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Ours
from LB n°60 : /PRÉSENT/
by Louvr'Boîte
« On dit qu’autrefois, Par les vertes routes, Puissant et vénérable, L’Ase savant et sage, Valeureux et vigoureux, Rigr, s’en vint cheminant. »
Rígsthula (« Chant de Rígr »), Edda poétique
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Je trouve cette strophe à l’image de l’antique dieu qu’elle décrit : puissante dans sa composition, savante dans ses mots et vénérable dans son histoire… Une histoire semblant venir tout droit du fond des âges, une histoire datant de temps immémoriaux, une histoire immuable et universelle. Et c’est justement cette universalité que la Rígsthula, ou « Chant de Rígr », conte. Elle fait en effet le récit de la façon dont le dieu Rigr, qui ne serait autre que Heimdallr, dieu énigmatique entre tous, se rendit responsable de la création de la société et de sa division en trois classes : celle des serfs, celle des hommes libres et celle des jarls guerriers et des rois. Cela renvoie de toute évidence à la division tripartite des sociétés indo-européennes, bien que cette division nette relève ici d’un esprit plutôt guerrier et aristocratique. Cette tripartition étant aujourd’hui toujours d’actualité dans notre société, je me suis permis de rattacher ce mythe au thème Présent.
La Rígsthula est un poème ancien : sa rédaction même pourrait en effet remonter avant l’an 1000, quoique le seul manuscrit qui nous le donne, le Codex Wormianus, date d’environ 1400. Pourtant il pose de nombreux problèmes. Ce qui rend complexe l’interprétation de ce poème, outre sa facture curieuse à maints égards, en particulier en ce qui concerne l’ordre et le choix des mots, c’est qu’il accuse d’incontestables influences irlandaises. Il n’est ainsi pas sûr que ce poème appartienne au fond nordique : il pourrait n’être qu’une adaptation scandinave d’un thème irlandais. De plus, la Rígsthula est inachevée, et ce que nous possédons de la fin semble bien être un ajout qui nous renverrait au domaine des chants héroïques. Par quoi l’on retrouve ce composé d’éléments disparates que constituent les poèmes de l’Edda : une assise immémoriale autochtone que nous ne connaissons pour ainsi dire pas, et un fond mythique indo-européen sur lequel se greffent des influences diverses et des réminiscences historiques.
Qu’importe ! Telle quelle, la Rígsthula demeure l’un des grands textes de l’Edda poétique. Elle porte fortement la date à laquelle elle fut composée : mépris des serfs, idéal aristocratique, louanges au roi. Cependant son amour de l’ordre, l’art de l’expression et un humour assez dur en font une œuvre fort intéressante.
Commençons en donc le récit :
Un jour, Heimdallr, le Portier des Dieux, étant en voyage, chemina le long de quelque rivage et arriva à une maison dont le portail était entrouvert. Il y entra donc et trouva un feu brûlant dans le foyer ainsi qu’un couple d’âge vénérable : Ai (Aïeul) et Edda (Aïeule). Il déclara se nommer Rígr et les maîtres de maison l’accueillirent. Il partagea alors avec eux leur repas, simplement composé d’une miche de pain compacte pleine de son et d’un bouillon clair, ainsi que leur lit. Il resta ainsi trois nuits entières. Il s’en alla finalement sur la route par laquelle il était arrivé. Or, neuf mois plus tard, Edda enfanta. L’enfant, noir de peau, fut appellé Thrall (Serf). Celui-ci grandit par la suite et apprit à exercer sa force en effectuant des fardeaux toute la journée. Lorsqu’il fut en âge de se marier, il rencontra une fille nommée Thír (Serve) avec qui il eut une vingtaine d’enfants. Ces derniers sont tous nommés dans le poème mais leurs noms ont chacun des significations péjoratives comme Bruyante, Grossier, Puant, Balourde...etc. Le poème précise que leur travail consiste à poser des enclos, garder les chèvres...etc. Ainsi de là provient la race des Thralls, c’est-à-dire celle des serfs.
Rígr continua par la suite son voyage. Il arriva ainsi à une halle dont le portail était également entrouvert et le passa donc. Il vit à l’intérieur un feu qui crépitait au milieu de la pièce et, assis à côté, un couple qui vaquait à ses occupations. Il s’agissait d’Alfi (Grand-Père) et d’Amma (Grand-Mère). Il déclara se nommer Rígr et les maîtres de maison l’accueillirent. Il partagea alors avec eux leur repas, plus raffiné que le précédent, ainsi que leur lit. Il resta ainsi trois nuits entières. Il s’en alla finalement sur la route par laquelle il était arrivé. Or, neuf mois plus tard, Amma enfanta d’un garçon aux cheveux roux, aux joues roses et aux yeux vifs. Ils le nommèrent Karl (Homme). En grandissant, celui-ci apprit les métiers de paysan et d’artisan. Lorsqu’il fut en âge de se marier, il rencontra une jeune fille nommée Snör (Bru) avec qui il se maria. Ensemble, ils eurent une vingtaine d’enfants dont les noms sont tous énumérés dans le poème comme précédemment, et qui sont eux plutôt liés aux métiers d’artisans et à des qualités comme Belle, Forgeron, Brave, Fière...etc. Ainsi de là provient la race des Karls, c’est-à-dire celle des hommes libres. 29
Enfin, Rígr continua son chemin. Il arriva à une salle dont le portail était clos et s’ouvrait avec un anneau. Il y pénétra et trouva un couple richement vêtu qui vaquait à ses occupations. Il s’agissait de Pair (Père) et Mair (Mère). Il déclara se nommer Rígr et les maîtres de maison l’accueillirent. Il partagea alors avec eux leur repas, un véritable festin, ainsi que leur lit. Il resta ainsi trois nuits entières. Il s’en alla finalement sur la route par laquelle il était arrivé. Or, neuf mois plus tard, Mair enfanta d’un garçon aux cheveux blond pâle, aux joues brillantes et aux yeux perçants. Ils le nommèrent Jarl. En grandissant, celui-ci apprit à fabriquer des armes et à les manier. Puis Rígr revint et lui enseigna les runes. Il lui révéla également qu’il était son père et le pria de s’approprier des terres. Jarl conquit donc des pays par les armes puis répartit les richesses qu’il avait acquises. Enfin, il rencontra une jeune fille aux doigts fins, blanche et sage appelée Erna (Vive ou Valeureuse) avec qui il se maria. Ensemble, ils eurent une dizaine de garçons dont les noms sont tous énumérés dans le poème comme précédemment, et qui sont eux mélioratifs comme Fils, Enfant, Chef, Héritier... etc. Ainsi de là provient la race des Jarls, c’est-à-dire celle des nobles.
Cependant le récit ne s’arrête pas là. En effet, le plus jeune des fils de Jarl, Konr (Homme), apprit les runes et leur magie, ainsi que le langage des oiseaux auprès de son père. Il en vint même à dépasser en science ce dernier et hérita donc de son patrimoine. Bien que certaines des dernières strophes soient mutilées, nous comprenons que Konr chassait l’oiseau en forêt lorsqu’une corneille lui dit qu’il ferait mieux de « monter des chevaux [...] et d’abattre les guerriers ». L’oiseau mentionne alors Danr et Danpr, deux bons meneurs de guerre possédant des halles plus riches que celle de Konr. Le poème étant incomplet, il est impossible d’affirmer qui sont ces deux personnages bien qu’ils peuvent cependant être assimilés aux rois ayant donné leur nom au Danemark. Il est toutefois vraisemblable que la fin montrait Konr suivant les conseils de la corneille. Selon le résumé que fait, à la fin du XVIe siècle, l’érudit islandais Amgrímur Jónsson, le roi Konr épouse Dana, fille de Danpr, et leur fils Danr devint le premier roi de Danemark. Si le fait pouvait être prouvé, cela ferait rebondir l’intérêt de ce poème dont l’objet aurait été alors, pratique courante au Moyen Âge, de fonder en sacré la dynastie des rois danois.
Gabriel Schmit, dit Papa Ours
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