ESTHER
Ludewic Mac Kwin De Davy -1-
Ante-Scriptum Nous marchons tous avec des masques accrochés sur nos visages, quelques artifices jetés à la plèbe vorace pour qu’elle s’amuse des faux semblants que nous ne sommes pas.. Nous sommes tous des produits de cette époque étrange qui oblige à l’illusion adulée et au culte inquiétant de l’apparence, nous avons été enfantés pour perpétrer la tradition du rejet de tout ce qui n’est pas issu du moule, formater le système totalitariste, allant à l’encontre des idéaux hérités des Aînés qui n’ont pas toujours eu raison.. Nous parvenons péniblement à échapper à nous-mêmes pour tenter de faire partie intégrante de ce vaste capharnaüm qu’est la société, nous perdons beaucoup de ce qui nous différencie du reste du bétail et nous en éprouvons de la fierté.. Bien plus, nous transformons cette standardisation en identité, en quelque chose de foncièrement communautariste, de ségrégationniste, de simplement détestable, en fin de compte nous nous renions chaque fois que nous sacrifions notre vérité propre et individuelle pour une place dans l’estime si versatile des autres, pour une considération fragile et le chantage de l’acceptation sociale.. Cette nouvelle écrite dans l’excitation juvénile est un appel au droit à la différence, un cri pour plus de tolérance et de respect de ce qui se soustrait à la pression du conformisme.. C’est une œuvre qui parle de l’absurdité de l’étiquetage des personnes, les bonnes âmes et les damnées.. Ludewic Mac Kwin De Davy..
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Je vis dans les yeux d’Anthony une lueur étrange qui me fit frissonner d’effroi.. Ils avaient quelque chose de haineux, un mélange terrible de dégoût et de colère.. Assis, effondré, calé dans le siège en rotin, Anthony, le visage blême, regardait fixement l’étendu de son désarroi.. Le temps avait suspendu son envol, désespérément. Le silence battait la mesure froide des jours funestes.. J’étais en sueurs, perdu dans les eaux troubles d’une tristesse profonde.. Je n’étais pas tout à fait ce qu’il croyait.. Pourtant cela ne changeait, au fond, pas grand chose à toute l’importance que j’attachais à notre amitié. Anthony était resté sans voix. Il me toisa plusieurs fois comme si cette révélation me rendait méprisable. J’avais franchi le point de non-retour, ma vie ne serait plus être la même. Anthony regardait le vide qui nous séparait déjà, on sentait facilement monter en lui des envies de meurtre. Il se leva brusquement, sans un regard, tituba jusqu’à la porte et l’empoigna. Je l’entendis claquer avec fracas, et des pas qui s’éloignèrent. J’écrasai une larme. Anthony était mon meilleur ami, nous partagions le même amour de la vie. Notre complicité avait grandi à l’épreuve de la rudesse de l’existence ; elle s’était libérée des chaînes des préjugés sociaux, et avait mûri dans les moments de galère. Anthony était un frère, rencontré grâce aux hasards de la vie. Une chaleur était rapidement née entre nous, ce fut le socle d’une solidarité rarissime dans une société qui se divise en individualisme.
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Mais en cet instant, de cette chaleur il ne demeurait plus qu’une froideur implacable, nous jouions la dernière partition d’un concerto douloureux. Il était des secrets qu’il valait mieux garder secrets. Car leur révélation entraînait forcement des changements difficiles, des acceptations compliquées et souvent mal assumées. Je ne supportais plus de vivre dans le faux semblant, adolescent modèle et sans problèmes. Je voulais être moi et déchirer le voile trompeur. Aller au devant du monde en affichant ma différence, celle qui n’était pas agréable à voir ni à entendre mais qui était la mienne, fière et belle. La décision d’Anthony de fuir témoignait de l’une des complexités de la nature humaine : personne n’était assez fort pour faire face à la vérité, et suffisamment prêt pour la dire. Mais il arrivait un moment où parler était synonyme de se retrouver soi et de libérer les autres. Une nécessité dans la quête de la paix intérieure. J’avais des démons qui me tourmentaient. L’enfer c’était tous les jours où j’étais un autre, usurpateur minable d’une vie pitoyable. Je m’étais caché derrière un masque, jouant de l’apparence comme on écrit un thriller. La vie m’apparaissant comme une belle fable qui plaisait aux gens soi-disant normaux. Le monde avait grandi dans le culte de l’apparence et du fantasme marchant depuis dans la brume épaisse du faux-semblant. L’humanité allait à contresens de la vérité en recherchant toujours dans le regard d’autrui l’estime qui lui suffirait à fortifier son orgueil. Il n’y avait dans la tragédie humaine nulle autre but que celui de gagner sur le reste de l’espèce un respect corrompu et une reconnaissance entendue voire consensuelle ; de laisser son empreinte, ensanglantée ou non, dans l’Histoire
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quelques fois amnésique. Le vrai, de nos jours, se confondait au vraisemblable et l’uniformité à la liberté. Anthony reçut le coup en plein visage comme un uppercut dans un combat de boxe, sa violence avait fait apparaître un hématome d’une noirceur intérieure. Lui dont le visage était habituellement coloré et jovial se ternit brutalement. Ses yeux, crachant un feu incendiaire, se mirent à s’affoler comme parcourus par une secousse sismique. Je sentis une détestation croissante dans chacun de ses gestes, une envie à peine voilée de me frapper comme il ne l’avait jamais fait. Mais il se retenait, sans doute par exaspération, cela n’aurait servit à rien sinon qu’à rendre la situation plus ingérable. Après son départ précipité, j’eus le sentiment de me noyer dans un vide sidéral. Je restai là debout tourné vers cette porte qui me narguait, attendant désespérément qu’il revienne. La pluie tombait sur les tôles vieillies provoquant un vacarme assourdissant, j’entendis le vent balayé la poussière de ces dernières semaines et arraché les feuilles sèches des arbres. Il pleuvait dans la ville comme dans mon cœur. Le tonnerre tonna dans les cieux obscurs amassés au-dessus de ma tête. Qu’avais-je fait pour déclencher la furie des aïeuls ? Pourtant je n’étais qu’un adolescent qui s’était enfin retrouvé. Homosexuel ! Le mot résonnait encore dans la tête d’Anthony. Cela était impossible ! Pas lui, surtout pas lui ! Il serra les poings. Comment et pourquoi, de l’incompréhension s’élevait l’indignation. Il pressa le pas sous la pluie diluvienne qui avait doublé en intensité. Le froid de cette matinée contrastait étonnamment avec le feu qui brûlait en lui, une brûlure qui portait la rage qu’ont les hommes désabusés. Il ressentait de la
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haine, un écoeurement profond. La foudre s’était abattue sur sa tête et semblait avoir tout consumée. Fallait-il en rire ou en pleurer ? Anthony souffrait de plus en plus d’avoir été manipulé, qu’au bout du compte il n’avait été qu’un pion dans une partie intelligemment jouée. Il s’arrêta net au milieu de la route boueuse qui traversait d’un bout à l’autre le bidonville, et inspira bruyamment. Quelque chose s’était glissée en travers de sa gorge et semblait l’étouffer. Il se mit à vomir au grand étonnement des passants qui s’étaient réfugiés dans des hangars abandonnés. Son cœur n’en finissait plus de battre et les bouffées de chaleur que provoquait chaque pression atérienne l’asphyxiaient douloureusement. La terre avait cessé de tourner pour Anthony. La vie s’était arrêtée de couler lorsque son frère de sang avait sorti de sa bouche le mot homosexuel. Un mot couperet qui n’existait pas dans son discours. Son meilleur ami n’était en fin de compte qu’un pédé, un de ses porteurs de couches culottes, adeptes lucifériens de la sodomie. C’était proprement scandaleux. L’homosexualité était une tare du monde occidental. C’était une dépravation, lointaine, qui offusquait la plupart des africains. Anthony se souvint de ce jour où, au collège, il avait par des mots crus, durs et quelque peu grossiers épinglé les petits blancs pédés qui exhibaient fièrement leur déséquilibre sexuel dans les rues de grandes villes occidentales. Il avait été brillant lors de cet exposé sur l’état des mœurs en ce siècle nouveau présenté à une assemblée largement acquise à sa cause. Sa conclusion lapidaire déclencha les vivats de la salle de classe. L’Afrique ne pouvait se permettre une telle débauche, avait-il lancé dans un ton révolutionnaire. Ce jour-là, il le savait maintenant, une personne eut un rire crispé. Et à présent, il -6-
comprenait pourquoi son meilleur ami avait été le seul à ne pas s’étendre pendant la pause récréative sur ce sujet. Son regard troublé était celui de la frustration. Pour lui, ce jour comme tous les jours qui suivirent cette apologie de la bêtise avait été un chemin de croix, une survie pénible dans un univers violemment conservateur. Cela faisait deux ans déjà qu’Anthony s’était exprimé, mais les mentalités n’avaient pas changé. Anthony se redressa lentement, les vomissures avaient taché son pardessus mais il n’en avait cure. Il secoua doucement la tête en murmurant une parole inaudible, et leva les yeux vers le ciel orageux. Que convenait-il de faire ? Se retournant, il songea un instant à rebrousser chemin. Peut-être était-il préférable d’aborder le problème autrement. Le remord et le doute le paralysèrent. Il parcourut l’immensité de ce bidonville où agonisait des milliers d’âmes qui avaient, malgré elles, fait vœux de pauvreté. Il resta figé tel une statue antique sur cette route inexistante avec l’émotion de ceux qui ont tout perdu. Mais se ravisant, il se dit que désormais ils n’appartiendraient plus au même monde. Un seul mot avait eu raison de leur amitié, la différence était trop importante. Il cracha sur le sol boueux, ajusta son pardessus et poursuivit sa fuite. Le vieillard qui passa par là, avec sa horde de chiens squelettiques et sa hutte vissée sur le dos, fut scandalisé par les jurons que balança Anthony le poing rageur. Le pauvre vieux chasseur se dit que la jeunesse était définitivement perdue. Le tonnerre, téméraire, déchira l’innocence des cieux dans une colère puissante dont la résonance rappelait aux prélats terrés dans leurs paroisses les trompettes de l’apocalypse. Sur le chemin qui le conduisait chez lui, Anthony eut la sensation d’être le dernier des imbéciles, tant la surprise fut de -7-
taille. Décidément, pensa t-il l’homme était vraiment divers et ondoyant, une énigme indéchiffrable. Lui, le dur à cuire macho et fièrement sexiste, avait été durant toutes ses années le meilleur ami d’un pédé. Il s’imagina les railleries dont il ferait l’objet au collège, aux sous-entendus sur cette prétendue amitié inébranlable qui cachait sans doute une relation subtilement plus intime. Ses ennemis allaient se livrer à cœur joie, une pareille nouvelle ne pouvait que lui être dommageable ; c’était comme une odeur forte qui vous collait à la peau, vous aviez beau vous parfumer, vous laver à tous les bains de douche et tout le temps, vous sentiez toujours aussi mauvais. Anthony s’imagina la tête que ferait ses camarades le lundi, ils allèrent faire de lui le premier martyr tombé sous les blagues de la raillerie. Tout en pressant le pas, il se mit à voyager dans le passé, remontant le cours du temps jusqu’à ce jour curieux où il fit la connaissance de celui qui allait pendant de nombreuses années occuper une place particulière dans son existence. Il se souvint alors de sa rencontre avec cet enfant timide et maladroit qui semblait avoir trouvé refuge derrière ses lunettes énormes. Il releva le col du pardessus pour se protéger des rafales du vent glacial. Encore un quart d’heure et il serait chez lui au chaud, étendu dans son lit sous une couverture douillette après avoir pris un bain mousseux. Cette rencontre entre le caïd du collège et le souffre-douleur de service n’avait pas manqué de surprendre tous le élèves du collège Saint-Aymé. Sous l’attention du Père Andrew, les deux nouveaux amis étaient devenus en peu de temps inséparables, complices dans l’insouciance et solidaires dans la souffrance. Anthony et lui formaient un drôle de tandem, le petit bourgeois des beaux quartiers qui s’alliait au misérable des bas-fonds. -8-
L’union improbable des antagonismes était crainte et admirée de tous. Personne n’osait plus s’attaquer au petit binoclard de peur d’avoir à faire au boss Anthony que certains n’hésitait pas à surnommer Antonio. Il était l’unique rejeton d’un couple qui s’aimait en s’ignorant. Souffrant cruellement du déchirement permanent de ses parents qui parvenaient pourtant à sauver l’apparence d’une famille modèle. Au-delà des sourires convenus et de la tendresse de façade, ses parents faisaient chambre à part et ne manquaient pas d’occasions de se dire à quel point ils se haïssaient. Leurs chamailleries étaient une symphonie vraiment détestable. Ils se refusaient de divorcer afin de préserver les intérêts financiers que leurs deux noms réunissaient. Ainsi durant des années Anthony porta ce conflit traumatisant comme un long deuil. Des années au cours desquelles ses parents rivalisèrent dans l’achat de son affection en le couvrant de présents et en cédant à ses moindres caprices. Le cynisme terrible qui l’habitait se traduisait en une réfutation systématique du bonheur et en un pessimisme effrayant. Seule sa nouvelle amitié avec moi donnait l’impression de compter pour lui. Riche et ambitieux, Anthony avait su cultiver l’humilité présomptueuse et la simplicité feinte. On lisait dans son attitude de l’arrogance savamment étudiée, une maîtrise de soi qui témoignait d’un désir de contrôler son monde afin de mieux le dominer. A la mort de sa mère, malade et aigrie, Anthony s’imposa la froideur triste des bannis. Il exila ses sentiments dans un désertique Ailleurs Land, et se fit le conquerrant insatiable des plaisirs éphémères. L’amour était donc devenu pour lui l’un de ses rares mots avec bonheur qui rimaient avec inconnu. Comment aurait-il pu en donner quand il n’en avait reçu ? Le père, puissant industriel, se remaria quelques semaines -9-
seulement après l’enterrement de sa femme. Un geste qui laissa un goût amer à son entourage, et qui anima les chaudières de la jet-set local pendant la disette quasi hivernale de la saison pluvieuse. Les ragots se suivirent et se succédèrent tout en fredonnant inlassablement la même indécente histoire d’un milliardaire qui avait tué sa femme en la laissant sombrer dans le chagrin et le désespoir. Anthony n’ignorait pas que derrière les civilités se dissimulaient le mépris. Il évoluait dans un univers impitoyable où le moindre faux pas pouvait causer sa propre chute, et qu’il était indispensable de déceler sous les amabilités la rancœur et la convoitise. Sa nouvelle belle-mère était une jeune femme d’une trentaine d’années qui avait collectionné les plus beaux trophées masculins. Et son père était ravi d’être le pigeon fraîchement empaillé de cette croqueuse d’hommes. Anthony n’assista pas au mariage de son père qu’il qualifia de lamentable parodie. La semaine qui suivit, il déménagea dans un confortable appartement situé en plein cœur de la ville laissant les deux tourtereaux se prélasser dans leur amour venimeux. Nombreux sont ceux qui lui enviaient cette situation sociale avantageuse sans se douter que le luxe de cette existence bourgeoise cachait le chagrin et la détresse, l’appétit des grandeurs masquait à peine l’ennui d’une vie fade. Anthony aurait volontiers échangé tout son or contre une minute simplement affectueuse. Ou troquer sa place contre une famille ordinaire, mais cela n’était pas possible. La véritable richesse, le saint-graal, était le cœur de l’homme, la chaleur d’une famille réunie et harmonieuse et non l’accumulation sauvage des biens matériels souvent au détriment des valeurs les plus traditionnelles. J’admirais le courage avec lequel il croquait la vie sans jamais songer à mettre fin à ses jours, car pour un riche le défi majeur demeurait le maintien d’un certain équilibre psychologique - 10 -
tandis que celui du pauvre était de ne plus ressentir la peur de mourir de faim. Sa détermination et son pragmatisme repoussaient les limites du conventionnel, rien ne lui paraissait définitivement impossible. La route qu’avait emprunter Anthony depuis un bout de temps, était l’artère principale qui réunissait les petits sentiers silloneux du bidonville. Il allait à grandes enjambées sous une pluie battante. L’idée ne lui était pas venue de prendre un taxi à la sortie du quartier malfamé où habitait son meilleur ami. C’était un lieu de misère où l’on tutoyait la pauvreté, une sorte de porcherie géante dans laquelle vivait la face cachée de la société. Cependant, dans ce royaume de l’immondice, il régnait une atmosphère conviviale et chaleureuse qui contrastait avec la froideur citadine du béton associé à l’acier. C’était sans conteste cette hargne de vivre qui séduisait Anthony. Les gens ne se souciaient guère des surprises du lendemain, ils essayaient simplement de jouir tous les jours d’une vie qui ne les faisait pas de cadeaux. C’est ainsi qu’ils se retrouvaient après de longues journées de labeur, pour ceux qui avaient la chance de travailler, autour d’une bière dans la buvette du coin jusque tard dans la nuit. Ils discutaient de sujets graves d’une manière simpliste, l’essentiel étant de noyer dans le brouhaha les soucis qui avaient du mal à disparaître. Au petit matin il n’était guère surprenant de retrouver ses hommes couchés dans le caniveau sous les regards amusés de femmes qui avaient appris à ne plus les attendre. Le drame restait tout de même cette tendance au gaspillage et à l’excès qui n’arrangeait pas leur condition. Anthony appréciait cet endroit parce qu’il lui permettait de profiter de l’incroyable foisonnement de situations si diverses. Je ne venais pas des - 11 -
quartiers résidentiels huppés, néanmoins Anthony et moi étions au même diapason. Je ne comprenais pas comment le petit binoclard, fils aîné d’une famille de trois frères et sœurs, avait pu devenir le frère de sang d’un petit prince. Anthony jugeait ses interlocuteurs uniquement à la force de leur caractère. J’étais sous le charme de cette personnalité dont on ne pouvait nier le charisme. Je vivais dans ce taudis depuis ma naissance. Ma mère se tuait au travail pour essayer d’élever convenablement une progéniture composée de quatre diablotins qui ne cessait de lui rappeler chaque jour les visages des hommes qui avaient traversé sa vie sans vraiment s’arrêter. Nos pères étaient pour nous des légendes dont nous parvenions à pardonner l’absence, et à la glorifier même. Nous nous imaginions qu’ils étaient des hommes importants et puissants, qu’ils viendraient un jour nous prendre et nous amener découvrir des univers qui nous paraissaient inaccessibles. Aujourd’hui je me rends compte à quel point nous étions naïfs, c’est vrai qu’à l’époque nous croyions aussi en l’existence du père Noël. Toute mon enfance je me suis senti orphelin, maudit et exclu. Ma peine était plus grand encore quand à la sortie des cours je voyais mes amis se jeter dans les bras de leurs pères qui les attendaient le sourire radieux, et quand le lendemain matin ils revenaient les accompagner ; ce que je ressentais était vertigineusement douloureux. Une souffrance profonde et injuste. Maman s’efforçait d’essuyer les crachats de la communauté sans en paraître affectée, elle disait toujours que le noblesse de l’homme résidait dans sa capacité à tout endurer en gardant le sourire. Le soir quand elle rentrait après une journée de durs labeurs, elle trouvait l’énergie pour nous confectionner de petits plats et nous raconter des histoires qui adoucissaient les rigueurs de notre condition. - 12 -
Nous nous contentions de ce minimum venu du cœur et qui égayait chaleureusement l’obscurité de notre misère. Souvent, il arrivait que je la surprenne entrain de pleurer, de quoi souffraitelle ? De la déception des promesses non tenues ? Des regards inquisiteurs et rarement réconfortants ? Des propos plein de sous-entendus ou des injures proférées à la l’endroit de sa situation de femme seule et abandonnée ? Il se disait qu’elle était une sorcière, une croqueuse d’hommes dont la légèreté apparente montrait son irrespect des valeurs morales. Maman était restée malgré ses attaques incessantes une femme digne qui supportait le pesant dénuement matériel. Je l’aimais tellement ma mère, c’était le premier amour de ma vie. Chaque jour suffisait sa peine, et nous vivions dans le souci de ne plus avoir à manger le lendemain. Je me souviens que je n’étais pas vraiment croyant, entre la faim et l’inconfort, dans mon esprit, il n’y avait de place pour Dieu. Il fallait à tout temps se battre pour survivre, plonger les mains dans le vice, pour avoir la panse pleine. Tous les coups étaient permis quand ils apportaient l’assurance d’un lendemain différemment. Ma banlieue était le refuge des brigands et des prostituées qui se nourrissaient des faiblesses des uns et des autres, un carrefour où se croisaient les âmes damnées exilées de la société. Maman me le martelait inlassablement : la fierté d’un homme ne se résumait pas à la quantité du travail accompli mais à sa qualité. J’avais toujours marché dans le respect des valeurs morales qu’étaient principalement la tolérance, l’amour et la liberté. L’homme devrait agir dans la tolérance des différences de son semblable et ceci au détriment de la confession religieuse, de la couleur de peau ou de l’appartenance sexuelle. Au nom de quoi devrait-on bannir des personnes qui avaient le tort d’être différents ? Au nom de la bêtise des hommes. - 13 -
J’ignorais combien de temps je restai assis à maudire cette porte qui ne s’ouvrit pas. Au fond de moi, j’espérais voir Anthony la franchir de nouveau, j’étais dans l’attente d’un godot qui ne semblait ne pas arriver. Il était bel et bien parti. J’examinai ma chambre étroite que me disputaient les rats et les cafards. Elle n’était pas géniale mais je m’y sentais chez moi. De cet habitat aux tôles froissées et aux murs chancelants, elle était le refuge où je m’épanouissais pleinement, le bunker de ma liberté. Le week-end touchait à sa fin, il me fallait préparer la nouvelle semaine qui s’annonçait décisive. Je me devais de défendre les choix qui étaient les miens, sortir du placard, faire ce coming out affligeant mais nécessaire. On toqua à ma porte, trois petits coups. Je m’empressai d’ouvrir le cœur battant à tout rompre, c’était Robert mon frère cadet qui était rentré de l’école. Je ne pus cacher ma déception, je poussai un soupir. Il m’observait du haut de sa petite taille avec de grands yeux interloqués. -
Pourquoi as-tu l’air triste ? lança t-il en guettant ma réaction. Je ne suis pas triste, répondis-je sévèrement en refermant d’un geste la porte de la chambre.
La violence de la pluie diminuait depuis environ un quart d’heure, Anthony marchait toujours aussi rapidement l’esprit égaré dans les sombres labyrinthes de la pensée, il venait d’entamer la dernière partie du chemin qui menait à son appartement situé au bout de l’avenue du Triomphe. La chaussée avait disparu sous les eaux torrentielles, il semblait de plus en plus dangereux d’avancer sans ralentir le pas. La forte pression des eaux et du courant provoquaient de - 14 -
formidables chutes, Anthony appréciait visiblement ce spectacle qui lui arrachait un rictus. Il se sentit soulagé en voyant l’immeuble en verre où se trouvait l’appartement 106, il lui tardait de se couler un bain chaud pour ôter la crasse qui le recouvrait telle une seconde peau. Les cours reprenaient lundi après la pause week-end, le rythme infernal imposé par le collège avait provoqué des abandons à la chaîne en même temps, paradoxalement, qu’il assurait une réussite insolente et constante aux examens officiels. C’était un centre d’élevage de la bête humaine soutenu par un système de dressage particulièrement efficace. On y formait des machines à assimiler et non à discutailler. La future élite se devait d’avoir une tête impeccable, bien faite et pleine, des manières convenables et une pensée quasi unique pour garantir l’unité sociale et le conservatisme politico-religieux. Nous étions des automates qui répondaient à un désir de formatage intellectuel nécessaire à la préservation d’une société à l’agonie. Le changement n’était pas envisageable, la critique proscrite, la même minorité décidait depuis l’indépendance du pays de la conduite des affaires au nom d’une majorité muselée. Je faisais parti de cette nouvelle race d’androïdes élevée à l’opium de la religion et sous le culte d’un President-Dieu. Lundi, j’allais donc parfaire ma formation de zombie idéal avec l’orgueil d’être de l’espèce supérieure. Mais manifestement les choses ne se présenteraient plus aussi aisément. La vérité sur mon homosexualité était, j’en étais certain, connu à présent de tous. Anthony s’était sûrement empressé de diffuser l’information afin de limiter la contagion. J’allais devenir le petit pédé, le sujet de toutes les conversations et la cible parfaite de toutes les vacheries. Je savais qu’il me faudrait livrer une rude bataille pour ignorer le mépris que je susciterais chez mes camarades. - 15 -
Au cours des années durant lesquelles je m’étais cherché, j’avais souffert de n’éprouver aucune sensation à l’endroit des filles. Elles étaient pourtant magnifiques et plutôt expertes, souvent vicieuses mais toujours charmantes. Pendant tout ce temps où j’ai côtoyé le firmament féminin, j’ai été inconsolablement malheureux. Leurs caresses, leurs baisers et leurs tendresses, cet ensemble de choses qui étaient sensées m’enflammer me laissait de marbre. J’avais essayé de faire semblant, de jouer le jeu de l’amour, en vain. Tout était comme mort à l’intérieur de moi. Je regardais parfois d’un œil assez curieux ses amoureux qui s’embrassaient sur les bancs publics en se jurant un amour éternel. Un amour éternel qui ne tenait que le temps d’une partie de jambes en l’air. Je ressentais de la déception à voir ses adolescents confondre attirance physique et coup de foudre, amour et fantasme sexuel. Pourtant, je me cherchais aussi dans ce melting pot juvénile, j’explorais les cités interdites de la dépravation faisant preuve d’une insolence que mon jeune âge pardonnait. Anthony et moi jouions aux jeux où l’on se devait de murmurer des obscénités à l’oreille des jolies filles pour ne pas apparaître démodé. Nous étanchions notre soif dans l’ivresse de la sexualité comme si la vie entière ne dépendait que de cela. Nous faisions l’amour et pas la guerre comme l’exhortait le fameux slogan, et nous nous contentions de prendre la vie telle qu’elle se présentait, dans sa légèreté et dans sa fragilité. L’insouciance de cette existence que j’ai menée jusqu’aujourd’hui, est une honte attristante. Je la porte désormais sur mon visage peint de balafres invisibles. Je ne saurais oublier le jour où d’une manière insolite j’embrassai Donald. Mon premier véritable baiser. Celui qui m’apporta un plaisir inconnu, inattendu et révélateur. - 16 -
Donald était un copain que j’avais rencontré par l’intermédiaire d’Anthony au cours d’une sortie en ville. De taille moyenne et portant fièrement ses rondeurs, Donald était l’archétype du fils de bourgeois ‘pourri gâté’ comme on le disait chez nous. Il défiait à son aise les règles fondamentales du savoir-vivre et croyait fermement que le monde tournait pour et autour de lui. Qui n’aurait pas ressenti de l’antipathie en croisant le chemin de ce bonhomme grassouillet, narcissique et un brin arrogant, qui n’aurait pas eu l’envie, légitime d’ailleurs, de lui botter les fesses tellement il puait la prétention. Paradoxalement, je l’aimais bien Donald, sans doute à cause de ce prénom qui lui allait comme un gant. Il incarnait le parfait guignol. Je passais des heures agréables en sa compagnie, à mesurer l’étendue de son savoir microscopique. Tout paraissait si simple avec lui, les enchevêtrements de la pensée devenaient d’une limpidité étonnante, et les raisonnements les plus complexes finissaient par ne ressembler qu’à de la farce d’angoissé. Il parvenait à se simplifier l’existence ne voyant dans la difficulté qu’un prétexte pour ne pas être sérieux, car disait-il ‘aucune pensée, aussi brillante soit-elle, mon cher, n’a mis un terme définitif à l’inacceptable : moins je pense, mieux je suis !’. Je le comprenais Donald, à quoi avaient servi ses années d’évolution si ce n’est qu’à penser les maux de notre propre destruction. A croire que la pensée était restée la force motrice de notre déchéance. Quand je regardais Donald, il me venait à l’esprit cette réflexion d’un érudit qui disait qu’elle était décidément mince la frontière entre folie et génie. Car au-delà de ses inepties apparentes, de sa folie assumée, Donald posait des questions essentielles dans lesquelles de plus en plus de personnes se reconnaissaient. Il m’inspirait des - 17 -
méditations profondes bien plus que les livres de philosophes trop souvent versés dans le pédantesque. Avec le temps, je commençais à gommer cette première impression que l’on se faisait des gens et qui guidait notre jugement malheureusement hâtif, cette impression que fit naître Donald en moi et qui contrastait avec sa beauté intérieure agréablement riche. Il fréquentait le lycée français de la place, une institution prestigieuse dont les effectifs étaient composés ironiquement en majorité de nationaux. Les dirigeants politiques envoyaient leur marmaille recevoir l’enseignement idéal dans cet établissement scolaire moderne et franchement haut de gamme. C’était pourquoi ils se souciaient peu de reformer le système éducatif national boiteux et dans un état de putréfaction avancé. Ils n’avaient cure des échecs record aux examens officiels d’une jeunesse perdue, tant que leurs enfants suivaient une formation modèle dans un centre privé qui décernait des diplômes valant dix fois ceux de leur pays. Et on continuait ainsi à enterrer, sous des discours vidés de sens et du matraquage idéologique, l’avenir de ce pays qui possédait tout pour réussir. Donald était conscient de la chance qu’il avait de faire partie de ces rares privilégiés formés à l’école étrangère et qui étaient appelés dans un futur proche à prendre les rênes du pouvoir. D’ailleurs m’avait-il affirmé un jour qu’il ne se sentait qu’africain qu’à cause la couleur de sa peau, de son nez grossièrement épaté et de ses lèvres épaisses. Et qu’en dehors de ses attributs physiologiques, le reste de l’héritage culturel africain s’arrêtait au seuil de sa collection de musiques urbaines provenant de notre véritable aïeul à tous : l’oncle Sam. Apres l’obtention de son baccalauréat qui mettrait fin au supplice de se lever tous les matins pour aller suivre des cours qui ne garantissaient en rien un avenir matériellement confortable, Donald irait poursuivre ses études dans une - 18 -
université prestigieuse de la métropole comme tous ses camarades. Il reviendrait quelques années bardé de diplômes et assumerait les fonctions déjà importantes de son père. Car l’administration publique étant avant tout une affaire de succession, une propriété clanique et tribale. Le fils prenait la place du père, et se contentait de ‘claniser’ ce qui demeurait encore national. Il le savait Donald que personne, même Dieu le Père, ne pourrait compromettre son dessein, il prenait donc un malin plaisir à piétiner les autres. Le prince devait se faire craindre. J’étais chez lui en compagnie d’amies qui nous avaient suivi dans notre escapade matinale. Nous avions séché les cours au collège en soudoyant le surveillant général afin que notre absence soit parfaitement justifiable. Nous nous étions retrouvé chez Donald, conscient que nous ne pouvions retrouver nos domiciles respectifs à pareille heure sans provoquer la curiosité de nos parents ou du voisinage qui se mêlait de tout sauf de leurs affaires. Une villa ultramoderne dans un quartier huppé lui servait de résidence. Il nous reçut dans un peignoir superbe en soie l’air visiblement détendu. Les domestiques vaquaient à leur tache. Je sentis ma gorge se nouer, maman aussi était femme de ménage dans une villa quasiment semblable. J’eus du remord d’être là au lieu de suivre mes cours, à suivre Anthony dans ses envies subites d’évasion, sans réfléchir, avec des filles qui malgré leur splendeur ne me disait rien qui vaillent. Dans un geste curieux, Donald pointa son doigt sur moi et sans un mot éclata dans un rire qui nous laissa dubitatif quant à son état mental. Il me regardait le sourire large et bête. -Dis l’intello, qu’est-ce que tu fous là ? T’es pas en cours ? Balançant-il en farfouillant dans ses narines quelques bouts de sa cervelle. Sa question était juste une façon de se convaincre qu’intello ou pas les garçons étaient tous pareils, à tout plaquer - 19 -
pour les cuisses de jeunes donzelles, nymphomanes et écervelées. Il aboya un nom, et en une fraction de secondes un pingouin maigrichon qui me sembla être le majordome surgit du couloir. Donald lui intima l’ordre de nous servir dans sa chambre et de n’être dérangé sous aucun prétexte. Le majordome s’exécuta, plié en signe de révérence. Ce spectacle m’amusa beaucoup, je n’arrivais pas à comprendre la soif qu’ont certains hommes de considération, et les pitreries que d’autres étaient prêts à faire pour les satisfaire et recevoir des miettes de leur bienveillance. Donald se sentait comme le Christ marchant les eaux. Il nous demanda poliment de le suivre dans ses appartements. Un nombre incroyable d’escaliers plus tard, nous arrivâmes dans sa chambre qui était un monumental chef d’œuvre de décoration. Le torse bombé, il se mit à nous raconter l’histoire singulière de chacun de ses meubles, de ses voyages dans ses capitales occidentales qui relevaient du rêve pour certains d’entre nous. De l’écran ultraplat au jacuzzi orné de marbre, sa chambre était à elle seule le produit national brut du pays. Il nous conduisit au balcon duquel nous avions une vue imprenable sur la colossale fortune de son père. Leur propriété s’étendait à perte de vue, moi qui venais d’un milieu plus que modeste et habitué à l’étroitesse de mon taudis j’eus le vertige face à cette immensité insolente. Comment pouvait-on piller un pays de cette manière ? Anthony avait l’air serein, normal il était du même monde. Du balcon l’on pouvait admirer, ou se scandaliser, de la piscine olympique, du terrain de golf et du parc royalement aménagé. On se serait cru dans l’une des demeures antiques d’un haut dignitaire romain mégalomane, tant le désir de grandeurs habitait chacune de ses réalisations architecturales, Donald père avait dompté le beau et en avait fait son esclave. Les quatre - 20 -
jeunes filles qui nous suivirent dans notre escapade, étaient toutes ébahies. Donald avait réussi son show, le fruit était mur et il ne demandait qu’à être cueilli. Mais il les laissa mariner encore dans cette contemplation scabreuse de son palace superbe. Installés au balcon autour d’une table ronde, nous dégustions le cocktail exotique que le chef cuisinier avait préparé pour les invités de sa gracieuse grassouillette majesté. Les filles l’assaillaient de questions incongrues qui ne manquaient pas de provoquer une légère hilarité chez Anthony. Elles se déchiraient pour savoir celle qui serait la première à passer dans son lit, et à bénéficier des largesses du sieur Donald. Il me fit un clin d’œil satisfait que je m’empressai de balayer d’un toisement. L’étalage indécent de sa fortune n’était qu’un paravent derrière lequel se mourait un être fragile en quête de chaleur humaine. L’accumulation des biens visait à remplir le silence des pièces d’or. Tandis que les indigents tuaient pères et mères pour une place au soleil monétaire, à l’ombre du billet vert, le riche souvent appelé richard versait dans la démesure excentrique. Il craignait le face-à-face avec ce marbre magnifique mais si froid pour lequel tant de personnes avaient été sacrifié, tant d’existences humiliées croupissant dans le panache d’une folie gigantesque. Près d’une demi-heure s’était écoulée depuis que nous avions pris place au balcon sirotant des boissons maintenant alcoolisées, les langues commençaient à se délier et les visages à sombrer dans les brumes épaisses de l’alcool. Le temps était beau, le ciel dégagé et les oiseaux se mettaient à émettre des chants splendides, de véritables symphonies de la nature, nous étions conquis par le charme de ce moment que l’on voulait infini. Donald nous invita à partager son jacuzzi et de pouvoir goûter aux délices d’un bain aux vertus essentiellement - 21 -
érotiques. La ferveur de Carmel, Francesca, Shelley et Venesia avait atteint des sommets inimaginables. Leur excitation monta d’un cran et elles s’empressèrent de se déshabiller. J’étais resté à l’écart de cette mise-en-scène libidineuse, observant d’un œil inquiet la suite des événements. Anthony fut le premier à se glisser dans le jacuzzi avec un verre de champagne à la main, Donald quant à lui, s’était offert un imposant cigare cubain. Francesca rejoignit Anthony, pendant que Donald mit la musique à fond. Les autres filles se déhanchaient langoureusement sur le rythme démentiel du rap made in US, la chaleur des corps venait de faire voler en éclats le thermomètre. Je me dirigeai vers les toilettes saturé par tant d’excitation. J’ouvris le robinet d’où coulait une eau fraîche, j’y plongeai ma tête et je sentis la douceur de son écoulement caresser mon cou et masser les lignes rudes de mon visage. A peine avais-je terminé de me rincer le visage que j’entendis des pas derrière moi, me retournant je le vis debout, le regard baissé. Le gars me faisant face était à des années lumière de l’adolescent fringant qui en avait mis plein la vue à ses femelles. Je restai quelques secondes hésitant, ne comprenant pas trop où il voulait en venir. Il leva le menton et me regarda droit dans les yeux, ses mains tremblaient. Il avança vers moi sans un mot, le souffle de plus en plus court. -Je suis amoureux de toi.. bredouilla t-il.. La terre se déroba sous mes pieds. Quoi ? Avais-je bien entendu ? Venait-il de dire qu’il était amoureux de moi ? Amou… La fin se perdit dans le choc émotionel qui me paralysait entièrement. -Je suis désolé de te l’avouer dans ses conditions… mais je n’ai jamais trouvé le courage de te le dire, ce n’est pas facile pour moi encore moins pour toi, je le sais. J’ai en moi les sentiments les plus profonds, de ce jour où tu me tendis la main quand tous - 22 -
m’avaient rejeté à cause de ma difformité physiologique j’ai senti grandir en moi une affection particulière. Il m’a fallu du temps pour prendre conscience de la réalité de mes sentiments pour toi… continua t-il d’une voix calme de laquelle émanait une sincérité touchante. Mes narines subissaient le siège de son odeur corporelle, animale et brute. Il était là devant moi, guettant une réaction. Et dans un élan, m’embrassa brutalement. J’eus l’envie de le repousser mais mes forces m’avaient abandonné. Il m’enlaça et je sentis la chaleur de ses lèvres explorer ma bouche soumise, de cette langue énorme me violer en me procurant des sensations inédites. La fougue du baiser s’était transformée en une tendre fièvre. Donald s’écarta tout d’un coup de moi. Dans un mouvement incontrôlé, je lui balançai un coup de poing. Il s’écroula. J’étais furieux et honteux. Il saignait du nez. Je me dirigeai vers l’entrée. Il m’appela, sans un regard, je fermai derrière moi. Pendant ce temps, Anthony faisait plus intimement connaissance avec Francesca et Carmel, tandis que Shelley et Venesia se livraient à des attouchements très osés. Ils ne s’aperçurent pas de mon départ précipité, trop occupé à s’adonner aux plaisirs de la chair. Anthony se savonnait dans sa baignoire, cela faisait près d’une heure qu’il prenait ce bain mousseux. Il écoutait le dernier Bruel qu’il s’était offert lors de son dernier voyage à Paris. La voix un peu rocailleuse de ce chanteur français était pour lui un - 23 -
délice auditif. Il n’avait pas toujours été un accro de la variété française, surtout lorsque celle-ci appauvrissait le fond pour rentabiliser la forme. Elle avait perdu son âme en s’érigeant en pâle copie de la pop yankee. Certains artistes résitaient encore à cette vague d’uniformisation et de formatage, et Patrick Bruel en faisaient parti. Celui-ci n’avait pas cédé aux sirènes de la capitalisation musicale mais préservait sa singularité artistique ce qui en faisait l’un des géants dans ce monde décidément de nains. Anthony etait aux anges et se laissait entraîner. Pendant un court instant il se demanda si Patrick Bruel était un homosexuel, qu’importe conclu t-il, son talent était indéniable. C’est alors qu’il prit conscience de l’absurdité de son attitude envers son meilleur ami. Qu’importait effectivement sa différence cela ne changeait pas sa personnalité, sa loyauté ou son intelligence. Il restait au fond le même gaillard timide et maladroit qui ne savait pas attacher ses lacets. Anthony l’imagina entrain d’embrasser un autre garçon en se faisant câliner par des mains énormes et poilues, cette pensée le répugna, les pédés étaient vraiment des malades qu’il fallait soigner urgemment. Comme pour étouffer ses idées il haussa le volume de la musique et se mit à siffloter l’air du ‘café des délices’. J’étais couché sur ma tristesse et je cherchais le sommeil de l’oublie mais il se refusait à moi. Mon lit n’était plus qu’un océan de larmes dans lequel mon corps tout entier se noyait. Quel était mon crime ? Je n’avais fait que me réconcilier avec moi-même en assumant mon attirance pour les personnes du même sexe que moi. Donald m’avait ouvert les yeux sur ce malaise qui me rongeait depuis les premières heures de l’adolescence, le sentiment d’être en déphasage avec son corps, - 24 -
de forcer les plaisirs et de flouer les envies. Je n’ai jamais su éprouver de l’amour pour les filles. J’ai souvent été un mouton suivant le troupeau sans véritablement me sentir à ma place. Ce baiser fut salutaire. Il m’arrive parfois de me dire que sans lui je me serais perdu dans le conformisme sentimental, j’aurais foncé dans le mur. Mais ils l’ignorent ceux qui me jetteront la pierre demain, ils préféreraient me voir tel que je ne suis pas et selon l’image qui les arrangerait. Il m’a fallut du temps, du courage et de la souffrance pour qu’au lendemain du baiser de Donald que je puisse sortir du placard et avouer à Anthony que je suis gay et fière de l’être. L’homosexualité dans mon milieu était une malédiction et une perversion qui niait la nature de l’homme. C’était une tare occidentale qui étendait telle une pieuvre ses tentacules au reste de l’humanité. J’étais donc une tare. Un haut responsable politique de mon pays l’avait crié sur les ondes radiophoniques, l’homosexualité était le nouveau grand complot fomenté par les « blancs » pour plonger l’Afrique dans la dépravation après l’avoir humilier en la pillant. Il l’affirmait avec véhémence le Mal de ce siècle n’était pas la stupidité des hommes mais l’immoralité de ses derniers, et elle se traduisait par l’adoption de comportement sexuel déviant, ce qu’était l’homosexualité. A la question de savoir ce qu’il convenait de faire aux homosexuels, sa réponse fut sans équivoque : il fallait les emprisonner et les exterminer. Un auditeur appela pour proposer de les rééduquer et les soigner définitivement par une thérapie réligio-psychatrique révolutionnaire. J’écoutais heurté par ses inepties, parlait-on des hommes ou d’animaux ? Ni de l’un ni de l’autre. Malheureusement ses positions étaient loin d’être isolées, au contraire elles étaient représentatives de l’opinion publique qui se déchirait entre ceux qui avançaient la proposition de la solution finale pour les homosexuels et ceux - 25 -
qui soi-disant plus respectueux des préceptes des droits de l’homme parlait de les enfermer dans des centres de redressement où on leur réapprendrait les valeurs morales et le sens de l’expression « être un homme ». J’étais né et j’avais grandi dans ce climat où la haine des homosexuels était légitime. D’ailleurs nos dialectes se refusaient à qualifier l’état d’un homme qui en aime un autre. Il y avait comme une sorte de vide linguistique qui faisait dire à certains intellectuels que l’homosexualité n’existait pas en Afrique. Dans le bidonville qui m’a vu poussé et devenir un adolescent, la moralité n’était qu’un grand mot qui disparaissait à l’odeur de l’argent. Au-delà d’un fourre-tout de la misère humaine, c’était un champ de bataille où la seule règle était de faire le nécessaire pour gagner de quoi survivre. C’est ainsi que l’on justifiait l’état déplorable des choses : quand un gamin de six ans devenait un redoutable consommateur de marijuna ou lorsqu’une fille de quatorze ans à peine se prostituait à la tombée de la nuit sous les réverbères mal éclairés avec la bénédiction de ses parents préoccupés par leur bière, attendant sous le froid les mercedès des cadres de l’administration publique et des hommes respectables. Le commerce d’organes génitaux humains et de drogues illicites qui empoisonnaient la société ne souffrait d’aucune offuscation. La corruption, sur laquelle s’élevaient les villas impudemment luxueuses, prenait des proportions inquiétantes sans que cela ne scandalise réellement personne car tout le monde y tirait son profit. Le tribalisme, cancer social qui infectait et ébranlait tous les secteurs de la société, était accepté comme une fatalité, le gouvernement ayant renoncé à le combattre. Mais l’homosexualité réussissait le tour de force de galvaniser les énergies qu’on croyait mortes. Elle s’était attirée le courroux de tous. - 26 -
Les aveugles y voyaient un danger imminent, les muets joignaient leur voix au concerto sur l’intolérance et les paraplégiques se sentaient des jambes pour botter le derrière de ses dégénérés. Même l’église s’était mise à hurler avec les loups. Elle, qui était restée criminellement en berne face aux ‘démocraticides’, se dressait en porte-flambeau d’un monde moralement sain. Le spectacle navrant d’un archevêque le jour de Noël martelant un discours haineux, avec la même vigueur hypocrite et ridicule, sur l’incompatibilité de la foi chrétienne au vice de l’homosexualité ; ce qui ne manquait pas d’amuser les innocents dont les os blanchissaient au cimetière parce qu’ils avaient exigé plus de justice sociale et de transparence dans la gestion des affaires de l’Etat. Combien de nos frères et sœurs, amis et parents avions-nous perdus dans la répression politique ? Encore combien de temps allions-nous continuer à supporter terrés dans la fuite silencieuse et de la résignation les exactions de ceux-là qui étaient sensés nous protéger? Les discours et sermons se multipliaient comme pour mieux endormir les consciences atrophiées, les foules dansaient plus qu’elles ne pensaient en s’extasiant des miettes qui tombaient de l’assiette garnie du monarque oligarque. Pour les homosexuels chaque aurore avait les couleurs du crépuscule, découverts ils finissaient dans les prisons dont les murs étaient peintes de litres d’hémoglobines, quand ils réussissaient à se soustraire à la colère des hordes d’humains enragés réclamant comme un seul homme justice, c’est-à-dire leur exécution immédiate. Dans ce cas on les entourait de pneus après les avoir arrosés d’essence et on leur mettait le feu. Ils braisaient alors en poussant de cris effroyables qui attisaient la satisfaction de tous. Le droit s’était rangé du coté des préjugés vulgarisés par - 27 -
l’ignorance et le conservatisme. J’étais donc un hors-la-loi condamné à une mort certaine, l’anomalie dans un ensemble aseptisé. Anthony venait de terminer de s’habiller, il s’était déjà installé sur son fauteuil favori. Il saisit la télécommande et alluma l’écran haute définition qui lui servait de téléviseur. Les images qui s’affichèrent ne manquèrent pas de le rebuter, c’était une espèce de carnaval où des garçons, peut-être des filles, arboraient des couleurs vives en se trémoussant sur la cadence endiablée de tambours et de trompettes. Ses jeunes personnes portaient des sortes de ficelles qui leur servaient accessoirement de cache-sexe. Anthony savait que cette parade était la manifestation annuelle de cette catégorie de gens qui s’étaient perdus dans la quête de leur identité, cette communauté que venait de rejoindre son meilleur ami et qui paraissaient avoir gagner la reconnaissance et le respect de l’assistance nombreuse acclamant à leur passage. La gaypride ou la fierté d’être homosexuel. Une sorte de manifestation du déclin psychologique des occidentaux. N’importe quoi ! soupira Anthony qui zappa aussitôt. Il ne voulait plus entendre parler de ce mec qui venait tout seul de se mettre hors-jeu. Le téléphone sonna tout d’un coup, il tendit la main et le prit dans sa main molle qui n’avait rencontré que la douceur du luxe. -Anthony ? questionna la voix craintive. -Qui veux-tu que se soit ? répondit-il visiblement vexé. -C’est James, reprit la voix. -Ah ! Ce James toujours aussi indélicat ! flingua Anthony. -Je vois que je tombe mal… -Plus que mal, coupa t-il. Mais bon c’est fait, alors qu’est-ce que tu veux ? -J’ai vu Cécile comme tu me l’avais demandé la semaine dernière. Elle ne veut rien savoir, d’après ses dires tu es allé - 28 -
trop loin, vraiment trop loin. Ce que tu as fait est impardonnable. - Les femmes… toujours les mêmes… murmura t-il -Je suis désolé Antonio. -Ben tu sais ce que l’on dit : une de perdue dix de retrouvées ! Elle reviendra James, me manger dans la main parce qu’elles finissent toutes par revenir. Le silence de James illustrait sa désapprobation, il se gardait bien de cautionner l’attitude quasi misogyne d’Anthony par crainte de représailles. Il ne fallait surtout pas froisser le grand Antonio, nul n’ignorait de quoi il était capable. Mais James, petit futur séminariste, se refusait de jouer à ce jeu indigne qui consistait à accepter de voir les filles, aussi frivoles étaientelles, être traitées sans égard et moins que du papier toilette. Surtout qu’Antonio avait commis l’irréparable en couchant avec la sœur de Cécile, son ex-petite amie. Ce genre d’histoires était le propre d’une jeunesse qui s’ennuyait, elle se fatiguait de la normalité, et recherchait dans la moindre inconnue l’expression d’une jouissance unique. Les jeunes écumaient ainsi les océans des plaisirs charnels, naviguant dans les eaux troubles des maladies sexuellement transmissibles et des grossesses précoces, dans l’insouciance de l’immédiat. Ils étaient les découvreurs de terres nouvelles d’où coulaient les délires les plus bestiaux. Cela s’appelait vivre son temps. James avait choisi la voie du Seigneur pour fuir ses turbulences juvéniles, il voulait consacrer sa vie à servir son prochain. Le monde des prélats, entaché par divers scandales, restait à ses yeux la raison ultime de son existence. Les vœux de piété et de pauvreté étaient pour lui les conditions sine qua non de l’acceptation de Dieu dans sa vie. Au collège, on l’avait - 29 -
surnommé « mon père » car de lui émanait une humilité sage et une profondeur d’esprit qui émerveillait ses professeurs. James semblait pour tous l’exemple qu’il était urgent de suivre. -Au fait, James, j’ai une nouvelle à t’annoncer… Anthony s’arrêta un court instant pour mesurer toute l’intensité que ses propos venaient de faire naître chez son interlocuteur. Reprenant dans un flegme faussement joué : -il s’agit du binoclard. - De ton meilleur ami tu veux dire, lança James sans se rende compte de l’impact de cette remarque sur Anthony, pratiquement meurtri. -Il s’agit effectivement de lui. Il se pourrait qu’il ne soit pas exactement comme on il se présentait. -Serait-il le fils caché d’un milliardaire ? ironisa James Un rire mal étouffé se fit entendre. -Il est pédé ! Le rire céda la place au silence. On devinait l’ébranlement de James. Plusieurs longues secondes passèrent avant qu’il n’ajoute : -C’est grave ce que tu viens de me dire, en es-tu sûr ? -Il me l’a révélé lui-même. -Quand ? -Ce matin.. -Mon Dieu ! -Il en a vraiment besoin… -Que comptes-tu faire ?
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-Ce qu’un homme normal est censé faire, fuir. Il est maudit, je n’ai pas envi d’être associé à cette connerie. Je veux que mon nom et mon image ne puissent en pâtir, et pour ça j’ai besoin de toi. -Que dois-je faire ? Anthony eut un sourire machiavélique. James lui offrait la possibilité d’écarter sans se compromettre son meilleur ami grâce à sa relation particulière avec le Père Andrew, responsable du collège. -Je voudrais que tu en parles au Père Andrew. -Mais tu es conscient qu’il sera renvoyé si jamais il venait à l’apprendre. -Je sais. Mais il me parait évident que pour limiter la contagion il est impérieux d’isoler l’agent pathogène et de l’extraire de la communauté dans les brefs délais. Imagine le scandale, le collège le plus renommé du pays est le nouveau Sodome et Gomorrhe. La presse ne manquera pas d’en faire ses gros titres et les autorités forcément s’en mêleront. Je te laisse deviner les conséquences. James était édifié par les conséquences d’une pareille révélation. Il n’était pas question que le collège soit entaché par ce type de scandale, il fallait sauver la face et agir vite. Son avenir en dépendait aussi. -D’accord, je le verrai dès demain et je te garantis que ce sera pour lui la fin. Quand je pense que c’est l’élève le plus brillant du collège. Quel gâchis ! -Alors on se dit à demain James. -Je prierai pour le salut de son âme, à demain Antonio.
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Anthony raccrocha. Il resta plongé dans une profonde réflexion envisageant toutes les éventualités. Le téléviseur était toujours allumé. Il était environ midi et le temps maussade de la matinée n’était plus qu’un lointain souvenir. Le ciel dégagé de tous les nuages grisâtres, laissait passé quelques rayons de soleil, ce qui présageait un temps beaucoup plus intéressant. Anthony réfléchissait à la suite des événements. Il décrocha le combiné téléphonique et composa un numéro. C’était celui de Brice, l’incarnation humaine de l’Agence France Presse. Brice était un élève qui savait tout sur tout le monde et se plaisait à diffuser les informations que l’on souhaitait passer sous silence. Si quelqu’un voulait balancer une intox ou une info et désirait que celle-ci soit connue par un nombre important d’élèves, alors Brice était le canal adéquat. Anthony donnait ainsi en pâturage son meilleur ami. Il fallait que son cas serve d’exemple à ceux qui serait tenté de le suivre dans cette voie démoniaque. Il y eut une tonalité, puis quelqu’un décrocha. -Allo Brice ? -Ouais… -C’est Anthony, j’ai une info pour toi… J’avais quitté ma chambre tourmenté par la famine. Je m’étais servi un plat de chez moi, de mon village. Il s’agissait des feuilles de manioc pillées cuites par un procédé efficace qui les rendaient divinement exquises. Je me régalais. Mon petit frère était sorti, sûrement était-il allé s’amuser avec des copains, j’étais seul. Le soleil pointait dans des cieux timidement bleus, mon chagrin pourtant n’avait pas disparu. Je me devais d’être fort, mais je ne l’étais pas. Une nouvelle semaine commençait demain dans la - 32 -
peur et le désarroi. Je fréquentais le collège Saint-Aymé. Une institution privée d’enseignement secondaire qui était de par la qualité de ses infrastructures et de par la densité de son instruction l’une des plus prestigieuses du pays. Le collège s’était bâti une réputation presque légendaire puisqu’elle comptait dans son palmarès la formation de l’élite qui gouvernait le pays d’une main de fer. Le Président de la République avait fait ses armes dans cet établissement catholique, ainsi qu’un nombre important de ses collaborateurs mais aussi certains sportifs de renom. C’était un symbole d’excellence et de fierté nationale. Et être admis à Saint-Aymé était le signe absolu de réussite et de reconnaissance sociales. Les parents s’agenouillaient pour y faire inscrire leur progéniture. Je ne devais ma place à SaintAymé qu’à mon intelligence que le Père Andrew qualifia de « remarquable ». Il est vrai que j’avais pulvérisé le record de points au concours national des jeunes talents, un tel exploit ne passa pas inaperçu. Le Père Intendant du collège Saint-Aymé manifesta son intérêt de me voir poursuivre mon cursus au sein de son institution malgré mes origines sociales très modestes. -Ma fille, comprenez que c’est pour vous, surtout pour votre fils une chance exceptionnelle de s’entourer des meilleurs encadreurs et pédagogues, dit-il d’un air dédaigneux en s’épongeant bruyamment le front. Le Père Andrew s’était présenté à ma mère au lendemain de la proclamation du concours, comme étant le miracle tant attendu. Celui qui allait lui apporter la panacée à sa misère. -Cette admission au sein de notre prestigieuse institution sera pour votre enfant l’occasion de s’ouvrir socialement à un - 33 -
univers différemment, continua t-il en jetant un coup d’œil furtif sur ce dénuement matériel effrayant. Il était aisé de mesurer tout le dégoût que lui inspirait ce lieu. Ma mère n’avait cessé de le fixer de ses yeux cernés et l’on devinait dans ceux-ci l’envie de flanquer à ce corbeau un coup de pied dans sa bedaine. Mais n’était-elle pas habituée à ce mépris permanent, à ces railleries et à ces critiques acerbes qui faisaient son quotidien. Le plus insupportable dans l’attitude du Père Andrew, pensa t-elle, était son arrogance et son irrespect de la misère d’autrui. Les bonnes choses avaient ramolli sa foi et corrompu les principes de sa mission de rédempteur des pauvres. Puis se retournant elle me regarda avec insistance comme si elle eut voulu lire en moi de la détermination et de la motivation. Elle se leva brusquement, ce qui ne manqua pas d’affoler le Père Andrew, porta péniblement son corps meurtri par le travail de femme de ménage, arracha l’enveloppe que tenait l’intendant de Saint-Aymé. Elle la posa sur la table infirme amputée d’un pied dont l’équilibre précaire était maintenu par un mécanisme rudimentaire, et durant un moment le visage inexpressif elle plongea dans une sorte de recueillement. Puis, ouvrit l’enveloppe et signa les différents formulaires. En refermant le dossier elle soupira, et je me rendis compte à cet instant du sentiment double auquel elle était confrontée ; la satisfaction d’une femme abandonnée et brocardée par tous mais qui avait su par des moyens dérisoires transmettre l’amour de l’effort à ses rejetons, et la peine d’une mère qui devait se résigner à laisser son fils à son âge immature voler de ses propres ailes. Elle craignait de le voir dévorer par les jeunes loups de ce milieu bourgeois qui lui tendait les bras. Ma mère - 34 -
avait essuyé tant de déceptions que ses larmes avaient tari, mais en la regardant ce soir-là je crus percevoir une émotion maladroitement réprimée qui me toucha profondément. Je me devais d’avancer quoiqu’il arrive et de ne jamais capituler. Elle se tourna vers le Père Andrew, qui se mit debout, lui remit l’enveloppe et alla s’asseoir à sa table de couture où traînait une vieille machine à coudre. Elle ne lui adressa plus un regard, se pencha sur sa machine et commença à s’activer. Le Père Andrew hésita un instant avant de sortir de notre masure. L’homme de Dieu était heureux de déguerpir de ce bas-fond où s’empilaient à ne plus finir des bauges en planches de bois pourris. Il y avait des gamins qui s’amusaient nus près d’une décharge municipale en tapant dans une bouteille de soda, et qui stimulaient les plaisirs d’un match de football. Ses petits diables étaient peut-être de futurs dieux du ballon rond si jamais ils parvenaient à s’arracher de l’enfer dans lequel ils étaient tombés. Le Père Andrew esquiva les flaques d’eau noires d’où flottaient de bouts d’excréments, îlots organiques expulsés d’un corps humain apparemment en piteux état. Il sentit ses narines subir l’assaut d’odeurs nauséabondes, lui qui s’était pendant toutes ses dernières années enfermé dans une bulle en rupture avec la réalité moins sympathique de ce lieu où gisait des milliers de crève-la-faim. C’est avec un énorme soulagement qu’il prit place au volant de sa luxueuse Lexus toutes options, petite attention d’un richissime donateur. La climatisation allumée, il démarra en trombe en jurant ne plus y remettre les pieds. Je m’étais mis sur ma table d’étude pour faire mes devoirs. Même si il est vrai que le collège avait pris à son entière charge ma pension scolaire, je lui devais des résultats à la hauteur de son investissement. Alors je m’efforçais chaque jour de donner - 35 -
le meilleur en m’appropriant un savoir quasi universel. J’avais remporté plusieurs prix parmi lesquels ceux de science et de littérature à différentes compétitions où la notoriété du collège en était sortie grandi. Reçu à maintes reprises par le Père Andrew je m’étais vu décerner le titre du meilleur élève du collège, ce qui ne manquait pas bien sûr de susciter la jalousie de la plupart de ceux qui voyait en moi un petit imposteur. Nombreux étaient mes camarades qui pensaient que l’indigent ne se mélangeait pas à autrui, surtout quand cet autrui était propriétaire de la moitié de la ville. Mon amitié avec Anthony m’avait conféré un statut privilégié par la protection que son nom me procurait. Personne n’étant assez fou pour provoquer la colère du caïd Antonio. On n’osait m’attaquer frontalement. Il se faisait déjà tard, le soleil venait de jeter ses derniers rayons sur la terre et les ténèbres prenaient possession d’un monde épuisé. Maman rentra du champs. Elle me trouva courber sur mes livres et absorber par mes exercices de physique. Elle déposa le fagot de bois qu’elle portait sur la tête, et ma sœur cadette s’empressa de lui apporter son aide. Elles se dirigèrent vers la cuisine et j’entendis les casseroles chanter une mélodie qui signifiait que nous n’allions pas dormir affamés. Le cocorico du coq planté sous ma fenêtre me fit sursauter de mon grabat. On était lundi. Le premier jour de la semaine. Le début d’un long calvaire. Je me levai difficilement, le sommeil n’était pas extensible pour celui qui voulait conquérir le monde. Je poussai un bâillement affreux, et dans un effort herculéen je me mis sur mes deux pieds. Il faisait encore sombre à l’extérieur. J’allumai l’ampoule fixée au-dessus de moi. Mes yeux étaient accoutumés à sa lumière rougeâtre. J’entendis du bruit à la cuisine, ma sœur Ann faisait la vaisselle. Chacun de nous avait une tache ménagère à effectuer tous les matins. La - 36 -
mienne consistait à puiser de l’eau potable au puit qui se situait à quelques centaines de mètres de la maison. Remplir tous les récipients et la réserve me prenait environ une heure de temps soit près de six allés et retours. Après, je devais m’occuper de ranger la salle de séjour dans un ordre convenable. Alors je pouvais ce travail accompli, prendre mon bain. Je ne recevais pas d’argent de poche. Durant les pauses récréatives, je m’empiffrais d’arachides et de bâtons de manioc que maman me confectionnait chaleureusement. Souvent, Anthony me donnait un peu d’argent ou m’amenait à la cantine, cela me changeait de ma croûte de tous les jours. Le plus gênant dans cette affaire de bâton de manioc c’était la mauvaise haleine particulièrement repugnante qui ne me quittait plus. Mais je n’avais pas le choix. C’était ça ou la mendicité. Et je ne pouvais l’accepter. Il me fallait rejoindre le collège avec comme seul moyen de locomotion mes pauvres pieds. Qu’il neige ou qu’il vente je bravais chaque matin et chaque soir le sentier boueux qui coupait à travers les champs de maïs débouchant derrière le collège Saint-Aymé. On appelait ce sentier « raccourci » car il diminuait la longueur du chemin à parcourir, atténuait la souffrance et faisait gagner en temps. Je m’apprêtais donc à emprunter ce raccourci, sinueux et accidenté. Anthony savourait ce lundi matin. Il se délectait à l’avance de la tournure des évènements de cette journée. James avait vu le Père Andrew ou allait le voir, et Brice en bon commère s’était adonné à son activité favorite, répandre la bonne nouvelle à toute la communauté. Face au miroir, il ajusta son blaser. Sa tenue était impeccable. Six heure et quart, le chauffeur patientait depuis vingt minutes. Il prit l’ascenseur, son lecteur mp3 vissé aux oreilles. Il allait s’amuser. - 37 -
La sirène du collège qui annonçait la prochaine fermeture du portail retentissait dans tout le voisinage. Les élèves se hâtaient noyés dans l’épouvantable concert de klaxons de voitures venues les déposer. L’entrée du collège était bondée de petites fourmis vêtues de bleu qui se pressaient contre un portail titanesque. Au dehors, un embouteillage monstre s’était formé et les parents étouffaient de colère parce qu’ils ne pouvaient se rapprocher suffisamment de l’entrée. Leurs garnements étaient donc obligés de faire le reste du parcours à pieds comme moi simple mortel. Lorsque l’on réussissait à franchir le portail, on s’engouffrait dans un tunnel qui conduisait au bâtiment le plus vaste du collège, le « titanic ». Il abritait les classes de la Sixième en Seconde, soit environ plus de cent salles. Si l’on considérait qu’une classe recevait près de soixante élèves, on avait alors une idée de l’immense tache des autorités quant à la gestion de ses trublions. En sortant du titanic, l’on tombait sur un gazon patiemment entretenu sur lequel poussaient des fleurs, des rosiers principalement. Il était beau le collège, magnifique. Il donnait envi d’y être et d’y demeurer. Mais pas trop. Car cet attrait cachait un système disciplinaire de fer qui remettait dans les rangs les plus entêtés. On y apprenait les sens du devoir, du partage et de l’humilité. Même si il n’y parvenait pas toujours, le collège avait le mérite de changer durablement chez les pensionnaires que nous étions la vision du monde que nous avions. L’unique mot d’ordre était le travail et la réussite. Ce qui supposait qu’il fallait se soumettre sans broncher et pouvoir fournir des résultats satisfaisants. Les responsables du collège n’hésitaient pas à retrancher les effectifs et à écarter les élèves qui n’avaient pas suffisamment - 38 -
fournis d’effort. Le taux de réussite aux examens officiels était attendu avec anxiété par les administrateurs du collège, car de lui dépendait la qualité du travail effectué dans l’année. Quand il était bon c’est-à-dire frôlant les quatre vingt dix-neuf pour cent, le Père Intendant recevait une prime spéciale de la part du gouvernement et pouvait espérer conserver son poste. Un résultat contraire, entraînait les effets inverses, pénalités et mutations disciplinaires. Il ne faut pas perdre de vue que le poste d’intendant au collège Saint-Aymé était considéré comme étant ‘ministrable’. La tradition voulait que le responsable du collège après des résultats encourageants soit nommé au gouvernement. D’ailleurs, le poste d’intendant à lui seul était déjà synonyme d’apogée pour un séminariste souvent arriviste. L’Eglise faisait des propositions au gouvernement qui décidait de la nomination d’un tel prélat au lieu d’un autre. La logique de ses nominations échappait à la plupart des gens. C’était des arrangements occultes entre frères appartenant en majorité à la même loge ésotérique. Il se murmurait que le Père Andrew, ancien responsable d’une petite paroisse dans une bourgade, avait dû se soumettre à des rites sodomiques pour espérer être nommé à Saint-Aymé. Ce n’était qu’une rumeur mais on y accordait du crédit. Si non comment expliquer sa gestion calamiteuse et sa carence dans l’administration des affaires du collège qui avaient poussé l’évêché à lui imposer un assistant aux pleins pouvoirs. Il n’était pas l’homme de la situation et tout le monde s’accordait à le dire. Le cas du Père Andrew était loin d’être isolé. Les plus hautes fonctions de l’Etat ou le simple avancement professionnel dans l’appareil étatique était sujet à des négociations et des manipulations qui dépassaient l’entendement.
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Soit l’on faisait parti de la même société secrète que les grands responsables, soit on cédait aux pressions de l’ombre où se pratiquait le culte de ce-qui-ne-se-dit-pas. Faisant dire à l’homme de la rue que tous les « caïds » que l’on nomme ici « baos » étaient tous des pédés. Et que leur opposition officielle à l’homosexualité n’était qu’une prise de position de façade qui visait à détourner l’attention. J’ai longtemps pensé pour ma part que se faire ou sodomiser ne signifiait pas forcement que l’on était gay. La majeure partie de ses politiques était des hommes mariés qui se sentaient obligés de tremper dans cette pratique pour pouvoir évoluer dans leurs carrières. Mais mon point de vue ne comptait pas face à la vérité populaire. C’est ainsi que l’on se retrouvait avec des personnes incompétentes qui ignoraient tout de leurs fonctions et à la tête de structures dont dépendait l’existence de millions d’âmes humaines. Le bâtiment qui abritait les classes de terminal se tenait à l’écart de l’ensemble, les seniors comme on les appelaient étaient des surhommes qui avaient entre leurs mains la destinée de l’intendant, car le baccalauréat était l’examen majeur de la fin d’année scolaire. Le Père Andrew était planté au milieu de la cour principale, les yeux rouges il examinait minitieusement la tenue de chaque élève et rien ne lui échappait. Il lui arrivait des fois de renvoyer à la maison l’élève qui n’était pas en conformité avec son règlement ou simplement avec son humeur. Nous tremblions à l’idée de le croiser et d’affronter son regard déshabilleur. Les filles poussaient un ouf de soulagement quand elles parvenaient à le traverser sans accroches. Mais ce lundi matin, ses yeux étaient plus que rouges, ils étaient criminels. J’étais en sueurs. J’avais dû courir pour ne pas finir parmi les retardataires. On referma le portail juste derrière moi. Arrivé
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dans la cour principale je tombai nez-à-nez avec le Père Andrew. -Je vous attendais monsieur… fit-il gravement. Je vous convoque dans mon bureau à la pause récréative, poursuivra t-il avec des yeux qui jetaient des éclairs. -Bien mon Père... lui répondis-je terrifié. Je m’avançai vers mon bâtiment l’esprit préoccupé. Je sentis sur moi de centaines d’yeux qui m’épiaient. Des doigts pointés dans ma direction, et des visages me dévisageant. Anthony avait fait son boulot, la machine était en marche et j’aillais très vite en baver. Je croisai dans le couloir qui menait à ma classe plusieurs connaissances qui m’ignorèrent froidement. J’étais devenu le paria du collège. Brice était dans un coin entouré de son noyau dur tandis qu’Anthony caressait les cheveux d’une autre de ses victimes. A mon approche il se pencha sur la fofolle et l’embrassa tendrement. Le message me sembla limpide. Le silence qui accompagnait mes pas était lourd et pesant. J’entrai dans la salle de classe et tout le monde s’écarta, sur le tableau noir était inscrit en gros caractères l’expression « tapette ». Mon banc baignait dans un marre d’urine qui empestait fort. Face à ma consternation certains se fendirent en un fou rire rapidement contagieux. James tenait dans sa main droite une bible et sur la gauche un crucifix énorme, il portait à l’intérieur de son blazer ouvert un tee-shirt sur lequel les mots « vamonos satanas ! » étaient marqués en lettres de sang. J’étais mal. Trois de mes camarades m’entourèrent et se mirent à me défier. Visiblement ils cherchaient la bagarre.
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-Espèce de pédé ! T’as rien n’à foutre ici ! Tu mérites de crever comme tous les malades de ta race ! aboya le plus costaud d’entre eux. -Ouais les tapettes de ton genre n’ont pas droit de cité, on va te castrer et te couper l’envie des mecs, enfoiré ! renchérit le second. -Et quand je pense que l’on t’a ouvert notre monde, humilier ainsi tes proches et ton collège… Tu seras châtié fils de pute ! assomma le troisième. Je fermai les yeux, résigné à mon sort, tout avait était cyniquement orchestré, la moindre résistance ou réplique de ma part aurait été interprété comme un acte de provocation. Une prière apprise enfant me revint et je commençai à la réciter. La tension était palpable dans la salle de classe. Les autres n’attendaient que le déclenchement des hostilités pour entrer à leur tour dans la danse. -Alors petit branleur, on te cause ! Je demeurai calme. -Tu crois que l’on joue ? Hein ?! C’est ça ?! Un crochet s’abattit sur mon nez et fit éclater mes lunettes. Un autre atteignit mon estomac, je me pliai en deux, à genoux vomissant du sang. La meute entière fondit sur moi, entre coups de pieds et coups de bâtons, la douleur était telle que je ne fis pas de distinguo. La foule s’agitait et criait des « à mort le pédé ! ». J’entendis des voix féminines exigées que l’on me dévête, et comme on dit ce que femme veut Dieu veut. Je fus dépouillé de ma tenue, porté par des camarades et jeté à l’extérieur de la salle de classe. J’avais les yeux pochés et le regard floué par la souffrance.
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Mon visage était couvert de crachats et de sang. Les surveillants alertés par le brouhaha s’approchèrent mais furent arrêtés par le Père Andrew. Je méritais une leçon, et mes camarades s’en chargeaient. La venue impromptue la veille de James à sa résidence l’avait étonné, ce n’était pas le genre de cet enfant promis à un brillant avenir d’importuner son supérieur de cette manière. La chose était certainement assez grave pour que cela n’attende lundi. James avait exposé brièvement la situation au Père Andrew qui était resté imperturbable. A la fin du récit de James, il s’était levé et s’était servi un verre de scotch. Il en avait bu une bonne quantité avant de s’adresser à James : -Incroyable ! Homosexuel ?! Un ange passa avec un ricanement. -Mon fils, écoute attentivement ce que je vais te dire… James avait suivit les consignes de l’intendant point par point. Les choses se déroulaient comme prévu. Ce degeneré recevait la punition appropriée. Il était étendu gisant tel un poulet mal égorgé. Anthony s’était retiré et n’avait pas participé au déchaînement. C’était le type de gars qui laissait aux autres le soin de s’occuper des basses besognes. C’était le caïd. Le Père Andrew ordonna l’arrêt du massacre. Il ne souhaitait pas un meurtre. Le collège ne pouvait tolérer l’application de la justice populaire. On me leva soutenu par de gros bras. Le Père Andrew s’approcha de moi, fit un signe croix et toute l’assistance baissa la tête ; -Mon fils, tu as déshonoré ton collège, renié ta nature et les préceptes de notre Seigneur. Tu as choisis la dépravation à la libération de ton âme de pécheur. Le démon a pris place en toi, tu es maudit. Dès aujourd’hui tu ne fais plus parti de cette
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communauté. Tu n’es plus élève au collège Saint-Aymé. Que Dieu te vienne en aide. Il intima l’ordre que l’on me laissa hors du collège. Ce qui fut fait. Je me retrouvai devant le portail ne tenant plus sur mes pieds et ne sachant vraiment pas comment rentrer à la maison. Les passants me regardèrent avec étonnement, et l’un d’eux me proposa son aide. Ce jeune homme d’une vingtaine d’années m’amena à la maison. Il me posa sur le canapé dur et inconfortable. Je ne sais exactement quand il s’en alla mais je m’aperçus quelques instants après, que j’étais seul. Qu’allais-je devenir maintenant que ma différence était connue de tous ? L’on m’avait viré du collège tel un malpropre. Mon avenir était compromis. Je pensai à ma mère, des espoirs placés en moi et de la déception qu’elle allait ressentir. Mes frères et sœurs qui subiraient la marginalisation parce qu’ils avaient la malchance d’être le frère d’un pédé. Ils ne me le pardonneraient pas. J’avais été égoïste en ne pensant qu’à moi, me retrouver et perdre les autres. J’étais le néant. Etais-je vraiment gay ? Qu’étais-ce qu’être gay ? Je sombrais dans les tréfonds de la crise identitaire. J’avais perdu le combat. La société n’était pas prête à m’accepter. Elle avait peur de moi, de cet homme dont le cœur battait pour un autre, de cette femme qui prenait plus de plaisir à faire l’amour à une autre. Elles préféraient la mollesse des seins de leurs copines à la fermeté des pectoraux des garçons. Des sentiments insensés qui relevaient de la folie. La société craignait de voir chambouler ses acquis et son stéréotype hétérosexuel. Elle se devait de pérenniser et de préserver l’espèce humaine. Mission divine au prix de douloureux sacrifices. Il lui fallait du temps pour accepter cette évolution des mœurs. Mais en attendant qu’elle prenne conscience que le mouvement - 44 -
était irréversible ; qu’il pouvait être étouffé, nié et oppressé, il viendrait un temps où elle devra apporter une réponse juste à la question homosexuelle. Le couteau de cuisine traînait sur le sol, Ann avait oublié de le ranger, je le pris, et lentement la lame entama ma chair et fit éclater mes veines. Mon corps se vidait de son sang. Ma vie défilait devant moi. J’étais né trop tôt et au mauvais endroit.
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..FIN..
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Du même auteur : Chroniques du temps qui lasse.., recueil de textes, publié en 2009..
A paraître prochainement : Symphonie Porcine, Récit.. Love, Recueil de poèmes.. Mystère Astral, Roman.. Oser / Agir pour l’Avenir, Essai..
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