Mémoire de master en Architecture. Vers une architecture de l'accueil en France

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mémoire

lundi 2 novembre 2020

Vers une ar c h de l’accuei itecture l en France Louis FOURNIÉ

Questionnements théoriques et pratiques sur le devenir des villes françaises face à la crise migratoire actuelle.

jury : - Annabelle Iszatt - Stéphane Bosc - Florence Closel Borel - Laurent Duport

sous la direction d’Annabelle Iszatt





« Il faut accueillir, ouvrir un peu de son chez-soi pour faire de la place à d’autres. Secourir, c’est intervenir pour que la vie continue quand elle est menacée. Accueillir, c’est le cas échéant ne plus intervenir… L’hospitalité ne peut exister que si elle s’efface comme secours pour laisser place à un accueil durable garanti par un ensemble de droits valables pour toutes les vies d’ici et d’ailleurs… Le secours est un fait ponctuel dicté par l’urgence et le risque de la mort. L’accueil est un droit durable même s’il s’avère provisoire. »1

Citation - Guillaume LE BLANC et Fabienne BRUGÈRE, La fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons-nous ? Paris, Flammarion, 2017, p 56-57 et 101. – In. Cyrille HANAPPE (dir.), La Ville Accueillante, Accueillir à Grande-Synthe, questions théoriques et pratiques sur les exilés, l’architecture et la ville, éd. du PUCA, collection Recherche n°236, 2018, 519 p.

1

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SOMMAIRE INTRODUCTION ......................................................................................... - 7 -

I.

ETAT DES LIEUX & DÉFINITIONS ................................... - 11 -

1.

CONTEXTE GLOBAL ............................................................................... - 11 -

1.1.

Historique .................................................................................................. - 11 -

1.2.

Politique européenne et inhospitalité .................................................... - 12 -

1.3.

Formes architecturales de l’urgence ....................................................... - 14 -

2.

CONTEXTE FRANÇAIS ............................................................................ - 16 -

2.1.

Historique de la forme architecturale d’urgence .................................. - 16 -

2.2.

Politique de l’habitat d’urgence et structures ....................................... - 17 -

2.3.

Le rôle des acteurs..................................................................................... - 21 -

3.

DE LA NOTION D’HABITER ..................................................................... - 26 -

3.1.

Définitions d’habiter ................................................................................ - 26 -

3.2.

Limites des structures existantes ............................................................ - 32 -

II. ARCHITECTURE DE LA NÉCESSITÉ ................................ - 39 1.

ESPACE SANS ARCHITECTE, L’URGENCE AUTOGEREE .............................. - 39 -

1.2.

Pour un habitat autoconstruit émancipateur ....................................... - 39 -

1.2.

Les limites de l’autoconstruction ............................................................ - 43 -

1.3.

Le rôle de l’architecte ............................................................................... - 46 -

2.

INTERVENTION IN-SITU DE L’ARCHITECTE ............................................ - 51 -

2.1.

L’autogestion encadrée, la Jungle de Calais .......................................... - 51 -

2.2.

La sécurisation d’un quartier autoconstruit, Mayotte ......................... - 69 -

2.3.

Le camp dans la ville, Grande-Synthe .................................................... - 85 -

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III. VERS UN MODÈLE PÉRENNE POUR LA VILLE ........... - 103 1.

URBANISME TEMPORAIRE.................................................................... - 103 -

1.1.

L’hébergement d’urgence, Porte de la Chapelle, Paris ..................... - 103 -

1.2.

Le quartier d’accueil, Promesse de l’Aube, Paris ................................ - 117 -

1.3.

L’existant approprié, Les Grands Voisins, Paris ................................. - 127 -

2.

VERS LA VILLE ACCUEILLANTE ............................................................ - 134 -

2.1.

Pour Habiter ............................................................................................ - 134 -

2.2.

Changer de modèle de fabrique ............................................................ - 151 -

CONCLUSION .......................................................................................... - 157 -

BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................... - 161 ANNEXES .................................................................................................. - 166 -

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INTRODUCTION Il m’a été donné de m’ouvrir à de nouvelles cultures, de traverser des espaces urbains d’un autre monde au cours de l’année passée lors d’un voyage en Asie au cours duquel j’ai découvert la ville indienne. La ville pauvre se confond dans celle dite développée, les voitures de luxe côtoient les charrettes, le baraquement prend place au pied de l’immeuble. Loin d’être analysée et étudiée lors de ces années d’études, je me suis ainsi demandé quelle représentation cette ville pauvre prenait en France et quelle place celle-ci occupait dans notre espace urbain. De ces questionnements et observations, vient une première recherche sur l’architecture de l’urgence en général sur le territoire français. Bien loin d’une culture historique de l’habitat précaire, la France a refusé de voir celui-ci comme possibilité au développement des villes. Aujourd’hui l’architecture d’urgence prend de multiples formes sur le territoire avec des structures étatiques, des tentatives de construire un habitat en ville ou bien souvent des formes informelles pour s’abriter. Dans une volonté personnelle d’explorer la voie d’un architecte engagé socialement, ce mémoire cherche à apporter une analyse critique des pratiques en vigueur en France sur leurs qualités d’espaces et leurs qualités humaines tout en mettant en avant les opportunités qui permettraient de développer une architecture accueillante. Ce regain d’intérêt pour l’architecture d’urgence en France se fait depuis le début des années 2000 où les flux migratoires mondiaux grandissants font évoluer le paysage français comme européen. Les dérèglements actuels, les guerres, la crise environnementale qui prend de l’ampleur exposent chaque jour plus de populations à la précarité et à l’absence d’un espace où habiter. L’Europe apparaît comme un eldorado et il devient urgent de penser notre territoire pour accueillir ces populations et de rendre nos ambitions architecturales plus résilientes face aux mouvements migratoires. Ainsi, plus qu’une question d’architecture d’urgence, j’ai choisi dans ce mémoire de traiter la question d’un urbanisme et d’une architecture de l’accueil sur le territoire français sur un temps qui est celui du présent. Quelle forme la pratique de l’architecte peut-elle prendre dans cette situation ? Quelles différentes échelles sont à prendre en compte dans un processus d’accueil inconditionnel de nos villes ? Quelles nouvelles temporalités engendrent cette façon de penser l’architecture ? Les modèles actuels nous permettent-ils d’espérer une production pérenne de la ville accueillante ? -7-


Afin de chercher une réponse à ces multiples interrogations, il semble important de consacrer la première partie à faire un état des lieux de la situation de l’architecture de l’accueil à l’échelle mondiale pour mieux parler de la situation française. Ainsi, nous verrons quelles sont les politiques externes à la France qui engendrent la situation nationale et quelles formes architecturales de l’urgence sont créées en réponse à ces politiques à l’échelle mondiale. Dans le contexte qui nous intéresse, nous étudierons alors l’historique de l’architecture de l’accueil en France et les structures actuelles mises en place par l’État qui en découlent. Enfin, cette partie sera l’occasion de définir la notion d’Habiter qui remet au centre de l’architecture l’habitant précarisé et de comprendre comment cette définition remet en question les réponses conventionnelles à l’accueil de ces populations. Notre seconde partie partira des précédentes observations pour étudier comment l’habitant précaire livré à lui-même crée une architecture de survie et comment l’architecte intervient directement sur les lieux de l’urgence pour prendre part à cette production de l’abri. Pour cela, nous étudierons l’architecture d’urgence autogérée qu’est l’autoconstruction, les opportunités et les freins qu’elle représente pour les populations précarisées. À la suite nous verrons quel peut être le rôle de l’architecte face à de telles pratiques et quelles nouvelles réflexions son travail soulève-t-il. Afin d’entrer plus dans les détails de la pratique de l’architecte dans un tel contexte d’urgence et de l’importance que prend l’habitant dans de tels processus de projet, la deuxième moitié de cette étude s’intéressera à trois cas d’intervention in-situ de l’architecte sur des zones exposés à l’urgence des migrations. Il sera question de trois formes urbaines différentes avec la Jungle de Calais, les bidonvilles de Kawéni à Mayotte et du Camp de la Linière à Grande-Synthe. Pour compléter cette approche d’urgence première, la dernière partie de ce mémoire sera consacrée à une temporalité différente qui est celle d’un modèle pérenne de l’accueil dans nos villes française. La ville de Paris, la plus exposée en France à l’immigration, a ainsi lancé un programme d’hospitalité et nous questionnerons trois projets pilotes autant dans leurs réussites que leurs limites. Chacun vient exploiter une typologie urbaine différente dans l’expression architecturale de l’hébergement, avec le centre d’urgence de la Porte de la Chapelle, le centre d’hébergement de la Promesse de l’Aube ainsi que le complexe accueillant des Grands Voisins. Suite à ces nouveaux modèles de penser la ville au service de l’accueil et du passage, notre étude se terminera sur les théories d’une ville accueillante en confrontant les réponses étudiées. Cette confrontation nous amènera ainsi à repenser notre façon de penser l’accueil pour les autres et alors de remettre en question un modèle de fabrication actuel de nos villes.

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-9-


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I.

ETAT DES LIEUX & DÉFINITIONS

1. CONTEXTE GLOBAL 1.1.

HISTORIQUE

S’abriter a toujours été une préoccupation première de l’Homme dans sa survie. Si l’auto-construction et l’informel ont toujours été les expressions primaires de l’habitant en situation de survie, l’architecte moderne cherche désormais à traiter cette notion essentielle de sa discipline. Près de 900 millions de personnes vivent aujourd’hui dans des bidonvilles soit un tiers de la population urbaine mondiale2. Le terme de bidonville étant ici à entendre au sens large comme habitat précaire ou irrégulier, loin de la forme architecturale du baraquement que représente le mot français. Les bidonvilles centenaires voient fleurir d’autres formes d’habitats primaires, dans un contexte migratoire et précaire si important. En 2019, le nombre de migrants internationaux dans le monde a atteint près de 272 millions quand il était de 153 millions en 1990. C’est l’Europe qui accueille le plus grand nombre de migrants internationaux avec 82 millions de personnes vivant en Europe et ayant une nationalité étrangère.3 Parmi ces populations migrantes, celles qui prennent le plus d’ampleur sont, dans l’ordre, en Afrique du Nord, en Asie occidentale et en Afrique subsaharienne. La croissance démographique de ces zones du globe peut en expliquer la raison, d’autant plus que les guerres incessantes et les catastrophes forcent toujours plus de populations à traverser les frontières dans un contexte de survie. Le nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile a augmenté d’environ 13 millions entre 2010 et 2017, représentant le quart de l’augmentation du nombre de tous les migrants internationaux. Ces trois mêmes régions sont les foyers de ces populations précaires et accueillent aujourd’hui 65% du nombre total de réfugiés et demandeurs d’asile alors que les conflits ne cessent de s’intensifier et de gagner du terrain, poussant toujours plus loin les populations vers nos pays en paix.4

2

Selon un rapport de l’ONU-Habitat.

Nations unies, International Migration 2019 : Report, Division de la Population, Département des Affaires économiques et sociales (DAES).

3

4

Ibidem.

- 11 -


L’Europe se retrouve au cœur de cette bataille migratoire qui marque nos paysages proches comme lointains, dans les villes, à nos frontières. Si au siècle dernier les vagues migratoires partaient de cette Europe en guerre, aujourd’hui dans un contexte démographique qui semble exponentiel, notre continent, qui a réussi à se relever, prend le rôle de terre d’accueil pour toutes ces populations précaires qui cherchent à trouver asile.

1.2.

POLITIQUE EUROPEENNE ET INHOSPITALITE

Alors que certains pays européens tentent d’accueillir les réfugiés comme ils le peuvent, la complexité d’une telle opération va entraîner un tournant dans la gérance des frontières. Ainsi devant les vagues massives venues alors en grande partie de Syrie dans les années 2015, l’Europe s’engage dans une politique globale de contrôle de ses frontières au moyen d’un accord trouvé avec la Turquie, pays frontalier par lequel transitent ces migrations. Le 18 mars 2016 est signé l’accord UE-Turquie où celle-ci doit alors « prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière - maritimes ou terrestres - ne s'ouvrent au départ de son territoire en direction de l'UE »5. Voulant essentiellement freiner les arrivées dans l’espace européen par les îles grecques, ce communiqué stipule également que « pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE […] dans la limite de 72 000 personnes ». La Turquie compte aujourd’hui, 4 ans après la mise en place de cet accord, 3,6 millions de réfugiés syriens sur son territoire6. Efficacement appliqué, le nombre de réfugiés tentant de traverser la mer Égée passe de 3 500 par jour à 40, sans parler des chiffres annuels qui voient le nombre de réfugiés tentant de rejoindre les îles grecques passer de 800 000 entre 2015 et 2016 à 26 000 entre 2016 et 2017 7 . Cependant, la Turquie a décidé de rompre ces accords depuis février dernier estimant que l’Union Européenne ne respectait pas ses engagements financiers dans l’aide à l’accueil de tant de réfugiés sur leur territoire, et des dizaines de milliers de migrants s’amassent depuis à la frontière gréco-turque dans l’espoir d’entrer sur le territoire européen. Ainsi, si cet accord a eu des premiers effets efficaces sur les flux 5

Déclaration UE-Turquie, 18 mars 2016, communiqué de presse du Conseil européen.

6

Chiffres donnés par le site www.touteleurope.eu/.

7

Ibidem.

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migratoires au sein de l’Union Européenne, il en reste du moins discutable quant au traitement de la Turquie, livrée à elle-même, ainsi qu’aux traitements réservés à ces masses humaines bloqués aux frontières créant des conditions de vie insécures dans des formes architecturales qui s’apparentent à celle d’une détention. Dans la situation que nous connaissons aux frontières européennes, le contrôle et le rejet des indésirables vise à éviter le scandale humanitaire. La Turquie en rompant son accord a cessé d’être la barrière entre le Moyen-Orient et l’Europe qui lui imposait de bloquer les flux migratoires sur son territoire. L’architecte Cyrille Hanappe, dirigeant d’une association engagée sur différentes zones migratoires en France, à la tête de son agence AIR Architectures qui a travaillé à l’insertion des migrants en ville et directeur du DSA Risques Majeurs à Paris Belleville, s’appuie sur le programme de recherche Babels8 dans son ouvrage la Ville Accueillante 9 , pour souligner que l’Europe serait aujourd’hui plus dans une crise de l’accueil qu’une crise migratoire. Elle favorise une fermeture de ses portes et opte pour l’inhospitalité dans ce que Michel Agier, anthropologue ayant effectué des recherches sur les lieux d’exil et les formes urbaines qui en découlent, nomme l’encampement. Ce qui se passe en Turquie n’est pas isolé et l’on voit aujourd’hui des camps se dresser tout le long de la Méditerranée, essentiellement en Italie et en Grèce. Ces stops aux frontières sont des centres de tris avant de rejoindre la Turquie ou d’être renvoyé dans son pays. L’Europe semble repousser toute migration hors de ses frontières, fabriquant par la même occasion une nouvelle forme d’urbanisme sur son territoire, destiné à contenir : celui du camp.

Michel AGIER (dir.), Babels, De Lesbos à Calais : Comment l’Europe fabrique des camps, éd. le Passager clandestin, 2017.

8

9

Cyrille HANAPPE (dir.), La Ville Accueillante, Op. Cit.

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1.3.

FORMES ARCHITECTURALES DE L’URGENCE

Si ce n’est pas relatif au cas européens, Michel Agier parle aujourd’hui d’un « encampement du monde » ou d’un « paysage global de camps ». Pour parler de ce fait de manière plus globale que le seul cas des frontières européennes, la réponse la plus systématique aux situations d’urgence à l’échelle mondiale est celle du camp, allant d’un modèle normé par le HCR10 à des camps illicites. L’anthropologue vient à différencier 4 formes de camps11, à savoir : -

-

-

Les camps de réfugiés gérés par les ONG qui sont standardisés, normés, planifiés et officiels, se transformant parfois en camps-villes dans la durée, représentant la figure du camp la plus établie et la plus durable mais n’étant que peu déployés dans nos pays développés ; Les camps de déplacés internes qui sont, dans les pays en guerre, des réserves humaines non protégées en développement constant ; Les campements auto-installés et auto-organisés qui représentent la forme du refuge, de l’abri sans politique d’accueil et à défaut d’hospitalité. La menace de la disparition est permanente et agit sur le quotidien des lieux ; Les centres de rétention en Europe qui sont des centres de tri situés aux frontières agissants comme sas d’entrée dans les flux migratoires afin de canaliser les populations, les retenir et les réorienter. Ils agissent comme des zones d’attente et cristallisent de fortes tensions sociales car elles ne représentent pas des lieux que l’on peut habiter mais seulement subir dans l’attente de son jugement.

D’années en années les savoirs évoluent et les dessins de camps toujours plus complets, structurés et complexes suivent des plans d’urbanisme élaborés par le HCR. Celui-ci contrôle l’établissement des camps dits « légaux » à travers le monde avec des normes fixées, Sphères, qui servent de normes humanitaires globales quand chaque pays possède ses propres normes, plus ou moins adaptées à ces situations d’urgence. Alors que plusieurs dizaines de millions de personnes vivent dans des camps de réfugiés à travers le monde12, un marché de l’humanitaire se développe et de grosses entreprises privées s’y lancent, comme Ikea, la plus célèbre. Alors que l’architecte de l’humanitaire Amaelle Gualleze confie qu’« il n’y a qu’en France que je n’ai pas vu de camps », celle-ci s’accorde sur l’importance d’architectes

10

HCR : Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

11

Michel AGIER, Un paysage global de camps, Les Carnets du paysage, 2012, oct. nov., n°23, p. 80-91.

Amaelle GUALLEZE, Qu’est-ce qu’un camp aujourd’hui ? Entretien avec une architecte de l’humanitaire, In. Cyrille Hanappe (dir.), La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 125 à 158.

12

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dans ces lieux et d’une gérance bienveillante afin de donner des « lieux de vie très acceptables ». Ayant travaillé dans de nombreux pays en guerre, celle-ci appuie sur l’importance de montrer le camp, de le faire près des villes où les services sont accessibles, de faire qu’ils soient de l’ordre de l’accueil et non de l’exclusion comme employés dans nos camps européens. Objectivement, les normes Sphères et l’expérience des ONG dans le domaine des camps de réfugiés viennent recréer un urbanisme planifié selon ses propres codes avec par exemple des nombres de sanitaires nécessaires selon les personnes, des emprises au sol de 20m2 par abri de 4 personnes, 45m2 d’espace vivable par personne, des distances de 2m entre chaque abri pour empêcher l’insalubrité…13 et tout cela vient créer la nouvelle ville-camp qui va évoluer au fil des années avec des gens qui pourront faire leur cette nouvelle façon d’habiter l’espace et la « ville ». L’architecture du camp est essentielle afin d’assurer sécurité, salubrité et intimité à tout un chacun lorsque l’on ne sait pas quand la situation permettra à ce camp de désemplir ou à terme de devenir ville quand les décennies passent ; les habitants des premiers camps palestiniens sont ainsi installés là-bas depuis 80 ans14. Si les camps sont choses rares sur le territoire français, il me semble important d’évoquer ces différents modes d’occuper le territoire afin de pouvoir analyser les tentatives de ces formes urbaines à s’adapter au contexte qui nous intéresse, que l’on retrouvera pour des cas d’études comme la Jungle de Calais ou le camp de la Linière. Ces différentes formes de camps sont les aires de circulation des populations qui peuvent passer par plusieurs entités dans leurs longues démarches. De manière complémentaire, ces camps représentent les lieux de circulation de savoirs et de pratiques d’un lieu à l’autre apportés par les migrants. Ces camps représentent de « très long couloirs d’exil »15 qui se prolongent dans le pays d’accueil par des centre d’hébergement, des squats, des parcs urbains, des abris de fortune. Les réfugiés suivent très souvent ces parcours types de l’époque de la « guerre aux migrants » où les réponses d’abri se suivent sans combler les besoins de survie, entrainant parfois de devoir trouver d’autres moyens d’avoir un toit.

13

Ibidem.

Michel AGIER, Les camps aujourd’hui, un présent qui n’en finit pas, In. Thierry PAQUOT, Michel LUSSAULT et Chris YOUNÈS (dir.), Habiter, le propre de l’humain, éd. La Découverte, 2007, p 89-101.

14

15

Michel AGIER, Un paysage global de camps, Les Carnets du paysage, 2012, oct. nov., n°23, p. 80-91.

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2. CONTEXTE FRANÇAIS 2.1.

HISTORIQUE DE LA FORME ARCHITECTURALE D’URGENCE

Lorsque l’on s’intéresse au contexte français, l’histoire du camp est toute autre au vu des deux guerres du XXème siècle, et le camp humanitaire comme espace d’aide aux réfugiés ne s’est pas imposé comme modèle développé par les autorités. Cependant, même si l’habitat auto-construit formant des bidonvilles est lui aussi peu visible aujourd’hui sur le territoire, si ce n’est aux abords des axes routiers de nos métropoles, celui-ci fait partie de l’histoire de la ville en France notamment au lendemain de ces guerres mondiales qui ont fragilisé l’accès au logement. Ainsi, la période des Trentes Glorieuses voit les populations étrangères arriver en France en nombre, représentant une force de travail pour la reconstruction du pays et le début d’une ère prospère. De grands bidonvilles se forment, avec le plus connu d’entre eux, Nanterre, et la précarité de l’habitat auto-construit était chose courante et acceptée jusque dans les années 1950. 16 Alors que dans les pays du Sud, les bidonvilles faisant partie de l’histoire sont pour les plus anciens intégrés à la ville par des politiques d’urbanisation de l’habitat plutôt que d’urbanisation des hommes, le choix inverse est fait en France dans les Trente Glorieuses avec une politique de résorption de ces formes urbaines. Une éradication de masse a eu lieu dans les années 1970 ne laissant pratiquement aucune trace de ces immenses bidonvilles passés. Passé et Présent se font écho en ce sens que les bidonvilles d’aujourd’hui présentent les stigmates qui ont fait leurs pertes par le passé, celui du danger sanitaire, de « l’inadaptation à la ville moderne »17 et où l’immigré est considéré comme citadin illégitime et devient étranger. Aujourd’hui on voit réapparaitre ces formes urbaines suites à de nouvelles vagues migratoires des populations Roms intereuropéennes mais aussi des populations fuyant les pays en guerre du Moyen-Orient ou la crise climatique qui touche les pays du Sud. La DIHAL 18 recensait « environ 16 000 personnes en avril 2017 dans des campements illicites, grands squats et bidonvilles sur 571 sites en France métropolitaine ».

Hélène HATZFELD, Une histoire oubliée en héritage, entretien avec Marie Claude Blanc-Chaléard, historienne, In. Hélène HATZFELD (dir.), Dossier : Actualités du bidonville, Urbanisme, 2017, automne, n°406, p22-65.

16

17

Ibidem.

18

DIHAL : Délégation Interministérielle à l’Habitat et à l’Accès au Logement.

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Ce changement d’époque se retrouve quant à l’implantation de ces campements illicites, historiquement sur des grandes zones foncières, aujourd’hui les bidonvilles se font discrets dans les interstices des métropoles, cachés du regard de la ville, ce qui ne leur empêche pas de faire l’objet d’expulsions et de destructions automatiques. Ces installations restent ainsi fragiles et ne représentent pas une alternative viable lorsque la politique publique, locale ou étatique ne se prépare pas à accueillir des populations, qui ne demandent qu’un droit d’habiter lorsqu’elles n’ont pas accès aux voies légales d’accès au logement. Un rejet de la forme urbaine du bidonville se fait en France et dans la plupart des pays industrialisés par une représentation indigne, insalubre et insécurisé de cet espace de vie qui rend légitime la destruction par l’action publique puisque personne ne tient à voir fleurir des bidonvilles sur sa zone de vie. On assiste à « un double refus du droit à habiter et du droit à la résidence dans le pays non d’accueil mais tremplin »19. Si l’œil extérieur voit le désordre, la misère d’une non-ville, le bidonville est un espace de vie, normé et témoin d’une volonté d’habiter le territoire dans un contexte de survie. Le bidonville en France n’est pas une chose ancrée dans notre façon d’appréhender le développement urbain et ainsi n’apparaît que peu dans notre histoire ; chaque jour l’histoire du bidonville s’écrit en même temps qu’elle disparait sans laisser aucune trace sur le territoire.

2.2.

POLITIQUE DE L’HABITAT D’URGENCE ET STRUCTURES

L’État français, s’il rejette le modèle de l’auto-construction pour assurer sa survie et la création d’une forme urbaine qu’il ne peut contrôler, a depuis plusieurs années mis en place des structures pour assurer le contrôle et l’accueil des populations immigrées sur son territoire et dans ses villes. L’article 73 de la loi MOLLE du 25 mars 2009 définit le droit à l’hébergement d’urgence en établissant que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence » 20 et que « toute personne accueillie dans une structure d'hébergement d'urgence doit pouvoir y bénéficier d'un accompagnement personnalisé et y demeurer, dès lors qu'elle le souhaite, jusqu'à ce 19 Agnès DEBOULET, Muriel GIRARD et Marion SERRE, sociologues et architecte, La dignité, un agenda encore lointain, In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit.

LOI n° 2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion, Art. L. 3452-2. 20

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qu'une orientation lui soit proposée » 21 . De ce fait de nombreux dispositifs d’hébergement et de logement existent afin d’accompagner ces populations sur trois temporalités différentes, celle de l’accueil et de l’orientation, celle de l’hébergement et celle du « logement adapté »22. Dans cette première temporalité qui relève de l’urgence directe, l’État a mis en place des Services Intégrés de l’Accueil et de l’Orientation (SIAO) qui vont venir coordonner trois dispositifs de veille sociale. Dans un premier temps le 115 ouvert 24/7 va répondre aux besoins urgents des populations dans l’écoute et l’orientation ainsi que dans la mise à l’abri d’urgence pour personne en détresse. Deuxièmement, des maraudes vont participer à aller à la rencontre des populations les plus en marges des dispositifs qui ne peuvent avoir l’accès au 115. Les équipes mobiles interviennent de jour comme de nuit, dirigées par les autorités locales au plus près de la situation réelle. Enfin, les accueils de jour agissent en complément de l’hébergement d’urgence pour assurer de nombreux services et réponses aux besoins primaires des populations. La seconde temporalité relevant de l’hébergement comprend un dispositif généraliste pour l’accueil inconditionnel ainsi qu’un dispositif d’accueil pour les demandeurs d’asile et les réfugiés. Le dispositif généraliste se compose de Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) qui accueillent tant des personnes seules que des familles connaissant des difficultés de toutes sortes. Le but est de les aider à retrouver une autonomie personnelle comme sociale avec un accueil tout public. Ce dispositif est complété par des Centres d’Hébergement d’Urgence (CHU) qui permettent la mise à l’abri de toute personne quel que soit son statut administratif sur une durée d’hébergement courte, une semaine environ, le temps de le rediriger vers la structure adaptée à ses besoins. Enfin, le plus récent de ces dispositifs prenant place sur le territoire français à l’exception de l’Île-de-France et de la Corse est le Centre d’Accueil et d’Orientation (CAO). Suite aux flux migratoires européens et plus précisément au démantèlement de la Jungle de Calais en 2015, ces structures voient le jour pour accueillir les migrants et les accompagner dans leurs demandes administratives afin de leurs trouver des places dans des CADA, développées dans le paragraphe suivant, plus adaptées à leur situation.

21

Ibidem, Art. L. 345-2-3.

APUR : Atelier parisien d’urbanisme, Les dispositifs d’hébergement et de logement adapté dans la Métropole du Grand Paris, étude produite en partenariat avec la Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement d’Î e-de-France, mai 2018.

22

- 18 -


Ainsi pour les réfugiés et demandeurs d’asiles, trois autres de formes d’hébergements existent sur le territoire. Les Centres d’Accueils pour Demandeurs d’Asiles (CADA) accueillent ces derniers durant toute la durée de leurs procédures avec un hébergement et une aide administrative, sociale et médicale. Les Hébergements d’Urgence des Demandeurs d’Asiles (HUDA) accueillent à titres provisoires les demandeurs d’asiles avant que ceux-ci intègrent des CADA plus stables, ils agissent en complément de ces dernières afin d’assurer un nombre de places plus important pour accueillir ces populations. Enfin, les Centres Provisoires d’Hébergement (CPH) sont faits pour les demandeurs d’asiles ayant reçu le statut de réfugiés et ne pouvant pas assurer leur logement afin de les accompagner dans leur réinsertion avec une durée limitée de six mois renouvelables mensuellement. Pour terminer avec ces dispositifs d’hébergements multiples, malgré ce large déploiement, une grande partie de l’hébergement d’urgence se fait au moyen de nuitées hôtelières avec des durées variables, ne permettant pas de sortir directement les personnes de la précarité. Selon une étude de l’Apur, Atelier parisien d’urbanisme, en mai 2018 les nuitées hôtelières représentaient 75% des places d’hébergement dans la région Île-de-France23. La troisième temporalité encadrée par l’État, celle du retour au logement se fait selon des dispositifs appelés « logements adaptés ». Ainsi, ces réponses vont vers des personnes en capacité à occuper un logement de manière autonome mais éprouvant des difficultés d’ordres économique ou social. De nombreuses alternatives sont faites en fonction principalement des types de publics qui sont voués à y être logés comme l’évoquent leurs noms ; on retrouve des foyers de travailleursmigrants (FTM), des résidences sociales, des foyers de jeunes travailleurs et des pensions de famille. Si le statut d’urgence semble être dépassé à ce stade, il me semble important de prendre en compte cette offre de l’état dans une démarche complète d’accueil et d’aide aux personnes en situations précaires.24

23

Ibidem.

24

Ibidem.

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115

Appel d’urgence 24/24 Demande d’aide

Maraudes

Rencontre avec les travailleurs sociaux

MIGRANTS

Populations précarisées Seules ou en famille

Accueil de jour Solution d’urgence Réorientation

SIAO

Traite les demandes Oriente les personnes

CHU

Mise à l’abri Durée courte

HUDA

Demande d’Asile Durée courte

CAO

Orientation migrant Durée courte

CHRS

CPH

Réinsertion sociale Durée longue

Réfugiés Limité à 6 mois

CADA

Demande d’Asile Durée procédure

Logements adaptés

Travailleurs, familles, jeunes, etc...

- 20 -


2.3.

LE ROLE DES ACTEURS

Que ce soit pour accompagner, coordonner ou encadrer, de nombreux acteurs agissent également sur le territoire dans la mise en place de tous ces dispositifs d’hébergements structurés ainsi que des formes urbaines spontanées, les deux ayant pour but de répondre à un contexte direct d’urgence et d’accueil. -ÉTAT L’État s’il encadre tout ce qui relève du cadre légal et illégal a un rôle premier de prise de décision sur toute initiative nationale. Là est le rôle du Ministère de la Cohésion des Territoires avec les collectivités territoriales qui met en œuvre la politique de l'aménagement du territoire en France. L’État va également dicter la politique d’ensemble du logement et de l’hébergement au moyen de lois qui orientent des choix nationaux comme on a pu le voir sur la loi MOLLE de 2009, où plus récemment avec la loi ALUR de 201425 qui entreprennent entre autre de lutter contre l’« habitat indigne », ou à allonger la trêve hivernale. La politique de l’État est déterminante dans la gérance de l’urgence et de l’accueil en France en ce sens qu’elle va encourager ou interdire certaines pratiques. Un second rôle découle du premier, celui de mettre en œuvre ces politiques, ces lois et ces décrets par des services spécialisés. La Délégation Interministérielle pour l’Accès à l’Hébergement et au Logement (DIHAL), créée à ce but en 2010, « est chargé d’assurer la coordination et le suivi de la mise en œuvre des priorités de l’État en matière d’hébergement et d’accès au logement des personnes sans-abri ou mal logées »26. Selon ce principe les actions de la DIHAL s’axent sur quatre principes27 : -

-

25

LOI n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové.

26

Site internet du gouvernement, www.gouvernement.fr/, extrait de la présentation de la DIHAL.

27

Ibidem.

- 21 -


Sur le terrain, cela se traduit par différents pôles en fonction des types de populations (migrants, gens du voyage) ou du type d’hébergement (habitat indigne, bidonvilles) qui mènent des études sur les populations et font des actions innovantes au moyen de collaborations avec de nombreux autres acteurs. Par une approche globale, des partenariats sont ainsi menés entre les différents ministères du Logement, de l’Intérieur, de la Santé, de l’Emploi, de l’Éducation nationale ou de la Justice concernés par les actions, et des acteurs de terrains. -ASSOCIATIONS Parmi ceux-ci, les associations sont très présentes en France avec certaines agissants sur une grande partie du territoire comme Emmaüs, la Fondation Abbé Pierre ou l’association Aurore. Les associations interviennent également sur le territoire en gérant les différentes structures énoncées dans la partie précédente, celles-ci agissent sur toutes sortes de besoins, administratifs, de santé, de logement, de construction, de réinsertion sociale ou encore en encadrant les maraudes. On voit que ces associations peuvent être rattachées à l’État, travailler en partenariat avec celui-ci ou sont parfois indépendantes de toutes actions étatiques. Tout au long de ce mémoire nous travaillerons sur des projets portés par ces associations et où de nombreuses associations locales interviennent pour assurer le bon déroulement des actions menées, que ce soit dans la construction ou la gérance des populations. Chacune des situations présentées dans ce mémoire et qui feront l’objet d’une étude de cas ont vu des associations s’engager, que ce soit dans la vie quotidienne des lieux jusqu’à la maitrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Emmaüs participe par exemple comme maître d’œuvre dans le projet de centre d’hébergement qui a vu le jour Porte de la Chapelle à Paris. Le CHU de la Promesse de l’Aube à Paris est le fruit de la maîtrise d’ouvrage de l’association Aurore, tout comme l’est le projet des Grands Voisins dans l’ancienne enceinte de l’hôpital Saint Vincent de Paul toujours à Paris où l’on compte près de 140 associations28 pour faire vivre les lieux. De plus l’association Actes & Cités, composée d’architectes, est maître d’œuvre pour le bidonville de Mamoudzou à Mayotte et pour le Camp de la Linière à Grande-Synthe où se retrouvent des dizaines d’associations dans la gérance de sa population comme elles le font quelques kilomètres plus loin dans la Jungle de Calais. Le monde associatif est indissociable aujourd’hui de la question d’une architecture de l’urgence et de l’accueil en France, prenant part à tout point de son élaboration et de sa mise en place.

28

Chiffres site internet Les Grands Voisins, https://lesgrandsvoisins.org/.

- 22 -


De plus, pour ce qui est des premières formes urbaines traitées dans cette partie, à savoir les habitats spontanés, les bidonvilles, les associations sont à nouveau nombreuses pour faire reconnaitre les droits de leurs habitants, pour enseigner les bonnes pratiques de construction, pour sécuriser ce qui existe ou simplement pour maintenir un contact social avec les habitants. Ainsi en France, l’association PEROU29 lance de nombreuses expériences quant aux ressources que représente l’espace bidonville, et sa qualité qui doit être l’objet d’un travail d’amélioration, d’insertion plutôt que de rejet massif dans notre espace urbain. « S’en référant aux droits fondamentaux européens de la personne et au « droit à la ville » qui en découle, le PEROU se veut un outil au service de la multitude d’indésirables, communément comptabilisés comme cas sociaux voire ethniques, mais jamais considérés comme habitants à part entière » 30 . Aussi, une autre association, Système B comme Bidonvilles agit au sein des bidonville et défend l’auto-construction comme une opportunité en l’absence d’autre solution. L’association tente de faire entendre le caractère d’utilité ici et maintenant que représente un tel habitat afin de poser un regard positif sur la ville pauvre informelle et reconnaitre à ses habitants un « droit à habiter »31. Ces deux associations, dans un but commun, tentent aujourd’hui de faire reconnaitre le bidonville auprès d’une loi qui le qualifie de « campement illicite ». Pour compléter cette liste d’acteurs, il est évident que les acteurs classiques de la construction sont concernés par la question de l’architecture de l’urgence en France et agissent comme dans un contexte normal quand des projets sont menés avec une maîtrise d’œuvre, une maîtrise d’ouvrage, des artisans, architectes, ingénieurs, etc… Ce qui diffère le plus d’un contexte habituel est le délai de construction qui se doit d’être le plus rapide possible avec des problématiques de démontabilité, de mises en place facilitées. Enfin, parmi ces acteurs, il en est un qui ne doit pas être oublié dans un tel contexte, l’habitant qui souvent est dans une situation précaire avec un besoin de survie immédiat ; celui-ci peut prendre part dans différents exemples de projet, de la conception jusqu’à parfois la construction. L’habitant ne peut être mis de côté, son intégration doit être centrale au projet ; les associations de terrain sont les plus à mêmes d’établir le contact localement pour ces populations.

29

PEROU : Pôle d’Exploration de Ressources Urbaines.

30

Sébastien THIÉRY, Manifeste présentant les actions du PEROU, 01 octobre 2012.

Pascale JOFFROY, architecte et journaliste, L’association « Système B comme Bidonville », In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit. 31

- 23 -


ÉTAT

Prise de décision Ministère de la cohésion des territoires

ASSOCIATIONS et Bailleurs

Travailleurs sociaux

échelle du projet MIGRANTS

ARCHITECTE

Populations précarisées Seules ou en famille

ACTEURS CONSTRUTION

échelle locale

DIHAL

échelle régionale

Préfecture Commune Mise en application des politiques publiques

échelle nationale HCR

échelle internationale

Fixe les règles Normes

ONG Encadre les structures Investissment économique et humain

- 24 -


Au vu de ces différentes problématiques de logement et des réponses possibles en France où les principes de la politique d’hébergement sont ceux de l’inconditionnalité de l’accueil, l’accompagnement pour l’accès au logement et le suivi des personnes jusqu’à stabilisation, il est possible d’interroger ce modèle puisque s’il donne accès à l’hébergement dit « pérenne »32, la pérennité relève plutôt du flux continu de personnes transitant dans ces structures et non de la pérennité pour la personne logée d’habiter son espace à court ou long terme. Cette même politique rejette également en bloc la possibilité de donner des droits à une architecture informelle naissant des besoins et des envies de ses habitants à l’habiter. De nombreux acteurs, privés ou publics se préoccupent de cette situation et s’investissent dans cette forme d’accueil. On peut se demander si une telle force de travail déployée ne pourrait pas servir à accueillir différemment. Notre troisième partie tentera ainsi dans le cadre de cet état des lieux à définir ce qui relève de l’Habiter sans avoir la prétention d’en donner une définition exhaustive.

32

APUR : Atelier parisien d’urbanisme, Op. Cit.

- 25 -


3. DE LA NOTION D’HABITER 3.1.

DEFINITIONS D’HABITER

Afin de chercher à définir ce qu’est Habiter, il est possible de sortir du cadre strict de l’habitant en état d’urgence mais ces propos seront remis en contexte une fois explicités. Les différentes définitions développées au cours de cette partie sont le fruit d’un raisonnement autour de l’ouvrage « Qu’est-ce qu’habiter ? »33, de Bernard Salignon, philosophe et psychanalyste français. Celui-ci choisit d’introduire son propos sur des questions de langage. Ainsi la polysémie du mot maison dans la langue allemande illustre en ce sens largement les problématiques que cherche à explorer ce mémoire ; Haus correspond à la maison dans sa réalité matérielle, en tant que construction et d’objet maison alors que Heim qui se traduit lui aussi par maison en français n’est pas à visée objective et traduit le concept qui relève de l’intime de chacun, « c’est ma maison ». Celui-ci relève de l’inexprimable sans image préconstruite de ce qu’est l’habitat et appartient à chacun de le définir. Ainsi la maison ne s’exprimera pas dans cette définition comme un logement mais dans le fait d’habiter dans le sens à s’implanter sur un sol et se l’approprier sans tenir compte des problématiques constructives. Le principe de Heim se traduit en français par le « chez-soi » qui parle de l’espace sans matérialité. « Et, de fait, “avoir un chez-soi“ exprime tout de même bien autre chose, on le sent bien, qu’ “ occuper un logement “. »34

« Mais l’homme n’est pas seulement soumis aux besoins. C’est pourquoi les problèmes posés par la construction de son habitat ne se réduisent pas à de simples questions de logement. »35 Bernard Salignon.

33

Bernard SALIGNON, Qu’est-ce qu’Habiter ? Paris : éd. de la Villette, 2010, 136 p.

34

Ibidem, p. 14.

35

Ibidem, p. 13.

- 26 -


-HISTORIQUE ET CULTURE Toutefois, l’habitat comme idée de possession peut être entendu dans le sens que plus qu’un bien il y a une appropriation. Que le lieu soit symbolique ou physique, l’habiter pose l’homme dans un espace et dans un temps avec des lieux ainsi que des relations humaines. Habiter au sens large est le fruit de nombreuses interactions et ceci n’est plus rendu possible lorsque l’une de ces modalités n’est pas réalisée, l’habitant vient alors à ne pas trouver ce qu’il cherche dans l’espace habité. Habiter ne peut être objectivé lorsque précisément cela relève de la particularité de chacun qui va habiter différemment selon sa culture, son histoire, ses envies, ses besoins, son cadre social. Habiter un lieu c’est en être en retour habité par celui-ci, c’est retrouver soi-même dans un espace situé. « Ce qu’il convient de dire et de redire, c’est que l’appropriation du logement transite par le sens qu’accordent les concepteurs au processus de différenciation. Car seule la différence respecte la différence comme identité. »36 Bernard Salignon.

L’histoire ou l’absence de celle-ci prend ainsi une place déterminante dans le processus d’habiter. Habiter c’est avant tout retrouver son ancrage culturel, ses « racines profondes »37 et soi-même. Si telle chose n’est pas permise dans l’habitat alors l’Homme est seulement, mentalement ou physiquement, de passage dans un espace qu’il ne peut habiter, un logement, rendant précaire son installation et son insertion. « L’habitation est liée à la manière dont l’homme se sent citoyen dans l’État. Si l’habitat ne remplit pas cette forme et cette fonction, l’homme se sent en partie exclu du lieu où il demeure, où il est et a vocation à être »38. Le migrant est très exposé à de telles problématiques puisqu’il n’est pas citoyen du pays qu’il cherche à habiter et un rejet des populations ne peut permettre d’habiter ce nouvel espace.

« Être présent dans son espace, son chez-soi, c’est permettre à l’homme qui habite de joindre et de conjoindre son passé et son futur dans le temps du vécu quotidien. Être présent, c’est vivre son “il y avait“ et son “il y aura“ comme possible maintenant-etici. »39 Bernard Salignon.

36

Ibidem, p. 111.

37

Ibidem, p. 20.

38

Ibidem, p. 38.

39

Ibidem, p. 74.

- 27 -


-ACCUEIL Le philosophe fait l’hypothèse que l’accueil est condition intrinsèque à la possibilité d’habiter, une population comme celle que représente les milliers de migrants ayant « subit avec plus ou moins de choc affectif un déménagement, un changement dans ses pratiques habitantes, doit pouvoir être accueillie dans un espace qui lui signifie quelque chose de cet accueil » 40 . Si la citation originale s’attache à parler d’un déménagement conventionnel celle-ci se fait encore plus vraie dans un contexte de déracinement forcé que subissent les populations migrantes qui ont perdu leurs précédents espaces habités. Le traumatisme lié à ce déménagement ne doit pas être renforcé sous peine que la future installation sur un espace se fasse dans la contrainte ne pouvant effacer dans les mémoires l’ancien espace habité. L’accueil est complet lorsque la population qui n’a comme représentations de l’habiter que ses anciens codes se projette dans une nouvelle façon d’habiter. « Accueillir, c’est penser que cela est possible pour l’homme, c’est dire que, là, on pense l’architecture comme quelque chose qui est tourné vers lui. » 41 Plus que dessiner des espaces tournés vers la personne, l’accueillir c’est lui permettre de se tourner vers d’autres espaces, vers la possibilité d’habiter pleinement cet espace.

« Si le “chez-moi“ a perdu sa fonction d’accueil et de don, il se nie lui-même. »42 Bernard Salignon.

Permettre d’habiter c’est ainsi accueillir l’autre dans un espace existant qu’il peut faire sien, mais bien souvent on se rend compte que les populations migrantes ressentent l’exclusion de la ville et de toutes les opportunités qu’elle représente. La distance réelle n’est pas la seule explication à ce conflit et ne représente que peu de choses face aux imaginaires et au ressenti symbolique de cette mise à l’écart qui stigmatise les populations sans leur offrir de possibilité de s’extraire de cette marge. Cette rupture se ressent directement dans l’intimité de l’espace habité. Lorsque l’habitant sent qu’il fait partie d’un système, fait partie de la ville, il envisage l’espace qu’il vit différemment et celui-ci n’est plus simplement espace de repli sur soi mais ouverture vers les opportunités. Afin d’appuyer cette observation, Bernard Salignon souligne la relation entre les classes sociales et leurs façons d’investir et d’habiter l’espace. Le logement est lieu de pouvoir dans la classe sociale aisée, puisque l’Homme vient habiter ses relations, ses loisirs, son travail qui lui sont accessibles grâce à ce logement. Au contraire, en bas de l’échelle sociale, le logement est vécu 40

Ibidem, p. 40.

41

Ibidem, p. 41.

42

Ibidem, p. 33.

- 28 -


comme un enfermement et ne tient qu’à un volume qui rassemble la famille. Les personnes n’habitent pas l’espace où elles sont, en ce sens que « prise dans une dynamique sociale de vie réelle et rêvée, elles ont déjà dans un autre espace, celui du pouvoir, de l’argent, de l’ascension sociale et économique leur offrant tout autre chose à habiter que le lieu actuel qui n’est que transitoire. » 43

« Nous pensons que l’architecture œuvre à une installation possible de l’homme sur Terre ; l’habitat n’a de sens que si et seulement si l’on parvient à donner à l’habitat une dimension qui ouvre à l’habiter ; ce n’est qu’à cette condition que l’homme retrouve son véritable projet d’installation et d’appropriation de l’espace. »44 Bernard Salignon.

-REPRRÉSENTATION DE L’HABITAT Lorsque l’on s’intéresse au cadre de l’habitat d’urgence, il est évident que l’absence de choix dans le lieu, l’espace, ne permet pas de penser le logement de premier abord comme un « chez-soi », c’est dans l’urgence que les populations viennent occuper des lieux et seul un temps d’acceptation va permettre de retrouver un espace habité. L’absence de soins esthétiques sur l’habitat, l’absence d’inscription dans une histoire entraîne chez l’habitant un dénigrement de l’espace qu’il vient trouver ainsi qu’un rejet de l’habitant qui est précédemment sur les lieux dans ce nouvel essai d’habiter. Bernard Salignon souligne également dans cette situation que « plus profondément, ce qui est complètement retiré du sens de l’habiter, c’est le passé historique et pratique de l’homme qui dit que tout homme a une provenance et des pratiques sociales, communautaires, qui sont les contenus vivants de ce passé »45. Ne pas accorder son droit d’habiter à l’Homme participe à le déshumaniser, et l’absence d’humanité va entrainer un mal-être qui est ressenti et reproduit. Appliqué à notre sujet, comment s’étonner de l’animosité de populations migrantes lorsque les populations déjà présentes rejettent à priori ces dernières en leur montrant les premiers leur animosité ? L’homme est réduit à sa bestialité si on lui enlève l’habiter.

43

Ibidem, p. 74.

44

Ibidem, p. 111.

45

Ibidem, p. 43

- 29 -


Toujours dans la définition que fait Bernard Salignon de la notion d’habiter, il apparaît essentiel pour habiter son instant présent, son espace, son « chez-soi » que passé et futur appartiennent à ce qui fait ce présent. J’entends ici que l’expression de son histoire, de son passé et la projection vers un futur doivent être rendus possibles par l’espace habité pour qu’il le soit pleinement. « “Qu’est-ce que le présent dans l’habiter, et comment rendre ce présent présent ?“ Il faut permettre aux habitants d’être là où ils sont dans une certaine sérénité, dans une sociabilité, dans un « chezsoi » qui peuvent se conjuguer au présent. Cela veut dire rendre à l’espace habité sa fonction majeure de ressourcement de la vie quotidienne, et non pas accentuer les tensions, les incompréhensions, les agressions, les replis, l’insécurité » 46 . Si la représentation que l’on se fait de son espace habité est la cause première pour envisager ou non un futur, le philosophe fait l’observation sur des personnes en logements sociaux - que l’on pourra assimiler à nos habitants de camps ou centres d’hébergements - ne font preuve d’aucune envie ni demande quant à l’espace où elles sont abritées car cette forme de logement aliénante est devenue synonyme de leur échec et de leur position bloquée dans la société. Si l’ouvrage s’accorde à traiter les habitants en logement social, cela pose des questions similaires à ces populations migrantes exclues dans l’espace urbain. L’espace est souvent utilisé comme un objet qui ne servirait plus après usage, le bidonville donne accès à la ville dans l’espoir d’y trouver mieux, l’hébergement est outil pour se reconstruire et se réinsérer pour le quitter au plus vite. La « symbolicité de l’habiter est ainsi réduite au minimum »47 pour de tels espaces, l’espace doit être lieu de réalisation de soi et de son entourage, ce qui est très peu rendu possible avec les politiques et dispositifs présents. Habiter, « c’est avoir accès à la limite : le dedans et le dehors »48, c’est n’est pas se voir imposer la limite, le droit d’accès, le droit de visite, le droit de sortie, le droit de passage. La limite réduit l’habitat, et habiter c’est se représenter son espace, plus il est limité, plus il est réduit, moins il est possible de l’habiter. Ces limites se traduisent physiquement mais peuvent également être des articulations entre « le sujet à l’autre, le logement et l’environnement, l’ensemble et la ville ou le jour et la nuit » 49 . Rassembler ensemble ces populations dans des espaces qui ne réalisent personne, c’est aussi prendre le risque de ne pas voir ses voisins comme des liens à faire pour s’accomplir mais seulement comme le reflet d’un échec qui amène au rejet et au refus de l’autre.

46

Ibidem, p. 76.

47

Ibidem, p. 82.

48

Ibidem, p. 32.

49

Ibidem, p. 32.

- 30 -


-INSCRIPTION DANS UN FUTUR Si avec toute forme d’habitat précaire vient l’idée de passage, de durée limitée sur place, cela n’est pas contradictoire dans la possibilité d’habiter ces espaces. On habite en étant présent, en aménageant un espace, en se familiarisant avec celui-ci. Si la volonté de rester dans un espace, de trouver l’espace que l’on cherche, d’y demeurer à durée indéterminée ne peut qu’entraîner un processus où l’habitant a l’envie d’habiter son espace ; il me semble à la lecture de tels arguments qu’habiter peut se faire pleinement même si l’habitant dans le même temps souhaite quitter son espace, en chercher un autre, s’installer de façon provisoire comme il en est pour les migrants de passage qui sont une partie de la population migrante en France et qui doivent être l’objet d’une étude dans le paysage urbain français comme il en est pour ceux qui souhaitent rester. La question n’a pas qu’une réponse, il est difficile d’offrir l’habitable à des populations qui refusent de s’y complaire avec une volonté de passage.

« Ce qu’habiter veut dire n’est plus désormais pensable sans relier l’habitant à tout un système de relations où sont rassemblées des pratiques, des usages, des formes et des fonctions, des articulations et des objets qui donnent accès à une symbolicité où esthétique et éthiques demeurent les fondements permettant aux hommes de s’installer et s’approprier leur habitat. »50 Bernard Salignon.

50

Ibidem, p. 111.

- 31 -


3.2.

LIMITES DES STRUCTURES EXISTANTES

À partir de la définition établie de ce qu’est l’Habiter et de la façon dont la situation précaire du migrant met à mal cette notion, il me paraît essentiel de questionner les dispositifs déployés en France, précédemment exposés, en ce qu’ils permettent quant à l’Habiter et ce qui constitue leurs limites. -ÊTRE HÉBERGÉ Si la politique actuelle française base ses actions sur l’hébergement des personnes, Pascale Joffroy, architecte et enseignante à l’École d’architecture de la ville & des territoires Paris-Est, questionne cette nouvelle norme de pensée au détriment de celle de loger toutes ces populations51. Celle-ci considère que la notion d’habiter ne peux être accomplie lorsque les lieux qui accueillent les populations entraînent une absence de liberté ainsi qu’une impossibilité d’appropriation et que cette notion doit être au cœur de la réflexion pour « inventer des formes d’habitats au plein sens du terme »52 pour ces personnes précaires. Les nombreuses structures spécialisées (CAO, CADA, CHU…) sont des espaces où le programme fort dessine l’architecture, et cette hyperspécialisation ne laisse pas place à des libertés évidentes de recevoir, de rencontrer ou l’appropriation des lieux de vie. Établies selon des types de public qui les spécialisent toujours plus, on ne peut côtoyer que des personnes dans la même situation, à quelques exceptions vivre en couple ou avec sa famille et dans ces cas-là n’être toujours qu’avec des gens dans la même situation. Aussi, l’hébergement dans de telles structures se veut inconditionnel au titre qu’il est limité dans le temps et les réponses minimales de ses lieux à un quelconque bien-être sont justifiées par la prise en charge de la personne à court terme. Très peu de structures visent à compenser cette absence de qualité d’espace par des équipements de vie communautaire qui remettraient les personnes dans un contexte social d’échange. Si l’urgence permet une prise en charge rapide des populations, elle est aussi argument à ne pas prendre le temps de donner de qualité aux espaces d’accueil. L’hébergement n’est plus vu dans les dispositifs présents comme part d’un système d’accueil mais comme substitut à toute question d’habitat pérenne, celui-ci est par la même appelé « hébergement pérenne » dans les textes.

51 Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, une nouvelle norme de pensée ?, Dossier : Loger le pauvre, l’immigré, le demandeur d’asile, Magazine d’Architectures, n°251, mars 2017, p. 58-64. 52

Ibidem.

- 32 -


Aussi dans sa définition la plus simple, être hébergé n’est pas habiter. Comme le soulignait plus tôt Bernard Salignon, l’Homme n’est pas soumis qu’à ses besoins et avoir un toit, pouvoir manger et se laver ce n’est pas encore habiter. « Être l’acteur de son quotidien » 53 relève bien plus de l’Habiter, pouvoir accueillir, vivre en communauté, vivre avec ses voisins tout autant. Bien qu’un accompagnement soit important pour une possible réinsertion sociale, une aide sanitaire, ces établissements paternalistes surveillent et limitent les activités de leurs résidents à des spatialités et des services très limités. -HABITER LA NORME Si la norme a beaucoup à voir aujourd’hui avec la situation française c’est qu’elle légitime l’hébergement face à toute autre tentative d’habiter l’espace si précaire soitil. L’indignité vient comme argument à toute autre tentative qui met la population dans un rôle d’acteur. Mais indécent n’est pas la même chose qu’indigne. Si l’espace qualifié d’indigne permet à l’habitant de pleinement l’habiter, que ce soit dans un parc vieilli, un habitat auto-construit, bidonville, pour qui est-il indigne ? Il ne l’est certainement pas pour l’habitant, il l’est pour la ville. Ainsi la norme technique qui impose une finalité inaltérable à l’espace érige comme seule réponse digne d’être, l’hébergement. Ainsi pour résumer, la réponse par type de public de l’hébergement empêche tout brassage et échange, son accompagnement total justifie le manque à certaines libertés et son caractère urgent permet d’écarter la nécessité d’une qualité spatiale. Évidemment, certains architectes se préoccupent de ces établissements et cette réponse n’est pas la seule mais elle représente la majorité des structures aujourd’hui sur le territoire français. Pour répondre plus amplement aux problèmes architecturaux qu’entrainent de tels programmes, l’architecte Pascale Joffroy considère que « pour réactiver la réflexion architecturale, le premier pas à franchir est sans doute de rompre avec un type d’indignation progressiste-humaniste pétri de bons sentiments »54 qui aujourd’hui ne laisse envisager la pérennité de l’habitat précaire, léger et spontané sous couvert d’indignité. C’est cette même considération d’indignité qui s’avère contreproductive dans la gérance de cette crise, celui qui ne vit pas aux normes doit-il disparaître ? La norme amène-t-elle la qualité d’habiter ? « Avoir les mains plus libres »55 dans la gérance de cette situation migratoire quant à l’accueil dans nos

53

Ibidem.

54

Ibidem.

55

Ibidem.

- 33 -


villes des populations semble la seule solution pour répondre pleinement aux problématiques. Même si la politique d’élévation sociale vers le haut semble vertueuse, n’envisager que cette solution ne permet pas de répondre à la situation directe et au besoin de vivre le présent. La précarité et la pauvreté ne peuvent être anéanties, il faut les accompagner, les « dépanner ». Toujours dans son article56, Pascale Joffroy suggère l’instauration d’un Droit à l’habitat minimum universel, la possibilité de l’habitat quelle que soit sa forme lorsque celui-ci permet de répondre à la situation de l’habitant. Si la dernière partie de ce mémoire viendra présenter les initiatives et possibilité à exploiter pour instaurer un nouveau modèle, il est important de se demander si l’hypothèse de l’hébergement comme réponse à toute situation est celle attendue par les populations. Dans le film Les Grands-Voisins, la citée rêvée57 il est mis en évidence au contact direct des habitants de ces centres et de leurs inquiétudes que les situations qu’entraînent ces centres ne font que repousser toujours la situation à l’année suivante, à chaque fin de trêve hivernale. -HABITER L’INFORMEL De ce fait, les politiques de résorption de toute forme d’habitat auto-construit sont également à questionner quand on voit que les autres dispositifs ne répondent pas à la demande d’habiter ni au nombre de personnes concernées. Aussi peu conventionnelles, confortables que sont ces habitations, elles ont le mérite d’être précisément des habitations et de représenter un droit à la ville différent de celui des personnes hébergées. Comment la forme du bidonville peut-elle être respectée en France quand l’État ne respecte pas les droits de ses habitants comme l’accès à l’eau ou au ramassage des ordures et le temps nécessaire pour être amélioré ? À quoi ressembleraient nos habitats si ces droits n’étaient pas respectés ? La dignité est bien plus importante dans un bidonville construit par ses habitants qui construisent leur communauté que dans une chambre de 10m2 où aucun contact n’est possible. De plus, la politique de démolition systématique des bidonvilles ne fait qu’accentuer leur précarité et l’insécurité des habitants alors que c’est justement ce point qui est soulevé pour détruire leur habitat. L’habitant installé se crée un réseau, des connaissances, peut avoir un suivi social, et la démolition de son espace de vie vient rimer avec une rupture de tous ces liens créés, d’une perte de suivi administratif ou sanitaire alors que l’habitant doit trouver un nouvel espace où s’installer et reconstruire à l’identique ce qui a été détruit. L’architecte conclut son intervention 56

Ibidem.

Bastien SIMON, Les Grands Voisins, la citée rêvée, film produit par La Vingt-Cinquième Heure, Visa 151.313, 96 minutes. 57

- 34 -


en soulignant que dans les années 1960, avec une crise du logement, l’intérêt de l’auto-construction a su être reconnu par l’État tandis qu’elle représentait une force de production de la ville. Pascal Joffroy choisit, pour conclure son article, de relater des « histoires du temps présent », voilà l’une d’entre elles.

La limite, la culture, le passé, le futur sont autant d’éléments indissociables dans la définition de Bernard Salignon pour habiter son espace de vie, le modèle de structures aseptisées et infantilisantes doit évoluer pour une réflexion globale sur l’architecture de l’accueil. Si la définition d’Habiter qui est faite pense l’appropriation et l’expression de l’identité, les propositions mises en place par l’État d’un hébergement pérenne permettent parfois des débouchés sur une insertion sociale mais ne prennent pas en compte la possibilité de vivre dans un autre contexte que celui de l’élévation sociale forcée et de la mise aux normes des formes d’habiter. Pascale Joffroy cite une « « mise au propre » de nos villes »59 par de tels procédés. Même si le travail des nombreux travailleurs sociaux concernés par ces structures est indiscutablement important, vouloir faire disparaître toute forme architecturale précaire de nos villes pour encadrer les populations pauvres ne permet pas de répondre au besoin d’habiter de ces personnes.

58

Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, Op. Cit.

59

Ibidem.

- 35 -


Définir le contexte dans lequel s’effectue ce mémoire a été chose essentielle pour comprendre comment la politique européenne d’accueil à plus large échelle fragilise toujours plus les populations précaires qui ont perdu leur droit d’habiter. Également, nous avons vu comment et pourquoi la politique d’hébergement pérenne représente aujourd’hui l’immense majorité de l’offre aux migrants en France, ne permettant pas non plus de donner la possibilité d’habiter le territoire aux populations migrantes toujours plus nombreuses qui peuplent nos villes. La deuxième partie de ce mémoire va ainsi chercher comment d’autres horizons sur la façon d’habiter sont possibles et ont été ouverts tant par la pratique habitante que par la présence de l’architecte sur les lieux où les dispositifs d’hébergement de l’État ne peuvent toucher les populations migrantes. La mise en place de structures d’urgence se fait alors in-situ.

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- 37 -


- 38 -


II. ARCHITECTURE DE LA NÉCESSITÉ

1. ESPACE SANS ARCHITECTE, L’URGENCE AUTOGEREE 1.2.

POUR UN HABITAT AUTOCONSTRUIT EMANCIPATEUR

« Au-delà d’un certain seuil, la multiplication des marchandises engendre l’impuissance, l’incapacité à produire sa propre nourriture, à chanter, à bâ ir. »60 Ivan Illich.

-SAVOIR SYNONYME DE POUVOIR Notre société privilégie les savoirs, les connaissances individuelles pointues et l’expertise sur un point précis en occultant tout ce qui n’en fait pas partie et gravite plus ou moins loin du sujet. Les grands penseurs, architectes qui maitrisent et approchent de manière générale plusieurs pratiques ont disparu pour l’expert qui se spécialise dans des capacités restreintes quoi qu’extrêmement poussées. Ainsi ce qu’Illich vient nommer « profession mutilante » relève de l’hyperspécialisation des métiers actuels qui rendent obligatoires le recours à l’expert pour agir rendant l’ingéniosité et la réponse à une nécessité impossible voire illégale. La réponse personnelle du migrant à son problème d’abri ne peut pas exister dans ce cas Le migrant, quand il arrive, n’est voulu de personne et doit se reconstruire lui-même pour seulement être. En ce sens, l’auto-construction permet de remettre en marche une valorisation de soi-même par l’apprentissage empirique, par le fait d’oser faire et d’apporter quelque chose de vital à sa communauté. L’auto-construction pour celui qui est mis en marge de la société peut « être rapproché à la notion d’« empowerment » qui signifie « pouvoir d’agir » et « s’entend comme le processus par lequel les individus et les communautés acquièrent le contrôle des événements de leur vie ». »61

60

Ivan ILLICH, Le chô age créateur, p. 36 In. Sandra FIORI, Rovy PESSOA FERREIRA et Tanaïs ROLLAND, Faire soi-même (auto-construire) : un travail émancipateur ?, Conférence colloque Penser-Faire, les enjeux théoriques et pratiques des revalorisations du faire en architecture, Faculté d’Architecture de l’Université Libre de Bruxelles, 18 et 19 février 2020.

61 Marc BERNARDOT, Arnaud LE MARCHAND et Catalina SANTANA BUCIO, Habitats non ordinaires et espaces-temps de la mobilité, p.149 In. Marine SIGAUD. La pratique de l’auto-construction comme base de mise en place d’une société conviviale, Littératures, 2017, dumas-01575706.

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L’auto-construction est abordée comme un travail émancipateur pour le « sans »62, qui va rencontrer la possibilité de devenir autonome. La pratique permet à l’individu de matérialiser ses désirs, ses attentes et à formuler des choix, notions qu’il a perdu en arrivant par dépit dans un pays qui lui est étranger. Le processus d’émancipation va passer par la reconstruction de soi-même par le praticien qui apprend à se connaitre mais également par les savoirs acquis de l’expérience lors de la réalisation de sa construction. Le développement de savoir-faire, qui doit être différencié du savoir par sa qualité empirique, est indissociable de la pratique autoconstructive, l’individu ne sait pas tout faire lorsqu’il commence son projet, le migrant lorsqu’il édifie son habitat spontané. -SE LIBÉRER D’UNE EMPRISE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE Cette autoconstruction est salvatrice pour l’immigré marginalisé face au système français car elle va lui permettre de se libérer d’une emprise économique forte. L’aspect économique est en effet ce qui justifie en premier lieu la pratique de l’autoconstruction ; le manque de moyens et le besoin entrainent une obligation d’autoconstruire. L’habitat construit par le migrant va représenter la liberté perdue lorsqu’il est devenu dépendants d’un système qui ne les désire pas, celui-ci va pouvoir construire selon ses besoins et envies, à chercher à s’ouvrir vers la ville tout en se cachant de celle-ci, de séparer de tel ou tel usage au sein de son habitation ou encore d’avoir accès à la lumière lorsque dans son centre il n’avait pas de fenêtre. Être dépendant des structures mises en place, des centres d’hébergement, des diverses aides aliène la population et accentue le fait de se considérer comme pauvre. La liberté exprimée par l’auto-construction peut être un levier au regain d’une liberté et d’une humanité reconnue. Cette autoconstruction vient pour l’architecte Pascale Joffroy correspondre « aux attentes d’une part significative de la population précarisée »63 qui sans s’encombre d’un engagement lourd cherche un tremplin vers la ville et le « logement de droit commun »64. Utiliser ce qui est présent, construire et devenir en quelque sorte propriétaire de son objet évoque une plus grande autonomie économique et une désaliénation sociale mais va plus largement permettre à l’individu de mettre en place ses propres règles, ses propres codes pour vivre au mieux le lieu et l’espace dans lequel il s’installe. Se libérer des codes établis par d’autres pour notre propre pratique permet une déf : « le plus démunis qui parfois n’espèrent plus rien », Thierry PAQUOT, De l’accueillance, essai pour une architecture et un urbanisme de l’hospitalité, In. Chris YOUNES et Thierry PAQUOT (dir.), Éthique, architecture, urbain, éd. La Découverte, 2000, p. 68-83. 62

63

Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, Op. Cit.

64

Ibidem.

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émancipation et une rencontre avec soi-même et ses valeurs à l’encontre du processus aliénant que la loi met en place ; l’instance perçue comme supérieure et contrôlant chacun de nos pas est mise en tort lorsque le migrant va pouvoir vivre par lui-même. -RETROUVER UNE ACTIVITÉ Le migrant n’a pas le droit au travail, il perd son statut d’individu utile à la société lorsqu’il arrive sur le sol français. S’émanciper par l’auto-construction c’est également retrouver une occupation utile et de bien commun car l’habitat final est souvent fait pour plusieurs personnes qui ont besoin de s’abriter. Même s’il ne s’agit pas de s’intégrer dans une remise en circulation de pratique professionnelle pour l’individu, le seul fait d’avoir une raison de se lever, un projet qu’il peut mener à bout met en mouvement un migrant qui ne sait comment ne plus être un poids dans cette société. Cyrille Hanappe, architecte et enseignant à l’ENSA Paris-Belleville évoquait à l’étude du camp de Grande-Synthe 65 que le plus grand problème rencontré par les migrants et la raison centrale des conflits naissant était le manque d’activité et l’ennui profond au quel font face ces populations qui sont livrées à ellemême. « La pratique de l’auto-construction recentre les individus sur leur logement, leurs vies personnelles et non plus professionnelles, l’habitat devient une raison d’existence, un projet de vie à construire, aux dépens du travail professionnel »66. -SE RENDRE AUTONOME ET SE METTRE A L’ABRI Le besoin primaire du migrant autoconstructeur est celui de sa survie et de sa mise à l’abri, que ce soit à court ou long terme, aussi la pratique peut devenir une nécessité pour ce dernier afin de répondre aux problèmes de logement et à l’indignité des offres de l’État dont il était alors dépendant. Pour autant l’habitat doit devenir pour ces populations espace de sécurité, où ils sont seuls maîtres de la façon dont l’espace est pensé et vécu à défaut de ne pouvoir contrôler ce qui se passe dans l’espace public. Ainsi, pour finir et dans la volonté de se rendre autonome, l’auto-construction trouve ses qualités dans ce qu’elle a de plus simple, le fait de savoir comment les choses sont faites et ainsi la possibilité de réparer son logement, de l’améliorer sans l’intervention d’une personne extérieure. Le savoir-faire acquis par l’individu par la pratique est bien différent du savoir acquis dans les livres et ne se perd pas. Plus que faire soi-même, on se rend totalement autonome des acteurs extérieurs en pouvant refaire soi-même, réparer ; on se positionne comme un nouveau sachant qui peut enseigner à un autre. L’autoconstructeur dans notre étude 65

Cyrille HANAPPE (dir.), La Ville Accueillante, Op. Cit.

66

Marine SIGAUD. La pratique de l’auto-construction, Op. Cit.

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de cas cherche uniquement un abri appropriable et transformable au jour le jour en fonction de ses besoins. De plus, les communautés migrantes sont basées sur une entraide et un partage de savoir non négligeable. En venant par exemple dans la « Jungle » de Calais, plus qu’un point stratégique vers l’Angleterre, on intègre un réseau de savoir et d’aide qui peut être déterminant dans l’intégration future à une société. La société auto construite comme celle de Calais pour reprendre l’exemple a mis en place des rues, des services, des espaces publics, des regroupements d’habitations privés. L’autoconstruction lorsqu’elle est pratiquée par toute une communauté s’engage vers les prémices de la ville. Aux quatre coins du monde, l’autoconstruction montre un réel potentiel tant de « redéploiement personnel » que de qualité à « réguler de façon incrémentale son fonctionnement collectif »67 lorsque celle-ci a le temps de se construire vraiment. Le migrant dans sa pratique d’autoconstruction est toutefois dépendant de la matière avec laquelle il va pouvoir bâtir et bien souvent ce sont les premiers déchets présents sur le terrain d’installation qui alimentent la construction ; celui-ci ne va construire son habitat qu’avec ce qui lui est accessible. Construire des systèmes compréhensibles, simples et renouvelables en ce sens que la matière ne manque pas va faciliter par la suite l’entretien, le changement d’éléments et l’amélioration. Une gestion facilitée du logement est induite par l’auto-construction. « Il est nécessaire de se rendre compte de ses lacunes, faiblesses, mettre en place des techniques pour pallier à ces dernières, ce qui incombe donc en quelque sorte, de se surpasser, et participe activement à la construction des individus »68. Pour en revenir sur ce que disait Bernard Salignon sur le besoin d’habiter l’espace pour s’émanciper et vivre au présent, il apparait que l’autoconstructeur habite au sens fort, définissant son habitat à ce qui lui est nécessaire. « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »69 Ivan Illich.

67

Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, Op. Cit.

68

Marine SIGAUD. La pratique de l’auto-construction, Op. Cit.

69

Ivan ILLICH, La convivialité, In. Marine SIGAUD. La pratique de l’auto-construction, Op. Cit.

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1.2.

LES LIMITES DE L’AUTOCONSTRUCTION

Même si le précédent discours présente une dimension politique de l’autoconstruction romantisée avec des valeurs et un imaginaire associé vantant les vertus du bidonville et de l’habitat précaire, il me parait important de mettre en évidence que « la valorisation de l’autoconstruction […] oscille souvent vers la romantisation d’une autonomie idéalisée »70. Si le bidonville vient parfois être réduit à de l’ingéniosité, de l’écologie du besoin et à la participation spontanée d’une communauté ; il n’est pas à oublier que celui-ci est le fruit d’une activité contrainte. -UNE ACTIVITE CONTRAINTE Les rapports sociaux au cœur de l’action même de l’autoconstructeur qui répond à sa situation de précarité et son envie de survie ne peuvent être oublié lorsque l’on traite l’autoconstruction dans un tel cadre d’étude. Si l’autoconstruction se fait aujourd’hui dans nos villes c’est dans l’absence de moyens pour accéder à un marché du logement qu’il soit social ou non. À défaut de ne pas se voir offrir de solution, l’autoconstructeur précarisé est « contraint de prendre en charge la construction de son propre logement » 71 . Plus qu’une solution à la question du logement, le bidonville qui découle de l’autoconstruction révèle la résignation d’une population à qui l’on offre aucune autre alternative pour accéder à la ville. Dans la mise en dialogue de deux thèses de doctorat en cours, Rovy Pessoa Ferreira et Tanaïs Roland développent « l’autoconstruction comme sur-travail ». Au sens que celui-ci est « une dépossession temporelle et matérielle imposée » à ces populations précarisées qui doivent sous la contrainte de la survie investir temps, corps et le peu de revenus dans la production de leur logement. Si en France la politique n’exploite pas la production du bidonville comme forme urbaine, il est fait l’hypothèse que dans le cas où l’autoconstruction serait instituée comme solution au logement, cela reviendrait à l’exploitation d’une force de travail non rémunéré et cette thèse vient penser l’autoconstruction comme « fardeau imposé aux pauvres » en contraste avec les premières appréciations qui la montrait comme un moyen d’accéder à l’autonomie. Sans édifier aucune des deux hypothèses comme vérité, il est important de remettre l’autoconstruction qui vient prendre différentes formes et différentes motivations dans un contexte social plus large qui va définir et distinguer ces positions de travail forcé ou d’engagement volontaire.

70

Sandra FIORI, Rovy PESSOA FERREIRA et Tanaïs ROLLAND, Faire soi-même (auto-construire), Op. Cit.

71

Ibidem.

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-LIMITES LÉGISLATIVE Pour en revenir à un terme évoqué plus haut qui est celui des « professions mutilantes » développé par Ivan Illich et ayant vu la situation tolérée de l’habitat spontané en France en 1960, on peut se demander comment la situation a-t-elle pu rendre illégale toute forme d’autoconstruction de survie sur l’espace public et en même temps comment l’imaginaire collectif en est venu à rejeter cet habitat jugé indigne. Ce qui relevait à l’époque de la construction primaire afin d’accéder à un territoire, permettait pleinement aux populations d’habiter cette forme de logement. Quand il est devenu illégal de construire sans permis de construire, sans faire appel à des corps de métiers spécialisés, les habitats des populations précarisées sont devenus taudis et les matériaux appréciés sont devenus marques de rebuts auprès des populations extérieures. L’indigne est devenu argument de destruction de l’habitat autoconstruit considéré insécure pour ses habitants. De plus cette situation d’illégalité et d’illégitimité à occuper l’espace vacant entraine aujourd’hui la création de zones de non-droit quand l’on parle de quartier spontané et autoconstruit. Bruno Six directeur adjoint des missions sociales de la fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés, évoquait qu’« en Amérique latine, quand on occupe un espace, au bout d’un certain temps, on acquiert des droits. Ici (en France), on se fait expulser, quelle que soit la durée d’occupation. Tant que l’on ne mettra pas en place un mécanisme législatif pour reconnaître la présence légitime vis-à-vis de la puissance publique des gens là où ils vivent, l’invocation de la norme restera vaine »72. Cette fragilité repose sur le statut foncier des espaces habités et où le droit de propriété vient prendre le pas sur le droit humain des habitants. Compte tenu de la loi, la vulnérabilité résidentielle du bidonville réside plus dans son illégalisme foncier plutôt que la qualité de construction des baraquements où l’insécurité des populations qui le vivent. Les quartiers précaires, spontanés, informels sont le fruit d’un besoin de survie et de l’inaction du pouvoir public dans la gérance de son foncier « à urbaniser », « en attente ». Le traitement répressif qui est fait à ces installations précaires crée pour les populations une absence de reconnaissance de leur droit en les privant d’une adresse73. L’autoconstruction dans le contexte migratoire comme modèle pour un habitat spontané met aujourd’hui en danger les autoconstructeurs qui sont face à une « inexistence administrative »74.

Chantal TALLAND, L’architecture d’urgence, Carte blanche à Julien BELLER- L’architecture engagée, éd. École du Renouvellement Urbain, janvier 2014. 72

73

Agnès DEBOULET, sociologue, Repenser les bidonville,s In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit.

Anne Claire COLLEVILLE et Livia OTAL, bénévoles Médecins du Monde, Médecins du Monde dans les bidonvilles de France, propos recueillis par Antoine LOUBIÈRE, In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit.

74

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-DIFFERENTS CONTEXTES Aussi, l’autoconstruction dans le paysage architectural et du bâtiment prend des formes multiples quand Sandra Fiori, maître de conférence à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon cite : «

Du bidonville comme nouvelle ville au bidonville en ville, l’auto-construction prend un sens différent si elle faite dans un camp, un bidonville excentré et invisible ou si elle prend place dans un espace passant public où elle doit disparaitre. On retrouve ces habitats de fortune sur de terrains vacants et friches en périphérie des grandes villes, attachés aux grands axes qui la structure mais également dans les interstices des centres-villes comme des délaissés, des seuils de bâtiments couverts, des bretelles autoroutières ou proches de voies de chemin de fer.75 D’un point de vue de la production architecturale cela entraine forcément des formes différentes. Si les grands terrains voient les autoconstructions se développer dans le but de former une urbanité, des réseaux de dessertes, chemins ou rue ainsi que des espaces plus ou moins intimes comme des cours ou des places ; l’autoconstruction dans les interstices et les délaissés de la ville engagent des formes de constructions toujours plus précaires et rapides à mettre en place. La visibilité donnée à cette forme d’autoconstruction ne lui permet pas d’envisager une pérennité lorsque chaque matin elles doivent être détruites et déplacés pour disparaitre de l’espace urbain. Toiles, ficelles et bouts de bois sont les principaux matériaux possibles d’utilisation de l’autoconstruction rapide quand on se représente l’autoconstruction d’un bidonville avec de la taule et des structures faites pour durer. Les solutions aujourd’hui proposées sont moins destinées à inclure les populations qui y vivent qu’à éradiquer l’image honteuse et indigne que l’autoconstruction précaire et le bidonville donnent à voir. L’autoconstruction primaire ne peut représenter un espoir dans la gérance des populations sans logement et l’architecte a aujourd’hui son rôle à jouer tant dans cette question de l’autoconstruction pour les populations précaires que dans les autres dispositifs d’urgence qui peuvent répondre situation. Thomas AGUILERA, politiste, De la réactualisation à la reconnaissance politique, In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit.

75

- 45 -


1.3.

LE ROLE DE L’ARCHITECTE

Si nous avons vu dans les différents dispositifs français d’aujourd’hui que l’architecte n’a que peu de reconnaissance et qu’il n’apparait ni pour l’État comme utile à un programme si lourd et établi, ni pour l’autoconstructeur de premier besoin comme nécessaire à sa survie. Cependant l’architecte, comme l’urbaniste, s’intéressent aujourd’hui à ces situations et s’inscrivent dans des démarches visant à repenser et faire évoluer les mentalités collectives comme les qualités d’espaces et d’interactions de tels formes urbaines. -UN SAVOIR FAIRE QUI LEGITIME Au regard de la légitimité que lui accorde l’État comme l’opinion public, l’architecte dans son rôle de sachant et d’expert légal et diplômé peut amener à faire la lumière sur les pratiques de l’urgence. Plus que représentant d’une manière de penser, il est la porte d’entrée dans un processus de légitimation des pratiques de ces personnes précarisées. L’image de l’architecte, légitime aux yeux de la société peut permettre à celle-ci de s’intéresser aux questions de l’architecture jugée illégitime et indigne lorsqu’il y porte son propre regard. Les années 1960 en France ont été une période d’expérience dans la pratique de l’autoconstruction domestique et la pensée architecturale qui en découle. Dans une résistance aux processus de normalisation, l’autoconstruction trouve alors, pour les penseurs de l’architecture, son sens « dans une revendication de l’expérimentation architecturale comme réponse alternative aux programmes figés et aux objets finis » 76 . Cela engage une appropriation des façons de concevoir comme des façons d’habiter. En France un mouvement incrémental est incarné par Lucien Kroll, Patrick Bouchain qui théorisent cette pensée et aujourd’hui, de nombreux collectifs d’architectes réactivent cette pratique du faire dans la conception et donc la construction d’une architecture. Réfléchir la conception architecturale de cette manière incrémentale revient à produire l’architecture et à l’améliorer au fil du temps, faire les choses les unes après les autres sans que la finalité soit définie dès le début de la réflexion. Lorsque l’on parle autoconstruction pour les populations précarisées en France de nos jours, il est souvent question dans ces nouveaux collectifs ou associations de participation citoyenne à une micro-architecture insitu pour améliorer les conditions de vie de ces derniers en fonction de leurs besoins. Ainsi le langage de l’autoconstruction prend aujourd’hui la forme d’interventions de micro-architecture dans le paysage français afin d’améliorer la qualité d’habiter des quartiers spontanés avec des constructions qui permettent de les désenclaver, 76

Sandra FIORI, Rovy PESSOA FERREIRA et Tanaïs ROLLAND, Faire soi-même (auto-construire), Op. Cit. - 46 -


des équipements collectifs comme des toilettes, des salles communes ainsi que des améliorations de la sécurité ou encore des coconstructions, des kits constructifs pour transmettre les premiers savoirs. « Aider ces habitats, c’est prendre la mesure de leurs besoins réels et en premier lieu sans doute repenser à fond le concept d’appropriation »77. Il me semble que l’architecte doit jouer son rôle dans la société de messager et de médiateur entre des entités ultra-normées et d’autre à la marge qui ont du mal à communiquer afin de mettre en évidence les intérêts communs que ces deux peuvent exploiter. -UN ROLE D’EXPERTISE Plus que la médiation, et que la représentation d’une voix oubliée dans le paysage architectural, l’architecte prend toute son importance dans l’action directe sur les espaces que dessine une architecture d’urgence. Son expertise, ses acquis, son expérience et ses connaissances sont à mettre au service de la qualité physique des espaces architecturés. Aussi, l’architecte Cyrille Hanappe qui a pris part à différents projets traitant de l’urgence migratoire en France et qui a écrit pour théoriser sur la légitimité de l’architecte dans ce contexte vient définir trois rôles essentiels pour l’architecte dans l’action au sein des quartiers spontanés qui dans un contexte de construction nouvelle peuvent être repris afin d’établir un programme qui colle au plus près aux besoins de ces populations. Trois types d’actions, fondements de l’architecture de l’accueil, sont identifiés : représentation/technique/projection. -

77

Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, Op. Cit.

Chrystèle BAZIN, Changer de regard sur les bidonvilles, entretien avec Cyrille HANAPPE, Moderne Multimédias, 16 janvier 2020.

78

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-

-

Il apparait impossible dans l’établissement d’une architecture d’accueil que l’habitant ne soit pas consulté et ne soit pas au cœur des préoccupations de l’architecte et des différentes entités qui prennent part au projet. L’architecte a la capacité de synthèse, d’écoute, d’action et de sensibilisation qui rendent son expertise indispensable dans la composition de l’habitat d’urgence et dans la production d’espaces habitables.

« Il (architecte) ne s’adresse plus au dieu, fussent-ils du design, mais aux hommes. »80 Cyrille Hanappe.

79

Chrystèle BAZIN, Op. Cit.

Cyrille HANAPPE, Il n’y a pas d’habitat temporaire, il n’y a que de l’habitat, In. Fiona MEADOWS (dir.), Mini Maousse 6. Habiter le temporaire, La nouvelle Maison des jours meilleurs, éd. Alternatives/Cité de l'architecture & du patrimoine, mai 2017, p. 81. 80

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-NOUVEAUX ROLES Enfin, et toujours dans la définition du rôle de l’architecte dans ce contexte et devant la mise en évidence de l’importance de place de l’habitant dans un tel processus d’architecture, il me semble intéressant de s’intéresser aux écrits de Yona Friedman, architecte et sociologue qui a théorisé sur les valeurs humanistes notamment de l’autoplannification, de la réversibilité avec une autonomie des individus dans la fabrique de la ville, entre utopie créative et réalité concrète. Celui-ci reconsidère les places de ces deux rôles dans la production d’une architecture. Il établit que lorsqu’on parle de « l’objet d’architecture » 81 , celui-ci implique un processus de réalisation et un second d’utilisation qui s’exprime dans le langage courant l’architecte et l’habitant ; les deux étant bien distincts. L’interrogation se fait sur la dissociation évidente de ces deux processus et de deux personnes qui ont un langage différent lorsqu’il s’agit de cet « objet d’architecture ». La raison d’être de l’objet d’architecture est ainsi de satisfaire et de servir l’habitant, ce en quoi il parait moins évident que l’habitant dans la logique des choses a la priorité sur l’architecte dans la réalisation de ce dont il va se servi. Ainsi Yona Friedman donne pour appui le bon sens afin de redéfinir le rôle de l’architecte qui ne doit plus être dissocié de celui de l’habitant. Le problème mis en évidence de la situation actuelle quant à la relation habitant/architecte est celui de la non-communication possibles entre ces deux corps. « L’habitant sait ce qu’il veut dire mais ne sait pas comment le dire, et l’autre, architecte, ignore ce que veut dire son partenaire, mais essaye de lui suggérer »82. Sort de cette réflexion ce que Yona Friedman appelle « autoplanification ». Rapporté à la question de l’architecture de l’urgence, il semblerait de bon sens de poser une réflexion sur l’autoconstruction fruit d’une coconception et coconstruction qui se révèle comme la forme la plus pure des besoins liés à la survie du migrant et dans lequel concepteur, constructeur et habitant ne font qu’un. La théorie énoncée par l’utopiste est celle de « se libérer de l’expert et se libérer, jusqu’à un certain point, de la technique »83 qui amène à deux lectures, celle de la liberté ou en ce qui caractérise notre recherche, de la pauvreté. La pauvreté et la nécessité sont plus vecteurs d’autoconstruction qu’une liberté, ainsi obtenue mais pas visée. Le migrant s’affranchit de toute expertise afin d’assurer sa survie. L’architecte improvisé que représente l’habitant précaire n’est plus sujet à supporter 81 Yona FRIEDMAN, L’architecture de survie, une philosophie de la pauvreté, éd. L’éclat, 2003, (première édition parue aux éditions Casterman en 1978), 222 p. 82

Ibidem, p. 21.

83

Ibidem, p. 32.

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les erreurs du constructeur-planificateur qui interprète ses désirs et celui-ci accepte le risque de sa propre erreur alors qu’il les découvre à l’utilisation. Étant celui qui a mis en œuvre son habitat autoconstruit, il est plus à même d’assurer la réparation de ses erreurs. Le constructeur extérieur même s’il travaille sur une population ciblée, établit le profil d’un homme moyen qui n’existe pas et est voué à laisser celuici insatisfait. L’architecture devient moyen pour devenir moins dépendants les uns des autres afin de savoir répondre à ses besoins. Cette architecture durable ne peut être inventée par l’expert, elle s’invente par celui qui vit dans la pénurie et doit assurer sa survie mais elle se veut globale. Réfléchir la ville par le bas, par celui qui la vit et qui sait ce dont il a besoin. Yona Friedman s’il définit l’architecte comme exerçant un nouveau métier - celui de professeur pour permettre à chacun d’exprimer ses envies en apprenant à l’habitant un langage qui les transforme en espaces, en articulations dans un cadre universel - développe une réflexion de l’architecte consultant adaptée au mode de production de l’architecture d’urgence même si elle ne suffit pas à penser un urbanisme d’accueil global ne s’attachant qu’au terrain direct.

« L’architecture a perdu son rôle d’outil en devenant une discipline. »84 Yona FRIEDMAN

Si l’autoconstruction a permis une réponse alternative immédiate aux structures de l’État pour Habiter son espace et s’émanciper de nombreuses contraintes de la société, il est clairement fait le raisonnement qu’à long terme elle ne permet pas de s’insérer dans cette société et qu’elle devient aliénante pour l’habitant autoconstructeur. Celle-ci se pense à l’unité avant de réfléchir à une intégration globale et l’architecte peut ici y trouver une nouvelle manière de s’impliquer dans un nouveau processus de faire la ville. Aujourd’hui l’architecte de l’accueil doit travailler à différentes échelles et synthétiser différentes problématiques s’il veut rendre pérenne une pensée urbaine de l’accueil sans rester uniquement sur l’urgence directe de la survie qui est la motivation primaire de l’autoconstructeur. Si toutes les temporalités doivent être parties intégrantes du travail de cet architecte de l’accueil, nous commenceront dans la partie qui suit par étudier celle qui traite de l’intervention in-situ de l’architecte sur des zones où la crise migratoire européenne a créé des formes architecturales précaires sur le territoire français. 84

Ibidem.

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2. INTERVENTION IN-SITU DE L’ARCHITECTE L’analyse qui suit se base sur les travaux d’Actes & Cités, une association parisienne portée par Cyrille Hanappe85, Olivier Leclercq86 et Raphael Cloix87. L’association précédemment évoquée dans les acteurs de l’architecture d’accueil française s’engage à informer sur la situation de logement des migrants en France et à agir directement sur place par la construction, l’architecture et l’urbanisme. Aussi, les différents éléments graphiques sont issus des divers travaux du DSA Risques Majeurs dirigé par Cyrille Hanappe et sont redessinés pour mettre en avant les éléments qui servent le propos.

2.1.

L’AUTOGESTION ENCADREE, LA JUNGLE DE CALAIS

-HISTORIQUE Depuis la fin des années 1990, la région de Calais est devenue un point important du flux migratoire lié aux conflits africains et du Moyen-Orient, se révélant comme point de passage stratégique vers l’Angleterre. Le Calaisis voit se multiplier les implantations sauvages aux fils des ans qui sont transformées en ville autoconstruite au cœur de la lande de Calais mise à l’écart de la ville sur une parcelle abandonnée qui deviendra aux yeux du monde la Jungle ou plus récemment vers 2014 la « New Jungle ». Se concentrent alors plus de 6 000 habitants de différentes nationalités, soudanaise, afghane, syrienne, etc… Il s’y développe une nouvelle forme de ville. Derrière une insalubrité, une anarchie à première vue et un désordre difficile à envisager pour les autorités françaises, ce bout de terrain au nord de la France devient un laboratoire urbain riche pour notre 21ème siècle. Même si certains ne prévoient pas de rester et montent des logements éphémères et tentes en tout genre, la vie urbaine s’organise et on voit apparaitre des quartiers, des habitations plus ou moins qualitatives et réfléchies, avec les moyens du bord. On y découvre des typologies différentes, complexes selon les populations, leur culture constructive et leur histoire.

85 Architecte et Ingénieur, Directeur Pédagogique du DSA Risques Majeurs et l'École Nationale Supérieure d'Architecture Paris Belleville, architecte associé dans l'agence AIR Architecture. 86

Architecte, élu à l'Ordre des Architectes Ile de France, associé-gérant de l'agence AIR Architecture.

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Designer, Photographe, ADN Atelier Design.

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La Jungle de Calais, au fur et à mesure de son développement s’est illustrée comme une destination importante de l’immigration européenne en ce sens qu’il se crée un tissu et un réseau d’entraide social, bienveillant que l’on ne retrouve nulle part en France avec une centaine de CAO éparpillés sur le territoire. Le Calaisis, même s’il est subi pour les migrants, représente aussi une opportunité pour ceux-ci de s’y installer pour y trouver les associations et les aides dont ils ont besoins regroupées en un seul endroit. Il en sort dans le cadre de notre étude qu’éparpiller les populations ne leur permet pas de faire société et que si précaire soit-il, le modèle de la ville a comme avantages de rassembler les populations, les services et de former un tissu qui permet pleinement d’habiter lorsqu’une chambre dans un centre isolé ne va faire que renforcer l’exclusion de l’habitant si digne soit-elle jugée. La municipalité de Calais choisit de donner une zone excentrée du centre-ville afin d’accueillir les migrants (fig. 3). Ceux-ci sont relégués au Nord-Ouest de la commune, sur une lande marécageuse et humide en bordure de la mer. Un seul accès y est alors possible depuis la route alors que les habitants doivent marcher plus d’une heure afin de pouvoir rejoindre les zones piétonnes de Calais. Afin de ne pas avoir à prendre en charge ces populations, ils sont mis à l’extérieur de la réalité de la ville et vont totalement s’en détacher. -VILLE COSMOPOLITE Cette volonté d’inconditionnalité par la mairie qui ne limite pas dans le temps l’installation, permet d’inventer une utopie urbaine où les réfugiés et migrants rencontrent anglais, belges et français pour concevoir et construire une nouvelle forme de ville à la croisée des peuples et pour organiser une intégration future à l’échelle urbaine. Cyrille Hanappe évoque ainsi les trois permanences de « l’architecture de la ville » théorisée par Aldo Rossi à savoir le viaire, les monuments et les typologies d’habitat. Ce sont précisément ces trois éléments qui se sont fixés sur la lande de Calais durant ses premières périodes d’existence en définissant cette ville dès le départ avec des chemins puis rues qui organisent un tracé, des lieux de cultes qui sont améliorés, reconstruits, agrandis et embellis ainsi que nombre d’habitats à travers les cultures d’origine des habitants, de la matière présente et des apports de bénévoles du monde entier. La plupart des migrants trouvant refuge dans la jungle sont très souvent des habitants de zones urbaines avec un bon niveau d’éducation, qui vivent dans le monde de leur époque, connectés et ouverts aux cultures du monde pour penser l’architecture de ce camp comme reflet de leur histoire et de leur volonté d’en écrire une nouvelle.

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-UNE IDENTITÉ SPATIALE Un relevé de la zone urbaine de la jungle montre une intelligence de construction de l’habitation dans cette zone de non droit. S’y retrouvent des logements étanches, isolés, ventilés, adaptées à leur sol mais également construits avec des matériaux recyclables et recyclés offrant alors bien plus qu’une tente ou habitation de fortune avec des qualités propre à celui qui construit. Suite aux nombreux relevés effectués il est possible d’observer la nécessité d’identité spatiale de tels espaces non reconnus qui cherchent à refaire urbanité. Ainsi, il convient de s’intéresser à l’un des axes structurants de la Lande, nommé « Route de l’Église », qui grâce à son éclairage public regroupe des flux piétons importants de jour comme de nuit (fig. 4). Les premières installations se font naturellement sur la zone d’arrivée à la Jungle, à l’ouest où l’on retrouve le seul point de liaison à la ville. Se développe alors nombre de commerces informels, notamment de restauration qui viennent créer une zone d’échange qui rayonne sur le reste de l’axe. On peut remarquer cependant que les points d’eau et de toilettes ponctuent l’axe et n’offrent que peu d’intimité avec une ouverture directe sur la rue passante. Les équipements d’ordre culturels sont relayés au second plan et se font moins visibles tandis que les deux lieux de cultes, musulmans et chrétiens se font centraux et vont réellement impacter l’implantation des différentes communautés. Ce plan permet également de mettre en évidence les traversées secondaires qui vont venir relier les zones d’habitat à celles de l’activité. Alors que les plus grandes constructions restent installées proches des axes, toute une installation plus « résidentielle » se forme le long de ses chemins plus intimes. Les regroupements viennent se faire plus ou moins organisés selon les cultures de chacun et les différentes formes d’abri. À cette échelle, on peut déjà distinguer différentes formes de regroupement, ouverts et linéaires le long d’un axe, condensé en deuxième ligne par rapport à cet axe ou encore fermé et mis à l’écart de toute activité. Il est important de zoomer pour découvrir les différentes limites physiques, topologiques et les différents seuils qui vont venir créer des poches urbaines communautaires protectrices.

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habitations

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commerces équipements école lieux de culte poubelles toilettes points d’eau

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-TYPOLOGIES Notre première typologie vient ainsi pour illustrer la volonté des migrants d’habiter un espace qui est le leur, un espace personnel (fig. 5). À la sortie d’une zone « mise au propre » où des tentes impersonnelles abritent les populations qui en ont besoin, une communauté toute autre se rassemble. Avec les moyens du bord, shelters, tôles et une caravane, les habitants vont venir créer un espace hermétique à l’activité extérieure. Une place est donnée à toute chose, pour se rassembler, pour manger, pour stocker et pour dormir. Chacun habite son seuil comme il l’entend et une mise en commun des équipements reconstruit l’architecture d’une maison bâtie pièce par pièce. La rue principale est celle qui a vu se construire les plus grands bâtiments pour accueillir le plus de personne avec ses nombreux restaurants. Ce sont les Afghans qui en majorité développent ce modèle d’occupation en installant leurs habitats autour de leur commerce (fig. 6). Sans donner à voir directement ces logements, ils viennent s’installer en deuxième ligne par rapport à la rue, derrière les commerces et s’organisent en petits groupes pour retrouver une intimité avec des espaces partagés. Plus que seulement fonctionnels et connectés aux commerces, on peut voir sur cet exemple d’installation afghane que la disposition des cabanes s’ouvre également sur le grand paysage proche du lac tout filtrant l’accès à la centralité pour les visiteurs extérieurs. La plupart des installations sur la Lande impliquent cependant d’autres logiques, d’intimisation des espaces et de sécurisation d’espaces partagés. Les Soudanais ont par exemple créé des ensembles articulés autour d’une cour commune où les espaces fonctionnels sont identifiés et mis en commun alors que les pièces de sommeil sont sombres, isolées et souvent pour deux à trois personnes comme on peut le distinguer sur le plan suivant (fig. 7). Plus que de subir l’implantation et d’en donner une réponse pratique ; les habitants vont développer une pratique des espaces qui en découle, une vue sur le lac pour notre précédent exemple et ici un poste de contemplation sur le reste du camp depuis un cadrage aménagé en hauteur, la disposition des chaises en témoigne.

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DSA Risques Majeurs 2014-2016, Jungle de Calais, ENSA Paris Belleville, Mars 2016, p27.

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-CONSTRUCTION TOTEM Plus que du commerce est des habitations, les habitants sont venus habiter la Lande par des éléments forts, symboliques qui agissent comme point de repère et de rassemblement. L’église copte érythréenne qui donne son nom à la « Route de l’Église » en est l’élément le plus marquant (fig. 8). Avec une architecture détonante, elle agit comme une curiosité pour tout passant et permet de rassembler éthiopiens et érythréens autour de leurs croyances. Elle est le symbole d’une volonté de s’installer durablement sur la Lande avec une implication et un chantier de plus de deux mois quand les habitations personnelles sont édifiées en quelques heures. Si elle n’est pas en dur, elle est l’un des seuls bâtiments rescapés de la destruction de la zone sud ; « elle révèle une fine charpente en bois constitué de branchage de section plus ou moins épaisse adaptée aux charges que chaque élément structurel est censé recevoir … deux clochers s’élèvent vers le ciel. »89. La cour et les bâtiments annexes offrent l’intimité nécessaire au partage de la foi, agissant comme espace tampon entre le sacré et le public ainsi que comme espace ritualisé organisés autour de la symétrie de l’église.

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Collectif Sans Plus Attendre, Architecture de la Jungle, édition du PEROU, janvier à mars 2016.

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Cyrille HANAPPE, Les leçons urbaines de la jungle, Libération, 6 mars 2016.

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-NOUVELLE PENSÉE URBAINE LIMITÉE Forts de ses façons d’habiter, de ses symboles architecturaux, les autorités françaises rejettent pourtant aujourd’hui en masse ce modèle de ville auto-construite avec des démolitions qui se succèdent. On ne peut pas condamner ces nouveaux habitants, déjà précarisés, à reconstruire leur « chez-soi » tous les 6 mois. Alors que les populations du monde entier s’entassent dans l’habitat précaire, pourquoi ne peuton pas dans un pays considéré comme avancé penser à l’aider, l’améliorer, le sécuriser au lieu de systématiquement le détruire en brandissant les centres d’accueils sous-dimensionnés comme voix de salut pour cette population en constante augmentation ? C’est pourtant la voie que choisit l’État dans la gérance de cette Jungle de Calais avec une tentative de mise au norme « salvatrice » avec l’installation d’un Centre d’Accueil Provisoire (fig. 9). Ainsi, l’État confie à une association locale, La Vie Active, en charge de maisons de retraite de mettre en place ce nouveau camp qui permettra à 1500 habitants du camp de vivre dans un espace jugé plus digne. Sans expérience sur le sujet de l’hébergement, l’association gérait jusqu’alors les douches de la Jungle et la distribution de l’unique repas quotidien du camp. L’architecte Cyrille Hanappe, toujours engagé sur place dans la pratique d’une architecture de l’accueil écrit dans une tribune pour Libération que « le plan est pire que tout ce que l’on pouvait craindre » 91. Le camp se résume à un espace fermé où prennent place « des containers rangés et alignés avec une orientation défiant le bon sens, aussi mauvaise pour le soleil que pour le vent : les habitants ne verront pas le soleil en hiver et les « rues » sont alignées dans le sens des vents dominants » 92. Les présentes rues font 3 mètres de large et aucun raccordement à l’eau n’est prévu pour le camp. Par volonté de bien faire ce camp s’installe dans la partie la plus facile de la Lande, « la grande plaine sablonneuse », chassant par la même occasion les 400 personnes qui l’habitait. Dans ce qui est de l’organisation du nouveau CAP, il ne fait preuve d’aucune volonté d’être habité, aucune appropriation n’est possible, aucune organisation entre plusieurs occupant n’est possible par la forme stricte et orthogonale des installations. « Le CAP compte 125 conteneurs de 28 m2 pouvant accueillir douze personnes chacun. Localisés à l’écart, trois sont destinés aux mineurs isolés et huit aux familles (deux familles par conteneurs, séparées par une cloison) ; les autres sont donc occupés uniquement par des hommes. Le centre est équipé de 80 sanitaires communs,

91

Cyrille HANAPPE, À Calais, un camp des années 30, Libération, 21 Octobre 2015.

92

Ibidem.

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mais il n’existe pas la possibilité de se doucher. Les conteneurs sont reliés au réseau électrique et disposent de chauffage. En dehors des rues dessinées par les rangées de conteneurs, trois salles « de convivialité » et trois préaux équipés de prises de courant constituent les espaces de vie commune. »93 Alors que plus de 500 cabanes ont été coconstruites sur la Jungle avec une implication des populations et des professionnels qui donnaient des espaces étanches, isolés et appropriés, le nouveau camp fait table rase de ce qui se déroule sur place et des recherches effectuées sur de tels sujets depuis des décennies. Le camp de Calais prévoit de contrôler les entrées et les sorties, il s’agit de rassembler des populations dans un espace sous surveillance. Quelques 28m2 pour 12 personnes, la tristesse qu’impose un camp de container, le non accès à l’eau ou encore l’absence d’espaces publics n’amèneront pas les populations à venir se réfugier dans cet espace ne le rendant que peu peuplé. Inauguré peu de temps après le mémorial de Rivesaltes où l’on dénonce la forme architecturale du camp de concentration, le nouveau camp de l’État semble avoir laissé de côté les enseignements d’un tel urbanisme. La préfète du Pas-de-Calais déclarait alors à l’ouverture du CAP que « notre objectif est sécuritaire et que plus aucun migrant ne doit dormir sur la lande, qui n’est ni un lieu d’hébergement, ni un projet de vie. On est dans un dispositif de mise à l’abri provisoire »94. Concevoir pour le provisoire semble inévitablement rimer avec un manque d’implication quant à la qualité des espaces et leur habitabilité. Dans le cas de la Jungle, avec les sommes engagées pour le CAP, à 17 000 euros le container95 , on pourrait imaginer, au lieu de vouloir loger dans un habitat contraint à peine 1/3 de la population présente, chercher à améliorer ce qui est pour rendre plus facile la vie déjà existante avec des systèmes viagers, une gestion de l’eau sur l’ensemble du site, une sécurisation des lieux et une pérennisation de structures existantes qui rayonneraient sur la Jungle. Mais sans doute cela irait en contradiction avec la politique actuelle inhospitalière en cherchant à faire fuir l’immigré plutôt que de l’aider à s’insérer dans la société. On a pu voir comment l’auto-construction a pu créer des espaces complexes, actifs, et habités mais il ne subsiste aujourd’hui de la « New Jungle » que ce centre d’accueil provisoire complètement vide et ses dizaines de conteneurs.

93 Claraluz KEISER et Lili LAINÉ, Habiter le temporaire et la contrainte : Le Centre d’Accueil Provisoire de la Jungle de Calais, Dossier #8 : La Ville Indigne, Revue Urbanités, janvier 2017. 94

Déclaration de Fabienne BUCCIO, préfète du Pas-de-Calais In. Claraluz KEISER et Lili LAINÉ, Op. Cit.

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Claraluz KEISER et Lili LAINÉ, Op. Cit.

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« Ne commettons pas un urbicide de plus, le droit à la ville est un droit humain. »96 Cyrille HANAPPE à propos de la Jungle de Calais.

-FIN DE L’UTOPIE L’État détruit en 2016 le seul endroit où ces 10 000 personnes s’étaient réfugiées après les conflits et les crises de leur propres pays, l’endroit où elles avaient envisagé le début d’une vie nouvelle en s’y installant ou du moins y passer pour aller vers du mieux. La ville des migrants, de ceux qui ont fui la mort, la misère n’existe plus. Les places dans les centres d’hébergements n’existent pas et même si elles existaient elles ne sont garanties que pour 4 semaines remettant toute cette population dans les rues françaises avant qu’elles se regroupent à nouveau en plus petites « jungles ». Cette explosion géographique de la population complique les conditions de vie, l’accès aux associations et au soutien ; elle remet la population pauvre en mouvement qui ne pourra pas être sûre de dormir deux nuits d’affilé au même endroit. Même avec des conditions de logement imparfaites, insalubres et qui n’entraient dans aucunes normes, la jungle permettait d’habiter à nouveau pour ces populations qui s’étaient approprié les lieux. Cyrille HANAPPE évoque « l’urbicide de la jungle de Calais, c’est la destruction de la ville des pauvres », c’est la destruction d’un réseau de bricolage, d’entraide, d’un réseau qui s’était formé pour la survie et qui commençait à installer durablement un nouveau modèle de ville. Ainsi notre prochaine étude de cas permettra ainsi d’étudier comment lorsque cette ville pauvre se développe et est reconnue, il est possible d’y intervenir pour la rendre durable. Cet ensemble, entre passant et installé crée la ville du XXIème siècle ; comme prolongation d’une succession de modèles, ville historique, ville moderne, ville pavillonnaire et maintenant ville monde incrémentale. Comme toute ville de l’histoire elle commence par de simples installations avant de se développer, se sécuriser, d’accueillir la multiculturalité et la pensée utopique.

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Cyrille HANAPPE, Calais : la « jungle », future ville ?, Libération, 8 septembre 2015.

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2.2.

LA SECURISATION D’UN QUARTIER AUTOCONSTRUIT, MAYOTTE

Si la crise migratoire européenne est réelle et directement visible sur le territoire métropolitain comme le montre la situation des Hauts-de-France et de Calais ; il est aujourd’hui en France une crise migratoire d’une toute autre ampleur à Mayotte, 101ème département et qui relève d’un contexte tout autre. -HISTORIQUE Un passé de colonisation française voit l’archipel de Mayotte situé au sud-est du continent africain, et les îles des Comores partager des différends depuis bientôt deux siècles. Au cours du XIXème siècle, Mayotte est cédée à la France alors que les trois autres îles comoriennes administrées n’intéresse pas cette puissance coloniale. Cependant la France met sous sa protection Mohéli, Anjouan et la Grande Comore, toujours les trois mêmes îles afin d’empêcher tout autre colonisateur d’y venir et la tradition de libre circulation entre les îles demeure et voit perdurer une mosaïque de cultures et de langues. C’est dans les années 1960 que les choses changent avec le président comorien qui décide de relocaliser ses services administratifs alors à Mayotte sur la Grande Comore. Alors que les contentieux s’installent, des mouvements s’organisent menant à un référendum qui voit une majorité de Mahorais, habitants de Mayotte se prononcer pour rester dans la République tandis que près de 95% des votes pour les autres îles souhaitent quitter l’ensemble français. L’indépendance des Comores est proclamée en 1975 et Mayotte devient en 1976 une « Collectivité territoriale transitoire » française.97 C’est ainsi que la relation vient à changer, les politiques françaises permettent une mise à niveau sociale et économique de Mayotte tandis que la situation se dégrade de l’autre côté avec le président comorien assassiné et une misère grandissante qui voient les Comores tenter de redevenir françaises. Les flux de migrants comoriens qui en découlent visent à être contrôlés avec la mise en place du « visa Balladur » en 1995 qui vise à réglementer et rendre plus difficile les déplacements. Ces déplacements de populations de même culture, de mêmes usages millénaires sont figés par la France alors que des relations familiales et de tous genres ont toujours été. Une économie de l’immigration se développe sur l’île d’Anjouan proche de 70 kilomètres des côtes françaises et toujours plus de populations cherchent à

Toutes références historiques In. Luc LEGEARD, L’immigration clandestine à Mayotte, Revue Outre-Terre, 2012-2013, n° 33-34, p. 635 à 649.

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rejoindre Mayotte avec toujours plus de risques face à des durcissements et des déploiements conséquents de moyen pour freiner cette migration. Aujourd’hui, envoyer un membre de sa famille à Mayotte représente toujours l’espérance d’une vie meilleure pour les comoriens. Aussi selon de chiffres de de l’Insee98, en 2019, 48% des 256 000 habitants sont des étrangers sur l’île française quand la moyenne nationale est de 6,5%. De plus, toujours selon les chiffres de l’Insee, la moitié de ces 48% soit un quart de la population totale est clandestine. « Il faut le constater, Mayotte apparaît de plus en plus comme une oasis de prospérité dans un océan de misère. »99 attisant une légitime convoitise. Cette situation, depuis longtemps établie, voit les habitants de Mayotte « embaucher » cette main d’œuvre illégale et de ce fait bon marché avec des situation économiques comme sociales toujours plus précaires. Une économie parallèle creuse toujours plus les différences sociales dans ce que Luce Legeard, historien, qualifie d’esclavage moderne. Les clandestins comme les populations les plus précaires qui vivent dans cet environnement s’installent dans des logements informels à la périphérie des villages où l’insécurité, l’insalubrité et l’absence de reconnaissance amènent à une situation de misère. C’est dans ce contexte presque inconnu en France métropolitaine que prennent place les bidonvilles de Lazerevouni et Mahabourini qui ont fait l’objet d’étude de cas (fig. 10). Afin d’éviter toute incompréhension quant aux différents noms utilisés, il convient de rappeler que ces bidonvilles se situent dans le quartier de Kawéni situé au nord de Mamoudzou ; aussi les habitants de l’île sont nommés les mahorais.

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Le Point.fr, Mayotte : Emmanuel Macron face à l'immigration clandestine, Le Point, 21 octobre 2019.

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Luc LEGEARD, Op. Cit.

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-DU QUARTIER SPONTANÉ Comme dans toutes formes de bidonvilles, ce sont les populations les plus démunis qui en viennent à s’organiser et à autoconstruire à l’écart des villes. À Mayotte la situation du logement est extrêmement précaire et l’habitat spontané explose comme nulle part ailleurs sur le territoire français. Dans une interview, l’architecte Cyrille Hanappe évoquait que 40 à 50% de la population présente sur l’île vit aujourd’hui dans ce que les autorités appellent « cabanes en taule ou en branchage » 100 . Cette forme architecturale primaire de l’habitat est ainsi chose courante. Le terme bidonville est évité, il institue dans le langage un statut « hors la ville », quand l’architecte préfère dans une logique d’intégration utiliser l’expression « quartier spontané » pour parler de tels bouts de ville. Le mot quartier permet de remettre en marche l’idée selon laquelle celui-ci est relié à l’urbanité, en fait partie et l’adjectif spontané montre qu’il s’est créé par le besoin, la nécessité de survie sur un espace non planifié. Ces quartiers viennent être régulés par des problématiques différentes de celle d’un quartier conventionnel ou la part foncière est la plus importante. Le quartier spontané vient toujours selon Cyrille Hanappe, après l’étude de différents cas français 101 , être fondé sur l’échelle humaine, sur des logiques de voisinage, des logiques de praticabilité, des logiques d’échange, des logiques de vie et de travail qui se retrouvent dans les typologies observées plus loin. S’il ne doit pas devenir un but en soi et une version finale de la ville de demain, le bidonville est, et doit devenir pour chacun, une partie de la ville ; c’est la ville qui génère le bidonville, il est un « embryon de ville »102 à faire grandir et sécuriser. -COMMANDE POUR UN ARCHITECTE C’est dans cette optique que vient alors l’action de l’association Actes & Cités, missionnée par la ville de Mamoudzou. L’association avec des étudiants de l’ENSA Paris Belleville du DSA Risques Majeurs vient travailler sur la sécurisation de ce quartier comptant environ 1800 habitants pour Mahabourini.103 Le travail d’une telle intervention in-situ menée est de définir des espaces publics pour se rassembler et recréer une vie de voisinage ainsi qu’amener des réseaux dans le quartier pour assurer la salubrité des lieux. Enfin il est question de penser à des « bâtiments

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Chrystèle BAZIN, Op. Cit.

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Études menées sur Marseille, Paris et Grande-Synthe.

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Chrystèle BAZIN, Op. Cit.

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Ibidem.

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totem » pour la vie commune et pour permettre à tout habitant de pouvoir se protéger en cas de risques naturels sur des espaces stratégiques. Le constat est que des migrants continuent d’affluer, qu’ils s’installent en s’abritant, eux et leur famille. Mayotte dans sa stabilité due au protectorat français permet à ces populations d’espérer une meilleure vie. Il s’agit d’offrir des conditions dignes au lieu d'ignorer ou détruire toutes ces tentatives de construire un abri stable qui sont pour beaucoup celui d’une vie. La volonté de résorption se fait par l’intégration à la ville et non la destruction d’un espace déjà vivant et dynamique. La politique de destruction de cet habitat existe cependant jusqu’à Mayotte et la diminution forcée de cet habitat continue d’amener toujours plus d’habitant dans le bidonville de Mahabourini, créant des constructions de plus en plus hasardeuses sur des espaces jusqu’alors rejetés et toujours plus risqués. La diminution des risques est un axe majeur dans la reconquête de ces quartiers afin qu’ils trouvent leur place dans la ville et qu’ils deviennent attractifs pour des populations précarisées.

« Mieux on accueillera, meilleures les conditions d’accueil seront et meilleures seront les chances pour ces gens d’aller loin. »104 Cyrille Hanappe.

-RECONNAITRE LES LIEUX Aussi, comme nous l’avons évoqué dans la première partie, l’architecte Cyrille Hanappe établit trois rôles pour l’architecte de l’urgence au sein du quartier spontané : représentation/technique/projection. Il s’agit ici d de faire un état des lieux des constructions existantes sur place, leur mode de construction et les façons d’habiter qui en découle. Ce travail rend une vision d’un quartier de savoir-faire constructif tant sur les habitations elles-mêmes que sur les voieries ou la gestion des réseaux même si les habitants, autoconstructeurs pour la plupart, ignorent quelques règles techniques de base. Il en sort, ici pour le bidonville de Lazerevouni, un état des lieux des constructions quant aux différents matériaux utilisés ainsi que des déplacements ou des écoulements d’eau (fig. 11). L’architecte évoque qu’« il ne manquerait pas grand-chose : quelques fers pour assurer les chaînages horizontaux et verticaux, une réflexion sur la gestion des sols, des eaux, des drainages ».105

104

Ibidem.

Cyrille HANAPPE, Kawéni, Mayotte, retour et reportage photographique de l’intervention d’Actes et Cités à Mayotte, publication Facebook, 6 octobre 2019.

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parpaing et tôle maçonnerie terre

bois et tôle béton dallage autoconstruit emmarchement en pneus dallage RHI chemin de terre route carrossable

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Accompagner ce cadre de vie plutôt que le rejeter toujours plus loin. L’association requestionne le métier d’architecte sur son rôle social, de construire pour ceux qui ont besoins et pour cela redéfinissent des nouvelles manières d’appréhender les projets. Cyrille Hanappe est certain de la nécessité d’une « permanence architecturale » avec un architecte en résidence sur le quartier tous les jours auprès des différentes fondations et auprès des habitants qui sont prêts à s’investir106. Le bidonville ne peut pas rester étranger à l’architecte et cette pratique notamment développée par Patrick Bouchain relève du bon sens pour reconnaitre ce quartier en perpétuel mouvement et pour appréhender au mieux les besoins réels de ces habitants non désirés. Ainsi, plus que matériel et technique, ce relevé des lieux cherche à étudier les cultures d’habiter des populations, des formes architecturales qui en découlent. Les cours, les accès à la rue, les différents seuils d’intimités sont d’autant d’éléments quotidiens aux habitants autoconstructeurs à même de pouvoir définir l’importance que chaque chose doit prendre dans son habitation. Comme relevé précédemment, les logiques de voisinage, de solidarité entre membres d’une famille ou d’une communauté sont prédominantes dans le bidonville et marque la façon de s’installer, de construire pour se retrouver entre soi. Les quartiers spontanés de Mamoudzou n’y font pas exceptions. Sur les relevés pages suivantes qui se font dans le bidonville de Mahabourini on peut remarquer des typologies où différentes entités privées se regroupent sur les parcelles et partagent souvent les points d’eau et les toilettes.

« Ce qui est important dans ce type d’habitat spontané, c’est la densité sociale, l’économie de moyens, la manière de transcender les matériaux et, surtout, la maîtrise de l’espace, toujours rare dans ces lieux. Quand je dis “primordial“, c’est dans le sens du commencement d’un espoir. Il faut l’opposer au taudis, qui est la fin tragique d’un habitat inadapté ».107 -Roland Simounet, architecte qui réalise encore étudiant une enquête sur un bidonville d’Alger au début des années 1950.

106

Chrystèle BAZIN, Op. Cit.

Hélène HATZFELD, Une histoire oubliée en héritage, entretien avec Marie Claude Blanc-Chaléard, historienne, In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit.

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La première cohabitation sur une parcelle en « L » passe par différents seuils, chacun possède sa propre entrée, souvent sous des zones extérieures couvertes qui font liens avec la rue (fig. 12). On retrouve trois familles sur la parcelle et chaque espace est bon pour ajouter un couchage. Les toilettes sont complètement mis en commun et restent à l’écart de la rue privilégiant l’intimité comme possible ; ils sont accessibles par une succession de seuils, porte extérieure, marches et cheminements sinueux. Si les équipements extérieurs sont partagés, chacun a un accès privilégié à des zones définies de cet extérieur, chacun son ouverture sur la rue, son adresse, sa possibilité de recevoir sans impacter la vie voisine. Située au sud de Mahabourini, la maison de Nathalie fonctionne sur un même modèle de voisinage familiale avec en plus une parcelle qui s’ouvre sur l’activité de la rue (fig. 13). Avec deux points d’entrées, une longue circulation sécurisée et semiprivée permet de desservir chaque logement et agit comme espace tampon entre l’intime et le tout public. Hormis la maison de Nathalie qui semble être la propriétaire ou du moins la gérante de l’espace la circulation intérieure est le seul moyen pour chacun d’accéder à son espace privé. Plusieurs membres de la même famille vivent sur la parcelle aux côtés d’une voisine seule et d’une avec ses enfants. Comme dans la plupart des quartiers informels, les femmes seules se regroupent sur des poches fermées pour entretenir un environnement sécurisé au sein d’une population à majorité masculine. Les toilettes sont une nouvelle fois en recul de la rue et accessible de tous avec une distinction famille/voisines. Tout espace doit être rentabilisé et les logements vacants son mis en location, l’habitat autoconstruit permet à l’habitant de venir directement échanger avec le tissu du quartier et de juger pour chacun de son degré d’ouverture à la ville.

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-FAIRE PROJET FACE AUX RISQUES Une fois le quartier représenté et communicable auprès des habitants, l’expertise de l’architecte se fait sur l’aspect technique et ici, un projet majeur de réduction des risques notamment dû au relief du terrain et à l’insalubrité. Ainsi, il est constaté que la partie haute du bidonville située au sud s’expose à des risques de chutes de blocs et à des glissements de terrain quand la densité d’habitations de la partie basse au nord amène des risques d’incendies, sanitaires où en cas d’incident sismique. De plus toute les zones aux abords des ravines encombrées de déchets s’exposent à des risques d’inondation. Enfin, dans la prospection de ce que pourrait devenir le quartier, des zones potentiels de refuge sont dégagées en périphérie du bidonville même si le centre de la parcelle reste dépourvu de tels espaces.108 À la suite de ce travail et pour finaliser l’intervention de projection, l’association Actes et Cités redessine le quartier selon les problématiques qu’ils ont soulevé (fig. 14). Il est question pour répondre à la vulnérabilité du sol de consolider les cheminements en fonction de leur fréquentation et de leur dangerosité quant à la pente. Cette solidification des constructions va permettre la mise en place des réseaux d’eau, d’électricité et va pouvoir drainer les ruissellements. Dans cette même volonté de sécurisation des sols et pour permettre aux populations de se mettre à l’abri lors de catastrophes naturelles, fréquentes dans cette région, des places refuges sont organisés en tous points du bidonville afin que chacun soit à maximum 50 mètres d’un de ces points. Enfin, malgré cette stabilisation des sols, les habitations proches de la ravine ne peuvent échapper au risque d’inondation et il est question de le reloger dans une zone moins dense du bidonville où seront également relogés les habitants des zones à dé-densifier.109 Plus que simplement répondre aux risques de manière technique, il est question pour les architectes dans le rôle de projection d’envisager un futur pour Mahabourini. Avec les nouvelles places refuges, des axes traversants stabilisés et des passerelles permettant de traverser la ravine pour connecter tout le bidonville ; il est question pour ce quartier spontané de s’ouvrir sur la ville et de créer de nouvelles connexions. 110 Cela rendrait le quartier visible et accessible depuis le reste de Mamoudzou amenant à la fois une meilleure sécurité dans ces nouvelles rues tout en permettant un nouveau regard des populations extérieurs sur le bidonville et une émancipation de celles habitant sur place. 108 Actes & Cités, État des lieux humain, du bâti, des cheminements et synthèse des risques, www.actesetcites.org/, septembre 2017. 109

Actes & Cités, Pistes et propositions pour la commune, www.actesetcites.org/, septembre 2017.

110

Ibidem.

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-ACCOMPAGNER LA POPULATION Aussi, forts de nombreux échanges tout au long de cette opération avec les populations, on découvre qu’avant ce chantier lourd, les habitants agissaient déjà par eux même pour assurer leur sécurité et ont construit un escalier en béton là où se trouvait une rue en pente impraticable par temps de pluie. De ce fait, pour terminer cette projection, il apparait important d’accompagner les populations dans cette pratique de l’autoconstruction future en transmettant les bases techniques nécessaires. En complément du chantier, l’association Actes & Cités a donc communiqué à l’ensemble des habitants un guide des bonnes pratiques 111 quant aux différents dangers naturels, pluie, vent, tremblement de terre, glissement de terrain ou dangers anthropiques, incendie et insalubrité. Il y est renseigné quels sont les dangers, ce que représente une bonne ou mauvaise implantation ainsi que ce qu’est une bonne ou une mauvaise construction avec des solutions techniques accessibles à chacun.

Actes & Cités, Guide des bonnes pratiques, commande de la ville de Mamoudzou, sous l’autorité de la DEAL, Direction de l’Environnement de l’Aménagement et du Logement, septembre 2017.

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ravines renaturalisation et stabilisation des berges habitations à reloger temps 1: relogements

connexions avec la ville espaces publics refuge passerelles

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En conclusion à cette proposition de traitement différent des bidonvilles, il est intéressant d’observer que les bienfaits sont d’ordres social mais aussi économique par rapport aux politiques coûteuses de destruction. La possibilité est donnée aux populations de s’exprimer, de s’émanciper et de conserver leurs réseaux tout en leur permettant de prendre part au processus constructif et au bon fonctionnement futur du projet. L’architecte Cyrille Hanappe évoquait que malgré la misère, les gens s’impatientaient quant aux promesses lointaines de changement et qu’ils étaient aujourd’hui prêts à s’investir, économiquement et physiquement.112 La troisième étude de cas de cette partie viendra compléter les deux premières dans la pratique d’une architecture in-situ alors qu’il sera question au contraire des deux premiers, d’un projet qui se propose de construire cette ville de l’urgence et d’y expérimenter l’informel avec les réticences que cela engage.

112

Chrystèle BAZIN, Op. Cit.

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2.3.

LE CAMP DANS LA VILLE, GRANDE-SYNTHE

-HISTORIQUE La ville de Grande-Synthe fait face à des flux migratoires depuis le début des années 2000 et différentes réponses ont vu le jour depuis. Représentant le dernier espace urbanisé depuis Dunkerque vers le port les migrants veulent passer en Angleterre et les arrivées et départs sont quotidiens dans la ville. Ces populations arrivent souvent avec des passeurs, on y retrouve beaucoup de familles et les migrants cherchent en majorité à embarquer dans des camions qui se rendent au port de Dunkerque. Contrairement à Calais, la ville de Grande-Synthe se tourne vers une politique d’accueil, elle veut dialoguer avec les migrants, ce qui va permettre de faire naître un modèle d’architecture de l’accueil nouveau en France, le camp intégré comme nouveau quartier (fig. 15). -CAMP DU BASROCH Entre 2007 et 2015, quelques cinquantaines de migrants prenaient ainsi place dans le campement du Basroch coincé entre la Mer du Nord et les zones commerciales de Grande-Synthe, et construit sur une zone inondable qui lui sera fatale. Alors que ces 50 ou 100 personnes étaient gérées par l’association Médecin du Monde durant 8 ans, l’été 2015 voit le nombre de migrants passer de 100 à 3000 faisant voler en éclat l’organisation du camp et ayant pour conséquence de fragiliser le sol qui s’effondre et devient après quelques semaines une immense zone inondée semblable à un marécage. Le manque d’organisation et de main d’œuvre est pointé du doigt alors que des milliers de tentes prennent l’eau dans la boue, que des centaines de kilos de rations alimentaires finissent sous dix centimètres d’eau. Cette explosion des arrivées est dû en partie à la fermeture d’un camp non loin mais aussi aux rumeurs transitants dans ce réseau migratoire comme quoi le passage est devenu plus facile depuis Dunkerque que depuis Calais ; les acteurs en présence parlent alors d’un appel d’air qui a déséquilibré la situation. En termes d’architecture de camp, malgré la boue, l’habitation en tente reste le mode d’habitat quasi unique alors que quelques constructions d’origines inconnues venaient ponctuer le paysage avec une cuisine collective, cinq grands tepees chauffés où encore une école sur pilotis. Les habitants dessinent des parcours en palette afin de pouvoir se déplacer avec un succès limité quand certaines disparaissent sous la boue. 3 000 habitants, principalement des familles s’entassent dans ce sous-bois marécageux et une réaction de la part des autorités est nécessaire.

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-ESSAIS ARCHITECTURAUX Déjà sur le site du Basroch, l’association Actes & Cités et les étudiants étaient venus intervenir pour bâtir une maison du migrant, dont la « Halte » est la première pièce. Issue d’un chantier participatif, celle-ci offrait un espace d’accueil et de rencontre ainsi qu’un espace fermé pour stocker du matériel associatif et pour y faire des visites médicales. 113 Pour le reste il était question de construire pour abriter 50 personnes. Il s’agissait alors du premier bâtiment réel du Basroch dans une tentative de redonner une dignité à ce lieu et à ses habitants. Cependant, quand le camp a fait face à son explosion démographique, cette Halte « au sec » est devenu la maison pour deux familles. La première réponse des autorités à cette situation a été de repenser cette maison du migrant non achevée pour maintenant accueillir 400 personnes en espérant que la crise ne dure pas puisqu’il y avait alors 700 personnes au Basroch. Cette intervention est vite oubliée alors que les chiffres ne cessent d’augmenter, même si des premières ébauches en ont été faite. -UNE DÉCISION POLITIQUE Aussi la partie qu’il m’intéresse d’étudier est la réponse des acteurs locaux, élus, associations et architectes à une telle crise. Il est nécessaire de redonner une dignité à ces individus. Ainsi le maire EELV114, Damien Carême, et l’ONG Médecins Sans Frontières entrent à cette période dans une lutte face à l’État et la préfecture du Nord afin d’obtenir un nouveau terrain où pour la première fois en France un camp humanitaire va être construit en suivant les normes internationales définies par le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU. Abandonnée par l’état jusqu’alors, la mairie se tourne vers MSF qui utilise son droit d’ingérence pour permettre de créer ce camp qui va représenter un projet pilote pour le territoire français. Opposée à cette idée, l’État doit céder face à l’ampleur de la situation, l’hiver froid qui arrive et le risque d’avoir chaque jour des morts sur le camp devenu invivable et qualifié de pire camp du monde. Cependant leur réticence ne va pas s’arrêter une fois le projet approuvé. Cyrille Hanappe écrit « on sait quand on ouvre un camp, on ne sait jamais quand on le ferme »115. Le temps moyen où l’on reste dans un camp dans le monde est de 17 ans.

Cyrille HANAPPE, Grande-Synthe une histoire architecturale de l’accueil, In. La Ville Accueillante, Op. Cit, p. 29 à 98. 113

114

EELV : Europe Écologie Les Verts.

Cyrille HANAPPE, Grande-Synthe une histoire architecturale de l’accueil, In. La Ville Accueillante, Op. Cit, p. 29 à 98.

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Ainsi, faute d’un soutien des autorités, beaucoup redoutent à sa création que ce camp devienne un nouveau point de rassemblement des flux migratoires en France et que celui-ci se transforme en nouvelle « jungle » non loin de Calais. L’absence de confiance de l’État engendre une gérance beaucoup plus stricte et la mise en place de dispositifs efficaces quant à la salubrité, la dignité, les liens sociaux ou l’intégration à la ville. Le chargé de communication pour MSF reconnait le jour de l’ouverture que « personne ne pensait qu’un jour, l’accès à l’eau, à la nourriture, à l’électricité serait un défi à relever sur le sol européen »116. Une expérience nouvelle de la pauvreté bercée d’utopie pour le nouveau camp de la Linière est cependant en train de se mettre en place grâce au monde associatif extrêmement impliqué. -PLACE DE L’ARCHITECTE Le projet initial est ainsi d’accueillir 2 500 personnes selon les normes définies par le projet SPHERE, bien en dessous de celle françaises, ce qui va permettre une liberté pour agir directement sur ce qui est important à ces populations précaires. Le plan final de MSF ne sera que pour 1 500 habitants, il est question d’un quartier dense à base de 500 tentes chauffés organisées autour d’une grande allée centrale où on retrouve quelques espaces ouverts pour lutter contre les incendies. Si les sanitaires et des espaces d’entrées du camp sont pensés, il n’est alors nullement question de bâtiments collectifs qui seront pensés et réaliser par d’autres associations. C’est ici qu’intervient l’architecte qui a pour rôle de coordonner tous les projets ainsi que de proposer un projet alternatif critique sur ce qui est prévu. À l’étude du plan, l’association Actes & Cités117 émet des réserves sur cette volonté de camp en tentes avec un climat qui s’y prête peu. Le temps donnera raison aux architectes quand toutes les tentes s’envoleront le premier jour, remplacées par les mêmes cabanes en bois qu’à Calais. La volonté première affichée par Cyrille Hanappe était de créer un morceau de ville et non un « camp ». La densité du plan est revue avec des propositions de « patterns » selon les modes d’habiter de chaque population en fonction de sa situation familiale ou culture, l’envie est de voir les habitants habiter ce nouveau quartier et non le subir. Une autre donnée vient s’ajouter pour le bon déroulement de la vie du camp, le facteur humain.

116 Charlotte BOITIAUX, La boue au ventre (2/2), Dans le premier camp humanitaire de France, Reportage France 24, publié en février 2016.

Cyrille HANAPPE, Grande-Synthe une histoire architecturale de l’accueil, In. La Ville Accueillante, Op. Cit, p. 29 à 98.

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Dans le reportage de France 24, La boue au ventre, un responsable de Médecin Sans Frontières à Grande-Synthe explique la philosophie de l’ONG quant à l’installation des populations : -

Finalement, Actes & Cités expose son plan alternatif à MSF qui vient intégrer des espaces publics, des arrangements dans l’installation et l’orientation des habitations afin de former des groupements et créer l’intimité ainsi que l’esprit de communauté (fig. 16). Les espaces publics ponctuent également ces habitats pour desservir les équipements publics des associations. L’architecte regrette seulement que la réduction du nombre de personnes ait amené à une faible densité amenant un aspect lâche du camp face à des espaces trop généreux où le sol handicape grandement la qualité urbaine. L’essentiel du budget a été pensé dans la réalisation du sol afin de faire une plateforme sèche où pourront passer des réseaux. Malgré cela, le revêtement n’ait pas été réfléchi, c’est un « tapis accidenté de pierres noires »119 où l’on se tord aisément la cheville, où des roues ont du mal à avancer, alors qu’un sol de gravier semblait simplement convenir. Celui-ci amène un aspect dur et sec au camp où aucune plante ne peut imaginer pousser. Il en nait un plan qui se veut linéaire, où les équipements et les différentes poches communautaires s’enchainent le long d’un axe principal.

118 Charlotte BOITIAUX, La boue au ventre (2/2), Dans le premier camp humanitaire de France, Reportage France 24, publié en février 2016. 119

Ibidem.

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habitations (shelters et tentes)

cuisines distributions de nourriture salles polyvalentes laverie médecin containers de sécurité sanitaires

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-QUAND LE DESSIN DEVIENT POLITIQUE En pleine ouverture du camp, la préfecture s’oppose à nouveau et décide que ce camp ne relèverait pas de la réglementation d’un camping ni d’un logement mais d’un complexe hôtelier aux yeux de la réglementation incendie. C’est tout le projet qui est rendu impossible avec les distances entre cabanes à respecter. Cependant le maire choisit d’engager sa responsabilité pour que l’ouverture se fasse et lorsque des toiles apparaissent dès les premiers jours pour former des sas informels les gestionnaires du camp s’empressent de les consolider par des constructions en bois. C’est dans cette dernière intervention que le camp trouve son salut, Actes & Cités en observant ce phénomène trouve une réponse à cette réglementation imposée en reliant entre elles les cabanes qui formaient des ensembles avec des parois de bois ou des couvertures de métal. Chaque ensemble d’au moins 100 habitants se tenait alors à plus de 4 mètres d’un autre ensemble comme l’exige cette réglementation. « Qu’importe si la sécurité n’est pas meilleure que dans les conditions précédentes, le règlement est respecté. » Sur les lieux durant les trois jours de transition entre les deux camps, la journaliste de France 24 évoque la satisfaction qui règne à Grande-Synthe à ce moment lisible sur le visage des nouveaux habitants qui retrouvent des structures viables, une rue, de l’eau chaude, du chauffage et des lieux d’interactions sociales. On observe très vite une métamorphose du camp, une appropriation des espaces et une adaptation des espaces, du chez-soi avec des clous comme portemanteau, des cloisons faites de matelas, des tentes qui deviennent extensions du logement et la présence de verrous redonne une certaine intimité et une sécurité qui sont indispensables à ce qui relève de la possibilité d’habiter pleinement un endroit donné. Des formes urbaines comme celles-ci ne peuvent vivre d’elles-mêmes et c’est une l’association Utopia 56 qui vient offrir ses services dans la gestion du camp. Spécialisée dans les festivals, l’association fait le pari d’un bénévolat exclusif et suite à de nombreux appels, des bénévoles du monde entier viennent s’impliquer dans le camp, pour le plus souvent afin d’effectuer des tâches ingrates essentielles à son bon fonctionnement. La rupture avec l’État est totale et MSF assure l’investissement économique de 2,6 millions d’euros par ans dans le camp.

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Malgré tout cela, le préfet du Nord, qui s’oppose toujours au projet, se plaint de la non sécurité qui plane sur le camp, l’absence de détecteur de fumée, l’espacement nécessaire entre deux bungalows ou la proximité avec l’autoroute. Ce sont autant de points qui justifieraient de la disparition de ce camp laissant ces populations sur les terres boueuses du Basroch. Ainsi, la mairie a dû réinvestir pour des palissades « brise-vue » le long de l’autoroute et a dû exiger d’enlever toutes les tentes installées par les migrants « contraires aux normes de sécurité » alors que chaque jour des centaines d’acteurs du terrain s’investissent pour faire vivre le camp et consolident au fur et à mesure les « agrandissements » des habitats. Si le projet se veut bienveillant et encourageant les individualités par ces simples cabanes en bois, toute tentative d’appropriation est rejetée par la loi, aseptisant cet espace. -ÉQUIPEMENTS DÉSÉQUÉLIBRÉS Aussi, la qualité de vie du camp vient de ses édifices publics, on y retrouve une yourte pour se rassembler, un food truck qui s’installe chaque jour mais surtout de grands containers qui forment quatre cuisines communautaires éparpillés sur le camp. Un auvent entre deux containers offre un espace avec des tables et banquettes, abri et lieu de rassemblement convivial. On retrouve également un bâtiment scolaire en bois marquant un espace domestique, un centre d’enseignement des langues construit dans un système préfabriqué de plastique gris ou un centre de soins en Algeco recyclés qui n’amèneront pas non plus la qualité environnementale. Tous ces édifices donnent à voir un paysage diversifié et moins austère ainsi qu’une opportunité pour les populations de se réintégrer à un système et de passer le temps. Pour finir, Actes & Cités avec ses étudiants réalise une maison de l’Information afin de communiquer entre les habitants, les associations et la mairie. Son dessin et son implantation sont réfléchies pour ne pas être trop exposés aux nombreux passeurs qui vandalisent systématiquement de tels lieux mais ceci amène également un moindre impact sur la vie directe du camp. Cependant, au vu du plan d’ensemble on peut regretter que la mise en place de poche et de cours n’ait pas été plus poussée, y compris dans les espaces publics. Cette trop grande linéarité met à distance l’habitat de l’espace public de réunion, de cuisine qui devient un espace fonctionnel et non un espace central de vie. Aucune forme de seuils n’est possible dans l’appropriation des espaces publics qui sont implantés à l’extérieur des zones d’habitat. Il est regrettable de ne pas avoir développer des axes plus petits qui viennent structurer les poches et les déplacements du plus privé au plus public. Ce seul grand axe s’il est fonctionnel, est démesuré à l’échelle du « quartier ». Enfin, si l’entrée du camp regroupe tous les équipements, on observe qu’ils sont inégalement répartis sur le reste de l’espace. Les - 93 -


habitants les plus à l’est, derniers arrivés, doivent marcher bien plus que les autres avec comme récompense bien moins d’équipements. Il aurait été judicieux de venir installer les équipements pas à pas, en fonction de la densité de population des différentes poches. -TENTATIVES D’EXPRESSION Sur l’architecture du camp, les habitats sont adaptés, la mise en place de seuil aux maisons devient fait marquant de l’expression de sa culture (fig. 18). De simples palettes, des petits meubles créent des systèmes d’entrées et amènent une rupture visuelle de l’extérieur, chacun est libre de s’exprimer sur son habitat. Des systèmes plus évolués composent des espaces de stockage et d’entrée fermés, aménageant une pièce de plus à la cabane. La forme d’installation des cabanes vient créer une cour centrale où les enfants peuvent jouer sous le regard des parents, un espace de rencontre encouragé par la courbe qui vient encercler cette cour. Cette formation permet également de retrouver en deuxième ligne des espaces plus intimes, toujours rattachés à cette idée de poche communautaire mais qui peut venir être refermées en plus petits espaces de rassemblement (fig. 17). Dans un deuxième temps Utopia 56 se charge de consolider toutes ces constructions pour des questions de sécurité redonnant une uniformité au camp qui peine à montrer une diversité de couleurs et d’ambiances. Loin du village de Calais, le camp reste austère et quelque peu froid dans son expression architecturale. De plus, une volonté de résorber le camp demeure et chaque cabane qui est désertée par des migrants qui tentent de quitter le pays est retirée du camp baissant toujours plus la densité. La surdimension des espaces vide qui était dès le départ handicapante pour toute vie de communauté se renforce au fil du temps.

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-ÉPANOUISSEMENT BREF Malgré tout, une des plus grandes réussites de ce nouveau quartier d’accueil se fait dans l’implication des associations et de la mairie à réinsérer les populations. Ainsi, cela a permis l’intégration de certains enfants aux écoles de la ville même si leur situation amène une participation faible en raison notamment des tentatives de quitter le territoire français. Cette nouvelle population amène également de nouveaux clients au centre commercial de l’autre côté de la route même si certains prennent des risques à la traverser plutôt que la contourner. De plus, une ébauche d’activité économique se fait voir avec un coiffeur, une épicerie où un chef kebab, qui utilise le temps qu’ils ont pour faire vivre le camp et former un semblant de société. La fin de la gérance d’Utopia 56 va faire changer les choses. Alors que l’État réinvestit le camp en y plaçant ses associations. Il est décrété que les départs ne seront pas remplacés et la promesse d’inconditionnalité de l’accueil prends fin. L’État et la préfecture cherchent à « remettre un cadre légal » à la Linière et vient au fur et mesure redirigé les habitants vers des CAO sur l’ensemble du territoire français. MSF et Utopia 56 quittent définitivement le camp face à une politique ambigüe quant à son futur au lendemain du refus d’accueillir une trentaine de nouveaux migrants dont 3 mineurs. De plus, fréquemment, la police intervient afin de faire cesser toute activité économique condamnant les migrants à l’inaction et l’interdiction de créer une micro société solidaire. Dans ce contexte bancal, la fermeture de la Jungle de Calais en octobre 2016, huit mois après l’ouverture de la Linière va à nouveau entrainer un dérèglement brutal. Ce sont 7 000 habitants qui sont délogés et si la majorité est redirigée vers les structures de l’État, 1 700 habitants sont décomptés sur le camp en mars 2017 quand ils étaient 700 avant cette crise. Les bâtiments publics sont contraints à devenir des abris puisque les cabanes excédentaires ont été retirées. Les populations de toutes nationalités sont mélangées devant l’impuissance du nouveau gérant du camp l’AFEJI120. Les violences de genre, de cultures deviennent quotidiennes et un lundi 10 avril 2017, une rixe entre afghans et kurdes dégénère et chacun met le feu aux cabanes de l’autre. À 22 heures, l’incendie est général, le camp est vidé. Le lendemain il ne reste que des cendres de cette tentative de nouvelle forme urbaine. Si le maire annonce une réouverture et une reconstruction en urgence, le ministère proclame dans la foulée la fermeture définitive de la Linière. Le camp n’existe plus.

AFEJI : Association des Flandres pour l’Éducation, la formation des Jeunes et l’Insertion sociale et professionnelle.

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Si un tel quartier d’accueil a rencontré des limites, spatiales et légales, il a permis de donner un espace de repos à ces populations vulnérables et le temps d’une année l’opportunité d’habiter autrement le territoire. Le camp, même stabilisé reste une ville nue. Il reste beaucoup à faire pour voir émerger de tels modèles dans nos villes. « Rien ne peut jamais s’accomplir totalement dans ces contextes, l’inachèvement des processus d’intégration leur est consubstantiel. »121 Michel Agier.

121

Michel AGIER, De nouvelles villes, les camps de réfugiés, Annales de la recherche urbaine, 2001, décembre, n°91, p. 128-136.

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De ce fait et devant la réponse incomplète des projets étudiés quant à leur pérennité et leur absence de réponse finie à une crise qui s’amplifie, l’intervention d’urgence sur place ne peut pas être la seule solution. Elle représente une alternative à la misère et à la qualité de vie inhumaine de la situation directe mais ne peut constituer une réponse d’objet fini dans le paysage français. Cette vague migratoire est à envisager sur le long terme et à réfléchir au sein même de nos villes. Si dans les trois situations, tous sont migrants et précaires, il a été fait le constat que si beaucoup souhaitaient n’être que de passage, beaucoup d’autre veulent s’insérer dans la société française et rester habiter sur place développant des espaces complexes et représentatifs de leurs besoins évolutifs. La temporalité est très importante dans le parcours du migrant et comme ces formes primaires d’habitat, il faut penser l’accueil et le passage dans nos villes avec des solution plus pérennes.

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III. VERS UN MODÈLE PÉRENNE POUR LA VILLE

1. URBANISME TEMPORAIRE Lorsque l’on s’intéresse aux vagues migratoires, les zones frontalières ne sont pas les seules à être impactées et les grandes métropoles françaises doivent prendre des décisions face aux campements de plus en plus nombreux qui s’installent dans leurs rues, avec en tête de liste la capitale parisienne. En 2016, alors que l’on comptabilisait entre 20 et 60 arrivées par jours122 à Paris, la maire Anne Hidalgo fait part de son souhait d’ouvrir un camp humanitaire sur le modèle de celui de Grande-Synthe. Il est question de faire de la capitale une « ville refuge » en s’érigeant en modèle quand l’État a du mal à mettre en place des propositions concrètes à l’évolution de nos villes au service de l’accueil. Ainsi, à Paris, cette volonté politique de penser différemment l’accueil va avant tout prendre la forme d’un urbanisme temporaire, laissant place à l’expérimentation sur des durées définies.

1.1.

L’HEBERGEMENT D’URGENCE, PORTE DE LA CHAPELLE, PARIS

-URGENCE DE TEMPS Suite aux déclarations de mai 2016, le premier projet porté par la mairie sera ainsi celui d’un camp humanitaire dans le quartier de Porte de la Chapelle, dans le 18ème arrondissement où des campements apparaissent depuis de nombreuses semaines. C’est dans la halle Dubois appartenant à la SNCF que va prendre place ce projet. La ville de Paris fait le choix de stopper la démolition de cette halle pour la mettre à disposition de l’association Emmaüs Solidarité afin d’en faire un dispositif de premier accueil.

122

Maryline BAUMARD, Paris aura un camp humanitaire pour accueillir les réfugiés, Le Monde, 31 mai 2016.

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Tout va se dérouler dans un laps de temps très réduit, une réponse immédiate à l’accueil est nécessaire ainsi qu’une une rapidité d’exécution comme preuve envers l’État, jusqu’alors réticent, qu’une réponse rapide peut être digne. En juillet 2016, l’architecte parisien Julien Beller est mandaté pour réaliser ce projet qui doit ouvrir le 1er octobre. Julien Beller a participé par le passé à des projets accueillant des gens du voyage ainsi que d’autres de réhabilitation de bidonvilles comme celui du Hanul à Nanterre, il est également membre fondateur du collectif 6b qui, formé de différents corps de métier, expérimente pour questionner les besoins de la ville et de l’espace urbain. Formé aux côtés de Patrick Bouchain, celui-ci s’inscrit dans une démarche incrémentale, participative, où le projet se construit au fur et à mesure des interactions avec les habitants et les enjeux qui s’en dégagent. Les deux mois qui lui sont accordés pour concevoir et construire ce chantier vont imposer cependant de penser l’installation dans l’efficacité tout en sachant que celle-ci est temporaire, pour les 18 mois à venir. L’architecte vient alors imaginer un système basé sur des modules préfabriqués qui vont soit pouvoir être pris en entier pour être organisés comme souhaités, soit démontables pour être remontés ailleurs. L’idée originale était de réutiliser le camp pour pouvoir le remonter ailleurs lorsque les halles seront détruites pour laisser place au futur campus Condorcet. Finalement, l’ouverture sera assurée le 15 octobre suite à des retours sur des contraintes coupe-feu de la préfecture. Dans une interview donnée courant septembre 2016, l’architecte faisait part de l’importance de tenir les délais pour ce projet aux fortes ambitions politiques, projet pilote dans l’ambition de rendre Paris plus accueillante.123

Ewen CHARDRONNET, Avec Julien Beller, architecte de l’urgence pour les migrants à Paris, Makery Média, 27 septembre 2016. 123

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-ACCUEILLIR Le centre humanitaire se divise en trois établissements recevant du public avec un pôle accueil qui assurera le premier contact avec les migrants et évaluera la situation dès l’arrivée, un pôle santé pour suivre les migrants et effectuer un contrôle de santé, enfin, un troisième pôle de mise à l’abri avec 400 places d’hébergement temporaire pour hommes seuls où chacun pourra rester de 5 à 10 jours afin de trouver des solutions adaptées, une place dans un centre d’hébergement. Cela vient se matérialiser par 3 formes architecturales distinctes. Le pôle d’accueil prend place dans une structure gonflable imaginée par Hans-Walter Müller avec pour ambition de devenir une porte d’entrée symbolique, visible de tous et sécurisante (fig. 19). Sous la structure gonflable s’installent une quinzaine de containers maritimes aménagés sur deux étages pour organiser les bureaux de l’association et les espaces d’accueil. Cet espace marque le premier palier avant d’atteindre les logements, il participe à rediriger immédiatement chacun selon ses besoins et de faire connaître aux migrants leurs droits. Du haut de ses 13 mètres, le gonflable fait appel à des populations qui vivent dans l’indigne, la débrouille et le rejet des formes urbaines conventionnelles. La bulle se veut rassurante, les toiles jaunes assurent une lumière diffuse et chaleureuse tout en conservant un espace aéré et léger afin de mettre en confiance les 30 à 50 personnes qui s’y présentent chaque jour. L’architecte et ingénieur allemand évoquait que « naturellement les réfugiés ont d’autres soucis que la beauté mais cela doit rester un point important »124, ils doivent avoir droit à la beauté, à la réinsertion dans un milieu plus confortable et digne qui ne doit pas être misérabiliste sous couvert d’humanitaire et d’urgence. Cet objet attrayant donne également l’identité du lieu et reste un geste fort de la part de Julien Beller afin d’orienter les regards vers ce centre et de le communiquer à ceux qui pourraient s’intéresser à reproduire de tels projets. Derrière ce pôle d’accueil vient prendre place le pôle santé sous la responsabilité du Samu et de Médecins du Monde (fig. 19). Au niveau architectural, celui-ci reste très standardisé avec de simples algecos isolés et ventilés. L’ambition architecturale s’est portée sur l’accueil et l’hébergement, le pôle santé reste un espace de service, utile et efficace mais qui ne va pas participer à enjoliver le centre.

Pavillon de l’Arsenal, Centre humanitaire d’accueil pour migrants, Porte de la Chapelle, Paris 18, film, novembre 2016, 7 minutes. 124

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-HÉBERGER Aussi, l’expertise et l’expérience de l’architecte sur de tels projets sociaux prend son sens sur la partie de mise à l’abri. Seul pôle situé dans un bâti existant, celui-ci doit composer avec des espaces surdimensionnés afin d’offrir un hébergement digne où prendront place 400 lits. La halle, abandonnée depuis quelques années, servant de lieu de logistique à la SNCF doit être retravaillée afin d’amener de nouvelles qualités de ventilation, d’espaces et d’accessibilité. L’architecte vient en parallèle du dessin des espaces intérieurs ouvrir des éléments de façade, ainsi que créer de nouveaux accès avec des escaliers en échafaudages, une rampe à mobilité réduite et même un ascenseur en échafaudages. Enfin, avant toute installation, il est nécessaire de curer le bâtiment pour le rendre vivable et permettre une seconde vie. Suite à une proposition d’Emmaüs, l’ensemble des 400 hébergements va être pensé sous la forme de quartiers. C’est ainsi que sont imaginés 8 quartiers de 50 personnes qui seront chacun composés d’un bloc sanitaire, un bloc d’accueil pour les nouveaux arrivants, un bloc réfectoire et une douzaine de chambre pour 4 personnes. Installés sur deux niveaux, on retrouve 4 quartiers par étages (fig. 20). Avec comme premier intérêt la gérance des lieux par les bénévoles, ce système est envisagé pour permettre plus de proximité et une échelle plus humaine que 400 habitations éparpillées sur plusieurs centaines de mètres carrés. C’est ainsi que chaque rue vient s’ouvrir avec son espace d’accueil, sa terrasse commune et son réfectoire chauffé fait de toiles tendues. À la suite une douzaine de chambres prennent place dans des modules bois afin d’assurer une isolation thermique et phonique ainsi qu’un confort. Chaque unité de chambre sera constituée de 4 lits, un perron, une ouverture vitrée et un auvent qui joue le rôle d’entrée, d’espace tampon, d’espace de service. Au fond de chaque rue viendra s’installer un bloc sanitaire dans un container maritime. Cet espace abrité sera également ponctué d’un magasin, de laveries, d’espaces communs avec des banquettes et d’un terrain de foot.

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Dans ces délais réduits, la production de modules d’habitations doit être rapidement lancée mais dans cette volonté de recréer un village et une diversité, Julien Beller monte une équipe professionnelle, diverse avec des graphistes et des artistes. Il en découlera des signalétiques représentatives de chaque quartier, et un mélange de modules préfabriqués avec des espaces publics structurés par des échafaudages, colorés et chaleureux qui ont pour ambition de réunir tout en permettant l’intime. Si l’univers de l’intime a été élément de réflexion majeur dans le travail de l’architecte avec les moyens à disposition, il est possible de se demander si des couleurs et des couloirs de 50 personnes au lieu de 400 permettent d’apprécier une qualité d’habiter le seuil, d’habiter l’espace privé comme l’espace public. Ainsi, les chambres représentent l’intime, elles ne sont atteintes qu’en traversant un sas qui les isole des espaces communs. Le perron, les terrasses communes et la rue du quartier viennent hiérarchiser le plus privé du complètement public (fig. 21). Cependant, on peut se demander si le système fonctionne, si le seuil est réellement significatif. On voit que sans énormément de filtre, l’intime maximum est de 4 personnes, il passe directement à 50 personnes puis 400 à la sortie de la rue. Aussi, les équipements ne sont pas centraux avec la vie qui s’organise autour mais restent aux extrémités des rues. Il n’est pas question d’échange, de mise en commun mais juste d’espace de passage. La durée d’hébergement influence sûrement cette lecture de l’espace. Si l’espace peut prétendre à héberger dix jours des personnes, à être un espace de pause, il ne peut être habité, approprié ni même engager l’échange et le rassemblement.

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Ewen CHARDRONNET, Op. Cit.

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La cellule fonctionnelle du centre porte de la Chapelle est un rappel jusque dans l’intimité de l’urgence, de la durée courte d’utilisation et donc du non droit à son individualité. Avec pour seule ouverture celle sur la porte, qui s’ouvre sur un deuxième espace couvert, la fonction de la cellule de vie est uniquement celle de dortoir. L’intimité se résume à une paroi opaque ouverte en hauteur et un meuble par personne qui empêche le vis-à-vis direct. Si le perron couvert et fermé sur les côtés permet en revanche une distance par rapport à l’axe passant, ce seuil ouvert n’autorise aucune appropriation durable et peu de nuance public/privé dans un rituel d’entrée chez-soi.

Toujours dans son interview de septembre 2016, Julien Beller parle d’avoir de réelles ambitions malgré la qualité temporaire d’un lieu digne, beau, communicable pour essayer d’avancer de cette manière afin de rendre nos villes plus accueillantes. Afin de ne pas reproduire des habitats stigmatisants et excluants, l’architecte évoque ses inspirations. « Au final, il y a trois sources d’inspiration : le chantier, qui se monte et se démonte, le village informel, pour que les gens puissent y vivre, qu’ils aient des espaces communs, et les campings avec leurs grandes et petites allées qui vont vers l’intimité. »127 Cela évoque un vocabulaire de l’architecture rapide, de loisir ou de nécessité qui parle aux personnes accueillies tout en améliorant leurs conditions premières, en leur permettant une nouvelle sécurité et un nouveau confort par l’assemblage de ces différents éléments et l’encadrement par des équipes de travailleurs sociaux. Plus qu’une volonté de répondre aux besoins durables du migrant et d’imaginer une nouvelle façon d’habiter, le centre s’impose comme un projet pilote de communication sur une volonté d’expérimenter à l’échelle urbaine mais pas humaine.

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Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, Op. Cit.

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Ewen CHARDRONNET, Op. Cit.

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-INTEGRATION A LA VILLE Au croisement des grands axes, routiers et ferroviaires, le site ne jouit pas d’une implantation connectée avec la ville (fig. 22). Ces grands axes agissent comme des barrières plus que des ponts vers l’espace urbain. Cet espace n’a pas été pensé pour une activité de vie, d’habitat, il est espace résiduel d’une activité industrielle et peine à rayonner à l’échelle du piéton. De plus, son extraterritorialité le condamne à devenir le point de destination finale des populations qui vont s’amasser dans des espaces voisins libres et surdimensionnés pour l’échelle humaine. -INCONDITIONNALITE ET LIMITE Si l’on prend les chiffres donnés par Emmaüs Solidarité128, ce sont 16 000 personnes qui ont été hébergées dix mois après l’ouverture du site, avec des roulements de 50 départs pour 50 arrivées chaque jour. Ce sont autant de personnes qui ont été réorientées, qui ont eu l’opportunité de sortir de la rue et d’être encadrées. Cependant, comme la capacité limitée le laissait imaginer et malgré la bonne volonté de la mairie, de l’architecte et de l’association Emmaüs, la machine du premier centre humanitaire parisien peine à faire ses preuves et s’enraye largement dans les mois qui suivent son ouverture. Le journal 20 Minutes cite « la bulle ne désemplit pas ». En effet, seulement un mois après son ouverture, ils étaient déjà 4 000 migrants à s’être présentés au centre et seulement 1 500 à avoir pu être accueillis et redirigés vers des solutions plus adéquates. Si les dispositifs communs, culturels promis ont été mis en place et participent au bon vivre des quartiers d’hébergement, ce sont les 400 places disponibles qui viennent faire échouer ce modèle qui ne peut assurer un accueil inconditionnel. Si les habitants du quartier redoutaient que ce centre ne fasse qu’augmenter la précarité de la situation des migrants à Porte de la Chapelle, leurs inquiétudes peuvent être justifiées. Le centre a eu comme effet de proposer un service qui n’est pas suffisant par rapport à la demande et les campements informels sont revenus de plus belles dès lors que certains se voyaient refuser l’accès ou étaient dans l’attente de pouvoir être hébergés.

Juliette BÉNABENT, Quel devenir pour le centre humanitaire de la porte de la Chapelle, à Paris ?, Télérama, 14 septembre 2017.

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S’il se voulait protecteur et bienveillant, le centre, au cœur d’un quartier marqué par l’installation de milliers de Soudanais, Afghans ou Erythréens, est venu cristalliser les tensions et rassembler les populations désireuses d’être accompagnées. En plus de cela et comme précédemment à Grande-Synthe, l’État qui était d’abord en retrait de cette initiative a tenu à y prendre part en installant un Centre d’Examen de Situation Administrative, CESA, qui prend les empreintes de chaque nouvel entrant. Cela a pour conséquence d’engager des procédures d’expulsion et repousse beaucoup de migrants qui logent dans des campements voisins à entrer dans le centre. Au cours de la première année ce sont ainsi plusieurs opérations d’évacuation musclées qui ont délogé 2 700 puis 2 500 migrants des camps qui s’organisaient autour du centre. Ainsi, il est possible de remettre en question de plusieurs manières la réussite d’un tel projet, sur les points de l’appropriation, de l’insertion dans l’existant et de l’inconditionnalité. L’inconditionnalité est ce qui a le plus fait défaut aux solutions que nous avons jusqu’alors étudiées et ce centre d’hébergement en est à nouveau la preuve. S’il devait être la première pierre d’une opération d’urbanisme accueillant à Paris, ce centre a pu remettre en question la seule possibilité d’accueillir durablement et dignement des populations si précaires.

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1.2.

LE QUARTIER D’ACCUEIL, PROMESSE DE L’AUBE, PARIS

-POLITIQUE D’HOSPITALITÉ OPPORTUNISTE Partant de l’observation qu’un nouvel urbanisme se profile pour répondre à l’hébergement d’urgence et dans la continuité d’une volonté affichée d’hospitalité de la ville de Paris ; l’association Aurore propose à la municipalité d’installer des structures pour accueillir tant les SDF des quartiers d’installation que des migrants en situation précaire. Aurore est une association installée sur une grande partie du territoire français et qui se définit « partenaire du public pour trouver des solutions pour loger, insérer et soigner les gens qui sont en situation d’exclusion ». C’est ainsi qu’est mise à disposition l’Allée des Fortifications en lisière du bois de Boulogne où la mairie souhaite rendre végétal à long terme cet axe inutile à la circulation du quartier. Aussi l’association mandate son architecte attitré Guillaume Hannoune tandis que la ville contacte Cyrille Hanappe et Olivier Leclercq d’AIR Architectes pour travailler avec eux. -REJET MASSIF DE L’ACCUEIL Le projet qui s’inscrit dans une tentative de rééquilibrer les chiffres vient s’installer dans le 16ème arrondissement de Paris, arrondissement qui offre le moins de place d’hébergement de la ville de Paris.129 Aussi, et même si un refus a priori des riverains était attendu, celui-ci s’est montré bien plus virulent et organisé que prévu selon la déclaration de la ministre du logement de l’époque Emmanuelle Cosse.130 Si les deux architectes de l’agence AIR essayent au maximum de privilégier une concertation et une architecture participative afin de mettre en relation les envies des nouveaux habitants et des anciens, ce processus a été rendu impossible lors de la conception du projet tant la situation était tendue. Si toute réunion publique a été repoussée jusqu’au dernier moment alors que des pétitions circulaient pour l’abandon du projet, un échange public a été organisé en mars 2016 et n’a duré que 25 minutes tant la colère du public a rendu impossible tout échange. Les voisins directs n’ont pas été les seuls à tenter de contrer le projet puisque le maire de l’arrondissement a mené cette campagne. Réserver l’hébergement d’urgence aux quartiers populaires, conserver cet entre-soi dans un quartier chic de la capitale ; les motivations étaient celles d’une insécurité face à l’étranger, d’une peur de l’accueil, du changement.

129

Source APUR : Agence Parisienne d’Urbanisme, 2010.

Hervé PAUCHON, Un temps de Pauchon, Au Centre d'hébergement d'urgence "La promesse de l'aube" (1/2), France Inter, 4 minutes, samedi 30 Décembre 2017. 130

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cellules pour personne seule cellules pour famille tisanerie locaux d’entretien sanitaires gardien salon commun

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Malgré cet affrontement, la mairie de Paris encourage ce projet qui est rendu possible du fait de son caractère temporaire. En effet, contrairement aux halles Dubois qui ont été occupées en l’absence d’un programme à court terme, le projet de la Promesse de l’Aube vient s’installer sur un terrain classé zone naturelle nonconstructible, autre argument des riverains contre sa création. C’est le caractère temporaire du projet qui a permis de recourir à un permis de construire précaire, utilisable si « le projet répond à une nécessité caractérisée » selon le code de l’urbanisme (art. L.433-1) ; ici l’urgence d’hébergement et d’abri jugée vitale. -MISE EN APPLICATION Pour pouvoir répondre à ces impératifs de temporalité, les problématiques du projet étaient celles d’une démontabilité et d’une rapidité d’exécution. Entre le moment où commence le travail sur le site et la date d’emménagement des populations il y a 5 mois. La solution constructive qui en découle est celle de modules préfabriqués en bois. Au lieu de construire les éléments les uns après les autres, il est rendu possible de fabriquer en atelier les lieux de vie tout en préparant le terrain à leur réception. Aussi, si le projet n’est que de 5 années, ces modules sont conçus pour durer 20 ans et sont réutilisables dans d’autres interstices urbains. L’intégration du projet sur ce site naturel était également une problématique majeure afin de le faire accepter au voisinage et d’en faire un modèle reproductible. Un modèle 3D des arbres, en fonction des tailles et des essences a été conçu pour installer le bâti sans tailler.131 L’architecte mandataire Guillaume Hannoune confiait que les matériaux utilisés pour le projet étaient les moins chers possibles mais que l’équipe avait cherché à jouer avec pour qu’ils s’intègrent à l’environnement et au voisinage en travaillant l’impact des masses bâties sur le paysage.132 En plus d’un bardage bois en façade, les tranches sont bardées de tôles de différentes couleurs afin de permettre aux usagers de se repérer le long d’un bâtiment-rue de 200 mètres. Malgré ces modules démontables, la modularité du bâtiment n’apparaît pas à première vue, tout est fait pour que l’habitant se sente dans tout autre logement avec les qualités de pérennité qu’il engage. La volonté est toujours d’offrir du beau, du confortable et un semblant de normalité pour des habitants qui ne sont coutumiers ni d’un tel cadre de vie, ni de qualités d’espaces.

131

Clara PIOLATTO, Entretien avec Oliver LECLERCQ et Cyrille HANAPPE, Le Centre d’Hébergement Provisoire du 16ème : Comment les architectes défendent leur projet ?, Dossier #7 : La Ville bling-bling, Revue Urbanités, janvier 2017. Pavillon de l’Arsenal, « La Promesse de l’Aube » centre d’hébergement d’urgence, Porte de Passy, Paris 16, film, novembre 2016, 5 minutes. 132

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-PROGRAMMATION Ainsi, la forme de ce nouveau centre d’hébergement vient résulter de ce respect du site sur lequel il s’inscrit ainsi que de sa capacité à être déplaçable et démontable. Le programme prévoit d’accueillir 200 personnes sur 2 800m2 de plancher avec la particularité d’abriter autant des familles que des personnes isolées. Les expériences menées par l’association Aurore permettent alors d’envisager ce programme comme une réponse à des réalités ; Guillaume Hannoune évoquait lors d’un entretien cette relation : « le travail avec Aurore permet de savoir quels sont les besoins, ce sont des populations extrêmement précisées, on a senti deux trois éléments clés notamment le besoin de se resocialiser, le besoin de sécurité. Il est question de pouvoir avoir des affaires à eux, un placard qu’ils peuvent fermer, quelque part où ils savent que c’est chez eux »133. Ce projet vient s’organiser en cinq bâtiments avec 2 pour les familles, 2 pour les personnes seules et un dernier pour le gardiennage et des services communs (fig. 23). Les architectes ont de plus dessiné pour chaque bâtiment un espace de tisanerie qui va venir servir d’espace commun couvert, de salle à manger pour créer une « respiration par rapport aux logements »134 selon les mots de l’architecte. Aussi, à chaque étage un module est retiré de temps en temps pour créer des lieux que les résidents vont pouvoir s’approprier de manière plus informelle, espace de jeux pour les enfants, de rencontre à l’extérieur des chambres. Sur les espaces plus intimes, les personnes isolées habitent des chambres individuelles de 9 mètres carrés tandis que les familles dans une autre composition du bâtiment habitent dans deux chambres avec un bloc sanitaire privé. La cellule simple bien que très fonctionnelle s’organise comme une chambre avec son armoire, sa fenêtre et sa table ; le tout connecté à des sanitaires et une cuisine extérieure (fig. 24). La cellule double quant à elle permet à la famille de se retrouver tout en séparant la zone enfant de celle adulte avec pour chaque zone son meuble et sa fenêtre (fig. 25). L’îlot sanitaire central vient hiérarchiser les espaces et permet à la famille de se protéger d’un rapport à l’extérieur. La cellule fonctionne comme un appartement où seuls les équipements de vie commune se retrouvent à l’extérieur. Ces cellules sont les finalités d’un parcours qui part de l’espace totalement public à l’espace communautaire pour finir en une chambre privée.

133 Pavillon de l’Arsenal, « La Promesse de l’Aube » centre d’hébergement d’urgence, Porte de Passy, Paris 16, film, novembre 2016, 5 minutes. 134

Ibidem.

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-INTEGRATION A LA VILLE Ce qui change du premier cas d’étude observé est la qualité d’accueil inconditionnel du centre, les personnes installées sont là pour rester sans être redirigées vers d’autres solutions. Ils sont accompagnés à long terme et sur un même site pour faire des demandes administratives, pour avoir droit à un suivi médical. Aussi, cette longue durée dans le paysage de l’urgence permet la mise en relation des populations habitantes, la scolarisation des enfants dans les écoles du quartier. Des femmes avec enfants, des couples, des hommes et femmes seuls se côtoient au quotidien dans l’enceinte du centre et s’ouvrent sur les activités du quartier. Un habitant responsable d’une association sportive du quartier témoigne : « On faisait partie des gens sceptiques, j’ai présenté mes excuses. Les adultes comme les jeunes avaient besoin de solidarité. On avait peur de l’étranger, on avait peur des fantasmes »135. Il accueille aujourd’hui les jeunes du centre pour leur donner accès à des activités sportives. Plus qu’un centre, Cyrille Hanappe évoque la volonté de faire de ce projet un quartier d’accueil.136 De ce fait, bien que fermé et contrôlé, l’architecte insiste sur l’intégration du projet à la ville et au quartier entre les habitations et le bois de Boulogne (fig. 26). Malgré cela, même si la volonté profonde du projet est celle-ci, il semble que l’hyper sécurisation des lieux, le fonctionnement « all-inclusive » peine en réalité à amener l’habitant à se sentir comme totalement intégré à son environnement ; des lieux publics, de rencontre avec les habitants extérieurs au quartier auraient participé à une fusion totale du bâtiment dans le quartier. L’architecte évoque cependant ses regrets quant à l’impossibilité de faire le projet avec les riverains afin que cet accueil ne soit pas seulement « logistique » mais « humain »137. Ce qui dénote en revanche des précédents projets est la localisation de ce centre d’hébergement dans les quartiers chics de Paris, dans un paysage naturel protégé. Sa proximité avec la ville « digne » permet aux habitants d’appréhender leur quartier en tant que piéton, d’utiliser les transports en commun et de prendre part à l’économie du quartier. L’utilisation du permis de construire précaire laisse envisager une meilleure considération dans le tissu urbain à l’avenir pour ces centres d’accueil.

135

Hervé PAUCHON, Op. Cit.

136

Cyrille HANAPPE, Penser la ville accueillante, In. La Ville Accueillante, Op. Cit. p. 382.

137

Olivier LECLERCQ, De l’accueil et de la participation, In. La Ville Accueillante, Op. Cit. p. 446.

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Si une volonté d’accueil pérenne découle du projet et de son insertion dans la ville ordinaire, la rigidité des espaces amène toujours avec elle le même problème qui est celui de la relation à l’autre, du partage. Le préfabriqué s’il permet de répondre à une urgence de temps a comme problématique de créer des espaces uniformes, normés, aseptisés et finis qui laissent peu de place à l’individualité. Aussi, la sécurité et le contrôle des populations s’ils permettent une pause dans le long couloir de l’exil, ne permettent pas d’engager une relation quotidienne saine avec le voisinage, ils contribuent à faire de cet espace qui se veut accueillant, un espace hors de la ville, grillagé et fermé. Notre dernière étude de cas va de ce fait se porter sur un projet d’urbanisme temporaire qui, s’il n’est pas porté par des architectes, explore en profondeur la relation d’une population extérieure à cette forme précaire d’hébergement en prenant place au cœur d’un tissu et d’une activité existante.

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1.3.

L’EXISTANT APPROPRIE, LES GRANDS VOISINS, PARIS

-OPPORTUNISME Toujours dans cette recherche sur un urbanisme temporaire et transitoire, un modèle encore différent a pris place au cœur de la ville de Paris depuis 2015 et s’est achevé officiellement le 27 septembre dernier. Alors qu’en 2008, l’hôpital Saint Vincent de Paul voit son activité se réduire pour être définitivement relocalisée en 2012, ses locaux de 3,4 hectares sont laissés à l’abandon car trop vétustes dans le 14ème arrondissement de Paris, tissu urbain dense. L’Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) responsable de ce déménagement confie ainsi en 2011, durant le déménagement, la gestion d’un premier bâtiment à l’association Aurore, il ne reste alors sur le site plus qu’une école de sage-femme installée dans un bâtiment voisin. Aurore installe donc dès 2011 un premier centre d’hébergement dans d’anciens locaux hospitaliers adaptés pour servir de chambres avec des espaces communs dédiés. C’est à partir de cette première expérience qu’un accord à plus grande ampleur est trouvé en 2014 entre l’association et l’AP-HP auquel se rajoute la mairie de Paris. Cet accord prévoit la gestion par Aurore de l’ensemble du site avec une garantie d’exploitation jusqu’en juin 2017. Les deux acteurs publics propriétaires depuis 2015 se désengagent ainsi de la maintenance de ce site laissé vacant. L’hôpital Saint Vincent de Paul représente un opportunisme pour la ville frappée par une crise du logement. Son occupation temporaire relève de l’enjeu politique alors que l’opinion publique n’aurait pas compris la mise en jachère de cette quinzaine de bâtiments et de 3,4 hectares en plein Paris. -PROJET ASSOCIATIF L’opération des Grands Voisins qui résulte de cet usage temporaire des lieux naît ainsi en 2015, de la volonté de la mairie du 14ème arrondissement de recréer une réelle activité sur le site de l’hôpital qui pourra directement impacter la vie du quartier. Celle-ci met en relation Aurore avec Plateau Urbain et Yes We Camp. La première est une agence d’urbanisme et d’immobilier solidaire qui a pour devoir de trouver une utilisation à des locaux vacants en les louant, elle permettra ainsi au projet d’approcher un équilibre financier tandis que Yes We Camp est réquisitionné afin d’aménager les espaces extérieurs avec du mobilier, de créer une programmation culturelle et d’animer les lieux au quotidien.

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Les problématiques sont ainsi de faire cohabiter d’autres activités avec l’hébergement d’urgence, garder les lieux propres et agréables dans une politique de partage ainsi que d’ouvrir le site au public avec des évènements et une vie quotidienne largement animée. En effet, la volonté première d’installer de l’hébergement est également renforcée grâce à ce projet et ce sont 600 personnes qui sont hébergées sur le site entre 2015 et 2017 grâce à Aurore ainsi que Coallia qui se spécialise elle dans l’hébergement de travailleurs étrangers, notamment sénégalais et maliens. Trois champs disciplinaires variés se retrouvent en un même lieu ; du social ; de l’économie solidaire, de l’urbanisme et de l’immobilier ; de la construction, de l’architecture et de l’art pour un même but : les Grands Voisins.138 -VISIBILITÉ PUBLIQUE De 2015 à 2017, en plus des 600 places d’hébergement, les locaux ont accueilli 250 associations, startups, artisans et artistes qui ont donné de la visibilité au lieu tout en déployant leur activité dans un environnement bienveillant, innovateur et stimulant (fig. 27). Yes We Camp a fait des lieux extérieurs des lieux de rencontres, d’échange où de petits restaurants thématiques se créent selon les cultures des résidents qui les gèrent. Une économie se met en place sur le site, les recettes des différents commerces gérés par l’association permettent d’investir dans des évènements et de nouveaux aménagements tout en permettant une émancipation culturelle et financière des migrants qui sont employés. Ce lieu devient central dans le quartier et attire des catégories sociales soucieuses des valeurs véhiculées, comme d’autres qui ne côtoient pas forcément les populations précarisées qui vivent sur le site. Comme le remarquait Cyrille Hanappe dans son ouvrage de la Ville Accueillante, « même s’il est possible de n’y croiser que des jeunes parisiens actifs et branchés, les Grands Voisins personnifient l’accueil de l’étranger dans un esprit de bienveillance et de valeurs humanistes »139. Les nombreux centres d’hébergement présents sur le site sont pleinement intégrés à l’organisation d’un nouveau quartier dynamique, ouvert ; avec 500 salariés ou entrepreneurs et plus de 300 visiteurs par jour, cette opération reste une réussite de la collaboration d’associations avec l’autorité municipale. Forts de cette expérience, c’est le 22 décembre que s’achève la première saison de l’expérience « Les Grands Voisins – Fabrique de biens communs ».

138

Thierry MANDOUL, Paris, les Grands Voisins : un nouvel urbanisme ?, Archiscopie, n°11, juillet 2017.

139

Olivier LECLERCQ, De l’accueil et de la participation, In. La Ville Accueillante, Op. Cit. p. 446.

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centres d’hébergement centres d’hébergement et activités activités (associations, entrepreneurs, artistes)

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-ÉVOLUTION DU PROJET En effet, depuis le premier accord prévoyant l’occupation des lieux jusqu’en 2017, l’expérience menée sur les lieux a changé l’avenir des Grands Voisins. La société Paris Batignolles Aménagement qui devait récupérer les lieux pour construire d’ici 2023 un nouvel éco quartier a proposé de prolonger l’opération d’occupation temporaire sur les espaces qui ne sont pas directement impactés par le chantier, le tout sous l’autorité de la Ville de Paris. C’est ainsi que les Grands Voisins entament leur deuxième saison début avril 2018 qui doit durer jusqu’en 2020 (fig. 28-29). Le site conserve ainsi un tiers de son emprise le long de l’avenue Denfert-Rochereau où se trouvait l’entrée principale. Sont conservés plusieurs services dont le bar principal appelé Lingerie et l’union des trois associations qui entament une nouvelle programmation culturelle toujours plus attractive. Aussi, au niveau de l’hébergement, ce sont une centaine de places qui peuvent être conservées sur place tandis que le bâtiment Rapine à l’entrée du site se transforme en centre d’accueil de jour afin de mettre à l’abri et d’orienter une cinquantaine de personnes par jour, prenant en partie la relève de la « bulle » de la Porte de Chapelle qui vient d’être dégonflée. Dans un entretien accordé à Télérama, Carine Petit, maire du 14ème arrondissement, évoquait cette deuxième partie de l’expérimentation urbaine : « L’idée est d’être beaucoup plus tourné vers l’avenir du quartier, avec une mission de préfiguration pour tester de nouveaux usages et services communs, réfléchir à la mutualisation des espaces, à la manière de consommer avec, par exemple, un service de restauration où l’on paiera en fonction de ses moyens »140. Le temporaire vient faire partie intégrante des nouvelles politiques urbaines et vient dans ce projet trouver écho auprès du projet final qui évolue en fonction.

Emmanuelle CHAUDIEU, Réouverture des Grands Voisins : ce qui va changer dans la « saison 2 », Télérama, 5 avril 2018.

140

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-MODELE REPRODUCTIBLE Dans une troisième forme, différente des projets vus précédemment, les Grands Voisins sont aujourd’hui ce qui se rapproche le plus d’un urbanisme temporaire adapté et inclus à la ville. Au cœur d’un tissu urbain saturé, l’occupation qui aura duré 8 ans a redonné vie à cette partie du 14ème arrondissement et a permis à la municipalité d’envisager d’une nouvelle manière la gérance de son patrimoine abandonné. Le projet est une réponse directe à la crise du logement et de l’accueil de populations migrantes dans la capitale, il amène cependant le projet plus loin que seulement dicté par des besoins physiologiques. Aussi, William Dufourcq, directeur de site du projet des Grands Voisins pour Aurore évoquait que la question de la temporalité est centrale pour ce genre de projet, en effet seul le caractère temporaire permet une telle motivation de chaque acteur pour déployer tant d’énergie pour se permettre l’expérimentation totale 141 . Le départ est aussi important que l’occupation ; la confiance de la mairie, de l’autorité publique est déterminante pour que le projet soit mené à bien, pour que ce qui est expérimental devienne crédible et pérenne et surtout pour que de nouvelles opportunités de penser différemment l’urbanisme se représentent. L’association entre Plateau Urbain et Aurore, qui met en relation des entreprises en manque de locaux et des personnes en manque d’hébergement, permet l’émulsion et l’échange pour mener à des formes urbaines généreuses et accueillantes. Cette expérience est maintenant reproductible, opérationnelle après 8 années à la tester, les riverains ne sont plus un problème pour l’accueil de populations étrangères lorsque celui-ci s’accompagne d’une plus-value culturelle, sociale des lieux tout comme une plus-value foncière. De plus, les Grands Voisins sont directement venus interférer avec le premier projet de nouveau quartier qui a été repensé pour conserver une trace de cette période solidaire ; 60% des bâtiments centenaires seront conservés et réhabilités142 et un centre d’hébergement fixe d’une centaine de places s’ajoute au programme tout comme une pension de famille qui accueillera 25 personnes 143 . Plus qu’une occupation pragmatique et opportuniste, l’opération permet de repenser les besoins du quartier et le modèle de conception d’un projet urbain de grande ampleur.

141

Bastien SIMON, Op. Cit.

Dossier de presse, Saint Vincent de Paul, Faire Paris autrement, conférence du 15 juin 2018, Paris Batignolles Aménagement. 142

143

Les Grands Voisins, F.A.Q. de la fin des Grands Voisins, www.lesgrandsvoisins.org, septembre 2020.

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Après l’étude de ces trois projets directement liés à assurer un accueil d’urgence pour des populations précarisées, il ressort de nombreux outils qui permettent d’envisager la ville comme plus résiliente, accueillante. Si cette forme d’urbanisme temporaire a pris différentes formes expérimentales, le dernier projet des Grands Voisins, emblématique par sa réussite, a posé les bases d’un nouveau mouvement de fabrique de la ville. Aussi si le terme de « temporaire » qualifiait des aménagements ou projets provisoires, il ne porte pas la vocation de ce projet à influencer le futur projet urbain. L’opération des Grands Voisins a montré que le temporaire va remettre en question le projet pérenne futur en questionnant les usages et préfigurer ce que pourrait devenir le projet urbain. De ce fait, et devant le développement de cette pratique, il est question de parler d’urbanisme « transitoire » qui apporte cette notion de transition entre un projet passé et la mise en place d’un projet futur qui répond aux besoins et aux attentes du site sur lequel il prend place. Toujours dans une approche réflexive des besoins réels de la ville, cette forme d’urbanisme permet à chacun d’y trouver son intérêt. Elle s’impose pour l’État et la ville comme une solution au gardiennage du patrimoine à l’abandon, à la sécurisation de ces lieux et leur préservation tout en représentant une brèche de liberté dans un foncier saturé pour expérimenter et faire émerger des usages. Elle vient représenter un tremplin pour des usagers entrepreneurs comme un refuge pour accueillir des populations précarisées qui ne sont pas prises en compte dans la fabrique classique de la ville. C’est dans cette logique gagnant-gagnant que, le 26 aout 2019, la Ville de Paris et différents acteurs, bailleurs, aménageurs ont signés une « charte pour le développement de l’occupation temporaire comme outil au service du territoire parisien ». Concrètement, cette charte rend officielle la volonté d’intégrer l’urbanisme transitoire à la conception de la ville sur la ville en instaurant « la systématisation de l’allocation d’espaces vacants à des projets d’intérêt général »144. Aussi, cet urbanisme transitoire nous permet d’envisager un outil au service des besoins réel d’un quartier et de la ville parmi lesquels l’hébergement et l’accueil. Pour terminer cette recherche, il apparaît à présent important de prendre du recul sur ces projets pour à nouveau les confronter au filtre de la possibilité réelle d’Habiter qu’ils créent. Pour compléter et clarifier cette opportunité que représente la prise en compte de l’accueil dans nos villes, il convient avant tout de remettre l’habitant et ses espaces de vie physiques au cœur de notre recherche.

144

Arnaud IDELON, La Ville de Paris s’engage pour l’urbanisme transitoire, Makery Média, 30 août 2019.

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2. VERS LA VILLE ACCUEILLANTE 2.1.

POUR HABITER

-URGENCE PERMANENTE Si on observe que la problématique de l’accueil et du passage est en train d’éclore dans les villes pour mettre en place des solutions envisagées dans le temps long, la qualification d’urgence ne permet pas d’instaurer une réelle situation pérenne avec toujours des solutions pratiques et logistiques avant d’être habitables. Michel Agier écrit « il faut oublier ou mettre de côté le terme d’urgence dans la mesure où l’urgence n’existerait pas socialement ni dans la durée. Il faudrait pouvoir faire en sorte que lorsque les gens sont regroupés quelque part à un moment donné, comme un état de fait, ils puissent transformer la situation rapidement. Éviter l’extraterritorialité, cela veut dire éviter les regroupements « d’urgence » dans des lieux fermés, et maintenus en dehors des contextes ordinaires de la vie urbaine. »145 Cette citation participe à comprendre les écueils d’une situation où l’urgence justifie la différenciation de traitement ; en cause la mise à l’écart de la ville ordinaire, la mise à l’abri temporaire, l’infantilisation permanente et avec elles l’absence de capacitation à œuvrer pour son habitat. Ce modèle fondé sur l’urgence pousse également les populations précaires à se référer à des modèles de réussites qui sont inatteignables. Si le droit d’accès à une qualité de vie est admissible, le reflet de ce qu’est la réussite ne pousse pas les habitants à imaginer une façon autre d’être dans la société, d’habiter. L’urgence est devenue permanente et il faut sortir des « deux mauvais choix qui s’offrent généralement aux réfugiés : le camp ou une vie urbaine précaire »146. Il me semble que chaque projet étudié entre à sa façon dans l’une de ces deux cases même si certains engagent des dynamiques réelles d’habiter. Pour se référer de nouveau à la définition qu’en fait Bernard Salignon, « ce qu’habiter veut dire n’est plus désormais pensable sans relier l’habitant à tout un système de relations où sont rassemblées des pratiques, des usages, des formes et des fonctions, des articulations et des objets qui donnent accès à une symbolicité où esthétique et éthiques demeurent les fondements permettant aux hommes de s’installer et s’approprier leur habitat. »147. Si ces projets Michel AGIER, Accueillir à Grande-Synthe, questions théoriques et pratiques sur l’hospitalité communale, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 446.

145

146

Cyrille HANAPPE, Penser la ville accueillante, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 346.

147

Bernard SALIGNON, Op. Cit., p. 111.

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sont des objets au service de l’accueil et de l’urgence, il faut penser en potentiel d’habiter et non plus en réponse à cette simple urgence. Ainsi, comme il en a été pour les structures étatiques, la notion d’Habiter que nous avons développée à la lecture de Bernard Salignon va permettre d’appuyer son regard sur différents points essentiels à la possibilité d’habiter. Nos six cas d’études sont à différencier dans leur forme urbaine et dans leur logique d’intégration d’un système existant : la ville autogérée, le quartier spontané intégré, le camp dans la ville, l’hébergement d’urgence, le quartier d’accueil et enfin l’existant exploité. De même afin de proposer des points de comparaison, il convient de remettre en évidence les notions essentielles pour Habiter l’espace que nous avons précédemment définies : la prise en compte d’une histoire et d’une culture, la volonté d’accueil, la représentation de son habitat par l’habitant ainsi que sa projection sur le futur. De ces notions, et pour chercher à les retranscrire dans un espace physique, trois qualités attenantes à l’architecture accueillante se détachent et vont guider la fin de notre raisonnement : la possibilité de vie en communauté, l’expression de l’individualité et une installation dans la ville. -VIE EN COMMUNAUTÉ Une typologie déjà étudiée me paraît assez expressive pour résumer les dysfonctionnements entre la majorité des réponses apportées aujourd’hui par les architectes et les réels besoins d’être ensemble des populations. Après de nombreuses « restructurations » de la Jungle de Calais, on a pu voir émerger des formes d’abris normées et censés être plus dignes que ce qui existait jusqu’alors comme le montre notre plan ci-après (fig. 30). Si de nombreuses rangées de tentes, propres, isolées sont proposées aux résidents, ceux-ci s’empressent de réinstaller leurs cabanes et leurs abris à la sortie du camp de tentes pour s’organiser autour d’une cour centrale. Les couloirs engendrés par ces rangés sont désertés, loin de tout travail de seuil et d’intimité tandis qu’un vivre ensemble s’organise plus loin avec des espaces communs sécurisés et abrités. Ce n’est pas la norme, la sécurité ou la salubrité qui permettraient la vie en communauté, c’est la place laissée dans ces ensembles à un usage indéfini, une centralité qui rassemble sans imposer les usages.

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Sur cet exemple, une définition des seuils est bien plus maitrisée que sur ces rangées de tentes ; on voit deux premières entrées sécurisantes qui ouvrent sur une cour totalement opaque encadré par les habitations. Des espaces fonctionnels se créent naturellement, des espaces de rangement, de réunion extérieure, de réunion intérieure. Un second seuil, qu’il soit d’une différence de sol ou d’une couverture en toiture, vient ensuite marquer l’arrivée dans le logement. Il n’y a pas de distinction tout public/tout privé, la communauté se crée dans cet entre-deux. En reprenant des schémas de construction des espaces communs sur les projets étudiés, on remarque que cette volonté absolue de définir chaque espace, hiérarchiser chaque équipement, empiète sur ce besoin de se rassembler, de former un espace rassurant et convivial (fig. 31). Sur le plan de Grande-Synthe la hiérarchisation des déplacements est inexistante amenant l’usager à ne se référer qu’à un seul axe complètement public sur leque l se retrouvent les équipements. La réponse a été la même qu’à Calais, un repli dans les espaces non pensés afin de s’enfermer entre différentes habitations qui s’unissent pour créer une micro communauté (voir fig 17). Le schéma de Porte de la Chapelle - s’il se veut hiérarchisant le public du privé par ses quartiers - repousse lui aussi tous les équipements et les lieux de vie en commun à son extrémité, l’espace éprouvé est celui du passage, du mouvement continu sans réussir à centraliser l’activité et la vie du camp. Si dans nos exemples, c’est celui dans lequel on peut rester le moins longtemps, cela se ressent énormément dans son dessin, de grandes allées parallèles, une simple porte vitrée comme contact à la vie extérieure et une possibilité d’habiter le seuil complètement aseptisée. La réponse de la Promesse de l’Aube si elle reste dans une logique de linéarité offre une forme de centralité dans chaque bâtiment avec son espace de tisanerie où vont pouvoir se retrouver les habitants d’une même catégorie sociale (famille ou personne isolée). La cuisine, fédératrice, est l’élément qui va permettre de rassembler les populations et les amener à se rencontrer autour d’une table.

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La forme urbaine la plus à même de faire communauté est celle du bidonville historique où la volonté première de se rassembler sur un petit espace a pu se développer au fur et à mesure des années pour pérenniser une complexité de seuils et de relations à un entre-soi. Sans forcer l’entre-soi en se rassemblant autour d’une centralité comme peut le faire le modèle de la jungle, le temps donné à cette forme urbaine à Mayotte a permis de développer une réelle logique de voisinage, de mise en commun des équipements, d’intimité. Le schéma précédent permet de distinguer des circulations semi-privées qui s’ouvrent à quelques endroits entre chaque habitation tout en permettant d’accéder à son chez-soi sans traverser celui d’un autre. La rencontre se fait à l’extérieur du logement, celui-ci est pensé pour être protecteur tout en s’ouvrant vers l’autre. En ce sens, le projet qui fonctionne le mieux en ville est celui des Grands-Voisins. Comme le souligne Yona Friedman, les habitants précarisés, habitants de ce qu’il nomme « bidonvillage » ne sont pas régis par les mêmes dynamiques que ceux de la ville formelle ; ils « vivent dehors, la plupart du temps réunis dans les espaces publics, alors que ce qu’ils possèdent de plus précieux est enfermé dans des enclos spécialement construits à cet usage » 148 . Si la réhabilitation d’un hôpital laisse imaginer des couloirs et une qualité d’habiter standardisée au sein du bâti, le travail de Yes We Camp à aménager la cour a permis de développer une réelle qualité de vivre ensemble comme une qualité de vivre avec les autres. Les espaces extérieurs sont directement adressés aux habitants qui les vivent et peuvent les modifier, comme à une population extérieure en recherche d’une logique différente d’habiter l’espace public. La prise en compte d’une façon de vivre différente est indispensable pour accueillir durablement des populations migrantes. Pour accentuer toujours plus l’importance de penser des centralités qui rassemblent, l’utopiste écrit « le bidonvillage regarde vers l’intérieur et non pas vers l’extérieur. »149. L’idée derrière cette observation est d’amener à réfléchir l’organisation des espaces non dans leur ensemble avec une unique centralité forte mais par des entités indépendantes qui s’organisent autour de leur propre centralité, plus adaptées à l’échelle d’une communauté. Les différentes couches entre privé et public sont essentielles à la vie ensemble, différents seuils sont nécessaires pour aller de l’un à l’autre, chacun avec des possibilités différentes de les habiter.

148

Yona FRIEDMAN, Op. Cit., p143.

149

Ibidem, p144.

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-EXPRESSION DE L’INDIVIDUALITÉ Bien qu’entrant en résonnance avec la notion de vivre en communauté, l’expression de l’individualité à une échelle plus large est indispensable pour le migrant dans la possibilité de vivre pleinement son habitation. Sans que cela signifie « la création d’un musée du kitch » selon les mots de Cyrille Hanappe150 et sans calquer à nos villes des modèles urbains basés sur les villes d’origine des populations, il s’agit de penser une architecture signifiante pour elles. Toujours pour en revenir avec les écueils de l’urgence, l’individualité ne peut réellement s’exprimer dans l’espace que si elle est envisagée sur le long terme, sur la volonté et la possibilité de s’installer. En reprenant l’exemple de « bidonvillois » de Yona Friedman, c’est seulement à la découverte d’une situation qui dure, d’une « attente qui ne finira jamais »151 dans la quête d’une image de société promise que l’habitant se rend compte de son individualité. Dans la reconnaissance de la situation sur sa durée, l’habitant peut s’exprimer pour faire évoluer son habitat, le décorer et l’aménager. La différenciation est exclue des manières de penser l’architecture d’accueil aujourd’hui et cela peut se représenter à différentes échelles : celle de la ville, celle du quartier, celle de la cellule. Définir l’architecture de l’accueil c’est faire de la place à l’appropriation, et imaginer le flux constant comme un cycle. Penser montage et démontage lors de la création de cette architecture. C’est également consolider et rendre présent ce qui existe déjà, l’histoire, la culture, le bâti pour accompagner plutôt qu’inventer. Aussi, avec la même méthode, isoler les cellules d’habitation de chaque cas étudié nous permet de les comparer et de mettre en évidence les écueils comme les forces de chacune (fig. 32). « Ce qu’il convient de dire et de redire, c’est que l’appropriation du logement transite par le sens qu’accordent les concepteurs au processus de différenciation. Car seule la différence respecte la différence comme identité. »152 Bernard Salignon.

150

Cyrille HANAPPE, Penser la ville accueillante, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 346.

151

Yona FRIEDMAN, Op. Cit., p135.

152

Bernard SALIGNON, Op. Cit., p111.

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Au vu de ces 5 cellules, on peut en distinguer trois catégories, la fonctionnelle, l’appropriable et l’auto-construite. À nouveau ces cellules sont les témoins d’une architecture pensée sur des temporalités différentes. Pour la fonctionnelle, sans entrer dans les détails de composition des cellules qui ont déjà été développées, on peut différencier ces deux modèles dans leur pensée du temps d’occupation. La cellule fonctionnelle du centre porte de la Chapelle est un rappel jusque dans l’intimité de l’urgence, de la durée courte d’utilisation et donc du non droit à son individualité, aucune possibilité d’être seul, d’être caché et d’avoir droit à plus qu’une armoire. Les deux cellules de la Promesse de l’Aube sont plus généreuses en espace avec un dessin et des équipements adaptés à la situation de l’habitant. Elles sont également plus généreuses en qualité environnementale avec une ouverture personnelle sur l’extérieur. Ce qui se retrouve en revanche pour ces deux exemples est la préfabrication de l’espace habité, si cela a du bon pour répondre à une situation d’urgence, cela entraîne forcément le dessin d’un objet fini, standardisé avec des qualités d’espaces restreintes. La préfabrication et la proposition identique pour chacun va en opposition avec la volonté d’expression de toute individualité. Ces trois cellules sont rendues très efficaces dans une réponse à des besoins primaires d’abris, mais cette ultra fonctionnalité prends le pas sur toute proposition d’appropriation et de possibilité d’envisager l’espace comme un chez-soi. Cela reste au mieux un espace standard mis à disposition pouvant être repris dès que possible et donné à un autre. La deuxième cellule appropriable est celle que l’on retrouve à Calais ou à GrandeSynthe. C’est un modèle de shelter construit par Lionel Vacca qui a été largement déployé sur les deux sites pour répondre à la fragilité des tentes. Si la cellule prend elle aussi la forme d’un espace préfabriqué, sa nuance vient de son individualité dans l’espace. Elle n’est plus cellule composante d’un ensemble qui se veut uni et cohérent. Ainsi, de manière informelle ou plus encadrée en fonction des sites d’installation, une appropriation à son contexte et à l’individualité de chaque occupant a été rendue possible. L’appropriation s’est faite à l’intérieur de la cellule où chacun isole, dessine et divise son espace comme il l’entend, en fonction de sa culture, de ses colocataires (famille, groupes d’hommes, groupes de femmes). On a vu que certaines communautés ont de plus rassemblé les espaces fonctionnels de cuisine, stockage en un ou plusieurs shelters. En sacralisant l’endroit, il est alors possible de distinguer des shelters de jour, de vie commune et d’autres de nuit où se retrouvaient seulement les couchages. Une autre appropriation importante de cette cellule est celle de l’espace devant sa porte. Avec leurs moyens les habitants sont venus créer une deuxième pièce, une cuisine, une entrée physique, une pièce

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de stockage ou même toute une terrasse couverte. L’accès à l’appropriation extérieure permet à chacun de gérer ses seuils comme il l’entend, comme il souhaite les vivre, en ajoutant des séquences d’entrées plus ou moins longues, plus ou moins ritualisées. De plus, pour en revenir à la vie en communauté, ce modèle de cellule comme volume unique permet aux habitants de se rassembler, de casser la rectilinéarité du couloir pour se regrouper et s’ouvrir autour d’un espace central. La multiplicité d’application permet à chaque culture d’habitante d’exprimer son individualité, son mode vie. Enfin, la dernière cellule dénote des précédentes, plus qu’une cellule il s’agit d’un habitat auto-construit qui au lieu de venir s’installer sur un espace aléatoire, se développe sur un espace fini. En ce sens, la cellule spontanée naît d’une installation de longue durée sur un territoire, elle se développe au contact d’autres habitations avec lesquelles elle communique et se matérialise en réponse à des axes structurants et des logiques de voisinage. Sans que la cellule soit support à l’individualité comme précédemment, elle est expression totale de cette individualité, les espaces qui en découlent répondent à des besoins et des logiques plus complexes de création de la ville. L’habitat précaire lorsqu’il est envisagé dans la durée vient permettre de s’inscrire sur un territoire selon sa culture, ses nécessités et sa volonté de s’ouvrir ou non vers la ville. Un aspect important pour Yona Friedman de l’épanouissement de l’habitant précaire est ainsi l’oubli de la honte de sa situation pour l’expression du personnel. L’extraterritorialité du bidonville ici permet de se trouver avec une population de débrouille qui propose une alternative à la ville digne à laquelle elle n’a pas accès. Si elle isole géographiquement les zones d’accueil, cette extraterritorialité permet cependant un recul suffisant pour exploiter pleinement les individualités. Habiter sans honte, décorer son environnement, l’approprier à sa culture. Plus qu’un nouveau style d’architecture, il est question de développer un nouveau « style d’habiter » 153 , une relation nouvelle entre l’habitant au centre, l’architecte et l’objet architectural final qui n’a plus besoin d’être seulement préfabriqué mais évolutif. Enfin, si personnelle soit la façon d’habiter, elle doit s’insérer et s’articuler à une échelle plus globale pour pouvoir faire la ville accueillante. Ainsi, plus que de parler d’une insertion et d’une situation dans la ville, il me semble que le terme d’installation permet d’envisager cette position dans la ville comme à pérenniser. Une nouvelle relation à la ville doit s’établir pour que l’urgence permette une installation durable.

153

Yona FRIEDMAN, Op. Cit., p. 209. - 145 -


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-NOUVELLE RELATION À LA VILLE À la lecture des tissus urbains dans lesquels prend place chaque cas d’études, on peut à nouveau différencier trois problématiques : l’enfermement, l’autonomie et le rattachement au tissu existant (fig. 33). En effet, le projet de la porte de la Chapelle comme celui de Grande-Synthe témoignent d’un problème réel d’extraterritorialité et d’un isolement de la vie ordinaire par des axes infranchissables par le migrant piéton. Le centre d’hébergement porte de la Chapelle résulte d’une opportunité d’utiliser des hangars de la SNCF mais il en découle un enclavement entre des voies de chemin de fer, un boulevard et une frontière Paris/Saint-Denis matérialisée par le périphérique. Le croiseur du périphérique entraîne une forte nuisance sonore comme visuelle depuis le centre, son paysage proche est celui d’un espace de croisement déconnecté de l’échelle humaine. Aussi, le camp installé à Grande-Synthe se retrouve relayé au sud-ouest de la ville existante. Si une volonté affichée du maire était de relier le camp et de développer un quartier d’accueil à terme, sa rapide destruction n’a jamais permis aux habitants d’être connectés à la ville. Il s’installe entre une zone d’usine, des chemins de fer au sud et l’autoroute au nord qui casse le passage vers la ville. Les migrants présents sur le camp franchissaient régulièrement l’autoroute à pied pour éviter de marcher 30 minutes. Mis à l’écart, le camp n’a pas permis une mise en relation durable entre les migrants et les habitants. Aussi, cela n’a fait que renforcer l’influence des passeurs qui pouvaient agir isolés face à des associations livrées à elles-mêmes. Le modèle de la jungle de Calais s’il peut être considéré comme mis à l’écart également, a su en tirer parti pour développer une relation d’autonomie par rapport à la ville. À l’échelle, la jungle de Calais regroupait plus de monde et d’habitations que tous les autres projets, le nombre et le besoin de faire société ont ainsi engendré cette autogestion et cette opportunité de refaire une ville. On y retrouve ainsi des quartiers, des axes, des commerces, le tout libre de toute contrainte associative ou municipale. L’exemple est révélateur de ce que pourraient apporter de nouvelles populations en quête d’intégration. La ville parallèle émerge avec une réelle intention de s’installer et de résider, une micro-économie émergente profite directement aux commerçants de cette ville moyenne et « une nouvelle culture enrichissait les calaisiens curieux »154. Ces interactions auraient à long terme permis une installation urbaine progressive, durable même si inhabituelle pour notre territoire métropolitain. 154

Cyrille HANAPPE, Penser la ville accueillante, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 334.

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Finalement, si chaque réponse est différente, les trois projets restants s’inscrivent dans une continuité de la ville, de sa forme urbaine et de ses axes. La forme que prend l’installation de la Promesse de l’Aube ne permet pas une forte interaction au sein même du projet et de son environnement très proche. Cependant, son installation à la lisière du bois de Boulogne, directement connectée aux axes routiers comme piétons engage pour les habitants une possibilité de vie de quartier. Le projet agit comme une porte d’entrée vers la ville, la vie active en s’y insérant au plus près. D’une autre manière, le projet des Grands-Voisins exploite pleinement les connexions existantes d’un quartier, la typologie urbaine de l’îlot pour rayonner au cœur d’un quartier. En plus de consolider l’économie et l’activité du quartier, le projet a permis de revitaliser cet îlot abandonné et d’amener la population de la ville ordinaire à rencontrer les populations migrantes, à établir des liens autour de la culture et de la vie en communauté. Cependant, comme pour la Promesse de l’Aube, le projet reste une porte temporaire vers la ville, une possibilité de s’insérer sur une temporalité finie et l’installation durable n’est pas l’objectif. Le dernier modèle d’insertion dans la ville est à nouveau bien différent des premiers, les bidonvilles de Kawéni ne sont pas le fruit d’une volonté arbitraire de s’installer en continuité de la ville. La forme du bidonville découle de la ville, elle la compose, la développe, le bidonville fait partie intégrante de la ville, il prolonge ses axes, ses quartiers. Sa sécurisation et son ouverture gérées par un architecte lui permettent à terme de s’insérer durablement dans la ville avec une expression totale des besoins de l’individu. La question d’un urbanisme transitoire peut redéfinir la place de zones d’accueil en ville et influencer sur une installation de structures à longs termes. Mais toujours dans cette volonté de s’installer dans un tissu urbain durable, les études de cas nous montrent que l’hébergement ne peut pleinement y répondre sur la durée, il répond à des problématiques de temps fini. Le quartier spontané s’il est réfléchi et accompagné peut à terme s’inscrire dans la continuité de la ville ordinaire, devenir la ville. Si l’installation urbaine informelle prend des formes plus violentes pour l’habitant que l’hébergement en camp ou centre, elle a pour intérêt principal une « meilleure inscription dans le milieu économique et social général »155. Il faut, dans la mise en place d’une pensée urbaine durable, protéger l’informel qui amène bien plus de qualités spatiales et sociales. En citant Michel Agier « cela implique qu’en France, on puisse admettre l’idée qu’il est possible d’accompagner des lieux que certains appellent “bidonvilles“ sans détruire l’esprit républicain. »156 . Plus que de

155

Ibidem, p. 346.

Michel AGIER, Accueillir à Grande-Synthe, questions théoriques et pratiques sur l’hospitalité communale, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 464.

156

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chercher à créer des zones d’accueil inhabitables insérées dans un tissu, des réseaux, la ville accueillante doit chercher à développer et pérenniser ce qui est déjà-là. L’acupuncture urbaine déjà évoquée semble être aujourd’hui la voie d’insertion de l’architecte pour toucher ces populations et les amener à se questionner sur le développement de leurs habitats spontanés dans un contexte urbain. L’association Actes & Cité portée par Cyrille Hanappe est par exemple venu reconnecter un bidonville au cœur de Paris tout en le sécurisant face à une évacuation d’urgence. Installé sur une ancienne voie ferrée 3 mètres en dessous du niveau de la rue, ce quartier spontané restait accessible par un seul accès déconnecté de la zone d’activité. Un escalier a été construit avec les habitants avec la plus grande simplicité possible pour être accessibles à tous. Sans penser global, il est déjà possible de sécuriser et de donner une visibilité à des quartiers informels en les encourageants à s’insérer. Des interventions à petite échelle, « d’acupuncture urbaine » réalisées à des nœuds stratégiques permettent de reconnecter les habitants tant à la ville, qu’à leur souveraineté personnelle. Elles permettent pour les habitants d’envisager un futur à leur mode d’habiter. Le seul technique, bureaucratique ne peut pas être viable, il ne parle pas le même langage. Sans amener une forme finie du quartier spontané, encadré par l’architecte, le rôle de celui-ci est de trouver une forme d’expression qui va permettre de dialoguer avec les habitants autoconstructeurs afin de faire émerger les problématiques de leur situation et les amener à envisager qu’un durable est possible. Pour terminer notre raisonnement, dans cette intention de remettre au cœur de la ville l’humain et sa volonté d’habiter l’espace, il nous faut entamer un changement de position dans le rapport ville ordinaire/ville humaine. La ville accueillante peutelle réellement se faire sans remettre en question le modèle actuel de développement de nos villes ? Il semble insuffisant pour répondre à l’accueil durablement de chercher seulement à s’intégrer dans un modèle urbain admis et établi. Un nouveau modèle de développement de la ville pauvre doit être envisageable du bas vers le haut en pérennisant ce qui est déjà là.

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2.2.

CHANGER DE MODELE DE FABRIQUE

-SOUPLESSE FONCIÈRE Le résultat d’une politique qui repousse en bloc cette forme de marginalité urbaine provoque chez l’habitant précaire le sentiment de honte, d’absence d’appartenance à la société dans laquelle il est. Plus qu’une seule question d’hostilité de la population à l’informel qui a été mise en évidence dans cette recherche, la question du foncier est centrale au problème d’une installation durable. La fragilité du quartier spontané repose sur son statut légal dans les démarches qui visent à le résorber. Ce droit de propriété prend aujourd’hui le pas sur les droits humains dans une approche d’urbanisation opérationnelle d’un territoire. L’illégalisation de telles constructions et de leur population rend impossible les démarches d’insertion résidentielle en ville. Cette violation du droit de propriété légitime le refus de ces tentatives d’émergences bâties qui donnent accès à la ville pour les populations dans la grande pauvreté. Compte tenu de la loi, la vulnérabilité résidentielle du spontané réside plus dans son illégalisme foncier plutôt que la qualité de construction des baraquements ou l’insécurité des populations qui le vivent. En reprenant les mots de Cyrille Hanappe, « il faut maintenant inventer, en opposition à l’architecture de la figure, … une architecture de l’impermanence : une architecture humaine, adaptable, transformable. »157. La rentabilité du foncier est le réel argument de contradiction à toute forme d’espace laissé libre qui ne peut être approprié par l’habitant qui en a besoin sous couvert de ne pas être rentable. Michel Lussault, géographe, cite : « il me semble qu’une des conditions de possibilité pour établir un espace hospitalier se trouve dans l’atténuation de l’obsession de la rentabilité foncière et immobilière immédiate. » 158 Si chaque espace disponible se voit forcé d’être converti en espace de production économique, l’hospitalité est impossible. Cyrille Hanappe développe l’idée d’un « droit dynamique pour remplacer un droit spatial statique » qui serait en accord avec l’expression d’une architecture évolutive, qui se développe et décroit en fonction des besoins de ses habitants comme l’est le modèle du quartier informel.

157

Cyrille HANAPPE, Conclusion, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 507.

Michel LUSSAULT, Accueillir sans conditions, une nouvelle éthique de l’espace urbain, In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 475. 158

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Sur la même problématique, l’architecte Pascal JOFFROY écrit : « Au nom du droit d’habiter, une approche inverse et plus juste consisterait à donner la priorité à la possibilité d’un logement, quels que soient son type, sa surface et son niveau de confort – au moins lorsque cette habitation n’est pas ou faiblement payante. Ici est donc suggérée l’instauration d’un Droit à l’habitat minimum universel, qui bien entendu ne serait pas un hébergement. Il inclurait toute possibilité d’habiter à moindre norme et dans le cadre du droit commun, pour ceux qui ne sont pas éligibles à un bail classique. Moins coûteux que les politiques d’hébergement, il donnerait à ceux qui en ont le plus besoin la possibilité d’un chez-soi où se protéger et installer quelques libertés d’existence, pour un temps donné et en vue de l’étape suivante. L’existence de ce droit activerait de facto des assouplissements normatifs et susciterait des projets d’architecture ouverts à une pensée moins matérialiste du logement, plus proche des attentes du monde pauvre et fragile. »159 -NOUVEAU PARADIGME Pour aller plus loin dans la symbolique du quartier spontané dénigré de l’urbanisme français moderne, un changement de paradigme est possible selon Yona Friedman. Si l’architecture « civilisée » est le modèle, l’architecture qu’il nomme de survie est rejetée par son esthétique, sa fragilité. L’architecture est là pour marquer durablement les espaces, de ce fait la ville qui ne laisse pas de trace est absente des préoccupations urbaines. Ce défaut apparent serait pour l’architecte sa principale qualité dans le développement d’une nouvelle pensée de la ville. « Est-il alors justifié de parler de la ville enlaidie par les bidonvilles plutôt que de la ville détruisant l’harmonie des villages urbains ? » 160 . S’il n’est pas esthétique, le bidonville est harmonieux dans son développement des espaces et impacte bien moins le paysage que ne le fait la ville. Pour vanter les mérites de cette forme d’urbanisme, il apparaît bien plus résilient, durable, « recyclable » que bien des quartiers planifiés. Le rapport entre les deux ne peut qu’être conflictuel entre la ville qui est là pour faire vivre l’habitant et celle qui est là pour rester, se développer. Nos influences architecturales sont celles de la belle architecture, de l’architecture pour durer et marquer le paysage, sans un changement de paradigme, le bidonville ne peut pas être beau. Quels critères objectifs permettent de porter un jugement sur un espace que la ville ne cherche pas à habiter ?161

159

Pascale JOFFROY, Héberger plutôt que loger, Op. Cit.

160

Yona FRIEDMAN, Op. Cit., p. 192.

161

Ibidem, p. 195.

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C’est cette position de voir la ville comme objet fini qui amène l’absence de reconnaissance du droit d’habiter en ce sens qu’elle prive d’une adresse, annihilant toute fierté d’être habitant du territoire et toute possibilité de penser cette architecture vivante comme acceptable. Alors que des pays plus pauvres où ce modèle prédomine mettent en place une réhabilitation et un accompagnement du tissu spontané pour l’insérer dans un tissu durable évitant l’exclusion et le déplacement des populations, la France occulte toute recherche dans ce sens. Les quartiers spontanés dans leur forme la plus large abritent un milliard de personnes dans le monde162 et contribuent selon la sociologue Agnès Deboulet à 40% de la croissance urbaine mondiale. Ce changement de paradigme est nécessaire afin d’accueillir durablement des populations qui s’installent tout en développant un urbanisme plus résilient et bienveillant ; l’image indigne doit disparaître pour mettre en avant les qualités d’habiter. Les outils légaux existent en France pour mettre en place une telle politique, il faut aujourd’hui les développer. -LA LOI AU SERVICE DE L’ACCUEIL Ce dernier point clôture notre raisonnement, en sortant de la seule théorie d’un accompagnement et d’un encadrement de l’habitat spontané, nous avons vu avec les quartiers de Mayotte qu’il est possible de faire différemment et que l’architecte a son rôle à jouer là-dedans. Promulguée en 2011, dans un cadre relevant d’une « urgence pérenne », la loi Letchimy permet effectivement d’envisager différemment l’habitat indigne et informel. Cependant, l’État français a fait le choix de ne développer cette initiative que sur ses territoires les plus précaires. Cette loi n’est ainsi relative qu’à Mayotte et la Guyane, l’informel faisant parti des formes urbaines historiques des DOM. Les dispositifs mis en place sont bien plus développés que ceux du territoire métropolitain. Issues de cette loi, des opérations de Résorption de l’Habitat Insalubre (RHI) viennent reconnaître l’invivable pour lui donner une existence juridique. Ces opérations distinguent sept typologies différentes avec une cartographie fine selon les risques et participent à pérenniser ces quartiers insalubres grâce à des établissements publics fonciers.163 Une partie du quartier de Lazerevouni avait ainsi déjà fait l’objet d’une opération de RHI avant que Cyrille Hanappe s’y rende pour pérenniser le reste du quartier.

162

Agnès DEBOULET, sociologue, Repenser les bidonvilles, In. Hélène HATZFELD (dir.), Op. Cit.

Dorothée BOCCARA, Quels outils pour une politique urbaine de l’accueil ? In. La Ville Accueillante, Op. Cit., p. 203-205. 163

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Toujours issues de la loi Letchimy, des opérations de Résorption de l’Habitat Spontané (RHS) vont encore plus loin en reconnaissant le statut de l’habitat autoconstruit et son habitant, celui-ci sont alors indemnisés lors de la perte de cet habitat. Mais sans évoquer uniquement la destruction de ces quartiers informels, ces opérations fixent des critères afin de réhabiliter et régulariser ces quartiers quand cela est possible, 60% de constructions pouvant être améliorables comme condition. C’est dans cette optique qu’a pris place la sécurisation et la requalification du bidonville de Mahabourini par l’équipe de Cyrille Hanappe. Les efforts de relogement sont alors minimes et les économies sont conséquentes face à des politiques systématiques de destruction. Le projet avait repensé les axes structurants et les accès au quartier comme les risques inondation et sismiques avec une intervention durable sur l’espace public. Une vingtaine d’habitations ont été détruites et relogées immédiatement. Une maîtrise du foncier est le levier pour toutes ces opérations et passe par des accords entre le propriétaire et la collectivité. Sans se préoccuper seulement de quartiers de bidonvilles denses, la loi Letchimy introduit également en 2014 l’Opération Groupée d’Amélioration Légère de l’Habitat (OGRAL) qui intervient dans des zones d’habitats informels diffus qui sans droits ni titres sont déconnectés de tout réseau. Cette opération prend pour cadre une quinzaine de logements ayant au maximum 5 kilomètres entre deux logements. Les sinistrés voient leurs locaux améliorés et leur situation foncière régularisée lorsque le propriétaire s’y accorde. Ces politiques jusqu’alors réservées au Territoires d’Outre-Mer font aujourd’hui preuve d’efficacité par leur coût ainsi que leur rapidité d’exécution et sont à envisager pour un territoire métropolitain où les migrations et les installations informelles adviennent en continu. Il n’est plus possible d’envisager l’hébergement comme seule réponse à long terme aux masses migrantes. Cette dernière partie a permis de mettre en évidence l’importance de considérer l’informel et les spontanés dans les qualités d’habiter qu’ils sont les seuls à pouvoir développer. Habiter le territoire ne peut se faire en ne réfléchissant qu’à des solutions préfabriquées, rapides et réplicables. L’accueil doit se faire dans la durée avec une possibilité réelle de s’installer dans les villes, de participer à la fabrique de cette ville. Si les projets étudiés s’engagent toujours plus vers l’expérimentation du temporaire pour accueillir, une application à la métropole de la loi Letchimy semble nécessaire pour compléter cet accueil et expérimenter également l’installation durable et digne du spontané.

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CONCLUSION Ce mémoire a été l’occasion de mettre à l’épreuve les structures d’accueil établies et les mécanismes de la ville pour les confronter à une crise migratoire qui prend de l’ampleur et qui impacte déjà nos environnements proches comme plus lointains. Afin de donner un cadre à cette étude – qui est celui d’une situation présente sur le territoire français - nous avons pris connaissance des politiques européennes et nationales qui engendrent aujourd’hui des formes urbaines d’urgence à nos frontières. Si le camp s’impose comme la forme urbaine systématique en réponse cette gestion de l’urgence aux frontières, celui-ci n’est que la première étape du « très long couloir d’exil » 164 par lequel va passer le migrant arrivant sur le territoire français. Une politique d’inconditionnalité dans l’accueil amène ensuite les migrants à passer d’une structure d’hébergement à une autre, au fur et à mesure de l’évolution de leur statut. Si cette seule solution de l’hébergement est définie comme « pérenne » par l’État, il s’agit plutôt d’un flux continu de migrants qui transitent entre différentes entités sans que leur situation et leur installation, elles, ne puissent devenir pérennes. Pour éprouver et requestionner ces structures existantes qui représentent l’immense majorité de la réponse à l’accueil en France ainsi que la non prise en compte d’une solution autoconstruite, il est essentiel de définir la notion d’Habiter dans un tel contexte, et comment cela peut mettre à mal cette réponse systématique. De cette définition, il sort que la représentation de l’habitat que se fait l’habitant et la prise en compte d’un passé, d’une culture sont autant de notions essentielles à la seule possibilité d’envisager son espace habité au futur. Si les centres d’hébergement vont permettre une prise en charge sociale, médicale et juridique du migrant, cette forme d’habitat ne permet en aucun cas d’envisager l’expression de son individualité, de penser son logement dans le temps. Être hébergé n’est pas habiter. La mise aux normes de toute forme d’habitat répond à des objectifs logistiques, elle abrite, mais en aucun cas ne peut répondre à des besoins humains de s’émanciper. Suite à ce constat, la pratique habitante, spontanée doit être prise en compte afin de permettre des réponses alternatives au modèle standardisé proposé par l’État. L’autoconstruction est ainsi à considérer pour ces populations précaires comme un outil de souveraineté, d’émancipation. Celle-ci va permettre une réponse immédiate personnelle qui s’affranchit des contraintes de la société. Elle va remettre au centre de sa pensée les usages d’un habitant qui se construit en même temps que 164

Michel AGIER, Un paysage global de camps, Les Carnets du paysage, 2012, oct. nov., n°23, p. 80-91.

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son habitat. Cependant, si elle pense pour l’individu, l’unité, la seule réponse de cette autoconstruction reste limitée dans son intégration à une pensée globale de faire la ville accueillante. C’est dans ce contexte que l’architecte peut trouver l’opportunité de penser différemment la façon de faire projet avec ce qui est déjà-là. Quand l’habitant autoconstructeur pense à sa survie directe, l’architecte peut l’accompagner et imaginer une pérennisation de cette forme d’habiter. Identifier, représenter les lieux spontanés, amener de la technique pour répondre aux risques et accompagner les populations pour faire émerger leur besoins, l’architecte prend un nouveau rôle d’expertise au service de l’accueil. C’est ainsi qu’aux croisements des flux migratoires, l’architecture de l’urgence doit se réfléchir sur place, sur des lieux stratégiques formés spontanément par les masses migratoires qui s’y installent. On observe sur ses zones livrées à elles-mêmes que la spontanéité des installations répond à des préoccupations directes des habitants et qu’il est possible d’identifier des intelligences de construction et de mode d’habiter dans cette forme d’architecture de survie. Sans faire table rase de ses qualités, le quartier spontané doit être accompagné. Il participe d’une pensée de faire la ville pas à pas. Formé de la nécessité, le quartier spontané développe une architecture habitée, une économie et un savoir-faire que l’architecte doit consolider. Habiter semble ainsi possible avec une architecture qui mêle technique et informalité individuelle, amenant des espaces complexes représentatifs des besoins et envies de ses habitants. Cependant il en ressort que la réponse à l’urgence reste incomplète dans un contexte de telle précarité. Cette réponse sur place doit s’accompagner d’une réflexion globale au cœur de nos villes pour ne pas rester à la marge de la société. C’est dans ce climat de tension migratoire que la mairie de Paris choisit d’expérimenter différentes figures urbaines qui s’insèrent dans une stratégie d’urbanisme temporaire. Différents projets agissent comme des outils pour répondre à un besoin immédiat d’abriter les populations migrantes. Plus qu’un urbanisme temporaire à vocation de ne pas laisser de trace, cette stratégie permet de développer un urbanisme transitoire qui va faire le lien entre des besoins présents et une réponse future. L’occupation temporaire vient mettre en tension les espaces où elle s’installe, requestionnant les usages et les besoins de la ville. Le projet des Grands-Voisins, développé dans cette étude, symbolise cette nouvelle opportunité d’inscrire durablement le besoin d’accueillir des populations précarisées. De tels formes d’urbanisme contribuent à rendre la ville plus malléable, plus évolutive en s’adaptant aux besoins des populations sur des temporalités courte à l’échelle de la fabrique de cette ville. Malgré cela, aussi résilient que soit ce modèle, les problématiques d’une installation pérenne restent les mêmes : envisager sur la durée l’accueil et engager des modes d’habiter le territoire durables. En confrontant chaque réponse étudiée, il apparaît que la considération et la reconnaissance légale - 158 -


de l’habitat spontané sont indispensables pour admettre que ces populations déracinées acquièrent un droit à habiter leur espace. Quand le préfabriqué répond à l’urgence, il offre un espace digne mais standardisé. La réponse la plus adaptée semble celle d’une cellule « abri » qui permet une réponse directe comme un développement futur, une appropriation des espaces intérieurs et extérieurs ainsi qu’une mise en œuvre adaptées aux modes d’habiter de chaque communauté. Pour envisager cette ville spontanée co-construite, un changement de position quant à l’habitat informel est donc nécessaire. Des initiatives légales au développement et à l’accompagnement de nouveaux « styles d’habiter » existent déjà dans les Territoires d’Outre-Mer, elles doivent être envisagées sur le territoire métropolitain.

Pour répondre aux questionnements qu’a soulevé ce mémoire, l’architecte a son rôle à jouer aujourd’hui dans l’accueil des populations au sein de nos villes. À même d’identifier et communiquer les espaces habités par les migrants, il doit inscrire sa pratique au contact des populations afin de les accompagner techniquement. Cette pratique sociale de l’architecte va permettre de faire émerger une possibilité d’inscription durable où celui-ci s’efface pour laisser place à l’appropriation et l’expression de la culture de chacun. Malgré cela, l’architecte n’est pas seul acteur d’une ville accueillante, celle-ci étant avant tout un objet politique. Nos villes expérimentent à présent des stratégies transitoires à même de reconnaître les besoins humains, culturels d’un environnement sur des temporalités adaptées à l’urgence. Cependant, ces mêmes villes se complaisent dans l’unique idée d’héberger, de paterniser et de contrôler les populations sans leur donner accès à une possibilité de faire partie de la société. Il s’agirait de donner un cadre légal au développement d’une ville incrémentale, qui se construit par le bas au lieu de planifier et standardiser l’accueil. Le migrant si on lui donne les moyens de s’installer, d’exprimer son individualité et sa volonté de s’insérer dans un milieu social et économique peut être encadré dans sa pratique constructive. Les architectes doivent s’emparer de cette problématique, prendre ce qui est déjà-là, le définir pour changer de regard, le développer, le penser à une échelle globale et l’articuler pour créer la ville émergente. Sans proclamer cette nouvelle façon de faire la ville comme solution universelle à accueillir les flux migratoires, il faut aujourd’hui expérimenter un changement de paradigme par rapport à la ville pauvre sans quoi le territoire français ne pourra apporter de solution durable à une crise migratoire amplifiée par une crise de l’accueil.

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Pavillon de l’Arsenal, Les Grands Voisins, Ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, Paris 14, novembre 2016, 7 minutes.

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Actes & Cités, Guide des bonnes pratiques, commande de la ville de Mamoudzou, sous l’autorité de la DEAL, Direction de l’Environnement de l’Aménagement et du Logement, septembre 2017.

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Chantal TALLAND, L’architecture d’urgence, Carte blanche à Julien BELLERL’architecture engagée, éd. École du Renouvellement Urbain, janvier 2014.

PODCAST -

Hervé PAUCHON, Un temps de Pauchon, Au Centre d'hébergement d'urgence "La promesse de l'aube" (1/2), France Inter, 4 minutes, samedi 30 Décembre 2017.

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FILM FILM -

Bastien SIMON, Les Grands Voisins, la citée rêvée, prod. par La Vingt-Cinquième Heure, Visa 151.313, minutes. Bastien SIMON, Les 96 Grands Voisins, la citée rêvée, prod. par La Vingt-Cinquième Heure, Visa 151.313, 96 minutes.

ICONOGRAPHIE ICONOGRAPHIE -

Louis FOURNIÉ, figures 1 à 33.

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Louis FOURNIÉ, figures 1 à 33. Philippe Huguen / AFP, figures 34, 36 et 42.

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Philippe Huguen / AFP, figures 34, 36 et 42. Denis Charlet / AFP, figure 35.

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Denis Charlet / AFP, figure 35. Getty Images, figure 36.

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Getty Images, figure 36. 13 Productions, figure 37.

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13 Productions, figure 37. Vincent Nguyen, figures 38, 39 et 40.

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Vincent Nguyen, figures 38, 39 et 40. La Voix du Nord, figure 41.

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La Voix du Nord, figure 41. Reuters, figure 43.

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Reuters, figure 43. Hélène Hannon / LP, figure 44.

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Hélène Hannon / LP, figure 44. B.H. / LP, figure 45.

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B.H. / LP, figure 45. Jean-Baptiste Gurliat / Mairie de Paris, figures 46, 47 et 48.

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Jean-Baptiste Gurliat / Mairie de Paris, figures 46, 47 et 48. Axel Dahl, figures 49 et 51.

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Axel Dahl, figures 49 et 51. Moon Architecture, figures 50 et 52.

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Moon Architecture, figures 50 et 52. Constance Dive, figures 53, 55 et 56.

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Constance Dive, figures 53, 55 et 56. Michel Gaillard / REA, figure 54.

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Michel Gaillard / REA, figure 54.

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ANNEXES

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«Nous pensons que l’architecture oeuvre à une installation possible de l’homme sur Terre ; l’habitat n’a de sens que si et seulement si l’on parvient à donner à l’ habitat une dimension qui ouvre à l’habiter ; ce n’est qu’à cette condition que l’homme retrouve son véritable projet d’installation et d’appropriation de l’ espace.» Bernard Salignon. Penser l’accueil pour ceux qui arrivent. Cette étude cherche à questionner les modèles de fabrique de nos habitats, de nos villes en mettant au centre de la pensée architecturale la notion d’Habiter. Si des solutions existent aujourd’hui pour encadrer les populations migrantes, sont-elles pensées pour accueillir inconditionnellement et permettre à ces nouveaux arrivants d’habiter le territoire et de s’y installer? Les modèles actuels permettent-ils d’espérer une production pérenne de la ville accueillante?


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