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Existe-t-il une limite à l’expression des élus
© GERARD BOTTINO/Shutterstock
affaire du « point de detail »
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EXISTE-T-IL UNE LIMITE À L’EXPRESSION DES ÉLUS?
PAR ADRIEN PIRONET
Jean-Marie Le Pen nous apparait aujourd’hui comme le «Diable de la République» 1 depuis que sa fille, Marine, a décidé de le remettre au grenier. Néanmoins, en faisant un peu d’uchronie, il aurait pu devenir le chef d’État de la France lorsqu’il est passé au second tour face à Jacques Chirac en 2002. C’était sans compter sur un événement qui a bouleversé sa vie, l’empêchant à tout jamais d’accéder au poste suprême de la République… Voici un petit retour sur cette affaire française emblématique qui ouvrira ensuite une réflexion plus théorique sur la liberté d’expression des élus du Plat pays.
La seule voix de l’extrême droite française et son extinction
Dès sa jeunesse, Jean-Marie Le Pen se décrit lui-même en se référant à la traduction de son nom de famille. En effet, Le Pen signifie «le chef» en breton. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il a la vingtaine, et on entrevoit déjà son ambition. Il se lance dans des études de droit, certains de ses camarades de fac l’imaginent déjà Président de la République.
Sa carrière en politique commence très tôt. Alors que la majorité de l’Assemblée générale est composée de politiciens âgés, il est élu député à seulement 27 ans. Considéré aujourd’hui comme un vieux de la vieille de la politique, il était le plus jeune du parlement français à l’époque. En 1956, nous sommes en pleine guerre d’Algérie. Rien n’arrête Le Pen, il quitte momentanément l’Assemblée pour prendre part au conflit. À ce momentlà, il est congratulé pour son implication sur le front. Il doit avant tout son accession au Parlement, au succès de son maitre d’alors, Pierre Poujade, représentant des petits indépendants et de la classe moyenne.
Évidemment, le mouvement de Poujade s’essouffle et Le Pen se retrouve perdu. Pendant longtemps, il s’estime être un chef naturel, mais il est avant tout un chef sans subordonnés. C’est en 1972 que le destin lui sourit à nouveau. Un groupe d’extrême droite cherche à présenter une liste aux élections législatives. Mais ce micro-parti, qui décide de présenter ses candidats sous la dénomination «Front national pour un Ordre nouveau», n’a pas de leader; plusieurs personnes sont sondées mais sans succès. C’est dans ce contexte que l’on propose à Jean-Marie Le Pen, qui jouit d’une belle réputation, d’entrer dans le parti. Au départ, il n’y est qu’un simple représentant, mais il prend vite la place de président. Le FN prend naissance. Le chef a enfin une équipe derrière lui, la conquête des institutions peut enfin commencer…
Le Pen, en vrai tribun, arrive à conserver la main sur le Front national, il profite de l’occasion pour se présenter à l’élection présidentielle de 1974. Les résultats sont plutôt décevants, il obtient 0,75% des suffrages exprimés. Pourtant, il ne lâche pas l’affaire pour autant. Il ne se présente pas à la présidentielle suivante, mais en 1986, son parti va faire une entrée fracassante à l’Assemblée nationale. Les journaux n’hésitent pas à parler de véritable «choc», car tandis que le score des communistes s’effondre, celui du FN grimpe. Jean-Marie Le Pen a réussi à installer ses hommes au Parlement. Le Front national arrive à se placer comme seule offre politique sur l’extrême droite de l’échiquier.
C’est en 1981, lorsque François Mitterrand est élu à la présidence, que Le Pen et son mouvement prennent véritablement de l’ampleur. Le président de la République socialiste use de son génie, souvent apparenté au Prince de Machiavel, pour décider d’accorder à l’extrême droite une tribune télévisée. Auparavant, la France appliquait un certain cordon sanitaire afin d’empêcher les partis extrémistes de s’exprimer sur le premier canal médiatique. Quoi qu’il en soit, Le Pen est invité à la télévision et reçoit de nombreuses questions très hostiles, il s’en sort brillamment et entre désormais dans la vie des Français. Ses qualités d’orateur lui permettent de convaincre une partie du peuple français, ce qui le rend de plus en plus important sur la scène de l’Hexagone.
De plus en plus, Jean-Marie Le Pen est reçu par les médias comme tous les politiciens de partis traditionnels. Effectivement, comme précisé plus haut, la maitrise de la parole et de la contradiction sont ses plus grands atouts. Sur les sujets sensibles, il arrive toujours à « noyer le poisson » et s’extirper des questions délicates. Il sait que les partis traditionnels sont à bout de souffle, c’est l’opportunité de sa vie. Il décide de se présenter à la course pour la présidence de 1988 pour affronter Mitterrand. Il est loin de se douter qu’il va lui-même causer sa perte.
Il accepte d’être interviewé en direct par RTL en 1987. C’est alors qu’à la radio, le journaliste lui demande ce qu’il pense des théories négationnistes qui concernent les chambres à gaz. Son équipe ne s’inquiète pas, c’est le genre de question qu’on lui pose souvent et il sait comment esquiver le sujet. Or, ce jour-là, il va précipiter sa propre chute. Il répond: «Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale». Là, il s’auto-détruit. Sa réponse est tout de suite vue comme une négation de l’horreur commise par les nazis. On peut dès lors se questionner sur le sens de sa déclaration: a-t-il voulu remettre en cause la mort des 6 millions de personnes juives ou bien la manière dont celles-ci ont été éliminées? Dans tous les cas, les propos du leader du FN demeurent insoutenables. Il est par la suite condamné pour ses propos, néanmoins, il ne regrette rien. En effet, il réaffirme notamment son point de vue lors d’autres interviews plus récentes.
«Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. […] Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » Jean-Marie Le Pen
À partir de là, Le Pen ne parvient pas à se relever. Il espère affronter Chirac à la présidentielle de 2002, mais ne va jamais plus loin que son résultat obtenu (17,79%). Dès lors, il est relégué à la gestion de son parti et de la dynastie Le Pen. Sa carrière s’effondre et il ne lui reste plus que la présidence du FN.
La Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté d’expression dans son article 10. Les affaires judiciaires se multiplient à une vitesse folle. Le célèbre arrêt Lacroix de 2017 en est un exemple: Michel Lacroix, conseiller municipal, fait la découverte de deux marchés publics qui auraient été truqués par le maire de sa commune. Il se charge alors de le dénoncer publiquement, ce qui portera l’affaire devant les juridictions nationales afin de statuer sur la diffamation, avant d’être envoyé des années plus tard devant la Cour européenne.
Les porte-paroles du peuple en danger?
Depuis la Révolution française, le pays des droits de l’homme consacre de nombreuses libertés individuelles. C’est par exemple le cas de la liberté d’expression. En revanche nous l’avons vu avec l’affaire du «point de détail», la parole des représentants du peuple n’est pas absolue. En effet, il y a des sujets avec lesquels on ne badine pas, pour reprendre l’expression d’Alfred de Musset. Au fond, la situation est-elle si différente chez nous?
En Belgique, la Constitution prévoit que la liberté d’expression est garantie pour les députés dans les discussions de leur institution respective (art. 58, 59 et 120). Nos députés belges jouissent donc d’une immunité pour l’expression de leurs opinions dans l’hémicycle. C’est d’ailleurs ainsi que Laurent Louis, en 2012, s’est fait attaquer sur le plan pénal, puisqu’il s’est rendu coupable d’outrage au Premier ministre Elio Di Rupo. Dans les murs de la Chambre, l’immunité couvre les députés ; or, il fait l’erreur de s’exprimer en dehors de la tribune parlementaire. La question légitime que l’on se pose est alors la suivante: nos élus peuvent-ils tout dire? En réalité, la justice est de plus en plus confrontée aux problèmes de censure de la parole. La France présente de nombreux cas d’élus qui ont été poursuivis par la justice. Ce qui a amené la Cour européenne des droits de l’homme à se pencher sur la question. droit existent en la matière, notamment lorsqu’un élu local prétexte la liberté d’expression afin d’affirmer ses thèses négationnistes.
Clarifions immédiatement la situation, lorsque la parole est incriminée par une disposition légale, la question ne se pose pas. Dans le cas particulier d’actes racistes, la loi punit ces comportements. Néanmoins, lorsqu’il est question de propos honnêtes, comme celui de Michel Lacroix, est-ce qu’un élu doit se conformer à la langue de bois? Question délicate, puisque celui qui flatte tout le monde séduit le plus grand nombre. D’un autre côté, ceux qui disent la vérité savent que celle-ci est une arme à double tranchant. Elle peut à la fois plaire mais également embarrasser ceux qui sont visés par ce dévoilement. De manière générale, les politiques usent et abusent de formules creuses pour transformer les sujets sensibles en une formule neutre et sans saveur. Ils s’assurent ainsi le plus grand soutien des votants, dans un souci de pérennité et de continuité de carrière. Or, aujourd’hui, sur la scène politique nationale et internationale, trop de carriéristes viennent accaparer les postes à responsabilités et demeurent au pouvoir en tâchant de rester les plus incolores possible. La technique permet en effet de se débarrasser des situations gênantes, mais la xyloglossie, selon son terme savant, n’apporte pas de solution au débat. En face, certains assument de prendre la parole de la «majorité silencieuse», pour reprendre l’expression de Nixon. Aujourd’hui, c’est l’habitude des politiciens à la rhétorique populiste qui rencontre un grand succès. On songe par exemple à Donald Trump, c’est sa parole totalement libérée et sa volonté de déranger les codes qui a plu aux électeurs américains. Il faut cependant se méfier de cet excès de vérité, le populiste-type prend pour mauvaise habitude de dire au peuple ce qu’il souhaite entendre…
En définitive, la question de la liberté d’expression, c’est un peu comme une Ferrari sur la route: elle a beau avoir du potentiel dans le moteur, elle doit respecter certaines règles. Et ce n’est pas Jean-Marie Le Pen qui dira le contraire quand on sait qu’il a fait l’objet de six procès 2 pour ses propos sur les chambres à gaz.
Il est urgent de cesser l’usage de la langue de bois. Dans le cas contraire, le politique risque de devenir à la longue comme Pinocchio, tout fait de bois. Il sera alors à la merci des flammes. Plus personne ne s’intéressera à ses propos. Il est évident qu’une personne qui évite de répondre aux questions est beaucoup moins attrayante qu’un tribun qui dit la vérité les yeux dans les yeux. Mais il faut également veiller à rester dans la mesure lorsque l’on « parle vrai », au péril de paraitre pour un marginal. Combien de fois n’at-on pas vu des personnes affirmer une idée sans avoir les preuves nécessaires. Le citoyen a besoin que ses élus disent les choses telles qu’elles sont et surtout qu’ils apportent des solutions réalisables.