf structures, mais il faudra attendre le Soixantième anniversaire de la Libération, en 2004, pour que la DRAC et la Région Rhône-Alpes entreprennent d’organiser des rencontres régulières avec les différents organismes publics œuvrant dans ce domaine. En 2007, les membres de ce réseau naissant, rejoints par des chercheurs en sciences sociales, font le constat qu’il existe des questionnements communs aux différents acteurs publics de la mémoire des conflits. En effet, la disparition progressive des témoins4, souvent à l’origine de la création de musées dédiés à la Résistance, contraint les institutions à s’interroger sur leurs pratiques et la transmission de ces récits mémoriels5. En parallèle, la recherche historique s’est ouverte à de nouveaux champs, à la fois géographiques et thématiques. La prise en compte de ces connaissances nouvelles, leur restitution à un public exigeant et en quête de sens, devient alors une préoccupation majeure des membres du réseau qui proposent des comparaisons à l’échelle régionale, mais aussi européenne, des politiques de mémoire.

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Michel Peroni, Marie-Thérèse Têtu, « La “fin des témoins”, qu’est-ce que c’est ? », in (B. Fleury, J. Walter, dir.), Carrières de témoins de conflits contemporains (2). Les témoins consacrés, les témoins oubliés, Nancy, Questions de communication, Actes, Éditions universitaires de Lorraine, Metz, 2014, p. 317-332. Mémorha a organisé un cycle de rencontres sur la « fin des témoins » et la « fabrique du témoignage oral », en partenariat avec le CMTRA, la DRAC et le Rize : https://www.cmtra.org/Nos_actions/Recherche/1232_La_fabrique_du_temoignage_oral.html


Différents voyages exploratoires sur des sites historiques marqués par des événements tragiques (champ de bataille, camp d’internement ou d’extermination) ou connotés de manière plus positive (lieu de vie des maquisards en forêt) ont permis à Mémorha d’appréhender différents types de dispositifs mémoriels. Mémorha apporte aussi une contribution à l’analyse des pratiques sociales concrètes qui font la présence de ce passé dans les sociétés contemporaines. Les cérémonies du centenaire de la « Grande Guerre » et du 70e anniversaire de la Libération6 organisées dans toute l’Europe ont été une occasion privilégiée pour interroger l’évolution des pratiques commémoratives « par en haut » (quelles rhétoriques, quels rites ?), mais aussi pour inventorier les très nombreuses initiatives émanant de la « société civile » en Rhône-Alpes : MJC, centres culturels, bibliothèques et centres d’archives7. Même si leurs angles d’approche peuvent s’éloigner de la mise en récit de la période par les institutions publiques, ces différents acteurs contribuent à l’écriture d’une « histoire à soi » nourrie parfois d’une solide érudition8. En 2016, Mémorha a élargi son champ d’investigation à la nouvelle grande Région Auvergne-Rhône-Alpes, en intégrant le Musée-Mémorial de la Résistance du Mont-Mouchet (situé aux confins du Cantal, de la Haute-Loire et de la Lozère) et le lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) lié à la thématique du sauvetage des juifs. Fort de cette nouvelle assise régionale, Mémorha a donc co-organisé en 2016, à Moissac (Tarn-etGaronne) une rencontre centrée sur l’accueil, le sauvetage et la résistance des juifs. Trois lieux emblématiques, Le Chambon-sur-Lignon, Dieulefit et Moissac ont été retenus. Représentatifs de situations qui se rencontrent en grand nombre ailleurs, ils offrent l’opportunité de se risquer dans la micro-histoire : chacun de ces sites offrant une situation à la fois originale et explicable, simultanément, par le recours à des analyses plus générales9. À la fin de l’année 2018, Mémorha a organisé un voyage d’études en Pologne. Dans la lignée des précédents voyages d’études en Europe à visée comparative organisés par le réseau, ce séjour avait pour objectif de développer une compréhension de la destruction des populations juives en Pologne et de la Résistance polonaise, aussi bien dans leur histoire, que dans le processus de construction mémorielle, avec une attention toute particulière consacrée aux récentes politiques mémorielles initiées par le gouvernement polonais10.

6 Philippe Hanus, Rémi Korman (dir.), Prendre le maquis. Traces, histoires, mémoires, Lyon, Éditions Libel-Mémorha, Lyon 2016. 7 Ces différents types d’actes mémoriels ont été inventoriés et analysés lors d’un séminaire à Lyon en 2015, qui va donner lieu à une publication coordonnée par Gilles Vergnon (IEP-Lyon). 8 Alban Bensa « Fièvres d’histoire dans la France contemporaine », in Alban Bensa, Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi, Paris, éd. De la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 1-12. 9 Bernard Delpal, Philippe Hanus (dir.), Résistance juives. Solidarités, réseaux, parcours, Éditions Libel-Mémorha, Lyon 2018 10 https://memorha.hypotheses.org/867

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Dès ses débuts, le Réseau Mémorha travaille sur la thématique du sauvetage aussi bien à l’échelle régionale et nationale qu’européenne. Mémorha s’est rendu sur les principaux lieux du sauvetage en France ou en Italie, et a favorisé des rencontres11. Le réseau organisait notamment deux journées d’études, en juin 2014, à Thonon-les-Bains et à Genève, sur « Le passage de la frontière. Acteurs de guerre et engagements ». En mai 2016, à Moissac, une rencontre se tenait sur la thématique des « Des villes et des justes. Enfants et adultes juifs entre accueil, sauvetage et résistance (1939-1945) ». Les participants ont réfléchi aux formes de résistances qui, en des lieux emblématiques de la métropole française, avaient réussi à soustraire des adultes et des enfants juifs à l’anéantissement entre 1940 et 1944. Trois lieux d’études avaient été retenus : le Chambon-sur-Lignon, Dieulefit et Moissac12. En 2016, un colloque à Annecy posait la question du sauvetage en comparant différents territoires, dont celui de Rhône-Alpes, à différentes échelles régionales et nationales tant dans l’Europe de l’Ouest qu’en Pologne ou dans les territoires occupés soviétiques13. Les communications à ce colloque ont été complétées par de nouvelles contributions afin de parvenir à un volume riche et équilibré.

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Voir l’historique des initiatives du réseau Mémorha sur son site dans la rubrique « Activités » : www.reseaumemorha.org Journées d’étude organisées à Moissac les 27, 28 et 29 mai 2016 avec l’association « Moissac, ville de Justes oubliée ». Les Actes ont été publiés : Philippe Hanus et Bernard Delpal (Sous la dir.), en partenariat avec le Réseau Mémorha, Résistances juives, Solidarités, réseaux, parcours, Lyon, Éditions Libel, 2018, 280 p. Colloque « Sauvetage et figures de Justes » des 18-19 novembre 2016 coorganisé par l’Université Savoie Mont Blanc et le Département de Haute-Savoie.


INTRODUCTION GÉNÉRALE : QUESTIONS AUTOUR DE LA NOTION DE SAUVETAGE CORINNE BONAFOUX DOCTEURE EN HISTOIRE IEP PARIS, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES, UNIVERSITÉ SAVOIE MONT BLANC

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Pendant longtemps, le processus de déportation et d’anéantissement a été davantage étudié que celui du sauvetage et a dominé l’historiographie. Les historiens ont établi que sur les 9 millions de juifs vivant en Europe, près de 6 millions avaient été exterminés, 70 % des victimes provenant des pays où de fortes communautés juives existaient comme la Pologne qui comptait 3,3 millions de juifs avant-guerre ou certaines parties de l’URSS comme l’Ukraine et la Biélorussie. Le taux de survie des juifs dans l’Europe sous domination nazie est extrêmement variable, 10 % seulement en Pologne, 30 % dans les Pays-Bas, 70 % en Belgique et 75 % en France1. L’extraordinaire variation de ces taux dépend à la fois de la chronologie de la guerre, de la date à laquelle la solution finale a commencé à être appliquée, de l’existence ou pas d’un État autonome. Il est significatif que lorsque Raoul Hilberg aborde la question du sauvetage, même dans les éditions les plus récentes de ses ouvrages, il le fait de façon marginale. Dans La Destruction des Juifs d’Europe, il y consacre une cinquantaine de pages seulement sur un total de 2 244 pages2. Dans sa perspective qui est celle de la politique des États, que ce soit les Alliés ou les neutres, Raoul Hilberg peut conclure « jusqu’au 8 mai 1945, les masses juives n’avaient pu être sauvées de la catastrophe3 ». À l’orée d’un ouvrage sur le sauvetage, c’est d’abord ce fait massif qu’il faut rappeler. Depuis quelques années, par une sorte de retour de balancier, c’est la question de la survie et du sauvetage qui occupe les historiens. Dans le même temps, la reconnaissance publique des Justes dans un certain nombre de pays, dont la France, marque une nouvelle étape dans le travail de mémoire. Comment expliquer cet engouement autour de la question du sauvetage ? Le contexte français est certes particulier puisque 75 % des juifs vivant en France en 1939 ont survécu, 90 % pour les juifs français et 60 % pour les juifs étrangers.

UN PARADOXE FRANÇAIS ?

L’historien belge, Maxime Steinberg, utilisa pour la première fois cette expression en 1993 pour qualifier la situation de la France comparativement à la Belgique et aux Pays-Bas qui avaient connu un taux de survie plus faible4. Cette proportion atypique à l’échelle européenne a assez rapidement attiré l’attention d’historiens travaillant sur Vichy comme Robert Aron ou Léon Poliakov5. Ils soulignèrent le fort pourcentage de survie des juifs en France. Raoul Hilberg dans son œuvre majeure La destruction des juifs d’Europe développa aussi la thèse selon laquelle « en renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité6 », thèse qu’il conserva quasiment dans les mêmes termes dans sa seconde édition en 1985. Michaël Marrus, revenant au début des années 2000 sur cette historiographie, s’étonne du positionnement de ces trois auteurs : « Il est tout aussi frappant que les trois auteurs que j’ai cités, trois hommes qui se préoccupaient essentiellement du processus du génocide […] et n’avaient aucune raison d’être particulièrement généreux à l’égard des Français semblent chacun être arrivés indépendamment à une interprétation 1 Calcul du nombre des victimes cf. tableau in Raoul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe III, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2006 (traduction de la 3è édition publiée à New Haven et à Londres en 2003), p. 2273. Lucy Dawidowicz donne d’autres pourcentages in The War Against the Jews, Bantam, 1986.p. 403. 2 Raoul Hilberg, op. cit. p. 2063-2119. 3 Ibid., p. 2119. 4 Maxime Steinberg, « Le paradoxe français dans la solution finale à l’Ouest », Annales, 1993, vol. 48, n° 3, p. 583-594. 5 Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, le IIIe Reich et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1951. 6 La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 523.

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très indulgente à l’égard de Vichy. Pourquoi donc7 ? ». Selon lui, trois éléments permettent de comprendre leur interprétation : la lenteur du processus de mise en perspective du génocide, le manque de lien entre la période 1940-1942 et 1942-1944 « le manque relatif d’attention accordée à la première période » tend à négliger le lien entre les mesures antijuives et la deuxième période, celle des déportations8. Enfin ces trois auteurs commettraient une erreur d’appréciation sur les racines authentiquement françaises de l’antisémitisme et des mesures antijuives de Vichy. La thèse de Robert Paxton et de Michaël Marrus consiste à souligner les origines endogènes de l’antisémitisme de Vichy et à établir un lien entre celui-ci et l’aggravation du sort des juifs. Vichy, en fragilisant leur condition et en les recensant, a facilité le processus de déportation auquel il a prêté ses forces de police. Le relativement faible taux de déportation serait dû à la place de la France dans la mobilisation nazie contre les juifs qui était relativement insignifiante9. Mais Michaël Marrus insiste sur le fait que « le travail des Allemands fut grandement facilité par les deux années de persécution menées par Vichy10 » et selon lui si la guerre avait duré un an de plus, probablement aucun juif n’aurait survécu. En fait, le débat n’est pas clos et la thèse du rôle clef joué par le sauvetage dans le taux élevé de survie des juifs en France, a été largement diffusée par Serge Klarsfeld. C’est sur cette idée qu’il conclut son ouvrage Vichy-Auschwitz : « Les juifs de France garderont toujours en mémoire que, si le régime de Vichy a abouti à une faillite morale et s’est déshonoré en contribuant efficacement à la perte d’un quart de la population juive de ce pays, les trois quarts doivent essentiellement leur survie à la sympathie sincère de l’ensemble des Français, ainsi qu’à leur solidarité agissante à partir du moment où ils comprirent que les familles juives tombées entre les mains des Allemands étaient vouées à la mort11. » Jacques Semelin défend un point de vue proche de celui-ci dans des travaux plus récents notamment dans son ouvrage Persécutions et entraides dans la France occupée12. Jacques Semelin y développe deux thèses, le fort taux de survie des juifs en France et notamment des juifs français s’explique par l’existence même du gouvernement de Vichy qui a freiné les déportations de juifs français et par l’attitude de la population française qui a largement aidé les juifs à échapper aux rafles et à la déportation. « Ainsi du fait de sa position structurelle en tant que gouvernement collaborateur (inexistante aux Pays-Bas et en Belgique), Vichy a bien eu les moyens de faire obstacle à leurs déportations. Dans un premier temps, ce gouvernement a servi de relais efficace aux nazis. Par la suite, il est devenu comme un écran passif, en relayant moins leurs exigences. C’est certainement là une des clefs de compréhension du paradoxe français ». C’est ainsi que Jacques Semelin résume luimême les apports de son ouvrage dans le dossier critique ouvert dans Le Débat13. Sur ce point Jean-Louis Crémieux-Brilhac fait chorus et souligne que cette ligne a été tenue jusqu’en janvier 1944 et l’arrivée de Darnand à la tête de la milice. « La distinction en faveur des juifs français de vieille appartenance ou anciens combattants, alors même qu’ils sont exclus et spoliés, continue de se manifester jusqu’au 10 janvier 1944,

7 Michaël Marrus, « Vichy et les Juifs : quinze ans après », in La France sous Vichy autour de Robert Paxton, Paris, Ed Complexe, 2004, p. 52. 8 Ibid., p. 53. 9 Ibid., p. 56. 10 Ibid., p. 57. 11 Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, la « solution finale » de la question juive en France, Paris, Fayard, 2001. 12 Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des juifs en France ont échappé à la mort, Paris, Les Arènes - Ed. du Seuil, 2013. Cf aussi La survie des juifs en France (1940-1944), Paris, CNRS Éditions, 2018. 13 Le Débat, n° 183, janvier-février 2015.

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en pleine phase des déportations, ce que Robert Paxton, auquel notre historiographie doit tant, persiste à ne pas prendre en compte14. » Ses interprétations sont récusées par un certain nombre d’historiens qui s’inscrivent dans la lignée paxtonienne. Henry Rousso pointe l’absence d’une véritable comparaison entre la France et les autres pays européens. Si l’aide de la population française à l’égard des juifs n’est pas niée, le facteur principal tient à l’attitude des Allemands en France : « Les nazis savent qu’ils doivent tenir compte des seuils de violence que la population française est prête à accepter […] et il leur paraît plus aisé aux yeux de l’opinion de déporter des juifs devenus apatrides que des juifs maintenus dans la citoyenneté française… La politique des bourreaux est donc bien fondamentale pour comprendre le sort des juifs de France15. » Que l’on comprenne bien, il ne s’agit pas de nier les activités bien réelles du sauvetage, ce qui est en question, c’est de savoir si l’aide apportée aux juifs est la cause principale de leur large taux de survie en France et de taux plus ou moins élevés ou faibles dans les autres pays. Les liens de causalité sont toujours difficiles à établir de façon robuste. L’une des façons de renouveler le débat est justement de s’inscrire dans le comparatisme, d’observer les conditions et les effets du sauvetage dans d’autres pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles cet ouvrage confronte le cas français à ceux de la Belgique, des Pays-Bas, de la Pologne et des territoires occupés de l’URSS.

SAUVETEURS ET « JUSTES PARMI LES NATIONS » S’il reste encore difficile de trancher dans le débat sur les causes de la survie des juifs et la place qu’il convient de donner aux actes d’entraide, il n’en reste pas moins que ces actes ont existé et qu’ils renvoient à des femmes et à des hommes qui prirent souvent des risques. La création d’un titre honorifique, « Juste parmi les Nations » par l’État d’Israël pour les honorer, dans une visée à la fois mémorielle, mais aussi diplomatique, percute la question historique de la survie des juifs et du rôle des sauveteurs16. La notion de « Juste parmi les Nations », issue du Talmud, désigne au fil des âges toutes les personnes non juives ayant manifesté sympathie et amitié envers les juifs. Évoquée dès 1942 dans le Yishouv, ce n’est qu’en 1953, au moment du vote d’une loi sur la création de Yad Vashem (mémorial qui, au fil des ans, est devenu aussi un musée, un centre de recherches et de diffusion des savoirs relatifs à la Shoah et aux génocides), qu’un amendement propose d’honorer des non-juifs « qui ont risqué leur vie pour venir en aide à des juifs », mais jusqu’en 1961, il n’y a aucune activité au sujet des Justes. Le procès Eichmann marque, dans ce domaine aussi, un tournant. Les témoins mettent en lumière l’action des Justes, assez longuement évoquée dans le réquisitoire du procureur général. Ces Justes offrent alors un contrepoids à la « banalité du mal » ou du moins une symétrie dans la banalité du bien. Mais ils sont aussi un instrument de politique étrangère pour le jeune État israélien qui tente d’établir des relations normalisées avec les autres États dans le monde et notamment avec l’Europe.

14 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « La complexité du cas français », Le Débat, op. cit., p. 171. 15 Henry Rousso, « Une bonne question, de mauvaises réponses », Le Débat, op. cit., p. 184-185. Version développée aussi par Laurent Joly, L’État contre les juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Grasset, 2018. 16 Lucien Lazare, Le livre des Justes : histoire du sauvetage des juifs par des non juifs en France, 1940/1944, Paris , Hachette, 1996 ; Martin Gilbert, Les Justes, les héros méconnus de la Shoah, Paris, Calmann Lévy, 2002 ; Raphael Delpard, Les enfants cachés, Paris, Éditions Jean Claude Lattès, 1993 ; Gensburger Sarah, Les Justes de France. Politiques publiques de la mémoire. Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2010.

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En février 1962, Yad Vashem crée un département en charge de la commémoration des Justes et nomme les douze premiers Justes qui sont invités à planter un arbre dans l’allée des Justes à Yad Vashem, inaugurée le 1er mai, jour de Yom Hashoah. Mais, parmi eux, Oskar Schindler ne peut assister à la cérémonie en raison du scandale provoqué par des polémiques autour de sa personnalité et de ses actions pendant la guerre. Certains témoins lui reprochent de s’être enrichi grâce au travail des juifs. Son cas fut finalement résolu en deux étapes : en 1967, il reçut un certificat authentifiant la plantation d’un arbre dans le jardin des Justes, mais ne fut nommé Juste qu’à titre posthume ainsi que son épouse Émilie en 1993. Le film de Steven Spielberg, sorti en 1993 et fondé sur le roman de Thomas Keneally, en fait sans doute le Juste le plus célèbre au monde. À la suite de cette affaire, Yad Vashem institue une commission de trente-cinq membres, présidée par un juge de la Cour suprême. Moshe Landau, l’ancien président du tribunal qui a jugé Eichmann, en devient le premier président. C’est désormais la commission qui délivre le titre de Juste au vu de témoignages vérifiés et certifiés. Elle instruit les dossiers de ceux qui, non juifs, répondent à trois critères fondamentaux : avoir sauvé des juifs, au péril de sa vie, et à titre gratuit. Le titre s’accompagne d’une médaille remise au Juste ou à son ayant droit et portant l’inscription « Qui sauve une vie sauve l’univers tout entier ». Depuis 1990, les Justes ne sont plus invités, faute de place, à planter un arbre dans le jardin des Justes à Yad Vashem. Aujourd’hui, les noms sont gravés sur un mur, formule que l’on retrouve aussi depuis 2006 au Mémorial de la Shoah à Paris. La prise en compte des trois critères constitutifs du titre de Juste a été très variable au fil des ans, de la composition de la commission et des connaissances historiques. Pour ne prendre qu’un exemple, l’expression au péril de sa vie soulève d’épineuses questions. Cacher un juif en France ou en Pologne impliquait une prise de risque très différente. Aucune directive allemande ne condamnait à la peine de mort les Français hébergeant des juifs, au contraire du cas polonais. Pourtant, et tous les témoignages convergent à ce sujet, les acteurs de ce temps avaient une conscience aiguë des risques encourus et prenaient de nombreuses précautions. D’autre part, des diplomates, protégés par leur statut, n’en ont pas moins reçu le titre de Juste. Aristides de Sousa Mendes, consul du Portugal en poste à Bordeaux en 1940, signe des milliers de visas contre l’avis de son gouvernement, pour des juifs et apatrides qui cherchaient à passer la frontière17. C’est selon l’historien Yehuda Bauer, l’action de sauvetage de plus grande ampleur de toute l’histoire de la Shoah. Ramené à Lisbonne par deux fonctionnaires dépêchés par le gouvernement portugais, le consul signe encore des visas à Bayonne, à Hendaye. Si Sousa Mendes n’a pas risqué sa vie, il enfreignit de façon consciente et répétée les ordres de son gouvernement qui le démit de ses fonctions dès son arrivée au Portugal. D’autres diplomates ont reçu le titre de Juste pour des actions similaires, mais de moindre ampleur, tel le consul du Brésil Luis Martins de Souza Dantas qui aurait délivré près de 500 visas ou le Suédois Raoul Wallenberg, en poste à Budapest en 194418. Ce dernier exemple montre qu’à défaut de perdre la vie, le sauvetage de juifs pouvait entraîner la perte de son emploi, de son statut social. Aristides de Sousa Mendes mourut dans une quasi-misère en 1954.

17 Rui Afonso, Um Homem Bom, Lisbonne, Caminho, 1995 ; José-Alain Fralon, Aristides de Sousa Mendes – Le Juste de Bordeaux, Bordeaux, Ed. Mollat 1998 ou Éric Lebreton, Des visas pour la vie : Aristides Sousa Mendes, le Juste de Bordeaux, Paris, Le Cherche Midi, 2010. 18 Fabrice Virgili, Annette Wieviorka (dir.), Raoul Wallenberg. Sauver les Juifs de Hongrie, Paris, Payot, col. « Bibliothèque historique », 2015.

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Le nombre de Justes croît chaque année, car la commission des Justes continue à instruire des dossiers. Le titre de Juste nécessite normalement le témoignage de deux juifs sauvés, ce qui rend le vivier de plus en plus étroit. La plupart des cas concernent désormais les enfants cachés, témoins âgés aujourd’hui de plus de quatre-vingts ans. Au 1er janvier 2019, 27 362 Justes ont été reconnus, ressortissants de 49 pays, dont les cinq plus forts contingents sont représentés par la Pologne (6 992), les Pays-Bas (5 778), la France (4 099), l’Ukraine (2 634) et la Belgique (1 751). Les Justes constituent-ils une poignée d’hommes et de femmes, une exception, ou sont-ils la partie visible d’un ensemble de personnes beaucoup plus important ayant secouru, à des degrés divers, des juifs ? La réponse, on s’en doute, ne peut être aussi tranchée. Comment expliquer le grand nombre de Justes des deux pays où le taux de déportation fut particulièrement élevé ? Dorien Styven tente de répondre en comparant les cas belge et néerlandais. Mais il faut aussi rappeler que les Justes constituent une catégorie qui ne reflète pas nécessairement l’ensemble plus vaste des sauveteurs. Certains pays ont établi des demandes et monté des dossiers de façon rapide dans des décennies où il était encore assez aisé de trouver les survivants. Les Justes constituent un échantillon aléatoire qui dépend du dépôt d’une demande, mais aussi de la possibilité de retrouver des témoins vivants. De nombreux juifs sauvés n’ont pas entamé de démarches pour faire attribuer ce titre de Juste à leurs sauveteurs, et ce pour plusieurs raisons. Le titre n’est créé que près de vingt ans après les faits et il reste peu connu durant de nombreuses années. En outre, s’il est facile d’identifier une famille paysanne, ou un couvent où l’on est resté hébergé durant plusieurs mois, il n’en va pas de même de l’hébergement provisoire, mais qui a pu être décisif, ou de la personne rencontrée à une ou deux reprises et qui a fourni renseignements ou faux papiers. Le terme même de sauvetage est alors sans doute trop fort et devrait être remplacé par celui d’aide ou d’entraide, comme le propose Jacques Semelin. Les hébergements de juifs dans de petits villages supposent, le plus souvent, la complicité des habitants. Le silence des villageois, bien plus massif que les délations, constitue alors le plus petit élément des divers maillons que constitue une chaîne de sauvetage, mais sans ce silence, rien n’aurait été possible. Il faudrait enfin évoquer tous les sauveteurs qui ne peuvent prétendre au titre de Juste, car ne répondant pas à l’ensemble des critères exigés par Yad Vashem, notamment celui de la gratuité. En effet, la plupart des passeurs ou des familles paysannes qui prenaient un enfant en pension étaient rétribués. Les enquêtes sociologiques nous permettent de mieux cerner les origines, les milieux professionnels des Justes19. Ils offrent une grande diversité, déployée sur l’ensemble du territoire avec quelques bastions remarquables, terres de refuge20 comme Le Chambon-sur-Lignon21, les Cévennes, Dieulefit22 ou encore Moissac, ou espaces frontaliers comme la Haute-Savoie. Diversité sociale qui va de l’humble paysanne au diplomate, en passant par les enseignants, les cheminots, les gendarmes, agissant seuls dans le cadre d’un hébergement, 19 Patrick Cabanel, Histoire des Justes en France, Paris, Armand Colin, 2012 ; Cindy Biesse, Les Justes de la région Rhône-Alpes : étude prosopographique, thèse soutenue en 2015, Lyon 3. 20 François Boulet, Les montagnes françaises 1940-1944 : des montagnes-refuges aux montagnes-maquis, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999. 21 Patrick-Gerard Henry, La montagne des Justes, Le Chambon-sur-Lignon, 1940-1944, Toulouse, Privat 2010, traduit de l’américain We only know men, 2007 ; Patrick Cabanel, Philippe Joutard, Jacques Semelin, Annette Wieviorka (dir.), La Montagne refuge. Accueil et sauvetage des juifs autour du Chambon-sur-Lignon, Paris, Albin Michel, 2013. 22 Sandrine Suchon-Fouquet, Résistance et liberté. Dieulefit 1940-1944, Presses universitaires de Grenoble, 2010 ; Bernard Delpal, « À Dieulefit, nul n’est étranger », in Bernard Delpal, Philippe Hanus, réseau Mémorha, Résistances juives, solidarités, réseaux, parcours, Lyon, Libel, 2018, p. 78-97.

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ou en réseau dans des actions plus organisées et de plus grande ampleur. Certains de ces Justes sont très connus, tel l’archevêque de Toulouse, Mgr Saliège, ou le pasteur Marc Boegner, membre actif d’Amitiés chrétiennes. D’autres ont une notoriété qui reste plus locale que l’on peut illustrer, parmi tant d’autres exemples, par celui de la Haute-Savoie avec le père Favre, religieux au Juvénat de Saint-François-de-Sales dont la fin tragique, après des jours de tortures en prison, accroît encore la postérité, ou le maire d’Annemasse, Jean Deffaugt qui œuvre au passage d’enfants juifs en Suisse et dont une place de sa ville porte le nom. Mais l’immense majorité ne jouit d’aucune notoriété hormis le temps de la cérémonie et ne laisse de trace qu’un nom sur une plaque ou un mur. Ces Justes ont accompli leur action de façon isolée, mais bien plus souvent en lien avec des organismes et un réseau de sauvetage. Parmi ceux-ci, se retrouvent fréquemment la Cimade, Amitiés chrétiennes, l’OSE, Témoignage chrétien ou les Éclaireurs israélites de France (EIF). L’émergence de la figure du Juste dans le paysage mémoriel français s’est construite progressivement. Les années 1980 se signalent par un nombre accru de reconnaissances de Justes et par une plus grande médiatisation. Le groupe des volontaires francophones de Yad Vashem, créé à l’initiative de Jacques Pulver, se mobilise pour donner un certain relief aux remises de médailles et pour aider à la constitution de dossiers. Pour ne prendre qu’un exemple, ces volontaires sont à l’origine de 80 % des dossiers de Justes au Chambon-sur-Lignon. Dans les années 1990, la parole politique au plus haut sommet de l’État donne une nouvelle stature aux Justes. Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac, fraîchement élu à la présidence de la République, reconnaît la responsabilité de l’État dans l’arrestation et la déportation des juifs et oppose la France qui commet l’irréparable, souillée par une « faute collective » à « la France droite et généreuse […] présente dans le cœur des Français, ces “Justes parmi les Nations” qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie, comme l’écrit Serge Klarsfeld, les trois quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu’elle a de meilleur ». Les Justes offrent donc, aux côtés des Français libres et des résistants, un contrepoids à la repentance. L’entrée des Justes au Panthéon, le 18 janvier 2007, date qui commémore l’ouverture du camp d’Auschwitz par les troupes soviétiques, constitue sans doute l’acmé de ce mouvement. Le président de la République, accompagné du prix Nobel de la paix, Élie Wiesel, et de Simone Veil, présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, prononce un discours dans lequel il oppose les ténèbres à la lumière » et qui lui permet de conclure : « Oui, nous pouvons être fiers de notre histoire ! Oui, nous pouvons être fiers d’être Français ! ». Une plaque posée dans la crypte du Panthéon rend hommage aux « lumières par milliers [qui] refusèrent de s’éteindre. Nommés “Justes parmi les Nations”, ou restés anonymes… » Au-delà des enjeux mémoriels, les Justes, ces héros du quotidien permettent aussi de trouver un nouveau support pour délivrer des messages civiques à la Nation. Le discours de Jacques Chirac au Panthéon traduit bien cet enjeu : « Les Justes ont fait le choix de la fraternité et de la solidarité. Ils incarnent l’essence même de l’homme : le libre arbitre. La liberté de choisir entre le bien et le mal, selon sa conscience. »

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Le Juste offre une sorte de passerelle entre la figure du résistant, courage en armes, qui a dominé les représentations des deux décennies suivant la guerre et celle de la victime absolue, le juif exterminé, et ouvre une troisième voie entre héroïsation et victimisation. Le présent ouvrage se centre sur la question du sauvetage sans oublier que les juifs ont été les premiers acteurs de leurs stratégies de survie et que, pour un certain nombre, cette stratégie s’est traduite par une entrée en résistance23. La plupart des contributeurs sont de jeunes chercheurs qui livrent ici des travaux nourris de la consultation de riches archives tant en Pologne, Belgique, Ukraine, Belgique, Pays-Bas qu’en France. La réflexion est constamment illustrée par des exemples au travers desquels on entend les voix de ceux qui durent fuir, se cacher, vivre sous de fausses identités, subir les affres de la faim, la crainte constante des dénonciations. La première partie dédiée aux réalités du sauvetage confronte le cas français représenté ici par la Haute-Savoie aux cas de la Pologne et des territoires occupés de l’URSS. La chronologie et les conditions y sont, à l’évidence, très différentes. La deuxième partie s’attache plus particulièrement aux acteurs du sauvetage à travers les cas français, suisse, belge et néerlandais. La présentation de ces sauveteurs, parfois honorés du titre de Justes, est toujours accompagnée d’une analyse du contexte dans lequel ils ont agi. Enfin la troisième partie s’intéresse aux mémoires. Le cas polonais illustre les liens entre travail historique et tensions mémorielles. La valorisation du sauvetage y est parfois l’autre face de la minoration ou du déni de l’antisémitisme, des actes de délation. Les mémoires sont aussi ancrées dans des espaces, le mémorial national à Thonon ou de grands mémoriaux de la Shoah à travers le monde. Trois portfolios illustrent les thématiques du refuge, de la frontière et de la mémoire des sauveteurs et des Justes. Le quatrième présente de grands musées et mémoriaux de la Shoah dans le monde. Tous mes remerciements vont aux différents contributeurs-trices qui ont proposé des photographies et à Anouck Richard qui a fourni un travail précieux dans la recherche et la collecte de documents iconographiques auprès de différents organismes24.

23 Mémorha y a consacré le précédent ouvrage de cette collection : Bernard Delpal, Philippe Hanus, réseau Mémorha (Eds), Résistances juives, solidarités, réseaux, parcours, Lyon, Ed. Libel, 2018. 24 Anouck Richard travaille au Service des Collections patrimoniales et de Mémoire du Pôle Culture Patrimoine du département de Haute-Savoie.

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LE SAUVETAGE : UNE RÉALITÉ À GÉOMÉTRIE VARIABLE


Les trois contributions de cette première partie présentent des cas très différents, la France compte 330 000 juifs, la Haute-Savoie, quelques centaines ou quelques milliers alors que 5 millions de juifs vivent en URSS dont 82 % se retrouvèrent dans les territoires occupés et plus de 3 millions en Pologne. La Shoah n’y revêt pas non plus les mêmes formes : à l’Est, en Pologne, Ukraine, Biélorussie, l’élimination à grande échelle commence plus tôt sous la forme de massacres, de fusillades, ce que l’on a appelé la Shoah par balles. Apporter de l’aide aux persécutés est plus difficile, et le sauvetage des juifs entraîne bien plus souvent la mort des sauveteurs. La Haute-Savoie, en situation frontalière avec la Suisse et qui connaît l’intermède d’une occupation italienne, protectrice pour les juifs, est apparue à de nombreux juifs comme un refuge. Au-delà des différences évidentes, liées au contexte, au déroulement de la guerre, aux conditions de l’occupation, les actions de sauvetage dessinent des thématiques communes : les limites des actions individuelles de sauvetage, la nécessité des réseaux. Les actions de sauvetage se déclinent des petits actes : refuge d’une nuit, information ponctuelle, à l’engagement permanent. La Haute-Savoie bénéficie de l’aide de certaines institutions suisses ou françaises, on y trouve des home d’enfants. Les cas d’échecs du sauvetage existent partout, mais paraissent plus nombreux en Pologne ou dans les territoires occupés de l’URSS. Les juifs devant faire face à une répression nazie d’une extrême violence et à une population souvent hostile.

LE SAUVETAGE : UNE RÉALITÉ À GÉOMÉTRIE VARIABLE

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BORNE FRONTIÈRE ENTRE LE DÉPARTEMENT DE LA HAUTE-SAVOIE ET LA SUISSE, VEIGY-FONCENEX. © JOCELYN LAIDEBEUR



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