LE VIEILLISSEMENT DE LA MATIERE EN FACADE - MEMOIR - LUCIEN MAGNE

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Le vieillissement de la matière en façade Comment prendre en compte le vieillissement de la matière en façade dans une pensée architecturale ?

Lucien Magne Mémoire de fin d’études sous la direction de Emmanuelle Étienne et Philippe Devillers 2021 - École nationale supérieure d’architecture de Montpellier

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AVANT-PROPOS La rédaction d’un mémoire représente pour moi l’occasion d’approfondir des connaissances dans un domaine précis. Contrairement au projet architectural, qui se concrétise dans sa finalité par le partage d’une idée, je considère d’abord le mémoire comme un moment qui, dans chaque instant, objective sa raison TSEU, L. (2002). Dao de Jing :

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d’être. Les paroles Lao Tseu font écho à ma vision du mémoire :

Le Livre de la voie et de la vertu (Les traditions), DDB, p.12

« Le but n’est pas le but, c’est la voie. »1 Le mémoire, ce n’est pas seulement 60 pages à rédiger dans un portfolio. Le mémoire est, en réalité, un temps d’apprentissage. Un moment qui se vit dans le temps long et dans l’instant présent. Si l’écriture permet de partager, elle permet aussi de garder pour soi, l’écriture est un outil figeant une pensée à un moment donné. Au début de ce travail, j’ai eu la sensation que le mémoire était un objet à remplir de connaissances afin de le partager. Aujourd’hui, je comprends que le plus important, ce n’est probablement pas l’objet final, mais que c’est le savoir que nous nous offrons durant ce moment d’apprentissage.

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GIDE, André. Les Nourritures

terrestres, Gallimard, 1960, p.78

« Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout… »2 Dans Les Nourritures terrestres, André Gide écrit cela. Même si je ne veux renoncer à aucun sujet en architecture, il m’a fallu choisir ! En Licence 3, j’avais choisi de traiter, dans mon rapport d’étude, le sujet de l’ornementation. Un thème mêlant matière et geste architectural, qui ouvre le débat de la place de l’architecte dans le processus de construction. Pour ce mémoire de Master, j’ai souhaité aborder le vieillissement de la matière en façade, un sujet qui me semble essentiel à penser et à anticiper, et qui ne paraît pourtant pas faire l’objet d’autant d’attention que les autres paramètres d’une architecture… Avant de revenir au choix de ce sujet, il me faut confier que l’une des choses qui me font le plus vibrer en architecture tient au fait qu’un seul trait sur un plan peut radicalement changer des vies. De ce fait, si l’architecte dispose d’un pouvoir immense, d’immenses responsabilités lui incombent. Un bon architecte, c’est avant tout quelqu’un d’agile, qui arrive à surpasser une demande seulement en mettant en place des détails simples mais susceptibles d’impacter le projet de manière forte. C’est l’expression de ce talent qui donne à un bâtiment son caractère singulier. Si l’architecte peut, par de simples détails

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ajouter une authentique plus-value à un bâtiment, il peut aussi, par une simple faute d’inattention, rendre un bâtiment invivable. Cette injonction ludique que l’on pourrait formuler comme « faire de son mieux, le plus simplement possible » me passionne totalement, et me met au défi de toujours chercher à réaliser le meilleur. L’architecture est un métier qui exige de penser à tout… et la matière est bien entendu au centre du débat, car c’est avec elle que l’on construit. Je pense que l’une des bases de l’architecture est d’apprendre à devenir maître de la matière, jusqu’à, si possible, développer un état d’éveil de compréhension de la matière. À mon sens, un individu sait qu’il atteint cet état lorsqu’il est capable de ressentir, par l’éveil d’un instint profondement enfoui en lui, les choses qui constituent ce monde. Pour pouvoir atteindre une réelle maîtrise de son métier, l’architecte doit être à l’aise avec tous les paramètres d’une architecture comme l’usage, l’emprise territoriale et paysagère, les coûts de construction, les dynamiques sociales, la structure du bâtiment, etc. L’un de ces paramètres, le vieillissement de la matière en façade, est très complexe à appréhender dans sa globalité. Il me semble trop méconnu et donc mal traité par la majorité les praticiens aujourd’hui. La volonté de pouvoir appréhender sereinement et justement ce paramètre fondamental de toute architecture est la principale raison qui m’a conduit à y consacrer mon mémoire.

Avant-propos

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INTRODUCTION Ce mémoire sur le vieillissement de la matière en façade se structure autour de trois approches, chacune d’entre elles constituant une partie. Cela permet de proposer une réponse transversale à la problématique : « Comment prendre en compte le vieillissement de la matière en façade dans une pensée architecturale ? » La première partie est consacrée à une approche sensible. À l’instar des fondations d’un édifice, elle est essentielle comme point de départ de ce mémoire. Cette approche sensible nous permet de comprendre, sous l’angle de la problématique, le rapport que nous entretenons avec le monde. La deuxième partie se base sur une approche technique. Relevant des faits, cette partie cherche à établir, avec rigueur et objectivité, les causes et les effets du vieillissement. Limiter le terrain d’étude à la façade et à trois matériaux – le bois, le métal et le béton – a permis de développer une réflexion précise et de proposer des repères comparatifs. Mon choix s’est orienté sur ces trois matériaux, car ils possèdent des caractéristiques très variées et qu’ils sont largement utilisés, aujourd’hui, dans la construction. La troisième partie vise une approche tangible. Elle est consacrée à l’étude de projets de référence au regard de la prise en compte du vieillissement de la matière en façade. Au-delà d’une réflexion sur les projets présentés, cette dernière partie permet une synthèse des deux premières approches.

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TABLE DES MATIÈRES I. APPROCHE SENSIBLE, COMPRENDRE LE MONDE QUI NOUS ENTOURE 1 La matière, ce qui nous rattache au monde A. Perception : les sens qui nous révèlent le monde

2 Le monde imaginaire et réel A. Vision scientifique B. Vision de la pensée

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3 La colorimétrie A. Le vernaculaire B. Luis Barragán C. Un outil pour embellir

II. APPROCHE TECHNIQUE, DESCRIPTIF DU VIEILLISSEMENT

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1 Le bois A. Regard en arrière B. Le grisaillement C. La dégradation physique

2 Le métal A. Regard en arrière B. Les métaux non ferreux C. Les métaux ferreux D. L’alliage de métaux ferreux et non ferreux

3 Le béton

31 32 34

37 37 41 43 46

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A. Regard en arrière B. Propriétés physiques C. Types de vieillissement D. Les défauts : les salissures E. Les désordres : la carbonatation

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III. APPROCHE TANGIBLE, ÉTUDES DE CAS

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1 Le bois

61 62 62 64

A. Le site B. La forme C. La matière D. La pensée

67

2 Le métal

67 67 68 70

A. Le site B. La forme C. La matière D. La pensée

73

3 Le béton

73 75 75 76

A. Le site B. La forme C. La matière D. La pensée

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CONCLUSION SOURCES DOCUMENTAIRES ET CRÉDITS Table des matières

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Je tiens à remercier chaleureusement Philippe Devillers et Emmanuelle Étienne. Tout au long de cet exercice, et particulièrement durant ces derniers mois très intenses, ils ont su m’accompagner en tenant compte de mes difficultés personnelles. Leur engagement pédagogique m’a beaucoup touché. Comme les autres étudiants qu’ils suivaient, j’ai pu bénéficier d’un suivi attentif tout au long de la rédaction de ce mémoire. Leurs retours critiques très complets sur mes productions écrites et leurs encouragements m’ont beaucoup aidé à mener à bien ce travail. Je tiens aussi remercier infiniment ma mère, qui, par ses relectures précieuses, ses conseils pertinents et son soutien permanent, m’a permis de dépasser mes lourds problèmes de dyslexiedysorthographie.

Remerciements

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Partie 1


I

APPROCHE SENSIBLE Comprendre le monde qui nous entoure

Cette partie consacrée à l’approche sensible a pour but de rassembler des notions clés essentielles permettant d’apporter des éléments de réponse à la problématique. Elle comporte trois sous-parties. La première (la matière, ce qui nous rattache au monde) et la deuxième (le monde imaginaire et réel) s’appuient sur des pensées philosophiques, notamment celles de Platon et d’Aristote. La troisième partie traite la couleur, en passant de l’architecture vernaculaire aux réalisations de l’architecte mexicain Luis Barragán.

Approche sensible

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Fig.01 Les Cinq Sens (série), Hans Makart, 1872-1879

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Partie 1


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LA MATIÈRE, CE QUI NOUS RATTACHE AU MONDE A. PERCEPTION : LES SENS QUI NOUS RÉVÈLENT LE MONDE Les sens, voici comment nous appelons ce qui nous révèle le monde. Les sens nous font comprendre notre existence. Grâce à eux nous prenons conscience de notre corps, de nous-mêmes, de l’environnement et du rapport que nous entretenons avec le monde et la matière. Débuter ce mémoire en abordant le sujet des sens me parait essentiel. En effet, ce mémoire traite du vieillissement de la matière en façade. Comprendre la matière, c’est d’abord interroger la perception que nous en avons : grâce à quelle aptitude ? Et quelles sont les différentes manières de l’appréhender ? L’Histoire retient Aristote comme le premier théoricien à définir les cinq sens que nous connaissons aujourd’hui : la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat et le goût. Dans le traité De l’âme, Aristote théorise une pensée philosophique de ce que seraient les êtres vivants, avec un discours portant sur la relation de l’âme et du corps. L’âme serait une substance non distincte du corps, et ce serait grâce à elle que l’on pourrait définir qu’un corps est vivant. Il définit l’âme, qu’elle soit végétale, animale ou humaine, de la manière suivante : « Il faut donc nécessairement que l’âme soit substance comme forme d’un corps

ARISTOTE A., & BODÉÜS, R.

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naturel qui a potentiellement la vie. »3 et encore « L’âme est l’acte premier d’un corps

(2018). De l’âme. Flammarion,

organisé. »

p. 41 et 42

3’

Le théoricien, développe et argumente les raisons pour lesquelles il n’existerait pas d’autre sens externe que les cinq sens, que nous utilisons encore aujourd’hui. Son traité montre que chaque sens est limité à son objet propre. Nous ne pouvons entendre avec les yeux par exemple. La vue est le dernier sens à se développer chez le fœtus. À la naissance, le nouveau-né voit que très peu. Il n’a pas conscience des distances et il voit flou, durant les premiers mois sa vision s’améliore de plus en plus, et c’est seulement aux alentours de l’âge de 2-3 ans que le tissu de la rétine devient mature. Tous les sens sont donc très sollicités, l’enfant prend conscience de son corps dans l’espace et découvre le monde qui l’entoure. Les sens commencent

Approche sensible

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Fig.02 Concetto spaziale, Lucio Fontana, 1960

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alors un travail de collaboration. Une information sensorielle est transmise au cerveau, une autre vient alors la compléter. Cela se définit par l’intégration multisensorielle, qui permet d’unifier la perception d’un objet défini. Cette collaboration naturelle des sens permet à l’homme de ressentir le monde qui l’entoure. La matière devient compréhensible, nous pouvons ressentir ses aspérités de surface par le contact de notre peau avec elle, la goûter en la posant sur notre langue, sentir son odeur, voir ses couleurs et ses contrastes de lumière, ou même entendre les effets sonores qu’elle produit quand elle interagit avec d’autres éléments. Les sens permettent de percevoir toutes ces informations diverses et transforment notre corps en capteur multi-sensoriel. En nous déplaçant dans l’espace, nous rencontrons les différentes formes que prend la matière. Elle sollicite nos sens et, de façon consciente ou inconsciente, elle influe sur notre ressenti de l’environnement qui nous entoure. Les sens nous plongent dans un univers de matière. La matière conditionne notre bien-être. Il me semble qu’au plus profond de chaque perception, de chaque réflexion, nous utilisons inconsciemment un système binaire de raisonnement : oui ou non, plus ou moins, noir ou blanc, plein ou vide. Les choix que nous faisons viennent d’un instinct primitif, probablement de survie. Mais progressivement, en grandissant l’homme apprend, par son intelligence, à analyser et à prédire ce qui lui sera bénéfique ou non. Ce sont les sens qui nous permettent cette prédiction : si je vois de la neige, je sais que si je marche dessus pieds nus, j’aurais froid. La vision est justement le sens que nous utilisons le plus pour essayer de prédire les sollicitations éventuelles des autres sens. Un visuel que nous définissons comme beau, bon ou valide, nous permet définir rapidement s’il nous sera bénéfique. Cette méthode d’analyse est essentiellement rétinienne, et dans l’absolu, elle empêche la multi-sensorialité. Juhani Pallasmaa est un architecte, professeur d’architecture et écrivain finlandais né en 1936. Il a également dirigé le Musée d’architecture finlandaise. Dans ces derniers ouvrages, il développe une pensée critique sur le rapport la dominance de certains sens et l’impact que cela a sur l’architecture. « Il y a dans la vision une forte tendance à saisir et figer, à réifier et totaliser ; une tendance à dominer, sécuriser et contrôler. »

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Approche sensible

PALLASMAA, Juhani, Le Regard des sens, Linteau, 2010, p. 20 4

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L’architecture devient essentiellement rétinienne. Cette façade en lames d’acier est le travail de l’agence Isis architecture et urbanisme. Cette référence architecturale est un exemple quelconque de projet qui mise principalement sur l’aspect visuel du bâtiment. Ici, le travail sur le visuel permet probablement de créer un certain dynamisme en façade et « de donner un côté organique » au bâtiment… Mais qu’en est-il des espaces intérieurs, des rapports qu’entretiennent les usagers avec le lieu, ont-ils cette impression d’être au milieu d’une forêt, comme le suggère la façade ? Je ne pense pas. Pallasmaa développe l’idée qu’une grande partie des réalisations architecturales ont une compréhension faible de la matérialité. L’architecte doit au contraire être dans une dynamique intellectuelle offrant le plus de possibilités sensorielles. Car la complexité sensorielle reconnecte l’usager au monde, les multiples stimulations des sens permettent de prendre conscience de son corps dans l’espace. PALLASMAA, Juhani, La Main qui pense, Actes Sud, 2013, p. 100 5

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« La ligne de démarcation entre l’être et le monde est identifiée par nos sens »5

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Fig.03 Isis architeture et urbanisme, Ilot K, SeyssinetPariset (38)

Approche sensible

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Fig.04 Tableau de Mendeleïv

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LE MONDE IMAGINAIRE ET RÉEL A. VISION SCIENTIFIQUE Définir la matière, c’est comprendre le monde dans lequel nous vivons. Depuis toujours, les philosophes et les scientifiques ont essayé de définir ce qu’elle était. La matière compose le monde dans lequel nous vivons. Dans le sens classique du terme, elle est caractérisée par une masse et un volume. La matière est constituée d’atomes, chacun étant environ un million de fois plus petits que le diamètre d’un cheveu. À l’heure actuelle, les chercheurs ont identifié 118 éléments chimiques que nous pouvons retrouver le tableau de Mendeleïev, classés en fonction de leur numéro atomique (c’est-à-dire du nombre de protons contenus dans un noyau). Pour comprendre comment la matière se modifie dans le temps, il est important de rappeler les bases de la physique. Il existe deux types de transformations. La première est physique, mais elle ne transforme pas l’espace physique, car il s’agit seulement d’un changement d’état de la matière (solide, liquide, gazeux). La seconde est dite chimique, car il y a une apparition et disparition d’espace chimique. Nous verrons par la suite, plus précisément, comment certaines transformations chimiques peuvent impacter la matière. Nous percevons la matière grâce à nos sens. Sans même réfléchir, vous savez que le papier que vous tenez dans vos mains est bien réel, car vous touchez sa matière. Dans la plupart des cas, nos sens nous permettent rapidement d’identifier une matière. Chaque matière à des propriétés qui lui sont propres. Par « propriétés », on désigne les qualités qui appartiennent à une substance ou à un objet. En physique, une propriété peut être qualifiée de non caractéristique ou caractéristique. La propriété non caractéristique peut être commune à plusieurs substances ou individus, ce qui ne permet pas une identification précise. Il peut s’agir de la couleur, de la température, de la conductivité, etc. La propriété caractéristique permet l’identification précise d’une substance ou d’un individu. Les valeurs d’une telle propriété ne peuvent alors appartenir qu’à une seule matière. Une empreinte digitale permet, par exemple, l’identification précise d’un seul individu, c’est donc une propriété caractéristique. Les caractéristiques d’un changement d’état constituent un autre exemple de propriété caractéristique.

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B. VISION DE LA PENSÉE La connaissance scientifique évoquée précédemment permet de comprendre comment la matière réagit. Cette connaissance est inutile si nous n’en faisons pas usage. Le progrès technique a permis de faire des découvertes et de faire évoluer les civilisations. Mais qu’en est-il du sens que nous mettons derrière l’usage de ces découvertes ? Qu’en est-il du rapport que nous, êtres humains, entretenons avec la matière ? Pour Platon, ce monde que nous sentons n’est que le reflet du vrai monde. Nous pouvons l’appeler le monde de matière, le monde sensible. De l’autre côté du miroir, il y a le monde des idées, le monde intelligible. La matière change et se détruit, la matière subit des changements perpétuellement et cela peut être considéré comme une imperfection. Il est impossible pour la matière de maintenir une identité stable. Heidegger théorise aussi sur ces « deux mondes », expliquant que le monde sensible prend sens lorsque le Référence au concept de Heidegger

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monde intelligible s’y superpose. Les « étants »6 matériels n’ont d’ailleurs pas d’identité inscrite en eux même. Ils en acquièrent seulement en participant à cette idée. Une action est mauvaise seulement si elle participe à l’idée du mal. Une façade d’immeuble est perçue comme vieille seulement si elle participe à l’idée de la vieillesse. Le monde des idées est entrelacé avec le monde sensible, les deux forment une entité, comme le corps et l’esprit. « Le sens qu’il s’agit d’insister au cœur de la matérialité se situe au-delà des règles de composition et de même la tactilité, l’odeur et l’expression acoustique des matériaux ne sont que des éléments de la langue dans laquelle nous devons parler. Le sens apparaît lorsqu’on réussit à produire dans l’objet architectural des significations propres

ZUMTHOR, Peter, Penser

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l’architecture, Birkhauser, 2010, p. 35

pour certains matériaux de construction, qui ne deviennent perceptibles de cette manière que dans cet objet. Lorsque nous tendons vers ce but, nous devons constamment nous demander ce que peut signifier un matériau donné dans un contexte architectural donné. »7 Cet extrait de Penser l’architecture de Peter Zumthor, s’inscrit dans la continuité́ de la pensée de Platon. Ici, l’architecte parle de la matière comme d’une chose prenant sens dans les significations de l’objet architectural. L’objet provenant de la pensée de l’homme, est dessinée d’une certaine manière permettant à̀ la matière d’être support d’expression et dans son devenir, support d’interprétation.

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Fig.05 Peter Zumthor, les thermes de Vals

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Fig.06 Panel de matières

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LA COLORIMÉTRIE

Comme nous l’avons vu dans l’approche scientifique de la matière, toute matière dispose de propriétés différentes. La couleur est une propriété dite : « non caractéristique », car plusieurs matières peuvent partager la même couleur. Pour appréhender la colorimétrie d’une façade, il faut constater deux cas de figure. Une façade est colorée, soit par la matière du matériau de finition (bardage, enduit, peinture …), soit par la matière du ou des matériaux de construction mis en œuvre sans finition particulière : dans ce cas-là, le terme de « matériaux bruts » est souvent utilisé.

A. LE VERNACULAIRE : MATIÈRE VISIBLE PAR SA COULEUR INTRINSÈQUE

Les architectures vernaculaires les plus rudimentaires ont une force particulière: étant souvent limitées aux simples ressources de l’environnement proche, elles utilisent un seul matériau de construction. Dans ces nombreux cas, l’architecture est composée uniquement de pierre, de bois ou encore, par exemple, de terre. Un village, une ville ou toute une région peut développer une architecture et un mode constructif commun, ce qui génère des urbanités à la chromaticité homogène. Dans la cité de Yazd, située au milieu du dessert iranien, la quasitotalité des constructions partage une homogénéité structurelle et chromatique. Des teintes varient sensiblement d’une construction à l’autre. La terre, par son aspect, sa composition, sa texture, vit au rythme des saisons, des jours, des nuits et des heures qui passent. Le soleil mouvant dans le ciel dévoile les

Approche sensible

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variations de teintes allant du jaune ocre au rouge oxyde, les reflets mats de la lumière sont ponctués de petits reflets brillants, les ombres parfois marquées, parfois estompées. Il existe de nombreux autres exemples de villes construites en terre, comme celle de Shibām au Yémen. Appelée le Manhattan du désert, elle est formée de hauts immeubles de sept étages construits en terre crue qui sont très rapprochés les uns des autres et qui donnent l’impression d’être là depuis toujours. Les murs porteurs en terre crue sont très larges à la base et se font de plus en plus fins d’étage en étage. En réalité, les façades vivent au même rythme que les habitants. Un mélange de terre et de paille sert d’enduit aux façades, ces matériaux étant très abondants dans toute la région. Au fil des saisons, ce revêtement est emporté par le vent et la pluie. L’habitant vient alors enduire une couche supplémentaire sur les façades. Par ce geste simple, l’habitant prend soin de son habitat, comme il prendrait soin de son corps.

BRINCKMANN, A. E. Spätwerke

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grosser Meister, Woldemar Klein, 1936

« Toute architecture existe uniquement en présence de lumière et d’ombre et, donc, en tant que valeur de couleur. »8 La couleur change la perception de l’espace. L’exemple précédent de la ville de Shibām, en est une belle démonstration, la couleur ocre du sol semble s’élancer sur les immeubles eux aussi en terre. Le bâtiment devient comme un prolongement du sol, et lorsqu’enfin, notre regard se pose sur les hautes tours, le ciel bleu azur entre en contraste avec les bâtiments et révèle leur monumentalité.

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Fig 07 Yazd Province, Iran

Fig 08 Shibam, David Shepherd 1960, Huile sur toile, 20x30cm

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Fig. 09, 10, 11 Los Clubes Luis Barragán

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B. LUIS BARRAGÁN : LA COULEUR POUR COMPOSER « L’art en général, et naturellement l’architecture, est un reflet de l’état spirituel de l’homme dans son temps. »9

Luis Barragán

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Par l’usage d’éléments de finition comme la peinture ou l’enduit, les effets visuels peuvent être sciemment choisis. Luis Barragán, architecte mexicain, développe une architecture de volumes en couleurs. Son architecture, principalement en maçonnerie, est enduite puis peinte en couleurs vives. La couleur de la peinture prend ici toute son importance. Sans les couleurs, le bâtiment serait monotone. Je ressens la démarche de Barragán comme un travail de composition musicale : les formes s’apparentant au tempo, et les couleurs, aux notes. Les notes se superposent au tempo, pour former un ensemble uni, évocateur de sens et générateur d’émotion. En fonction des usages, de la lumière, des rapports entre plein et vide, Barragán choisit d’appliquer telle ou telle couleur. Une pièce avec de l’eau est peinte en bleu, couleur apaisante, porteuse de calme et de sérénité. Le poteau porteur, disposé au centre de la même pièce, est peint en rouge, couleur de force. Le couloir est paré de jaune, couleur d’énergie, de vitesse et de déplacement. Les murs de la cour ont une teinte ocre, couleur naturelle créant un lien avec la terre battue et le ciel bleu, ces murs de couleur minérale limitent un espace naturel domestiqué, constitué d’un bassin et d’arbres verdoyants. La couleur est au service de l’architecture. Mais qu’en serait-il si cette couleur se ternissait par l’altération chromatique des pigments avec le temps ? Une part de la pensée architecturale disparaîtrait-elle alors ?

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Fig 12, 13, 14 Immeubles d’habitation, Tirana, Albanie

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C. LA COULEUR : UN OUTIL POUR EMBELLIR La couleur a la puissance d’apporter une subtilité à l’architecture, comme un lexique supplémentaire, qui permet un style d’écriture différent. Nous l’avons vu, Luis Barragán est maître dans cet art. Cette force, cet extra, ce « plus » que la couleur apporte à l’architecture est parfois utilisé pour rendre plus beau. De tout temps, les peuples ont décoré leurs habitats, quand ils le pouvaient, dans l’objectif de les rendre plus beaux. C’est justement dans cet usage que la couleur peut devenir trompeuse, la ville de Tirana en est un bon exemple. Cette ville située en Albanie est bien plus pauvre qu’une ville française. Un grand nombre de quartiers construits, dans les années 1970, forment un urbanisme constitué de blocs de béton. Les façades ont parfois mal vieilli, et sont devenues vétustes. Dans les années 2000, l’artiste Edi Rama fut élu maire de la ville avec la volonté de changer radicalement l’image de la ville. Comme pour compenser le manque de qualité de ces logements, l’artiste demande aux habitants et à des artistes étrangers de peintre les façades de la ville. Deux réactions sont constatées face à cette pratique : c’est la vision du verre à moitié vide ou à moitié plein. Certains la qualifient « cache-misère », car cette pratique n’est qu’illusion et que la vétusté des logements existe toujours ; d’autres la voient comme la seule option envisageable avec le peu de moyens dont disposait la ville. Les effets que procure la couleur ont un rapport direct avec celui des formes. Prenons l’exemple d’une pièce carrée toute simple : un mur noir donnera la sensation de fermer l’espace alors que le blanc l’ouvrira. Un volume clair génère une sensation de légèreté, une perception de profondeur qui permet un jeu de contrastes, d’ombres et de reflets. Un volume foncé génère une sensation de lourdeur, une perception de masse indéfinissable, une perception en deux dimensions, rendant difficilement saisissable la profondeur réelle. Nous comprenons maintenant pourquoi un matériau peut être choisi en fonction de sa colorimétrie intrinsèque et l’effet visuel que celle-ci procure. La couleur a toute sa place dans la pensée architecturale, le vieillissement de la matière et les couleurs sont en liens directs : si un matériau passe du beige au gris quand il vieillit, le sens de la couleur change quand la colorimétrie évolue, par conséquent celui de l’intention première de l’architecte change aussi.

Approche sensible

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Partie 2


II

APPROCHE TECHNIQUE Descriptif du vieillissement

Cette partie traitera les causes et effets du vieillissement de la matière de manière rationnelle. Relevant du domaine des faits, une description objective est préconisée. Devant être précise et détaillée, cette partie sera focalisée sur les trois matériaux les plus usuels dans la construction, le bois, l’acier et le béton. Cette sélection non exhaustive de trois matériaux aux caractéristiques bien différentes, permet une approche diversifiée et complémentaire. Organisée en trois sous-parties, une structure d’analyse similaire permet une comparaison intuitive des différents types de vieillissement. Ce travail écrit est illustré par des photos et des schémas techniques nous permettant de faire des parallèles entre théorie et pratique. La description du vieillissement du bois, de l’acier et du béton est essentielle pour rendre accessible la compréhension des différentes analyses des cas d’études traités dans la partie finale.

Approche technique

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Fig. 15 Chalet en bois à Manigod, 74230

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Partie 2


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LE BOIS

A. REGARD EN ARRIÈRE Historiquement, le bois est associé au monde rural. L’image du chalet en montagne, celle de la cabane dans les bois ou des hangars agricoles ont longtemps perduré dans l’imaginaire collectif, mais elles se voient aujourd’hui progressivement remplacées. Dans une société ultra industrialisée, nos modes de vie sont devenus majoritairement urbains : le contact avec la nature relève de l’exception, alors que celui avec un milieu urbanisé est devenu une norme. Le bois connaît toutefois un véritable nouvel attrait depuis deux décennies. Étant un matériau d’origine organique, il représente une image de nature aux yeux des usagers. Le besoin de rapprochement avec la nature grandissant, cela a fait monter la cote de popularité du bois ces dernières années. La prise de conscience des enjeux climatiques a – elle aussi – contribué à son retour sur la scène architecturale où elle fait valoir les valeurs de préservation environnementale et de limitation de la pollution. Le bois étant un « élève modèle » dans le classement des matériaux en fonction de leur empreinte carbone, cela encourage les acteurs de la construction à en faire usage. Bien que le bois porte une image de sobriété et de simplicité de vie, composer avec ce matériau naturel et vivant, porteur des valeurs d’une architecture respectueuse de l’environnement, demande une attention particulière et fait appel à une culture constructive très précise. Le bois peut jouer un rôle structurel et de finition. Dans cette étude, nous allons nous concentrer seulement sur le rôle de finition lorsqu’il est appliqué en façade. Les finitions en bois sont principalement en bardage. Comme nous l’avons vu dans la première partie (Perception : les sens qui nous révèlent le monde), la vue représente le premier des sens qui nous permet d’appréhender et de juger une situation. Le bardage étant l’enveloppe du bâtiment, il a donc un impact visuel direct sur le ressenti des usagers. La patine est le terme courant pour qualifier le teint naturel que prend un matériau avec le temps.

Approche technique

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Le bois est un matériau dont l’apparence varie fortement dans le temps. Il est donc essentiel de comprendre les causes de ces différentes évolutions pour anticiper les changements et maintenir la qualité architecturale souhaitée lors de la conception. Le vieillissement des bardages bois peut être réparti en deux catégories, selon qu’il impacte ou non la structure du bâti. Le bois étant un materiau biosourcé, il est très sensible à l’eau. Voici trois points de vigilance de gestion des écoulements de l’eau : - le ruissellement; - la stagnation; - le rejaillissement.

B. LE GRISAILEMENT : UN VIEILLISSEMENT SANS IMPACT STRUCTUREL Ce type de vieillissement est identifié par la patine grise que le bois prend avec le temps. Ce changement est caractérisé par une désaturation de la teinte du bois, qui lui fera prendre, à terme, un aspect gris/argenté. Cette dégradation est seulement d’ordre esthétique et aucunement d’ordre structurel. Le grisaillement intervient en général quand le bois a une humidité supérieure à 20 %. Ce niveau d’humidité permet aux champignons lignicoles de commencer à se développer en surface (sur la lignine). Ces micro-organismes se nourrissent des réserves nutritives (amidon), mais n’attaquent pas la paroi cellulaire. Cela donne à la surface une patine de coloration allant du gris clair au bleu noirâtre. Ces champignons ont uniquement un impact visuel sur le bardage, et, en aucun cas, les lignicoles ne peuvent altérer la structure du bardage. Ensuite sous l’effet des rayons UV, il se produit une photo-oxydation de la couche supérieure du bois. Ce phénomène de désaturation des pigments du bois est exclusivement visuel. L’humidité apportée par les pluies et par le sol favorise le grisaillement sur ces zones exposées. Cela a pour conséquence de donner un aspect variable à une même façade en fonction des éléments qui la composent : balcons, couvertines, appuis de fenêtre… Une partie proche du sol sera ainsi plus sujette

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Partie 2


Fig. 16 Le debord de toiture protège la façade sur une petite distense, le grisaillement est discontinu

Fig. 17 La toiture protege partiellement le bardage des ruissemements, le grisaillement se fait que sur la moité de la façade

Fig. 18 Les zones sous les appuis de fenêtres sont protégées du ruissellement de l’eau et donc moins sujettes au grisaillement

Fig. 19 Un côté de la facade est exposé au vent dominant, cela entraîne un fort grisaillement

Fig. 20 Rejaillissement à la jonction des balcons et de la façade

Approche technique

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au grisaillement qu’une partie supérieure ; une partie protégée des pluies sera moins touchée qu’une partie exposée. Le grisaillement sera aussi favorisé ou non, en fonction de l’orientation des façades. Il faut comprendre le caractère déterminant des conditions d’humidité. Une façade toujours ensoleillée permet à l’humidité de vite s’évaporer. Une façade orientée au nord ou masquée par un bâtiment reste plus longtemps humide en raison de la faible exposition à l’ensoleillement ce qui provoque une propagation plus rapide des champignons. Si le vieillissement n’est pas pensé dès la phase de conception, il n’est pas rare que l’aspect de la façade devienne inégal et peu harmonieux. Il est donc de notre responsabilité de veiller à ces différents paramètres pouvant transformer radicalement l’aspect de la façade après plusieurs années.

C. LA DÉGRADATION PHYSIQUE L’humidité est aussi vectrice d’autres manifestations du vieillissement. Elle favorise la dégradation du bois. Le bois humide se gorge d’eau et en prenant du volume, ses fibres se dilatent. Quand le bois s’assèche, les liaisons inter-fibreuses peuvent se rompre. Progressivement, le bois a de plus en plus de failles, failles qui sont justement propices au développement des champignons lignivores, de mousses et d’algues. Le danger de ces organismes pour les bardages tient au fait que, pour se développer en surface, ils vont consommer la lignine (la cellulose du bois) et donc fragiliser le bois. Essentiels au bon fonctionnement du cycle naturel du carbone, ces micro-organismes servent à décomposer entièrement le bois mort (ex. : les arbres morts en forêt), cela laisse une idée des conséquences que peuvent avoir ces champignons sur le bois en bardage. La mauvaise gestion des écoulements de l’eau est caractérisée principalement par deux phénomènes : la stagnation et le jaillissement (ou rejaillissement).

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Partie 2


Fig.21 Rejaillissement sur porte en bois

Fig.22 Rejaillissements de pluies et d’exutoire sur bardage

Fig.25 Staganation d’eau dans goulotte de fixation

Fig.23 Staganation d’eau dans goulotte de fixation

Fig.26 Staganation d’eau sur plan horizontal

Fig.24 Staganation d’eau sur plan horizontal

Fig.27 Plan non horizontal pour favoriser le ruissellement

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Fig. 28 Hangar treillis courant

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LE MÉTAL

A. REGARD EN ARRIÈRE Les premiers usages du métal en architecture datent de la révolution industrielle. Cette période post-monarchique, a patir du XIXe siècle, hérite des pensées des philosophes des Lumières a ouvert le champ des possibles, cette révolution industrielle a permis l’essor d’inventions et d’innovations technologiques . Dans un élan nouveau, la technique a commencé à prendre une place centrale dans vies. Tout se règle par la technique : il faut faire vite et bien ! L’usage du métal en architecture commence à la fin du XIXe siècle. Comme le bois, il sert à réaliser des éléments structurels tels que des poteaux et des poutres. Le métal se déploie ensuite sur les toits, comme ceux de Paris, qui se métamorphose dans le cadre du grand plan d’urbanisme de Haussmann. Symbole de technicité et de modernité, le métal s’avère extrêmement utile. Peu cher, rapide à mettre en œuvre, il règle les problèmes d’étanchéité des toits parisiens en zinc et devient rapidement le matériau optimal par excellence répondant aux exigences et aux aspirations de ce Nouveau Monde industriel. Au XXe siècle, l’utilisation du métal gagne les murs. Après l’apparition des parois métalliques dans le monde industriel, elles sont progressivement adoptées par le monde agricole. Les granges à tracteurs, à outils, à provisions deviennent des hangars : des boîtes métalliques avec un toit et quatre murs, entièrement constitués de métal. Fonctionnels et peu chers à édifier, les hangars sont implantés en zones rurales et industrielles. Les pièces sont standardisées pour minimiser le coût et maximiser l’efficacité de leur production. Aujourd’hui, cette image persiste, mais le travail de certains architectes et designers lui a donné une nouvelle signification, en faisant passer ce matériau du monde de la production industrielle au monde du design. Alors que le rapport à ces matériaux n’a pas changé, notre regard sur le métal s’est transformé : la connotation négative qui y était associée est devenue positive.

Approche technique

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Dans cette partie, nous allons nous concentrer sur le vieillissement des divers types de finitions métalliques en façade. Le métal est un matériau préfabriqué en usine pour être assemblé sur chantier. Il est soit mis en œuvre à l’état brut dans de rares occasions, soit, la plupart du temps, mis en œuvre avec un traitement spécifique. Plusieurs types de finitions existent, elles peuvent être des panneaux pleins, perforés ou déployés, des lames ou des mailles. Les modes d’utilisation et le choix de l’usage de certains métaux diffèrent en fonction du résultat voulu. Nous pouvons classer en deux grandes catégories les métaux : – les métaux ferreux : fer (Fe), acier, acier inoxydable, acier corten… – les métaux non ferreux : zinc (Zn), zinc (Zn), aluminium (Al), cuivre (Cu), argent (Ag), or (Au), chrome (Cr)… Nous allons voir plus tard que dans cette liste de métaux certains sont des métaux purs. Cela signifie que le métal est constitué d’un seul élément physique (que l’on peut retrouver dans le tableau périodique des éléments) comme le fer par exemple que l’on note Fe. Par opposition, les alliages sont le fruit du mélange de plusieurs métaux. L’objectif d’un alliage est d’exploiter les propriétés physiques de chaque métal pour diminuer ou éliminer un ou plusieurs facteurs de dégradation du métal. Prenons le cas de l’acier inoxydable (Fe + C + Cr) qui est un alliage de fer, de chrome (≈13 %), et de carbone (≈1 %). Son atout majeur repose sur la présence du chrome qui permet à l’acier de ne pas s’oxyder et donc de ne pas se corroder. Cette classification permettra de mieux comprendre la différence entre certains types de métaux avec une attention particulière portée à leur sensibilité au vieillissement. Nous allons voir en effet que chaque métal s’identifie et se différencie des autres par des caractéristiques précises comme la densité, la sensibilité à la corrosion, etc. Les deux types de métaux (ferreux ou non ferreux) sont utilisés en architecture. Dans le cadre de ce mémoire, de ce mémoire, je procéderai à une description non exhaustive des métaux, pour circonscrire ceux utilisés en façade (en architecture). Cela permettra de développer une analyse précise des différentes causes et des effets du vieillissement.

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Fig. 29 Panneaux en maille d’acier inoxydable

Fig. 30 Cassettes métalliques

Fig. 31 Tôles de bardage

Fig. 32 Lames d’aluminum

Fig. 33 Panneaux d’acier deployé

Fig. 34 Panneaux d’acier parforé

Approche technique

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Fig. 35 Coupe schématique de l’oxydation du cuivre

Fig. 36 Cuivre corrodé

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B. LES MÉTAUX NON FERREUX Le cas des métaux non ferreux est particulièrement intéressant pour comprendre les différents phénomènes de vieillissement des façades métallique. En contact avec l’air, les métaux non ferreux réagissent par un processus d’oxydation de la surface métallique appelé « passivation ». Cette réaction stoppe la corrosion, créant une couche passive formée des molécules oxydées, qui restent fortement liées et qui constituent une structure impénétrable. Cette pellicule produite est différente en fonction des métaux, et peut prendre différentes teintes. Voici trois métaux non ferreux pouvant être utilisés en bardage. Le cuivre est un matériau déjà très présent dans la construction, étant particulierement bon conducteur, ce métal est utilisé dans les réseaux électriques. L’oxydation en surface permettant de créer un couche protectrice rendant, même oxydé, ce métal sain. Aussi, souple et facile travailler, il est devenu le métal par exellence pour la plomberie. Il représente pour moi un matériau puissamment symbolique et démonstratif du vieillissement de la matière qui se traduit par un changement colorimétrique radical, ce métal passant du brun rougeâtre au vert émeraude en raison de son oxydation en surface. Ce métal étant lui aussi plus coûteux que d’autres matériaux de finitions, le choix du cuivre en façade ne peut s’envisager que dans une réflexion globale sur le vieillissement de la matière. Le zinc recouvre à 70 % les toits des immeubles de la capitale française. Ce matériau, à l’origine destiné aux toitures, se retrouve parfois aussi le long de façades. Souvent utilisé dans des projets de surélévation, son aspect le différencie du reste de la façade et donne la sensation que le, ou les étages ajoutés sont simplement une déformation du toit. Ce stratagème permet d’ajouter un étage assez discrètement sans réellement le souligner. Les aspects du zinc vont variables. C’est son état de vieillissement, plus précisément son oxydation, qui va créer des variations de couleurs. En effet, étant un matériau non ferreux, le zinc prend une patine blanchâtre avec le temps, sa teinte passant progressivement du sombre au clair. Cet aspect est particulièrement intéressant, car comme nous l’avons observé précédemment (dans la souspartie intitulée « La couleur: un outil pour embellir » ), un volume à la teinte claire permet de générer une sensation de légèreté et de mieux définir sa volumétrie par des jeux d’ombres et de lumière. Alors qu’en vieillissant, la plupart des matériaux s’assombrissent, le zinc gagne en clarté avec le temps, dégageant ainsi une impression de légèreté et d’environnement sain.

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Fig. 37 Coupe schématique de l’oxydation du fer

Fig. 38 Acier corrodé

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L’aluminium est un matériau particulièrement employé dans l’industrie, mais aussi dans la construction. Ayant une température de fusion très faible, l’aluminium permet des moulages très précis. Souple et léger, c’est un métal facile à travailler. Il est utilisé en construction, notamment pour réaliser des menuiseries. Dans cette étude, nous allons nous intéresser à son usage en façade avec le bardage aluminium, dont le point fort réside dans sa grande résistance à la corrosion. L’apparence de la façade demeure très stable dans le temps, ce qui représente un atout remarquable pour le bâtiment. Ce matériau pérenne est malheureusement plus coûteux que d’autres métaux et sa cherté restreint son utilisation.

C. LES MÉTAUX FERREUX On qualifie un matériau de métal ferreux lorsqu’il est constitué de fer pur ou allié. Aujourd’hui, 90 % des métaux fabriqués dans le monde sont des métaux ferreux. L’acier représente l’alliage ferreux le plus produit. Il est composé de 99 % de fer et de 1 % de carbone. Son faible coût, dû à son abondance, et ses caractéristiques physiques particulièrement intéressantes, notamment sa densité, sa solidité et flexibilité, sont responsables de ce succès. Ce matériau si parfait d’apparence possède cependant une grande faiblesse : sa très forte sensibilité à la corrosion. Bien que cela ne représente pas une entrave à son utilisation dans certains domaines, c’est une difficulté majeure en architecture parce que l’acier est directement en contact avec un milieu qui lui est dommageable. Pour protéger de la corrosion, l’acier est systématiquement traité. En voici les trois principaux traitements : l’application de vernis, l’application de peinture et la galvanisation. Une fois l’acier traité, l’oxydation du métal est grandement réduite. Sans cette protection, l’usage de l’acier en bardage ne serait pas envisageable. Comme un mensonge, la vérité nous rattrape toujours. Ici, c’est l’inévitable passage du temps qui rattrape le vieillissement de l’acier, car les traitements ne sont pas inaltérables. C’est par l’altération de ces pellicules artificielles et protectrices, que l’acier, jusqu’à présent scrupuleusement isolé, rentre en contact avec son

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environnement, et que la réaction de corrosion s’amorce. Voici quatre exemples de corrosion générés par l’altération des surfaces protectrices : – la corrosion uniforme; – la corrosion par piqûres ; – la corrosion intergranulaire ; – la corrosion galvanique. La corrosion de l’acier est une altération progressive par réaction chimique entre le métal et un oxydant comme le dioxygène. La réaction consiste en un transfert d’électrons entre les deux espaces chimiques. L’oxydant capte des électrons cédés par le réducteur. Fe + 02 fer + dioxygène

Fe203 oxyde ferrique

Cette réaction produit de la rouille : un corps poreux, constitué principalement d’oxyde ferrique hydraté. Cette rouille laisse passer l’air, exposant ainsi le métal à la corrosion et entraînant, à terme, sa dégradation totale.

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Fig. 39 Corrosion galvanique

Fig. 40 Corrosion uniforme

Fig. 41 Corrosion intergranulaire

Fig. 42 Corrosion par piqûre

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D. L’ALLIAGE DE MÉTAUX FERREUX ET NON FERREUX Nous l’avons vu, l’usage d’acier est très utilisé, il est à la fois peu cher et présente des caractéristiques physiques particulières favorables à un usage en façade. La seule problématique demeurant sa forte sensibilité à la corrosion. Il y a deux types alliages d’acier qui concernent particulièrement les architectes : l’acier inoxydable et l’acier corten. L’alliage de ces deux aciers a permis un partage de propriétés physiques rendant ces matériaux plus résistants à la corrosion et donc moins exposés au risque de dégradation. L’acier inoxydable est un alliage composé : fer + carbone (>1,2 %) + chrome (<10 %). Visuellement, le résultat de cet alliage est sensiblement similaire à l’aluminium, mais en revanche on peut noter certaines différences physiques comme une plus ou moins bonne résistance à la traction ou une densité plus ou moins faible . Dans les deux cas, ces matériaux résistent très bien la corrosion. L’acier corten a été inventé et breveté dans les années 1930 aux États-Unis, cet alliage est constitué de fer auquel ont été ajoutés du cuivre, du phosphore, du silicium, du nickel et du chrome. Caractérisé par sa couleur rouille, il offre une bonne résistance à la corrosion ainsi qu’à la traction. Sa résistance à la corrosion atmosphérique tient à la couche d’oxyde très imperméable, la patine, qui protège le matériau de base d’une détérioration. L’oxydation est obtenue en exposant le matériau aux éléments naturels. Selon les conditions locales, il faut plusieurs mois à plusieurs années pour que cette patine auto protectrice se forme et exerce son action. Très apprécié des architectes (par exemple le musée Soulages à Rodez de RCR), et aussi des artistes (par exemple les œuvres de Richard Serra, Clara Clara notamment), l’acier corten valorise l’effet du temps sur l’édifice. Au fil du temps, les oxydes patinent la surface qui devient poreuse et irrégulière, et la coloration évolue d’un rouge rouille intense jusqu’à une teinte plus brune et chaude. L’environnement et la façade interagissent, l’un faisant vieillir l’une, l’une s’intégrant dans l’un, l’un et l’une entrant dans un dialogue symbiotique, un échange, une union.

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Fig. 43 Musée Guggenheim, Bilbao, Espagne, Franck Gehty

Fig. 44 Musée de Troie, Turquie, Yalin Mimarlik

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Fig. 45 Institut Salk d’études biologiques, San Diego, Californie Louis I. Kahn

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LE BÉTON A. REGARD EN ARRIÈRE Le béton est un matériau utilisé depuis plus de 4 000 ans, on parle notamment du béton romain, qui compose par exemple la coupole de l’illustre Panthéon de Rome. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce mode constructif n’était que très peu utilisé à cause d’une perte des connaissances et de savoir-faire dans sa mise en œuvre après la chute de l’Empire romain. La découverte du ciment artificiel par Louis Vicat à la moitié du XIXe siècle a ouvert la porte à la découverte du béton armé quelques années plus tard. La composition du béton actuel n’est plus la même que celle du béton utilisé il y a quatre millénaires, qui remplaçait le ciment par de la terre argileuse. C’est aujourd’hui, le matériau le plus utilisé dans le monde pour la construction. On obtient du béton, en mélangeant des granulats, du sable, de l’eau, et des liants hydrauliques tel que le ciment. Ce mélange crée une pâte plus au moins liquide. La composition peut être variable en fonction de l’aspect et de l’usage souhaité. Après coulage, le béton fait alors « prise », cela signifie qu’il se solidifie en séchant. B. PROPRIÉTÉS PHYSIQUES Le béton est un matériau extrêmement résistant en termes de compression, mais il résiste très peu à la traction et à la flexion. Le béton armé est l’association de béton et du métal. L’un possédant une très bonne résistance à la compression, et l’autre à la traction. Cette association permet de profiter des propriétés mécaniques des deux matériaux afin de les rendre complémentaires. C. TYPES DE VIEILLISSEMENT Le béton armé est un matériau plastique possédant de grandes possibilités structurelles et spatiales. Facile à mettre en œuvre et extrêmement résistant, il semble être le matériau d’excellence pour l’architecte, lui offrant liberté de création et rapidité de mise en œuvre, tout en étant relativement économique. Dans cette sous-partie, nous allons constater que ce matériau présente aussi

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de nombreux inconvénients d’ordre physique. Nous n’allons pas traiter dans cette partie de l’impact écologique de ce matériau, car ce n’est pas le sujet dans cette étude, mais il me semble important de souligner que l’utilisation massive du béton est devenue très néfaste pour l’environnement. Il faut rappeler que la production de béton entraine une surconsommation mondiale de sable qui dégrade, voire détruit, des écosystèmes et bouscule l’équilibre environnemental mondial. Le béton, en particulier lorsqu’il est armé (ce qui représente la plupart des cas de son utilisation), est sujet à deux types de manifestations du vieillissement. L’un est d’ordre esthétique : il s’agit des défauts et l’autre relève d’une dégradation technique : il s’agit des désordres. Les malfaçons peuvent être aussi responsables d’une accélération de ces phénomènes. La ségrégation des composants du béton subvient pendant la mise en œuvre du béton par un mauvais mélange préalable. Cela a un impact visuel direct en ponctuant la façade de l’élément non désiré. La ségrégation favorise aussi indirectement la création de fissures susceptibles de provoquer certains phénomènes de vieillissement comme la carbonatation (que nous verrons dans le détail plus tard). Les formes les plus visibles de ségrégation sont : – les nids de gravier, visibles par une concentration localisée de granulats ; – les remontées d’eau, dues à un mauvais dosage en eau ou bien à une séparation des composant du béton durant la prise. Les fissurations peuvent aussi survenir en différé. Elles sont le plus souvent dues à une mauvaise étude préalable du contexte ou du bâtiment lui-même. En voici certaines causes : – le tassement des fondations ; – des variations de température trop importantes ou du gel durant la prise du béton ; – des dimensionnements mal proportionnés, dus à une mauvaise prévision des charges ; – une mauvaise pose des ferraillages, trop proches ou trop éloignés de la surface ; – un mauvais positionnement des joints.

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Fig. 46 Nid de gravier

Fig. 47 Fissure béton armé

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Fig. 48 Jean Renaudie Immeuble d’habitation Les Étoiles Ivry-sur-Seine, 2018

Fig. 49 Fissure et infiltration d’eau

Fig. 49’ Coulures sur jonction

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D. LES DÉFAUTS : LES SALISSURES Les salissures sont des phénomènes de vieillissement qui n’ont pas de conséquence sur la structure et les aspects techniques d’une construction. Ils peuvent néanmoins s’avérer très gênants. Les salissures changent l’image d’un bâti. Impactant le visuel, elles sont souvent mal acceptées des usagers qui associent salissures et environnement malsain. L’eau est une grande responsable de ce phénomène, elle génère les deux défauts principaux : les coulures et l’apparition de micro-organismes. Les coulures sont dues à la pollution de l’air, par la présence de microparticules et de poussière dans l’air. Ces dernières se déposent progressivement sur les façades et ternissent la surface. Les pluies débarrassent de ces dépôts. Mais le ruissellement de l’eau en façade est hétérogène, l’eau rencontre des obstacles. En effet, la façade comporte de nombreux éléments ponctuels qui favorisent le vieillissement. Certains peuvent être d’ordre décoratif et d’autres d’ordre fonctionnel ou structurel. En voici les formes les plus communes : les balcons, les corniches, les auvents, les garde-corps, les acrotères, les jardinières, les couvertines. L’eau converge ou ne passe pas à certains endroits. Ce constat permet de comprendre les raisons pour lesquelles certaines zones en façade sont plus sujettes au ternissement lié au dépôt de pollution. L’apparition de micro-organismes est, elle aussi, due au ruissellement de l’eau en façade. Les zones avec une forte concentration de dépôt de poussière et une importante présence d’humidité sont propices à la survenue de mousses, algues, lichens ou encore de moisissures. Les jonctions des éléments ponctuels et les variations volumiques de la façade sont propices au développement de ces micro-organismes.

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Propagation de la carbanatation du béton en mm

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Fig. 50 Graphique de la carbonatation du béton

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Fig. 51 Schémas des phases de dégradation due béton du à la carbonatation

Fig. 52 Façade en béton avec des éclats

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Années


E. LES DÉSORDRES : LA CARBONATATION La carbonatation, parfois appelée vulgairement, le cancer du béton, est un phénomène à fort impact visuel qui met en danger la structure du bâtiment. La carbonatation se manifeste par la baisse du pH du béton, dont le taux passe de 12 à 8. Ce changement s’explique par la réaction chimique entre le béton et le dioxyde de carbone présent dans l’air, en voici la formulation physique : Ca(OH)2 + CO2 portlandite + dioxyde de carbone

Ca CO3 carbonate de calcium

Il s’agit d’une transformation des hydroxydes contenue dans le liant hydraulique en carbonate (d’où le nom de carbonatation). Ce changement de potentiel hydrogène progresse en profondeur dans le béton de façon non linéaire. Pour une densité de béton classique de 350 kg/m3, la carbonatation progresse de 4 mm en 2 ans, 10 mm en 8 ans et 20 mm en 25 ans. Plus le béton est dense, plus il sera résistant, car la perpétration du CO2 se fera plus difficilement : faible porosité = meilleure imperméabilité = ralentissement de la carbonatation.

Une fois que le béton, en contact avec le fer, subit le phénomène de carbonatation, les fers commence à se corroder. La corrosion génère une dilatation des fers pouvant aller jusque cinq fois sa taille initiale. Cette expansion du métal crée une poussée des fers sur le béton. Un cercle vicieux de dégradation débute alors : la poussée crée des fissures dans le béton, ce qui favorise l’infiltration d’eau et d’agents chimiques accélérant la corrosion et créant une nouvelle poussée, plus forte. Si les fissures ne sont pas vite comblées avec un mortier, des éclats de béton se décrochent du mur. Ce phénomène dénature l’aspect visuel de la façade, met en péril la structure du bâtiment et la sécurité des usagers qui circulent à proximité.

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Les éléments ponctuels de la façade (balcons, corniches, auvents, garde-corps, acrotères…), par leurs épaisseurs moins importantes et leur exposition plus grande aux intempéries, sont plus sensibles aux effets de chocs thermiques (dilatation et rétractation du béton) et sont souvent facteur de stagnation d’eau. Ces faits favorisent la carbonatation ciblée sur ces éléments précis. Les jonctions avec le reste de la façade favorisent la stagnation d’eau qui, dans un premier temps, peut provoquer des pathologies moins importantes de l’ordre de salissures. Avoir conscience des différentes causes d’un vieillissement amplifié et accéléré, permet d’éviter de commettre ces erreurs de conception. La partie suivante permettra d’appréhender le vieillissement du béton dans un contexte plus global.

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Fig. 53 Coulures sur muret

Fig. 54 Éclatement du béton d’un balcon

Fig. 55 Traces de coulures sous un appui de fenêtres

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III

APPROCHE TANGIBLE Études de cas

Consacrée à l’approche tangible, cette dernière partie se propose d’être une synthèse des deux précédentes. Elle est composée de trois études de cas. Les projets choisis revêtent en façade les trois matériaux analysés dans ce mémoire : le bois, l’acier et le béton. Ces études de cas nous permettent d’appréhender trois façons de prendre en compte le vieillissement de la matière en façade. Bien que totalement différents, ces projets convergent en certains points. Tous reflètent notamment une pensée architecturale qui tient compte de l’histoire et de la mémoire du site, ainsi que de la culture patrimoniale d’habiter et de construire propre aux régions dans lesquelles ils sont situés.

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Fig. 56 Vue satellite de la cité de la musique de Romans-sur-Isère en 2021

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LE BOIS

Cité de la musique, Romans-sur-Isère (26) Programme : Réalisation de la cité de la musique. Elle doit accueillir une scène de musiques actuelles, un auditorium, des bureaux et des salles enseignement et de répétition. Localisation : Romans-sur-Isère (26) Livraison : 2013 Commanditaire : Communauté d’Agglomération du Pays de Romans Architectes : CR&ON Architectes (mandataire)/AAGROUP (associés) Surface : 4 000 m2 Montant de l’opération : 6,5 M€

A. LE SITE

Situé à Romans-sur-Isère (26), petite ville entre Valence et Grenoble, la cité de la musique a été livrée en 2013. Cet équipement culturel est implanté entre quatre entités significatives et chargées d’histoire : un parc, un boulevard, la ville et l’Isère. À la limite du centre historique et entre d’anciens remparts qui bordent le parc, la cité de la musique vise à s’inscrire dans une logique plus large de renouvellement et de mise en valeur urbaine. Ce bâtiment doit être le cœur des connexions spatiales entre les différentes entités qui constituent le site, et temporelles entre passé, présent et futur. Avant la construction de ce projet, l’emplacement et partiellement occupé par les bâtiments d’un ancien hôpital ainsi qu’une chapelle. Cet espace privilégié est riche en diversités de fonctions, d’histoire et de matières. Mais chacun de ces éléments est autocentré et aucun lien n’existe entre eux. La cité de la musique trouve place au centre de ce site complexe par nature. L’approche résiliente est le maître mot de ce projet : les architectes utilisent les entités disparates, qui entourent le bâtiment projeté, pour justifier la forme, l’aspect et les fonctions de la future cité de la musique. Cet équipement culturel se veut d’être l’articulation fédératrice permettant de faire le lien entre ces entités si diverses. L’idée était d’accepter cet environnement, de prendre ses défauts et les transformer en atouts. Pari tenu !

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B. LA FORME

Du détail au choix de l’emplacement urbain, tout découle d’une idée principale : « faire union ». Le travail interscalaire peut se lire dans les deux sens, de la petite échelle à la grande échelle et inversement. C’est un va-etvient perpétuel, un jeu entrelacé, qui, grâce aux formes et la matière, instaure un paisible dialogue entre la ville, le bâtiment et le détail. L’objectif est que cette cité de la musique puisse entrer en résonnance avec son environnement. À l’échelle du bâtiment, l’approche résiliente élaborée par les architectes, a permis de composer avec l’existant et de le valoriser. Ce travail résilient est tout aussi présent à l’échelle du détail. La volonté des concepteurs était, que la cité de la musique, élément central du site, soit enveloppée une façade uniforme reflétant la réunion les entités bâties et paysagères l’environnant. Le ruban, comme symbole de mouvement, de liberté, dont la fluidité lyrique évoque une douce mélodie, s’enroule autour du bâtiment. Uniformisant l’ensemble, ce ruban est matérialisé par un bardage en bois homogène. Réalisée grâce à des ressources et un savoir-faire local, la mise en œuvre du bardage est atypique et très intéressante. Fabriqué en bois Douglas 100 % naturel provenant d’Ardèche, le bardage a été posé sans le moindre traitement. Ce bois durcit en vieillissant. Alors même qu’il est exposé directement à l’environnement et aux agressions extérieures, le Douglas résiste très bien à l’épreuve du temps. En l’espace de quelques mois, ce bardage non traité a pris une teinte argentée, la patine du bois. Ici, la patine est particulièrement homogène grâce à l’attention très particulière qu’ont portée les architectures à la pose du bardage.

C. LA MATIÈRE

Quand on pense vieillissement de la matière en façade, on pense gestion de l’eau. Dans la deuxième partie de ce mémoire, nous avons vu l’importance de penser correctement le ruissellement de l’eau en façade puisqu’elle est responsable en grande partie des changements d’aspects d’un matériau. Dans le cas de la cité de la musique de Romans, la pose du bardage est particulièrement bien pensée. Le bardage n’est pas en contact direct avec le sol, et même aux endroits où il s’en rapproche, une distance est toujours respectée. Le rejaillissement de l’eau sur le bardage est ainsi évité. Les surfaces possèdent toutes un léger angle

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Fig. 57 La cité de la musique, 2013

Fig. 58 La cité de la musique, 2018

Fig. 59 La cité de la musique, 2018

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d’inclinaison, ce qui permet à l’eau de s’écouler d’une manière optimale. Il n’y a alors pas de stagnation d’eau, et donc pas de complications. Le bardage est posé à claire-voie à la verticale, ce qui favorise une très bonne ventilation du bois et un séchage rapide. Soulignons enfin un dernier point très important : il n’y a aucun masque sur la façade, aucun obstacle qui pourrait influencer un ruissellement inégal de l’eau. Afin de ne pas provoquer un ruissellement inégal qui aurait mis à mal l’homogénéité du vieillissement de la façade, les architectes ont renoncé aux appuis de fenêtre. Ce choix simple qui peut sembler contre nature pour les architectes, car il s’affranchit des codes de la construction, a permis de maintenir une harmonie colorimétrique. Près de dix ans après la construction du bâtiment, la façade affiche une homogénéité remarquable.

D. LA PENSÉE CHARON, Jean-Philippe, La Cité

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de la musique à Romans sur Isère (26), Fibois Auvergne-Rhône-Alpes, 2014

« Le bois est un matériau vivant qui évolue et qui, très rapidement, prend l’esprit du lieu dans lequel il est installé. »10

Ici, l’architecture ne subit pas le temps qui passe, elle l’utilise pour valoriser le bâti, ce changement de teint prend forme par l’apparition de cette patine argentée et homogène enveloppant le bâtiment. Jean-Philippe Charon utilise une belle expression pour décrire le vieillissement : [la matière] prend [en vieillissant] l’esprit du lieu. Pour lui, le geste architectural représente un acte de respect général dans lequel les notions environnementales, territoriales, sociales, culturelles et programmatiques viennent se corréler. À Romans-sur-Isère, la réflexion sur le vieillissement de la matière a été déterminante et elle s’est imposée comme un fil rouge pour penser le projet architectural de la cité de la musique dans son ensemble. Une dizaine d’années après la livraison, la qualité du résultat obtenu est à la hauteur de l’importance que les architectes ont accordée au sujet… Mais cette prise en considération du vieillissement de la matière en façade ne devrait-elle pas être au cœur de tous les projets d’architecture ? La singularité de l’approche des architectes de CR&ON et la rigueur des choix qui ont permis de garantir un vieillissement harmonieux sont, à mes yeux exemplaires et inspirants.

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Fig. 60 Détail : bardage claire-voie

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Fig. 61 Vue satellite de Cluny en 2021

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LE MÉTAL

Pôle de restauration de l’ENSAM, Cluny (71) Programme : Construction d’un pôle de restauration à l’ENSAM de Cluny Localisation : Cluny (71) Livraison : 2009 Commanditaire : L’École nationale supérieure des arts et métiers de Cluny Architectes : Bernard Desmoulin Surface : 1 230 m² Montant de l’opération : 2,9 M€ HT

A. LE SITE

Haut lieu de la vie monastique médiévale, la commune de Cluny possède un patrimoine architectural exceptionnel bien que l’immense église romane ait été démantelée après la Révolution et qu’il n’en demeure que des vestiges. Aujourd’hui, une partie de l’abbaye est ouverte aux visites, l’autre hébergeant, depuis 1901, l’École nationale supérieure des arts et métiers de Cluny. Classé monument historique et labellisé patrimoine européen, Cluny et son abbaye représentent un site emblématique de la chrétienté européenne à l’époque du Moyen Âge. Un dossier de candidature a récemment été déposé par la commune afin que la ville et l’abbaye soient inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.

B. LA FORME

Le projet de pôle de restauration pour les arts et métiers s’appuie sur l’enceinte de l’abbaye, qui jouxte le porche d’entrée du jardin monastique. L’enceinte est un dessin fini qui n’a pas besoin d’être modifié, seule la nécessité d’incorporer un programme inédit concède la greffe d’une construction nouvelle. La parcelle du projet se situe entre deux fragments de l’enceinte, à l’emplacement d’une ancienne bâtisse abandonnée, cette construction passe progressivement de l’état vétuste à celui de ruine. Ultérieurement, les ruines sont rasées et laissent place à un vide, dans ce tissu urbain dense. Cette parcelle vide, de forme triangulaire, dicte précisément, par ses limites, une volumétrie possible pour accueillir le programme de pôle de restauration. Bâti sur deux niveaux, le projet s’articule très simplement. Celui-ci s’installe

Approche tangible

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dans une interprétation historique sensible, celle d’un plein qui devient vide pour, de nouveau, devenir plein. Cela met en tension, dans une approche rétrospective, différentes mises en matières, sur des strates temporelles variées. La parcelle est intrinsèquement sujette à l’évocation d’un passé disparu.

C. LA MATIÈRE

La force du projet ne réside pas dans sa volumétrie, pré définie par la parcelle. Ce n’est pas un projet de forme, c’est avant tout un projet de matière. L’architecte Bernard Desmoulin met en œuvre l’acier corten pour construire ce pôle de restauration. Comme nous l’avons vu en deuxième partie, l’acier corten est un alliage métallique inventé pour les architectes. L’oxydation en surface du métal générant une couche protectrice, la mise en œuvre en façade n’exige aucun traitement. Ici, l’usage de l’acier corten prend un sens particulier étant donné le contexte historique si sensible et précieux. Pouvant d’abord être perçu comme un acte impertinent disqualifiant le lieu, ce matériau entre harmonieusement en connivence avec les autres matériaux du site. Par son aspect changeant, ce matériau gris au départ se pare avec le temps d’une patine rouille. Le bâtiment, entièrement recouvert d’acier corten, se distingue visuellement des murs en pierres de l’enceinte. Les façades s’articulent avec la toiture et, dans un jeu de composition, le bâtiment devient élément de dessin du paysage. Proches sur le plan chromatique sans toutefois être identiques, l’acier corten, les pierres et la terre cuite des tuiles semblent s’affirmer individuellement tout en faisant union. Une superposition de plans est visible depuis la rue, l’acier corten entre en relation avec les remparts, la tour de Buteveaux puis avec le bâtiment central de l’abbaye. La partie patrimoniale et la partie neuve établissant ainsi une relation contrastée et conciliante. L’acier corten, à l’aspect inamovible, massif et intemporel, se greffe au mur fragmenté en l’effleurant de quelques centimètres. La proximité de la pierre et du métal met en dualité deux apparences de vieillissement. Ces deux manifestations du vieillissement sont différentes, mais les deux matériaux affichent une capacité commune à dialoguer avec leur environnement et avec les époques, vécues ou à venir.

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Partie 3


Fig. 62 Le projet entre deux fragments de l’enceinte

Fig. 63 Superposition de plans visuels, de matières et historiques

Approche tangible

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D. LA PENSÉE DESMOULIN, Bernard, Bernard

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Desmoulin, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018

« L’objectif n’est pas d’intégrer le contemporain dans l’ancien, mais d’établir des connivences avec ce qui est déjà là. » 11 Cette connivence semble soulever un paradoxe, car la pensée du geste architectural n’est pas de fondre le projet dans le site, mais que le site absorbe le projet. Cette réalisation, par une écriture architecturale et l’usage d’un matériau moderne, semble résoudre cette aporie.

DESMOULIN, Bernard, Bernard

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Desmoulin, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018

« On ne peut pas être maniéré face à un contexte pareil, il faut savoir s’effacer […] On ne voulait absolument pas rentrer en compétition avec l’existant. »12 Ce pôle de restauration semble avoir toujours était là. La mise en œuvre des plaques d’acier comprend des imperfections, les soudures, les dégradés de couleur sont visibles, mais cela contribue à renforcer l’idée selon laquelle cet édifice a été malmené par le temps. L’architecte nous parle de l’aspect « buvard » de la peau du bâtiment. Grâce à elle, le bâtiment reste en retrait : il est perceptible simplement comme un élément qui est venu combler un vide. L’acier corten, par son caractère vieilli, ne trouble en rien le paysage historique remarquable. L’état de livraison du bâtiment n’est justement pas considéré par l’architecte comme l’état final du bâtiment. Considérant l’acier corten comme un matériau vivant, l’architecte en fait un élément clé de son travail à Cluny. Le vieillissement de la matière en façade et la perception qu’en auront les usagers sont ainsi au cœur du travail de Bernard Desmoulin. Loin d’être un choix accessoire dans ce projet, l’acier corten permet à l’architecte de tisser des liens sensibles entre le pôle de restauration et le site patrimonial d’exception dans lequel il s’inscrit.

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Partie 3


Fig. 64 Détail : l’acier corten, effleure le mur fragmenté

Approche tangible

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Fig. 65 Vue satellite de Ningbo en 2006 et 2021

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Partie 3


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LE BÉTON

Le musée d’Histoire de Ningbo, Chine Programme : Construction du musée d’Histoire, composé de trois galeries Localisation : Ningbo, Chine Livraison : 2009 Commanditaire : Le musée d’Histoire de Ningbo Architectes : Amateur Architecture Studio (Wang Shu & Lu Wenyu) Surface : 30 000 m² Montant de l’opération : 250 000 000 yuans — 33,5 M€

A. LE SITE

Ce projet est construit dans l’ancienne plaine, aujourd’hui intégré à la ville chinoise de Ningbo. Cette région possède un patrimoine historique et culturel relatant plus 7 000 ans de civilisation. Géographiquement situé entre la mer de Chine orientale et des massifs montagneux, ce territoire est au point de rencontre de cultures diverses. Au fil des époques, ce lieu a évolué, mais jamais aussi rapidement et brutalement que durant les 30 dernières années. Durant ces dernières décennies en effet, la région a subi une métamorphose sans précédent : la culture locale s’est effacée au profit d’une culture mondialisée et la campagne a laissé place à une mégapole. « À l’origine, dans cette région, il y avait une trentaine de beaux villages, et ils ont démoli chaque village. »13

WANG, Shu, Wang Shu’s Ningbo History Museum built from the remains of demolished villages, Dezeen, 2016 13

Le musée est un projet construit par le couple d’architectes Wang Shu et Lu Wenyu de l’agence Amateur Architecture Studio. En 2009, ce musée reçut le prix Lu Ban, la plus importante récompense chinoise en matière d’architecture. En 2012, le prix Pritzker a été décerné à Wang Shu, premier architecte chinois à recevoir cette distinction. Cet édifice de 30 000 m² représente une exposition en soi. Le musée est composé en trois parties : une galerie consacrée à l’histoire, une à la région, et une dernière dédiée à la sculpture en bambou. Nous verrons, dans cette analyse, que ces trois thématiques sont directement prises en compte dans la conception et la réalisation du projet architectural.

Approche tangible

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Fig. 66 Le musée d’Histoire de Ningbo

Fig. 67 Faille générant un face à face de matière: mur en wapan à gauche/mur en béton coulé dans un coffrage en bambou à droite

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Partie 3


B. LA FORME

Implanté entre mer et montagne, entre ville moderne et village perdu, le projet se nourrit de cette diversité culturelle et géographique pour se construire. La construction asymétrique est composée d’un grand volume en forme de pavé droit, divisé en trois entités par des failles. Devenant des espaces autonomes de circulation, ces failles sont matérialisées par des vides que définissent des parois plus ou moins inclinées. Excepté le sol, la construction ne comporte aucun plan qui soit purement horizontal ou vertical. Ce travail volumique est une référence directe aux paysages de montagnes, dont les traits de construction ont souvent des inclinaisons hétéroclites. Particulièrement sensible aux représentations picturales de montagne, Wang Shu affirme en substance que si les artistes sont capables de dessiner une montagne, un architecte en est aussi capable. C. LA MATIÈRE

Ce musée est dessiné avec la volonté de retranscrire, une situation géographique, une culture constructive et sociale, appartenant au patrimoine régional. Par la matérialité du bâti, les architectes ont souhaité rendre hommage aux villages perdus de la région. Plus largement, ce projet questionne le rapport à la matière et le temps qui passe. Deux techniques ont été mises en œuvre pour construire cet édifice moderne qui célèbre le patrimoine traditionnel. L’alternance de ces techniques rythme les façades dans un dessin singulier qui met en tension tradition et modernité. La première est une technique traditionnelle appelée wapan. Cet ancien savoir-faire local emploie des briques et des pierres, de taille et d’aspect variés que l’on regroupe en couche afin de créer une structure stable. Ici, pour mettre en œuvre cette technique, les architectes ont utilisé des ressources locales. Étant particulièrement sensibles à la destruction des villages, parfois millénaires, devenus des tas de matériaux, Wang Shu & Lu Wenyue ont voulu réutiliser la matière première des villages détruits pour composer avec. « Partout où vous allez, vous trouvez des ruines de bâtiments qui ont été démolis. Mais, partout, il y a des matières, de belles matières. »14

WANG, Shu, Wang Shu’s Ningbo History Museum built from the remains of demolished villages, Dezeen, 2016 14

Composé de tuiles, de pierres et de briques, ce conglomérat gris aux éclaboussures orangées de la façade devient alors trace d’un passé historique, ravivant ainsi le souvenir des villages traditionnels. « [Ce] ne sont pas des débris (…), c’est l’histoire, le temps et l’expérience. »15

Approche tangible

WANG, Shu, Wang Shu, Amateur Architecture Studio Hangzhou, Chine, arc en rêve centre d’architecture, 2021 15

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La seconde technique se réfère au mode constructif image de modernité : le béton armé. Se faisant face ou entrant en continuité, ce matériau moderne dialogue avec les matériaux traditionnels et fait écho au rapport entre la modernité et du patrimoine. Le couple d’architectes aurait pu s’en tenir là. Mais non, la pensée architecturale a été poussée jusqu’à prendre en compte la technique de mise en œuvre ! Les coffrages de béton ont ainsi été fabriqués en bambou, un matériau modeste et très abondant qui représente un élément prégnant de la culture chinoise. Cet usage du bambou a permis d’inscrire une part de la culture traditionnelle dans un matériau moderne. Après le coulage du béton, la forme des cannes de bambou apparaît alors en négatif, striant la façade de cannelures fragmentées. Cet aspect hétérogène est extrêmement intéressant, car cette finition imparfaite accepte particulièrement bien le vieillissement du béton. Les différentes dégradations, comme principalement les salissures, s’estompent sur cette façade aux airs de falaise montagneuse. Les aspérités du béton, fruit d’un travail à la plus petite des échelles architecturales, donnent au bâtiment une signification inédite, celle d’un édifice pérenne dialoguant avec le patrimoine.

D. LA PENSÉE WANG, Shu, Wang Shu, Amateur Architecture Studio Hangzhou, Chine, arc en rêve centre d’architecture, 2021 16

« L’humanité est plus importante que l’architecture, et l’artisanat est plus important que la technologie. »16 Cette phrase résume bien la vision de ce couple d’architectes. Dans une société mise à mal par un processus massif d’urbanisation, Wang Shu et Lu Wenyu diffusent une vision d’une architecture symbiotique. Si la dimension locale est primordiale dans leur démarche, leur approche à la fois moderne et consciente du passé, qui s’illustre dans un travail sur l’usage des matériaux et des techniques vernaculaires, est également essentielle. Du point de vue du vieillissement de la matière en façade, cette vision est particulièrement féconde. Elle permet en effet de réaliser des architectures qui ne se contentent pas de supporter les dégradations du temps, mais qui utilisent ces dégradations comme des éléments de composition apportant une signification nouvelle au projet. Dans le cas du musée de l’Histoire de Ningbo, le choix d’une mise en œuvre singulière du béton et son aspect imparfait favorisent le dialogue avec des matériaux plusieurs fois centenaires.

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Partie 3


Fig. 68 Détail : le mur en béton coulé dans un coffrage en bambou

Approche tangible

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CONCLUSION Structuré autour de trois approches, ce mémoire propose une vision transversale de la prise en compte du vieillissement de la matière en façade dans une pensée architecturale. Définir ainsi le champ d’étude a permis de développer une réflexion ciblée et de mettre en lumière des éléments de repères comparatifs. Mon choix s’est orienté sur les trois matériaux de construction les plus utilisés en façade aujourd’hui et dont les caractéristiques sont très variées. L’enjeu était de comprendre la portée du vieillissement de la matière en façade autant de manière sensible que d’un point de vue technique. L’approche technique n’aurait pas de sens sans l’approche sensible, et l’approche sensible n’existerait pas sans démarche technique. Cette réciprocité et cette interdépendance révèlent l’importance du travail d’ensemble de l’architecte, dont la pensée ne peut se façonner que dans l’interdisciplinarité. À chaque étape du projet, il convient donc de faire un travail d’aller-retour entre les problématiques techniques et le sens du geste architectural : approches sensible et technique sont indissociables et contribuent à l’élaboration d’une approche plus globale, celle du tangible. La compréhension du vieillissement de la matière en façade est une progression qui s’envisage comme un cheminement. La première étape consiste à minimiser l’impact du vieillissement. Il s’agit de ne pas commettre les erreurs qui favoriseraient un vieillissement prématuré et incontrôlé, ce que nous avons abordé dans la deuxième partie. Ce n’est pas un objectif très valorisant, mais s’il est atteint, c’est déjà un point positif, car nombreux sont les exemples d’édifices dont la dégradation relève d’une accumulation de négligences… Il est essentiel, surtout pour un projet disposant d’un budget limité, d’entrer dans une logique de modestie du geste architectural afin de polariser les moyens sur les attentes de l’usager en matière de qualité de vie. Cette logique impose une certaine rationalité dans la gestion de la forme et de l’espace, ainsi que l’usage de matériaux peu coûteux. Il faut faire peu, mais éminemment bien ! Chaque détail doit être extrêmement bien étudié et bien pensé. En pensant à cela, une image me vient à l’esprit. Imaginons que nous sommes sous une pluie battante et que nous disposons d’une toile imperméable. Pour nous abriter, nous pouvons soit nous enrouler dans cette toile, en espérant ne pas trop être mouillés, soit utiliser astucieusement cette même toile, en trouvant de quoi l’accrocher, afin la tendre pour créer une sorte d’abri, une tente qui nous protègera plus confortablement. Cet exemple nous montre qu’avec

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la même matière première, et plus au moins d’ingéniosité, nous pouvons parvenir à des résultats radicalement différents. Et cela est valable à toutes les échelles, de l’abri en toile imperméable jusqu’au bâtiment de 60 logements. La seconde étape s’inscrit dans une logique de maîtrise et d’anticipation du vieillissement. Connaissant les points de vigilance, l’architecte pourrait jouer avec la limite de l’acceptable. Le temps serait alors support de travail. Comme l’explique Sophie Trelcat, l’expression « le travail du temps » mystifie le vieillissement. « Le temps ne travaille pas, il se contente d’offrir le terrain sur lequel d’autres facteurs se rencontrent. »17

TRELCAT, Sophie, Avec le temps...

17

Matériaux et vieillissement, l’architecture d’aujourd’hui, Le temps en chantier n°331, Jean-Michel Place, 2000, p.44

Se positionnant sur une frise temporelle, l’architecte regarde le passé pour aller de l’avant. Dans cette logique, les projets analysées dans la troisième partie illustrent cette vision de la pensée architecturale. La prise en compte du futur est corrélée à l’analyse critique du passé et à l’intégration du projet dans le « déjà-là ».

Cette vision propose un rapport à la matière et à nous-mêmes différent de celui auxquels nous sommes habituellement confrontés. Nous passons alors d’une représentation de la pensée de l’architecture en deux dimensions, qui met en jeu les êtres animés et la matière, à une représentation en trois dimensions dans laquelle interagissent les êtres animés, la matière et le temps.

Cette représentation schématique en trois dimensions synthétise ma réponse à la problématique explorée dans ce mémoire. Pour prendre en compte le vieillissement de la matière en façade, un projet d’architecture doit proposer une approche résiliente, acceptant le temps qui passe, transformant ce qui semble être des défauts en atouts. C’est en adoptant cette approche que l’on peut édifier un bâtiment qui instaure un dialogue avec le passé, le présent et le futur.

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SOURCES DOCUMENTAIRES ET CRÉDITS LIVRES • Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat. Rénover et réhabilliter les copropriétés 1950–1984. Le Moniteur. 2015. • ARISTOTE, A., & BODÉÜS, R. De l’âme. Flammarion. 2018. • BIEMEL, W. Le Concept de Monde Chez Heidegger. Librarie Philosophique J. Vrin. 2015. • BRINCKMANN, A. E. Spätwerke grosser Meister, Woldemar Klein, Berlin. 1936. • BROTO, C. Couleur et architecture. Éd. Links. 2017. • CARRIE, C., MOREL, D., & FOURQUIN, J. Façades. Éd. Eyrolles. 1975. • CAUSSARIEU, A., & GAUMART, T. Guide pratique de la rénovation de façades pierre, béton, brique : rénovation. Éd. Eyrolles. 2005. • CHUECA, P. Façades. Gingko Press. 2003. • COUSIN, V. Platon. La collection complète de ses plus belles œuvres. 2020. • DUBET, A. Qu’est-ce que la lumière pour les architectes ? Archibooks. 2003. • ESQUIEU, Y., & SAPIN, C. Les couleurs de la ville. Presses universitaires de Provence. 2018. • FUTAGAWA, Y. Luis Barragán. ADA Editors. 2021. • GERHARD, K. La couleur en architecture. Éd. Eyrolles. 2006. • GIDE, A. Les Nourritures Terrestres et Les Nouvelles Nourritures. Gallimard. 2021. • LLUCH, S. J. Utiliser la couleur dans un projet d’architecture (Hors collection). Le Moniteur. 2020. • NOURY, L. La couleur dans la ville. Le Moniteur. 2008. • PALLASMAA, J. Le Regard des sens (1re éd.). Du Linteau. 2010. • PALLASMAA, J., & SCHELSTRAETE, E. La main qui pense : Pour une architecture sensible. Actes Sud. 2013. • PHILIPPARIE, P. La pathologie des façades : Diagnostic, réparations et prévention. La fissuration des façades. Les désordres affectant le gros œuvre. Les désordres affectant les revêtements. CSTB. 2018. • ROMANO, C. Au cœur de la raison, la phénoménologie. Gallimard. 2010. • TSEU, L. Dao de Jing : Le Livre de la voie et de la vertu. DDB. 2002. • ZUMTHOR, P. Penser l’architecture. Birkhauser. 2021.

ARTICLES DE REVUES • ADORGUISE, S. « Ça va barder ! » Fibois38. 2018. • MERMET, B. « Le bois en extérieur. » Prescripteur Bois Construction - FIBRA. 2017. • « Le revêtement extérieur des bâtiments bois. » Fibois Occitanie. 2016. • TRELCAT, S. « Avec le temps. . . Matériaux et vieillissement. » l’architecture d’aujourd’hui, Le temps en chantier (331). 2000.

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INTERNET • Agence Qualité Construction. (2021). Micro-organismes en façades - Agence Qualité Construction. https://qualiteconstruction.com/fiche/micro-organismes-en-facades/ • « Architecture éco-dynamique en milieu vinicole » , avec Marine Jacques-Leflaive. (2020, 6 octobre). YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=kxR6nKUmKhQ&t=1925s • Bardage en métal. (2021). trends.archiexpo. https://trends.archiexpo.fr • Bernard Desmoulin. (2018, 29 janvier). YouTube. https://www.youtube.com/ watch?v=0GVB6nrCW7M&t=3842s • Caserne Sergent Blandan Lyon. (2016). SOLS. http://sols.fr/portfolio_page/casernesergent-blandan-lyon/ • Causes et préventions des altérations du béton : Action des produits. (2019, 8 octobre). Holcim Belgique. https://www.holcim.be/fr/causes-et-preventions-des-alterations-dubeton-action-des-produits-chimiques • Cité de la Musique à Romans-sur-Isère. (2016). Jean-Philippe Charon, architecte associé de CR&ON Architectes: http://www.creon.archi/6-projets-a-la-loupe/cite-de-lamusique-romans-sur-isere/ • [conférence] Wang Shu, Amateur Architecture Studio Hangzhou, Chine. (2021, 16 juillet). YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=6571T2JB_Do&t=4134s • Créative, F. H. E. (2020, 10 novembre). « Ménager nos territoires » , avec Thierry Paquot. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=FNR_ mHJHA8k&feature=youtu.be • Labbé, M. (2020, 27 janvier). Un art archi utile - Ép. 1/3 - L’architecture, un concept en béton. France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-laphilosophie/larchitecture-un-concept-en-beton-14-un-art-archi-utile • Ropert, P. (2020). Ces quatre sens que vous ne connaissez pas. France Culture. https:// www.franceculture.fr/sciences/de-cinq-sens-a-neuf-sens • Schwartz, R. (2017, 1 mai). Vieillissement prématuré des bâtiments, identifier les causes. Le bel ouvrage - blog d’architecture. http://www.lebelouvrage.eu/index.php/5vieillissement-facades • STO, S. (2020). Quelle est la différence entre un défaut ou un désordre en façade lors d’un ravalement ? Sto-facade. https://www.sto-facade.fr/article-blog-ravalement-defautou-desordre/ • La technique du bois brûlé, Shou sugi ban. Ou comment valoriser de simples planches de coffrages. (2020, 31 janvier). YouTube. https://www.youtube.com/ watch?v=neGU6YqvkWU&t=369s • Valence Romans Agglo. (2021). Cité de la musique Romans. Valence Romans Agglo. https://conservatoire.valenceromansagglo.fr/le-conservatoire/la-cite-de-la-musique • Wang Shu. (2016). Wang Shu’s Ningbo History Museum built from the remains of demolished villages. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=lgSvdJxAy_0&t=3s

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MÉMOIRES ET THÈSES • ALOUI, F. Rôle des absorbeurs UV inorganiques sur la photostabilisation des systèmes bois-finition transparente (Thèse). HAL. 2010. • CIVIDINO, H. Le hangar : de l’abri polyvalent à l’édifice spécialisé, l’avènement d’un emblème architectural de la modernisation agricole. Ministère de la Culture. 2013. • CLARISSE, A. L’usure de la matière : temporalité, mémoire et façonnement. ENSAPVS. 2015. • POUPART, S. Perception des couleurs et formes orales solides (Mémoire). HAL. 2018.

CRÉDITS ICONOGRAPHIQUES

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Fig. 01 Les Cinq Sens (série), 1872–1879, Hans Makart — DR Fig. 02 Concetto spaziale, 1960, Lucio Fontana — Photo © J. Faujour – Centre Pompidou, MNAM-CCI/ TMN-GP Fig. 03 Îlot K, Seyssinet-Pariset (38). Photo © Isis architecture et urbanisme, Fig. 04 Tableau de Mendeleïv Fig. 05 Les thermes de Vals. Architecte : Peter Zumthor — Photo © Hélène Binet Fig. 06 Photo de matières — Collection privée Fig. 07 Yazd Province, Iran — Photo © Parastoo Maleki Fig. 08 Shibām, 1960, David Shepherd — DR Fig. 09, 10, 11 Los Clubes — Cuadra San Cristóbal et Fuente de los Amantes/Luis Barragán — Photo © Anna Bertho Fig. 12, 13, 14 Immeubles d’habitations, Tirana, Albanie — Photos © Sarah Dawalibi Fig.15 Chalet en bois à Manigod, 74230 — Collection privée Fig. 16 Le débord de toiture protège partiellement la façade, le grisaillement est discontinu — Collection privée Fig.17 La toiture protège partiellement le bardage des ruissellements, le grisaillement se fait que sur la moitié de la façade — Collection privée Fig.18 Les zone sous les appuis de fenêtres sont protégés du ruissellement de l’eau et donc moins sujet au grisaillement — Collection privée Fig.19 Un côté de la façade est sujet au vent dominant, cela entraîne un fort grisaillement — Collection privée Fig. 20 Rejaillissement sur la jonction des balcons et de la façade — Collection privée Fig. 21 Rejaillissement sur porte en bois — Collection privée Fig. 22 Rejaillissements de pluies d’exutoire sur la façade d’un garage — Collection privée Fig. 23 Stagnation d’eau dans goulotte de fixation — Collection privée Fig. 24 Stagnation d’eau sur plan horizontal — Collection privée Fig. 25 Stagnation d’eau dans goulotte de fixation — Collection privée Fig. 26 Stagnation d’eau sur plan horizontal — Collection privée Fig. 27 Plan non horizontal pour favoriser le ruissellement — Collection privée Fig. 28 Hangar treillis courant — Photo © Claire Dehove Fig. 29 Maille acier inoxydable — Collection privée Fig. 30 Cassettes métalliques — Collection privée Fig. 31 Tôle de bardage — Collection privée Fig. 32 Lames aluminium — Collection privée Fig. 33 Panneaux d’acier déployé — Collection privée Fig. 34 Panneaux d’acier perforé — Collection privée


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Fig. 35 Cuivre corrodé — Photo © Claire Dehove Fig. 37 Coupe schématique de l’oxydation du fer — Collection privée Fig. 38 Acier corrodé — Photo © Yevhen Onyshchenko Fig. 39 Corrosion galvanique — Photo © Bastian Kienitz Fig. 40 Corrosion uniforme — Photo © Mehdi Honarvar Nazari Fig. 41 Corrosion intergranulaire — Photo © Vladimir Zhupanenko Fig. 42 Corrosion par piqûre — Photo © Andrei Radzkou Fig. 43 Guggenheim, Bilbao. Architecte : Franck Gehty — Photo © Mark Neal Fig. 44 Le musée de Troie, Turquie. Architecte : Yalin Mimarlik — Photo © Murat Germen Fig.45 Institut Salk d’études biologiques, San Diego, Californie. Architecte : Louis I. Kahn — Photo © Adam Bignell Fig. 46 Nid de gravier — Collection privée Fig. 47 Fissure béton armé — Collection privée Fig. 48 Immeubles d’habitation Les Étoiles, Ivry-sur-Seine, 2018. Architecte : Jean Renaudie — Photo © Myyorgda Fig. 49 Fissure et infiltration d’eau — Collection privée Fig. 49’ Coulures sur jonction — Collection privée Fig. 50 Graphique de la carbonatation du béton — DR Fig. 51 Schémas des phases de dégradation du béton dû à la carbonatation — DR Fig. 52 Façade avec des éclats de béton — Photo © AQC Boutet Fig. 53 Coulure sur muret — Collection privée Fig. 54 Éclatement du béton d’un balcon — Collection privée Fig. 55 Trace de coulure sous un appui de fenêtre — Collection privée Fig. 56 Vue satellite de la cité de la musique en 2021 — Photo © Google Earth Fig. 57 La cité de la musique en 2013. Architectes : CR&ON Architectes (mandataire)/ AAGROUP (associés) — Photo © Communauté d’Agglomération du Pays de Romans Fig. 58 La cité de la musique en 2019. Architectes : CR&ON Architectes (mandataire)/ AAGROUP (associés) — Photo © Erick Saillet Fig. 59 La cité de la musique en 2019. Architectes : CR&ON Architectes (mandataire)/ AAGROUP (associés) — Photo © Erick Saillet Fig. 60 Détail : bardage à claire-voie. Architectes : CR&ON Architectes (mandataire)/ AAGROUP (associés) – Photo © Erick Saillet Fig. 61 Vue satellite de Cluny en 2021 — Photo © Google Earth Fig. 62 Le projet entre deux fragments de l’enceinte — Photo © Luc Boegly Fig. 63 Superposition de plans visuels, de matières et historiques — Photo © Luc Boegly Fig. 64 Détail : l’acier corten, effleure le mur fragmenté — Photo © Luc Boegly Fig. 65 Vue satellite de Ningbo en 2006 et en 2021 — Photo © Google Earth Fig. 66 Le musée d’Histoire de Ningbo — Architectes : Amateur Architecture Studio — Photo © Lv Hengzhong Fig. 67 Faille générant un face à face de matières : mur en wapan à gauche — mur en béton coulé dans un coffrage en bambou à droite — Photo © Lv Hengzhong Fig. 68 Détail : le mur en béton coulé dans un coffrage en bambou — Photo © Lv Hengzhong

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