PHOTOGRAPHIE
DEUZIO - LJ ◆ Samedi 11 février 2012
Robert Doisneau aurait eu 100 ans cette année
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Né le 14 avril 1912, ce photographe humaniste a accumulé quelques 450 000 clichés tout au long de sa vie.
Lucile JEANNIARD
e 14 avril prochain, le célèbre photographe Robert Doisneau aurait soufflé ses 100 bougies. Cette année 2012 est donc l’occasion de revenir sur sa vie, son œuvre et sa personnalité hors du commun. Le Baiser de l’hôtel de ville, ou encore L’information scolaire, ces photos vous disent quelque chose ? Normal, elles font parties des plus connues de Robert Doisneau et ont été accrochées au mur de nombreuses chambres d’adolescents. Pourtant tout ne le prédestinait pas à une telle popularité. Né en 1912 à Gentilly, une commune de la banlieue parisienne, Robert Doisneau a vécu une enfance grise : à la perte de sa mère à l’âge de 7 ans s’est ajouté le remariage de son père avec « une mégère qui ne l’aimait pas du tout », raconte Annette Doisneau, l’une de ses deux filles. « Je pense que c’est pour ça qu’il a accordé autant d’importance à fonder une famille si jeune, confie Annette. Il s’est marié en 1934, à 22 ans, et il a eu deux filles, Francine et moi ». Et sa passion pour la photo n’est pas arrivée dès l’enfance, comme un petit garçon qui rêverait de devenir pompier depuis son plus jeune âge. Non, Robert Doisneau s’est cherché pendant un temps. En 1925, il entre à l’école Estienne, une école d’Arts appliqués parisienne, pour y suivre des études de graveur lithographe. Au terme de quatre années de formation dans cette institution, il obtient son diplôme. « Mais la lithographie ne lui plaisait pas vraiment… Et il a fini par découvrir la photographie », précise Annette. En effet, c’est à l’AtelierUllmann, un atelier de publicité parisien spécialisé en produits pharmaceutiques, que Robert Doisneau s’initie à la photographie. C’est alors le début d’une seconde vie, comblée grâce à sa passion pour la photographie. À partir de 1934, il devient photographe industriel pour la firme Renault. Son travail : prendre les chaînes de montage et les ouvriers en photo pour faire de la publicité à l’entreprise. Cependant, il n’y restera que 4 ans et sera
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licencié pour retards répétés. Mais Annette Doisneau justifie ces retards : « Mon père avait décidé de trouver un procédé couleur. Il y travaillait donc durant la nuit, dans son labo. Alors forcément, se lever le matin était assez difficile. En tout cas, ce licenciement lui a permis de devenir photographe indépendant ». Un statut dont il ne profitera pourtant qu’après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il laissera un peu sa passion pour la photographie de côté pour contribuer à la résistance. « Grâce à son savoir-faire de graveur, il pouvait faire des faux papiers d’identité. Il a aidé beaucoup de personnes, souligne sa fille, admirative. Et la Gestapo est venue deux fois à son atelier ! Il a même donné ses propres papiers d’identité à un ami de la famille qui devait partir au plus vite et ne pouvait pas attendre que mon père lui en fabrique. À la fin de la guerre, l’homme est venu les lui rendre car il avait survécu grâce à mon père ».
Un photographe humaniste et social
Après la guerre, Robert Doisneau peut enfin se consacrer pleinement à sa passion. Et très vite, il se démarque par les sujets qu’il photographie : les enfants et les adultes rencontrés par hasard dans les rues de Paris et de sa banlieue, pris dans leur plus grande spontanéité… Voilà les instants qu’il aimait figer. « Toute ma vie je me suis amusé, je me suis fabriqué mon petit théâtre », avait un jour assuré Robert Doisneau. Ce photographe était un témoin de son temps, il faisait du reportage social, de la photo humaniste : il aimait photographier ce que les autres ne photographiaient pas, car peu de gens à cette époque s’intéressaient aux petites gens ordinaires de Paris. « La beauté échappe aux modes passagères », pensait Robert Doisneau. Qualifié de pêcheur d’images, Robert Doisneau ne partait pas photographier avec une idée précise en tête, il ne chassait pas. Ce sont les images qui venaient à lui, et non l’inverse, car il appréciait plus que tout la spontanéité. Bref, Robert Doisneau était contre l’ordre établi, les uniformes et l’autorité. Plutôt
d’esprit rebelle, c’était d’ailleurs sa marque de fabrique. Et jusqu’à sa mort en 1994, Robert Doisneau s’en est donné à cœur joie. Il a réalisé quelque 450 000 clichés, tous soigneusement archivés par ses filles à L’Atelier de Robert Doisneau à Montrouge, la commune où se situe la maison familiale. « J’ai été son assistante pendant 15 ans, rappelle Annette. Je m’occupais de ses rendez-vous et de l’archivage de ses photos. C’était un réel plaisir de travailler avec lui. Et depuis sa mort, nous continuons de gérer la diffusion et l’édition de ses œuvres ». ■
Un temps révolu « Robert Doisneau faisait partie du courant des photographes humanistes d’après-guerre, avec Willy Ronis et Édouard Boubat, rappelle Georges Vercheval, fondateur du musée de la photographie de Charleroi. Il racontait l’histoire des gens ordinaires… Et finalement, c’est un peu ce qu’il manque aujourd’hui ». Pour le fondateur du musée, il est regrettable que les photographes contemporains partent à l’autre bout du monde, comme en Inde ou en Afrique, pour prendre des clichés de gens ordinaires. « C’est dommage, car nous n’aurons pas de témoignage de notre temps ». Pourtant, les photographes n’ont pas vraiment le choix. Georges Vercheval souligne en effet que le photoreportage est maintenant très mal desservi par la presse : « Les journaux ne mettent plus que des photos de la personne qu’ils ont interviewée ou de l’accident qui a eu lieu. Les photoreporters ne travaillent donc plus dans l’immédiateté. Ils partent pendant un certain temps afin de ramener des clichés moins ordinaires que ce qu’on peut voir dans la presse ». Ainsi, le travail des photoreporters est aujourd’hui principalement relayé à travers des expositions ou les livres. ■
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« C’était un homme d’une gentillesse extrême. Et ça se lisait sur son visage », dit Annette Doisneau, l’une des filles du photographe.
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Au-delà de ses clichés les plu ●
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epuis vendredi dernier, pour la toute première fois en Belgique, une exposition rétrospective consacrée au photographe humaniste Robert Doisneau s’est ouverte à l’Abbaye de Stavelot. Un certain Robert Doisneau, c’est près de 200 clichés exposés et « très bien mis en valeur », selon Annette Doisneau, l’une de ses deux filles. Accueilli par un portrait de Robert Doisneau lui-même, souriant d’un air bienveillant, une petite musique d’ambiance typiquement parisienne deJuliette Greco ou de Serge Gainsbourg, chaque pas en avant faisant craquer le vieux parquet… Tout est fait pour que le visiteur soit instantanément transporté dans l’univers du vieux Paris de Robert Doisneau. Chaque photo est soigneusement disposée, dans un décor élégant, sobre mais agrémenté de touches de couleurs chaudes : du rouge, de l’orange ou du jaune à quelques endroits… Bref, tout concourt à ce que chaque photographie raconte son histoire, avec juste les explications qu’il faut pour ne pas inonder le visiteur
d’informations barbantes… Juste de quoi attirer son attention sur les détails les plus éloquents. Un conseil : soyez curieux et observateurs. Sur la photo de Mademoiselle Anita, vous distinguerez par exemple la silhouette du photographe dans la vitre en arrière-plan.
Une exposition internationale, mais avec un ancrage belge
Mais Un certain Robert Doisneau, c’est aussi au départ le titre d’un ouvrage consacré à ce photographe, paru en 1986 à la suite d’une exposition organisée de son vivant. Les tirages de celle-ci ont donc été repris à l’occasion des 100 ans de la naissance de Robert Doisneau… Mais ceci tout en ajoutant une plus-value à travers quelques photos de couleurs, peu exposées jusqu’à aujourd’hui, mais aussi et surtout une trentaine de photos de la Belgique, à Bruxelles, Bruges ou encore Binche. « Au départ, je voulais faire une exposition sur Saint-Germain-des-Prés, explique Virgile Gauthier, directeur de l’Abbaye de Stavelot et concepteur de cette exposition. Mais en fouillant je me suis rendu compte que 2012 allait être l’année du centenaire de la naissance de Robert Doisneau. Il y a donc un peu plus d’un an, j’ai contacté l’Atelier du photographe où ses filles gèrent aujourd’hui ses œuvres ». Et d’ajouter : « J’ai eu l’audace de leur demander si Doisneau avait fait des photos sur la Belgique. Et j’ai eu raison, car elles-mêmes ne savaient pas et ont été ravies de fouiller avec moi dans les archives des clichés de leur père
pour découvrir de nouvelles pépites. Pour finir, nous sommes tombés sur une soixantaine de tirages réalisés en Belgique, et nous en avons alors sélectionnés 35 afin d’ajouter un focus belge à l’exposition. » Ainsi, au-delà des clichés en noir et blanc grâce auxquels Robert Doisneau a construit sa renommée, Virgile Gauthier et son équipe ont enrichi ces acquis pour tenter de faire découvrir le célèbre photographe sous de nouveaux angles. Et le concepteur de cette exposition n’est pas peu fier du travail de toute sa troupe. Et pour cause, cette exposition présentée en quatre langues différentes (français, anglais, néerlandais, allemand) s’inscrit dans le cadre d’un événement international puisque d’autres sont prévues à Paris, à Rio de Janeiro ou encore à Tokyo. « Nous avons rassemblé 184 œuvres de Doisneau à l’abbaye. L’exposition de Paris en a 150 », confie Virgile Gauthier avec une pointe de fierté dans la voix. « On me demande souvent ‘Pourquoi faire cette exposition sur Robert Doisneau à Stavelot ?’ Alors je réponds ‘Pourquoi pas ?’, s’étonne le directeur de l’abbaye. Je n’ai aucun complexe. Pourquoi les grandes expositions devraient toujours être à Bruxelles ? À chaque fois que nous organisons une expo ici, le succès est au rendez-vous. Juste avant Robert Doisneau, c’était Andy Warhol qui était à l’honneur. Et cette exposition a eu un succès fou ! » Ce n’est pas peu dire puisque 42 500 personnes étaient venues admirer le travail d’Andy Warhol. Un chiffre que Virgile Gauthier espère bien atteindre, voire dépasser, avec Un certain Robert Doisneau. Ils ont
Découvrez des photos de l’exposition sur : www.lavenir.net/doisneau-diapo
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Robert Doisneau est connu comme le photographe de Paris et de sa banlieue. Ce sont ses fameux clichés en noir et blanc de petites gens (extra) ordinaires de la capitale française qui ont fait sa renommée. Il arpentait les rues de Paris en quête de tranches de vie ou de moments d’émotion à figer. Et pour cette exposition, des photos en couleurs de la ville ont également été ressorties des archives, comme celles des Petites
inépuisable de scènes drôles ou tendres à saisir sur le vif. Ayant lui-même mal vécu son enfance, il a développé une véritable empathie pour cette période charnière de la vie. Virgile Gauthier et son équipe de Stavelot se devaient donc de dédier une partie de l’exposition aux enfants. Pour les visiteurs de 6 à 12 ans, une animation est également prévue : un petit carnet ludique leur est remis à l’entrée de l’abbaye. L’enfant est ainsi invité à suivre des pastilles disposées tout au long de l’exposition afin de réussir les jeux et de bien répondre aux questions du livret. De quoi susciter son attention !
boutiques parisiennes. Rarement exposées auparavant, elles témoignent pourtant très bien de la ville de l’époque telle que Doisneau la voyait.
Ce photographe humaniste détestait les mondanités… Il préférait de loin la spontanéité des gens ordinaires. Cependant, pour nourrir sa petite famille, il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter des propositions de collaborations de certains magazines, comme Vogue. Il devait alors se rendre dans des soirées mondaines pour y faire des reportages. Et pour rendre ce travail plus attrayant, il tentait de capter l’instant avec un regard nouveau. Mais ces collaborations n’étaient pas toujours le signe d’un ennui puisqu’elles étaient aussi pour Robert Doisneau l’occasion de rencontrer des célébrités comme Renaud, Jacques Prévert, Albert Camus, Simone de Beauvoir, Jean Cocteau, Georges Brassens ou encore Pablo Picasso. ■
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en tout cas jusqu’au 30 septembre pour remplir cette mission. « C’est la première fois qu’une exposition sur mon père dure aussi longtemps : 8 mois quand même ! », s’émerveille Annette Doisneau. Tout est fait pour que l’objectif soit atteint durant les mois à venir : une très grande partie du personnel de l’abbaye a participé à ce projet. Au restaurant de l’abbaye, un menu a été spécialement conçu pour l’occasion : une « poêlée Montrouge » en plat principal (la commune où il a fondé sa propre famille et où se situe l’Atelier deRobert Doisneau) et un « duo Gentilly » en dessert (la petite ville qui l’a vu naître, faisant bien sûr allusion à la chantilly). Bref, à cette exposition, il y en aura pour tous les goûts. « Chacun s’y retrouvera, assure Virgile Gauthier. D’autant plus que Robert Doisneau a tout photographié ! Il s’est consacré à de multiples thèmes.Rien qu’avec ces 184 clichés, nous avons à cette exposition déjà huit thématiques principales. » ■ >Exposition « Un certain Robert Doisneau » à l’Abbaye de Stavelot (Cour de l’abbaye, 1 – B-4970 Stavelot). Ouverte tous les jours du 3 février au 30 septembre 2012 de 10h à 18h. Exceptionnellement fermée dim. 18 et lun. 19 mars 2012. Entrée : 5 €.
Grand enfant dans l’âme, Robert Doisneau avait fait des bambins une source
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us connus
Robert Doisneau a également rencontré le célèbre écrivain belge, Georges Simenon, en avril 1961 pour lui tirer le portrait (photo ci-contre).
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Une trentaine de tirages exclusifs sur la Belgique, des photos oubliées et jamais exposées… C’est cet ancrage belge qui fait la singularité de cette exposition.
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Le photographe humaniste s’est rendu en Belgique à trois reprises. Une occasion pour lui d’immortaliser quelques scènes. Il est donc venu à Bruges en 1956. Deux ans plus tard, c’est l’Exposition universelle de Bruxelles qui l’a attiré au plat pays. Et en 1970, il a réalisé un petit périple en région liégeoise ainsi que dans le Borinage ; voyage durant lequel il a découvert les Gilles de Binche qu’il s’est amusé à prendre en photo de façon à détourner leurs fameuses coiffes en fumées d’usine (photo ci-dessus).
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