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La madeleine de Proust

Je me souviens que personne n’a jamais vraiment su expliquer pourquoi Marcel Proust a fait de moi sa pâtisserie.

Je me souviens que de la Recherche du temps perdu, je suis le plus célèbre des mots. Perdu au milieu de kilomètres de phrases, je suis l’escale connue de tous, la capitale de son œuvre.

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Je me souviens pourtant que Marcel a longtemps hésité à me nommer Madeleine. Dans ses carnets préparatoires, je suis d’abord un morceau de pain grillé qu’il décline ensuite en biscotte avant de me donner l’apparence d’un « de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines » (1). Tiens … « Petites Madeleines » comme l’acronyme de Marcel … Je me souviens que je conclus la toute première partie de son tout premier roman, Du côté de chez Swann. Je suis pour le lecteur une surprenante surprise qui ouvre à merveille le début d’une œuvre qui demanda à mon auteur quinze ans d’écriture.

Je me souviens que pour l’étrange narrateur de La Recherche dont on ne connaîtra jamais le nom, je suis plus qu’une petite madeleine. Alors qu’il me plonge dans une tasse de thé un dimanche morose, j’éveille en lui un souvenir et à la surface de sa tasse, c’est toute son enfance qui remonte : d’abord sa tante Léonie, morte depuis longtemps, qui lui

offrait jadis, chaque dimanche, une tasse de thé similaire et des madeleines qui me ressemblaient. Puis, la chambre de cette vieille tante, la rue où elle se trouvait et l’église qui la protégeait. C’est ainsi qu’est sorti de sa tasse de thé, son village, « tout Combray et ses environs » ...

Je me souviens qu’une fois retrouvée, je suis celle qui offre à Marcel le point de départ de sa recherche, cette longue et périlleuse recherche qu’il ne mentionnera jamais et qui pourtant durera sept tomes, 5 000 pages et 1,2 millions de mots.

Je me souviens ainsi que je suis un véritable manifeste qui donne naissance à une œuvre et à sa quête : celle du temps, du temps qui court et qui échappe, même à la mémoire qui ne peut le soutenir ni l’appréhender et encore moins s’en souvenir à moins d’être stimulée. Je me souviens que pour beaucoup je suis devenue cette expression de la langue française qui désigne ces précieux instants chargés d’émotions où remonte à la mémoire, sans prévenir, un heureux souvenir. Désormais, je suis présente un peu partout, dans la vie de chacun, une petite madeleine métamorphosée, déclinée sous toutes les formes, qui ravive, ranime et rappelle, non sans mélancolie, le temps perdu.

Je me souviens enfin que je suis plus qu’une simple pâtisserie, je suis la madeleine de Proust.

Je me souviens pourtant qu’en me voyant aucun souvenir n’est remonté à la mémoire de cet étrange narrateur. Il a fallu qu’il me goûte pour que mon odeur et ma saveur sucrée stimulent en lui, involontairement, ce souvenir qu’il croyait à jamais perdu.

(1) : Du côté de chez Swann, Marcel Proust.

Maudeux Aubin

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