Nouveau départ Extrait d’un carnet de notes sans titre Cycle 1845 de l’Âge de la Tour. Djaharqa, capitale impériale khourmali. J’étais prêt. Après des jours, des semaines de préparation, mon expérience pouvait commencer. J’avais omis d’en donner les détails à Thaïs, qui regardait avec une certaine méfiance mes expérimentations. Elle aurait voulu que j’abandonne les glyphes pour me concentrer sur la magie du Feu. Mais je n’avais pas de réelle affinité pour son Élément. J’étais et je suis toujours un indécrottable représentant de la Pureté. L’Essence Primordiale, pure, est mon élément de travail, mon instrument de prédilection. Le Feu est difficile à manier pour moi. C’est un Élément farouche, difficile à dompter, et je n’ai pas de prédisposition pour le manier. Durant tous les cycles que j’ai passés aux côtés de Thaïs, j’ai appris de nombreuses choses à son sujet. Je sais ce dont il est capable, comment le détecter, comment le plier à ma volonté quand il est faible et présent en petite quantité. Le manipuler réellement est une toute autre affaire. Ma maîtrise est pour le moins sommaire et le restera sans doute. Je devais pourtant, pour mon expérience, cohabiter avec lui. Vivre à Khourmal avait bien des avantages, le moindre n’étant pas l’hospitalité de Thaïs, mais cela me contraignait à mener toutes mes recherches magiques sous l’influence du Feu. Il était omniprésent à Djaharqa, comme s’il infusait toute la capitale de l’empire Khourmali. J’avais appris à m’isoler de son influence pour tracer mes glyphes, à cloisonner mes activités pour ne pas laisser l’Essence se teinter de l’Élément alors que je la manipulais. C’était particulièrement le cas dans le node où je menais mes expérimentations les plus élaborées. Ce n’était qu’un node mineur, assez faible et éloigné de la capitale pour être dédaigné par les mages du Feu locaux. Personne ne viendrait me déranger, ce qui me convenait parfaitement. Même si j’étais assez bien toléré à la cour de Djaharqa, je n’en demeurais pas moins un étranger qui utilisait une magie regardée avec davantage de suspicion que de curiosité. Par ailleurs, je n’étais pas du tout certain d’obtenir le résultat escompté. J’aurais peutêtre pu tenter mon expérience dans le laboratoire de Thaïs, au cœur de son somptueux manoir. Le node n’était pas absolument nécessaire. Mais un échec, et d’éventuels effets secondaires inattendus et incontrôlés, auraient à coup sûr déclenché la fureur de ma tempétueuse maîtresse. Nous nous disputions déjà bien assez pour que je m’amuse à la provoquer inutilement. Le node était en pleine campagne, à plusieurs heures de cheval des faubourgs de Djaharqa. J’étais parti tôt pour le rejoindre en milieu de matinée. J’espérais mener mon expérience après une ou deux heures de concentration et pouvoir rejoindre Djaharqa avant que les Ténèbres n’investissent la lune. Je n’avais besoin d’aucun matériel. Le node m’attendait, son emplacement trahi par les signes d’une activité élémentaire. C’était une petite cuvette naturelle entourée de cheminées calcaires. Aucune végétation ne poussait à l’intérieur et ses parois étaient noircies par les traces d’anciens incendies. L’air ondulait sous la chaleur ambiante. Je savais par expérience que je devais éviter de provoquer l’Élément en ce lieu en lui fournissant la moindre chose facilement inflammable. 1
J’avais laissé ma monture à quelque distance pour qu’elle ne soit pas incommodée par mes manipulations magiques. Je laissai également la plupart de mes vêtements en dehors des limites du node, retirant ma riche tunique aux verts et bleus rehaussés de fils d’or ainsi que mes sandales. Pieds nus, vêtu en tout et pour tout de la longue jupe drapée typique des khourmali, je vérifiai que mes cheveux étaient étroitement nattés avant d’entrer dans le node. J’apportais une offrande. Ma mère et les représentantes de la Guilde du Savoir de Nar auraient bien entendu désapprouvé. Cela ressemblait à un geste de dévotion pour une puissance élémentaire. Ce n’était pas vraiment le cas. Juste une mesure de précaution face à un pouvoir capricieux dont dépendait la réussite de mon entreprise. Ce n’était qu’un simple totem de brindilles et de paille, presque aussi long que mon avant-bras. Je l’avais confectionné avec beaucoup de soin pour complaire à l’Élément qui dominait ce node. Il me fallait dompter temporairement la fureur du Feu pour pouvoir canaliser l’Essence dont j’avais besoin. Pour cela, j’avais la sensation de devoir amadouer l’esprit du node. Une idée peut-être un peu farfelue, mais j’avais toujours eu l’impression que ce puits magique était habité par un esprit discret mais curieux. Lentement, je marchai jusqu’au centre de la cuvette pour y déposer mon offrande. Le sol noirci était brûlant sous mes pieds, mais pas au point de m’incommoder réellement. Je plaçai le totem avec respect et reculai, m’apprêtant à insuffler une petite poussée d’Essence pour l’enflammer. Je n’eus pas besoin de le faire. L’offrande prit feu avant que j’aie pu la stimuler d’une quelconque manière et se consuma en quelques instants. J’hésitai un instant à interpréter ce signe. Cela signifiait-il que le Feu était, pour une raison inconnue, singulièrement actif dans le node ce jour ? Devais-je prendre cela pour une opportunité ou un risque trop important pour être pris ? J’optai finalement pour la première interprétation. J’aurai besoin de canaliser une grande quantité d’Essence pour mener à bien mon expérience et un node actif me faciliterait la tâche. Par ailleurs, je ne voulais plus reculer. Pas surseoir une fois encore. Si le node était réceptif, tant mieux. Je m’inclinai respectueusement devant les cendres du totem et me dirigeai sans attendre sur ma gauche, cherchant la présence de l’Essence autour de moi. Ce fut difficile. Le Feu était partout et luttait contre l’Essence Pure que je cherchais à utiliser. J’avais déjà fait ce genre de chose et je savais qu’il me faudrait lutter pour faire cohabiter des flux magiques antagonistes. Mais cette fois, les effluves rouges et orange du Feu étaient plus forts qu’à l’accoutumée et je dus batailler ferme pour détecter les fils d’or entre eux. Quand enfin je fus prêt, je tendis la main, l’index et le majeur accolés pour commencer à tracer mon premier glyphe. J’étais très concentré mais je ne canalisai pas pour faire un tissage préalable, comme le font la plupart des mages. Les glyphes fonctionnent différemment. Ils sont une utilisation brute de l’Essence, puisée à l’instant précis où leur forme est tracée. Ils tirent leur pouvoir à la fois de l’Essence ambiante et de l’énergie du mage qui les trace. L’Essence captée au bout de mes doigts grésilla quand je la libérai, et je la forçai à demeurer compacte alors que je commençai à dessiner le signe magique. Je l’avais entamé par le milieu et il me fallut un long moment pour l’achever, pour décrire toutes ses circonvolutions et m’assurer qu’il ne faiblirait pas.
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La sueur coulait dans mon dos et sur mes tempes quand je le terminai enfin. Je reculai d’un pas, soulagé, pour l’examiner. Il était suspendu devant moi, parfaitement vertical, parfaitement formé, ses courbes d’or luisant au milieu des courants de Feu. Il me fallait à présent le maintenir tout en traçant les autres. Je me déplaçai rapidement vers un autre point de la cuvette et recommençai le même processus. Tracer le deuxième glyphe me parut presque plus facile, comme si la présence, si proche, du premier, me permettait de travailler plus aisément. Quand je le terminai, la fatigue commençait à crisper les muscles de mon bras mais j’étais satisfait du résultat. Je me hâtai de rejoindre le troisième point de mon triangle et reproduisit méticuleusement les gestes déjà effectués deux fois. Je voulais des glyphes identiques. Trois glyphes en triangle que je pourrai lier entre eux pour former… eh bien, à dire vrai, je n’étais pas totalement certain de ce que cette configuration me permettrait d’obtenir. Une matrice magique capable de renforcer mes propres pouvoirs ? Un terrain favorable pour mener des rituels ? Je tâtonnais, je cherchais, j’expérimentais. Tout simplement, je voulais voir ce que cela donnerait. Si cela aurait un effet particulier, comme je l’espérais, ou ne demeurerait qu’un simple triangle de glyphes miroir, une inutile débauche d’énergie et de pouvoir. Ma main tremblait violemment sous l’effort quand j’en terminai avec le troisième glyphe. J’avais le souffle court et j’étais en nage. Maintenir les trois glyphes en même temps était éreintant mais j’avais déjà fait ce genre de chose. Je savais que je ressortirai épuisé de cette expérience et mon état ne m’inquiétait pas. J’étais capable de supporter cette pression. Les trois glyphes scintillaient et crépitaient dans le node alors que les flux de Feu tournoyaient autour d’eux. C’était déjà une victoire que d’avoir pu les tracer tous les trois dans le node, presque aussi hauts que moi, et de réussir à les maintenir sans faiblir. Ils n’étaient que des matrices, des catalyseurs, mais ils étaient magnifiques, un achèvement en eux-mêmes. Inspirant profondément, je dirigeai les flux d’Essence pour les canaliser d’un glyphe à l’autre. Cela me demanda des efforts considérables. Le Feu résistait soudain à mon entreprise, comme si l’idée de fermer le triangle lui était désagréable. Ce n’était pas totalement inattendu. Après tout, je cherchais à créer un triangle de Pureté au milieu d’un node altéré. Une folie, peut-être. Un défi intéressant, quoi qu’il en soit. Peut-être le Feu se retrouverait-il chassé de ces lieux ? Peut-être serait-ce un nouveau moyen de contribuer à purifier un node ? C’était une idée complètement folle, qui aurait rendu Thaïs furieuse mais qui m’emplit d’exaltation. Je ne voulais pas purifier ce node. Mes recherches étaient purement académiques mais, bien sûr, Thaïs ne verrait pas les choses de cette manière. Si j’obtenais un résultat de cette nature, j’aurais tout intérêt à garder cette découverte pour moi. Je parvins à relier les deux premiers glyphes et, grimaçant sous l’effort, forçai les flux à rejoindre le troisième. Je crus que je n’arriverai jamais à clore le dernier côté. Le Feu dansait autour de moi, souffle furieux pas tout à fait matérialisé qui roussit mes cheveux et chauffa désagréablement la chaine d’argent qui pendait à mon cou. Serrant les dents, ignorant les tremblements de mon corps, je luttai pour terminer mon œuvre. C’était une folie mais pas une seule fois je n’envisageai de m’interrompre. À l’évidence, il se passait quelque chose. J’obtenais un résultat et, quel qu’il soit, je voulais le connaître et l’étudier. Et tant pis si toute cette construction magique m’explosait à la
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figure. Ce ne serait pas la première fois que je me blesserais au cours de mes expérimentations. Le canal d’Essence dorée toucha enfin à nouveau le premier glyphe. Il y eut un son étrange, sourd et profond, et je me retrouvai soufflé contre la paroi du node. Pendant un instant, je fus étourdi et je perdis le contact avec ma création. Elle ne cessa pas pour autant d’exister, comme si en refermant le triangle, je lui avais donné une vie propre. Il n’avait plus besoin de moi pour perdurer. Je sentis un rire triomphal monter dans ma gorge. Le triangle vibrait en émettant un profond grésillement qui hérissait tous les poils du corps. Les trois glyphes scintillaient, parcourus de courants qui faisaient onduler leur surface sans les disloquer. Mon rire s’étrangla quand le triangle commença à virer. Sa surface d’or se teinta d’une couleur ocre que j’attribuai d’abord à l’action du Feu. Puis elle continua à changer pour tourner à un violet soutenu qui s’étendit entre les glyphes. Le violet de l’Altération. Les choses commençaient à m’échapper mais j’étais néanmoins fasciné par ce phénomène. C’est alors qu’il apparut. Lentement, avec un sens dramatique remarquable. Une main noire émergea au-dessus du triangle violet, perçant sa surface comme si elle avait été un plan d’eau poli. En dessous du triangle horizontal, je voyais toujours le sol calciné du node, sans aucune trace d’une quelconque créature. La tête apparut ensuite, parée de lourdes cornes recourbées, ses traits puissants crispés dans une grimace de colère, ses lèvres noires retroussées sur des crocs luisants. Je restai bouche bée devant ce spectacle. Se pouvait-il que j’aie réussi à créer un portail ouvrant sur un autre monde ? Mon esprit engourdi ne parvenait pas à trouver d’autre explication à ce qui se passait devant mes yeux ébahis. Je sais à présent qu’il n’en était rien. Que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à me faire croire que j’avais invoqué la créature qui se présentait alors devant moi. Mais en cet instant, je crus réellement que j’avais réussi le prodige de créer un portail menant vers un autre plan d’existence. Je n’avais qu’une connaissance théorique de ces mondes et les voir soudain devenir réalité était à la fois exaltant et perturbant. La terreur me saisit quand les ailes se déployèrent, majestueuses et immenses, audessus du corps massif de la créature. Je compris alors ce que j’avais en face de moi et, je ne sais par quel miracle, je parvins à demeurer debout sur mes jambes molles. Je crois que j’ai prononcé le pire juron de la langue khourmali. Je ne me souviens plus vraiment. J’étais pétrifié devant la chose qui venait de prendre forme devant moi. Pendant d’interminables secondes, je restai figé, saisi d’une terreur sans nom face à la créature qui me faisait face. Énorme, elle emplissait tout mon champ de vision, obscurcissant le ciel de ses immenses ailes déployées. Elle n’avait qu’un œil, d’un rouge de braise. L’autre était blanc, barré par une profonde cicatrice qui s’étendait de son front à la moitié de sa joue gauche. Elle me regardait fixement, une expression de colère sur son visage étonnamment racé. Le démon s’extirpa du portail violet d’un puissant mouvement de ses ailes, exposant son corps veiné de craquelures incandescentes comme s’il était constitué de lave à moitié solidifiée. A l’instant où il perdit le contact avec le triangle violet, celui-ci se désintégra avec un claquement sec, comme on romprait une énorme bulle de savon. Il ne restait plus que les trois glyphes, d’allure bien insignifiante en comparaison de la créature qu’ils étaient censés contenir.
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Le démon se posa au sol et voulut s’avancer vers moi avec un grondement. Il se heurta à la ligne invisible qui reliait les deux glyphes les plus proches de moi et recula avec un juron inintelligible. Je retrouvai mon souffle à cet instant. Mes glyphes me protégeaient encore. Pour combien de temps, je l’ignorais, mais au moins avais-je quelques instants de répit. Il me fallait penser vite, agir plus vite encore. Tendant une main tremblante, je canalisai toute l’Essence que j’étais capable d’attirer à moi pour renforcer la prison formée par mes glyphes. Il ragea et tempêta un long moment, arpentant la cage dans laquelle je pensais l’avoir enfermé. Je ne peux repenser à cet instant sans sourire. Vraiment, Melekyr a bien dû s’amuser, ce jour-là. Il m’a gratifié d’un spectacle de première qualité. Il me terrifiait jusqu’au plus profond de mon âme alors qu’il feignait de chercher à m’échapper. Mais il n’était pas furieux, pas plus qu’il n’était captif. Il finit par se calmer et se campa en face de moi, croisant ses bras démesurément musclés sur sa poitrine. - Que me veux-tu, humain ? demanda-t-il avec une hargne contenue. Il parlait en arcanien. Sa voix était si grave et puissante que je sentis ma poitrine vibrer en résonnance avec elle. - Euh… dis-je. Je ne m’étais pas attendu à ce qu’il veuille parler. Encore moins qu’il s’adresse à moi en arcanien. Ces créatures n’avaient-elles pas une langue bien à elles ? J’ignorais quasiment tout de l’invocation démoniaque. En fait, je n’étais même pas certain que cela fût possible. Ma mère, lors de mon éducation, avait évoqué cette possibilité comme une absurdité, le délire d’illuminés se croyant capables de contrôler ce genre de créature. Et pourtant le démon se tenait devant moi, sorti de nulle part en réponse à ma construction magique. Mes connaissances sur ce sujet se réduisaient à des lieux communs. Ne disait-on pas que les démons ne donnaient jamais leur véritable nom, car cela conférait un pouvoir sur eux ? Qu’ils pouvaient être contrôlés par des rituels et obéissaient alors au mage qui les avait contraints ? Qu’ils étaient mauvais par nature, irrémédiablement teintés par l’Altération, dont ils étaient directement issus ? Et voilà. C’était à peu près tout. Et cette chose me regardait fixement de son unique œil, attendant apparemment que je négocie avec elle. - Retourne d’où tu viens, lui dis-je. J’aurais aimé être impératif et sûr de moi. Ma voix sortit en un couinement ridicule de ma gorge étranglée. Une main noire aux doigts pourvue de longues griffes acérées tapota impatiemment un biceps démesuré. - Tu m’as fait venir, déclara le démon. - Je… Inutile d’avouer que c’était une erreur, un événement totalement fortuit. Ou alors étaitce un moyen d’amadouer la créature ? Je ne savais pas. Je ne savais que dire ni que faire. Je me voyais déjà massacré par cette chose, qui serait ensuite libre de parcourir le monde pour y faire des ravages. - Qu’attends-tu de moi ? insista le démon. Que je tue quelqu’un pour toi ? Que je détruise quelque chose ? Que je te protège de quelque chose ? 5
Je bredouillai une vague phrase sans queue ni tête. Il soupira d’un air endurant, avec l’air de quelqu’un qui se retrouve aux prises avec un simple d’esprit. Ceci, plus que toute autre chose, me força à reprendre mes esprits. J’avais fait apparaître cette créature, soit. Il me revenait maintenant de gérer ce problème. Je ne pouvais pas rester les bras ballants, comme un idiot, en attendant qu’il se résolve de luimême. - Je veux que tu retournes dans ton monde, dis-je d’une voix un peu plus assurée. Il rit. C’était un son effrayant, si fort et puissant qu’il fit vibrer le sol sous mes pieds. - Alors ouvre-moi à nouveau la porte, dit-il. J’étais épuisé. Incapable dans l’immédiat de reproduire ma construction magique. Déjà je voyais les trois glyphes commencer à se dissiper. Dans peu de temps, ils se disloqueraient et libéreraient leur prisonnier. J’avais intérêt à trouver une solution avant que cela n’arrive. - Tu voudrais repartir ? questionnai-je. Le démon fronça le nez en portant son regard vers le nord. - Ton monde est froid. Il empeste. Bien sûr que je voudrais repartir. Mais pour ça, il faudrait que tu me le permettes. J’hésitai. Cette dernière phrase impliquait que j’avais un certain contrôle sur lui. Étaitce vrai ? Je ne pouvais m’empêcher d’en douter. Peut-être n’était-ce là qu’une manière pour lui d’endormir ma méfiance et de m’inciter à accélérer la dissipation des glyphes qui le contraignaient. Prenant mon courage à deux mains, je m’approchai de quelques pas et traçai un nouveau glyphe. Je n’en connaissais aucun capable d’asservir un démon. Il me fallait improviser. Certains glyphes pouvaient être utilisés pour calmer les éléments et s’assurer une certaine protection contre eux. Un démon n’était pas un élémentaire, mais c’était ce que je pouvais faire de mieux sur le moment. En fait, avec du recul, cela n’aurait sans doute pas suffi à pacifier un pauvre élémentaire, alors autant dire que contre Melekyr, cela revenait à lui tapoter le bras en lui enjoignant de se tenir sage. Je me fendis cependant de mon glyphe, dans lequel je mis toute la puissance qui me restait encore, ce qui ne représentait assurément pas grand-chose. Cela me vida complètement et je tenais à peine sur mes jambes quand j’envoyai le signe magique crépitant dans sa direction. Le démon recula avec une grimace devant le glyphe, mais le laissa toucher sa poitrine, où il s’imprima un instant comme un tatouage incandescent avant d’être avalé par sa peau marbrée, si tant est que c’était bien là sa peau. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’une étrange armure. Il baissa ensuite la tête, renfrogné, sans faire de commentaire. - Je ne peux pas te renvoyer dans l’immédiat, dis-je d’une voix faible. J’avais la tête qui tournait et j’aurais aimé pouvoir me retenir à quelque chose. Mes trois glyphes étaient presque transparents, à présent. J’essayai de canaliser pour les renforcer mais j’étais à bout de force. Je m’affaissai sur les genoux et vit un voile noir s’abattre sur mes yeux. Avant de sombrer dans l’inconscience, j’eus juste le temps de voir le démon qui s’approchait de moi, libre, un sourire goguenard sur les lèvres.
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Il faisait presque nuit quand je me réveillai. Je crus un instant que j’avais rêvé cette cauchemardesque invocation avant de réaliser que je n’étais plus dans le node. Je me redressai dans un sursaut, pour découvrir le démon assis à côté de moi, en train de m’examiner. C’était une pose si humaine qu’elle en était troublante. Il était assis sur un rocher, un coude posé sur son genou, le menton dans la main. Il arborait une expression d’ennui qui glissa vers un soupçon d’intérêt quand il vit que j’étais réveillé. Il ne m’avait apparemment pas fait de mal pendant ma période d’inconscience. J’étais toujours épuisé mais je ne sentais aucune blessure. Ma tunique était posée à côté de moi, ainsi que mes sandales. Le démon avait récupéré mes affaires et m’avait bien aimablement déplacé avec elles en dehors du node. À présent, il avait l’air d’attendre quelque chose de moi. Je me levai et remis péniblement ma tunique et mes chaussures tout en le surveillant du coin de l’œil. Il ne bougea pas. - Et maintenant ? demandai-je quand je fus vêtu. Il m’adressa un sourire carnassier. - J’attends tes ordres, dit-il. J’en restai pantois. J’étais bien en peine de déterminer s’il se moquait de moi ou non. Je ne voyais pas quel intérêt il pourrait avoir à feindre d’être sous mon contrôle mais, d’un autre côté, je ne pouvais imaginer sérieusement avoir réussi à le dominer. Quoi qu’il en soit, il avait l’air pour l’instant de bonne volonté. Et je ne savais absolument pas ce que j’allais pouvoir faire de lui. Je n’étais pas en mesure de le renvoyer d’où il venait. Pas avant un certain temps, en tout cas, en supposant que je sois capable de réitérer l’exploit qui l’avait fait apparaître. - Il faut que je retourne à Djaharqa, dis-je. Thaïs allait me tuer. Il faisait déjà nuit et je n’avais prévenu personne de ma petite escapade dans la campagne. Si je revenais à la maison avec un démon… Non, ce n’était pas possible. Thaïs m’écorcherait vif si elle découvrait la présence de cette créature chez elle. Mais d’un autre côté, je ne pouvais pas le laisser ici, libre d’agir à sa guise. L’abandonner en arrière en espérant que tout irait bien. - Et je ne sais pas quoi faire de toi, ajoutai-je dans un soupir. Tu es plutôt… encombrant. Il me lança un regard qui ressemblait fortement à de la fierté blessée. - Je peux être discret, dit-il. J’eus envie de rire malgré moi. Il était si énorme et monstrueux. Son corps dégageait une chaleur que je pouvais sentir en me tenant à plusieurs pas de lui. Il y avait aussi une odeur, très particulière, comme de la terre laissée à sécher trop longtemps sous les rayons de la lune. Une odeur poussiéreuse, un peu musquée. - J’aimerais bien voir ça, dis-je sur le ton de la dérision. Il disparut. Purement et simplement, en un clin d’œil. J’eus une sueur froide en découvrant cette nouveauté, signe d’une puissance que je commençais juste à estimer. - C’est mieux ? demanda sa voix grave juste derrière mon oreille. Je sursautai et m’éloignai de l’endroit où j’imaginais qu’il se trouvait. Il était difficile de dire s’il était simplement invisible ou capable de se téléporter. Je ne sentais plus ni son odeur, ni sa chaleur. - Montre-toi ! dis-je, inquiet de ne plus le voir.
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- Faudrait savoir, maugréa-t-il en réapparaissant devant moi. Mais un sourire matois flottait sur ses lèvres. Il avait un comportement étrange. Il ne paraissait en rien soumis mais obéissait pourtant à mes ordres. Pour l’instant. Je ne pouvais qu’espérer que cela dure. En attendant de trouver un moyen de le renvoyer d’où il venait. - Bon, dis-je. Nous allons retourner à Djaharqa. Tu peux faire en sorte que personne ne te voie ? - Bien sûr. - Et ne t’entende ? - Il faut que je me taise, en plus ? protesta-t-il avec une mauvaise foi manifeste. - Ça vaudrait mieux, dis-je. - Et pour le reste ? demanda-t-il innocemment. Je dois te protéger ? - Euh, oui, dis-je après un instant de réflexion. Il avait l’air de vouloir une mission. Celle-ci en valait bien une autre et le garderait au moins près de moi. Si toutefois il m’obéissait véritablement. - Je te suivrai discrètement, dit-il. Mais pas de trop près. Ta bestiole a peur de moi. Le cheval, bien entendu, n’appréciait pas le voisinage du démon. Cela n’avait rien de bien surprenant. - Comment sais-tu que ce cheval est à moi ? Il haussa les épaules. - Il n’y a pas un rat à des kilomètres à la ronde, à part toi et cette bestiole attachée à un arbre. - Humph, dis-je. J’étais troublé par la fluidité avec laquelle il s’exprimait en arcanien. Je l’avais parlé toute mon enfance, avec ma mère, et plus tard quand j’avais vécu dans la cité d’Arkas. La langue khourmali était bien différente, influencée par la langue élémentaire du Feu. C’était celle que j’utilisais couramment depuis des cycles. Pourquoi donc le démon s’adressait-il à moi en arcanien ? - Connais-tu la langue khourmali ? lui demandai-je. Il haussa à nouveau les épaules. - Tu préfères que je te parle en khourmali ? - Comment peux-tu connaître ces langues ? Ce ne sont pas celles de ton espèce. Il sourit largement, l’air content de lui. - Peut-être n’est-ce pas la première fois que je viens dans le Plan Central, dit-il. Je notai l’information, ainsi que la dénomination qu’il donnait à mon monde. C’était la première fois que j’entendais ces termes mais, d’un autre côté, c’était aussi la première fois que je parlais à quelqu’un qui n’en était pas originaire. - Qui es-tu ? lui demandai-je. - Un démon, lui répondit-il. Tu ne le savais pas ? J’ignorai le sarcasme. - Je m’appelle Morgas, lui dis-je. - Morgas, répéta-t-il en hochant la tête. Dis-moi ce que tu veux, Morgas, et je le ferai.
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- Je veux que tu te fasses discret et que tu m’accompagnes, dis-je avec autant d’autorité que possible. Personne ne doit savoir que tu es là. - Comme tu voudras, dit-il avant de disparaître de ma vue. Le voyage se déroula sans encombre. Nous arrivâmes tard dans la nuit aux abords de la grande Djaharqa, illuminée par les milliers de fosses à feu qui la parcouraient. La chaleur, torride, aurait écrasé n’importe quelle autre ville, mais Djaharqa était faite de feu autant que de pierre et de terre. Elle exhalait la chaleur par tous ses pores et prospérait sous le règne de son Élément tutélaire. Nous traversâmes différents quartiers sans être inquiétés, les mendiants s’étant retirés des rues pour la nuit. Les plus pauvres dormaient à même le sol, sous des auvents de fortune, mais ils ignorèrent mon passage malgré la richesse manifeste de mes vêtements. Je n’étais pas inquiet à leur sujet car il était rare qu’ils soient agressifs. La milice de la ville était très sévère avec les délits de droit commun et la délinquance était cantonnée dans certains quartiers, que j’évitai soigneusement de parcourir. Par ailleurs, j’avais acquis une certaine notoriété dans la cité. J’étais l’un des rares étrangers à la peau blanche à m’être installé à Khourmal et à y être accepté. On savait communément que j’étais un mage et que je bénéficiais de la protection de la puissante Thaïs. Devant le perron de la maison de Thaïs, les vasques de feu laissaient échapper de hautes flammes, plus fournies que d’ordinaire. Je vis en cela un avant-goût de la colère que j’allais devoir à coup sûr essuyer. Un serviteur surgit immédiatement d’une alcôve pour prendre soin de ma monture et je la lui abandonnai avec un remerciement. - Toujours là ? murmurai-je à l’air ambiant. - Oui, répondit le démon dans un chuchotement quelque peu emprunté. Je m’étais livré à ce petit jeu pendant tout le trajet, anxieux de perdre ma créature sur la route. J’aurais sans doute été soulagé d’en être débarrassé. Mais je ne voulais pas assumer la responsabilité d’avoir libéré une chose de sa nature sur le monde. J’entrai sans prendre particulièrement garde à mon environnement, concentré sur les indices que je pouvais percevoir de la présence du démon. Une odeur fugitive, le son peut-être illusoire d’une respiration, une vibration d’infrason. Je percutai une servante dans le vestibule. - Maître Morgas, dit-elle, sa mine partagée entre le soulagement et l’anxiété. - N’Djani, répondis-je. Excuse-moi, j’étais perdu dans mes pensées. C’était une jeune femme d’à peine une vingtaine de cycles, à la somptueuse peau noire comme le jais. Elle m’adressa un sourire hésitant, ses dents très blanches tranchant sur la nuit de sa peau. - Maître Morgas, maîtresse Thaïs est… Elle s’interrompit en entendant l’appel de sa maîtresse, provenant de l’étage du grand palais. Un appel impératif et bouillant. Thaïs savait que j’étais revenu. Et elle était furieuse, bien entendu. Je me tournai vers N’Djani. - Je sais, lui dis-je rapidement. Allez, file ! Aucune raison que tu sois prise dans la tempête.
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Je montai les escaliers alors que la servante s’éclipsait sans demander son reste. Les colères de Thaïs faisaient sa réputation dans toute la cité et ses serviteurs avaient développé un art consommé pour les esquiver. Un art facilité par ma présence, qui canalisait les humeurs de Thaïs et contribuait à en préserver le reste de son entourage. Elle traversait la longue salle de réception quand je la trouvai. Elle portait une magnifique robe d’apparat orange et jaune, toute de savants drapés, et ses bras étaient couverts de bracelets d’or et de cuivre. Sa coiffure à elle seule avait dû réclamer des heures de travail. Ses cheveux crépus avaient été arrangés en un chignon élaboré qui laissait échapper des nuées de minuscules tresses retenues par des épingles d’or agrémentées de grelots et de breloques tintinnabulantes. Elle était d’une beauté renversante. Elle était plus âgée que moi mais les cinq cycles qui nous séparaient ne transparaissaient en rien sur la peau lisse et sans défaut de son visage. Elle paraissait environnée d’une nuée de flammes nées de sa colère, qui ne faisaient que rehausser le velouté sombre de sa peau. Une colère disproportionnée par rapport à une simple absence imprévue. Quelque chose avait dû se passer à Djaharqa pendant mon escapade et, si j’en croyais les indices donnés par sa tenue, c’était arrivé à la cour impériale. - Où étais-tu ? tempêta-t-elle en fonçant sur moi, toutes griffes dehors. Je t’ai cherché partout ! On aurait dit une panthère prête à me déchiqueter pour me punir de mon offense. Je savais désamorcer une partie des humeurs de ma compagne mais je compris immédiatement, cette fois-ci, que nous ne couperions pas à un cinglant règlement de comptes. Thaïs était ainsi. Sanguine, excessive, possessive. J’étais d’ordinaire plus conciliant mais ma fierté s’accommodait mal de ses velléités de domination. Nous nous adorions tout en nous heurtant régulièrement. Je lui fis front sans faillir, aiguillonné par les épreuves de la journée. Je n’étais pas d’humeur à subir des remontrances. Elle était presque aussi grande que moi, mince et athlétique. Je crus un instant qu’elle allait me frapper mais au lieu de cela, elle s’immobilisa à un petit pas de moi et me foudroya de ses grands yeux noirs. - Je ne comptais pas m’absenter aussi tard, répondis-je avec une certaine sécheresse. - Je t’ai fait chercher dans toute la ville ! cracha-t-elle, les yeux flamboyants. - J’étais dehors, dis-je platement. Elle leva les bras au ciel. - Encore à tes lubies de magie des Arcanes ! pesta-t-elle. Quand abandonneras-tu ces pratiques rétrogrades ? - Jamais, répondis-je, mon ton rendu cinglant par le nombre de fois où elle m’avait forcé à m’excuser sur ce point. Je ne voulais plus m’excuser de mes origines ni de mes choix en matière de magie. J’aurais voulu que Thaïs m’accepte tel que j’étais sans chercher à me modeler à sa guise. Je n’étais plus l’enfant un peu perdu qu’elle avait pris sous son aile des cycles auparavant. Elle leva les yeux au ciel en secouant la tête, ses boucles d’oreilles tintant à ce mouvement. - Tu es plus têtu que la pire des mules de cette ville ! gronda-t-elle. Mais ça n’a pas d’importance. Est-ce que tu sais au moins ce que tu as manqué ce soir ? J’espère que tes
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précieux glyphes en valaient la peine, parce que tu as sans doute manqué la chance de ta vie. - Si tu m’expliquais… ? demandai-je sur le même ton. - La convocation est arrivée cet après-midi, cracha-t-elle. Avec le sceau impérial. Nous devions nous rendre au palais ce soir. Tu comprends ce que ça veut dire, Morgas ? Est-ce que tu comprends bien ce que ça veut dire ? - Le sceau impérial ? Je commençais à comprendre. Et ce n’était pas bon, en effet. Si c’était bien ce à quoi je pensais, j’avais manqué une chose qui pouvait ne se produire qu’une fois dans une vie. Et par la même occasion potentiellement compromis mes chances de pouvoir continuer à vivre paisiblement à Djaharqa. - L’empereur était là ! hurla-t-elle, confirmant mes soupçons. L’empereur Qomakath en personne, Morgas, et toi tu étais je ne sais où, à courir dans la nature ! Tous ces efforts, les pieds et les mains que j’ai faits pour que tu puisses te présenter devant lui ! Tu n’imagines même pas ! - Je ne pouvais pas deviner… protestai-je le cœur lourd. Pour une fois, elle avait raison. Je n’avais eu aucun moyen de deviner que cette maudite convocation arriverait aujourd’hui, mais ne pas y avoir répondu était impardonnable, un manquement inadmissible à l’étiquette impériale. Presque une injure faite au souverain absolu de Khourmal. L’empereur était une personne secrète, qui vivait recluse dans les palais intérieurs de Djaharqa. Seuls les nobles de très haut rang avaient l’honneur de le voir en personne. Aucun étranger n’avait encore été admis dans les premiers cercles des palais impériaux. Et voilà que par mon absence imprévue, j’avais dédaigné sans le vouloir l’honneur suprême que le souverain me faisait en m’admettant en sa présence. - Tu n’as pas répondu à une convocation directe de l’empereur Qomakath ! insista Thaïs, sa rage faisant naître des flammes autour de ses poings serrés. Je fis quelques pas en arrière, autant pour échapper à ses flammes que pour prendre la mesure des implications de ce manquement. Épuisé, je m’assis lourdement sur une des longues banquettes qui agrémentaient la salle de réception et donnait sur les fenêtres de bois sculpté. C’était trop de choses pour une seule journée. - Qu’est-ce que tu as à dire pour ta défense ? cria-t-elle en me poursuivant. Je levai des yeux las sur elle. - J’ai eu un problème aujourd’hui, répondis-je sans flamme. Les choses ne se sont pas passées comme je le voulais. Elle sembla pour la première fois remarquer mon état de fatigue, mes cheveux et mes vêtements partiellement roussis. Cela ne fit descendre sa colère que d’un cran. - Eh bien pour moi non plus, vois-tu, répondit-elle avec fougue, les choses ne se sont pas passées comme je l’espérais. Je fais tout ce que je peux pour te faire accepter parmi nous, Morgas. Mais si tu n’y mets pas du tien, ça ne marchera jamais. - J’ignorais que l’empereur… - Bien sûr que tu l’ignorais ! Mais je me demande bien si les choses auraient été différentes si tu l’avais su. Tu es là, avec moi, mais j’ai l’impression que ton cœur est ailleurs. Que ton cœur est toujours ailleurs ! - Thaïs…
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- Ah non ! Tu ne parviendras pas à m’apitoyer, pas cette fois ! Je suis vraiment en colère. Vraiment, Morgas. Tu peux te trouver une autre chambre pour cette nuit… et les suivantes ! Elle quitta la pièce sur cette dernière sortie, laissant sur son sillage une impression de tornade brûlante. Je poussai un soupir en fermant les yeux. Je n’arrivais même plus à réfléchir. Quand j’ouvris à nouveau les paupières, le démon était assis non loin de moi, sur la banquette. Curieusement, il était à présent de taille humaine. Il avait conservé ses proportions impressionnantes, mais réduites à un gabarit humain. - Eh bien, se moqua-t-il sans pitié. C’est peut-être à ta dame que je devrais obéir. - Oh, ça va, répondis-je, piqué. J’étais trop fatigué pour m’inquiéter de ses réactions, et même de sa présence, bien visible, dans la pièce. Que le moindre serviteur l’aperçoive, et ma journée empirerait encore. Si c’était possible. - Reste caché, lui dis-je néanmoins avec lassitude. Il disparut sans discuter. Je me levai et me dirigeai vers les cuisines. Je mourais de faim, une chose que je n’avais pas remarquée jusqu’à cet instant. Les tensions de la journée passant tant bien que mal, je réalisai que je n’avais rien dans le ventre depuis le matin. Il y avait toujours des serviteurs sur le qui-vive dans le grand palais. Je me fis servir quelques galettes accompagnées de viande épicée et des quartiers de fruit que j’avalai sans grand plaisir. J’étais noué et accablé par les derniers événements. Ce repas improvisé me fit cependant du bien et, malgré l’heure tardive, je me sentis quelque peu revigoré. Assez, en tout cas, pour ordonner fermement au démon de se cacher dans l’une des nombreuses chambres inoccupées du manoir. Ensuite, je me décidai à rejoindre Thaïs pour tenter d’apaiser les choses entre nous. J’entrai dans notre chambre et la trouvai assise devant un long miroir, occupée à arracher de gestes rageurs les épingles d’or de ses cheveux. Elle les jetait ensuite sur la coiffeuse de bois poli, les faisant tinter et parfois rebondir jusqu’au sol. Elle aurait pu faire venir N’Djani ou une autre femme de chambre pour l’aider à retirer ses parures mais elle avait choisi de n’en rien faire, sans doute parce que son état de fureur ne tolérait aucune présence autour d’elle. - Va-t’en, dit-elle dès qu’elle m’aperçut dans son miroir. Ignorant l’ordre, j’avançai jusqu’à elle et me penchai pour ramasser les épingles à cheveux qui jonchaient le sol. - Je suis désolé, dis-je doucement en les posant délicatement sur la coiffeuse. - Désolé ? Ce n’est pas suffisant. - Je ne veux pas te mettre en difficulté et menacer ta position à la cour. Le blâme ne doit retomber que sur moi. Elle me regarda durement et je vis qu’elle avait les yeux rougis et gonflés. Elle avait pleuré. Une chose rare, même pour nos disputes les plus violentes. - Ma position n’est pas menacée, me dit-elle avec un ressentiment palpable. - Alors l’essentiel est sauf, dis-je. Elle secoua la tête et je vis que j’avais commis une erreur en prononçant cette phrase.
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- Pourquoi ? attaqua-t-elle. Ta situation à Djaharqa t’importe donc si peu ? - Non. Bien sûr qu’elle m’importe. - Alors explique-moi pourquoi tout cela ne t’affecte en rien ! - Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je m’inquiète davantage pour toi que pour moi, voilà tout. - Mais toi et moi, ça devrait être la même chose, Morgas. Tu agis toujours comme si ce n’était pas le cas. Comme si tu étais sur le point de t’envoler à nouveau, de disparaître pour courir derrière tes chimères… Je savais que je devais couper court à cette conversation. Nous étions sur le point de retomber dans nos sempiternels reproches. Je ne voulais pas l’entendre me rappeler que je l’avais quittée, plusieurs fois déjà, pour rejoindre le sextant de la Lumière et courir après mes grandes illusions. Elle avait raison et je n’avais aucune excuse. Je m’approchai d’elle et, l’interrompant, je posai ma main sur sa joue, glissant dans son cou. C’était une manœuvre quelque peu sournoise, un piège dans lequel elle tombait souvent. Elle leva le visage vers moi et je vis l’expression de son beau visage s’adoucir. - Thaïs, lui dis-je. J’aurais aimé être là ce soir et être présenté à l’empereur. Si j’avais su que cette occasion m’était offerte, j’aurais fait n’importe quoi pour être là. Pour toi et pour moi. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour réparer cette erreur. Elle me dévisagea un long moment, comme si elle cherchait à jauger ma sincérité. J’étais sincère. Je ne voulais pas la faire souffrir. Je ne voulais pas partir, même si quelque chose d’invisible et d’incompréhensible me tirait sans relâche vers l’est, vers Arkas et la Guilde qui avait été un temps dirigée par ma mère. Je vis la colère mourir enfin dans ses yeux. Elle se leva et vint se blottir dans mes bras. Elle était coutumière de ces revirements soudains. Sa fureur s’apaisait aussi vite qu’elle se déchaînait, pour peu que les bons mots soient prononcés au bon moment. - Dis-moi que tu ne partiras plus, demanda-t-elle. Que ton cœur est ici. - Mon cœur est ici, répondis-je. Et il l’était. J’aimais Thaïs et je ne voulais pas la faire souffrir. Je pensais sincèrement que j’avais fait une croix sur mon passé et le fantôme de ma mère. Arkas m’avait rejeté. Je n’avais plus rien à attendre de la cité blanche et des sorcières de Nar. Ma vie était à Khourmal, avec Thaïs, avec ou sans démon encombrant. Je me réveillai très tard le lendemain. L’après-midi était déjà bien entamé et j’avais à nouveau très faim. Comme toujours, ma réconciliation avec Thaïs avait rendu la fin de notre nuit très mouvementée, mais également très agréable. Il n’y avait eu aucune commotion ni aucun scandale dans le palais, ce qui signifiait sans doute que le démon s’en était tenu à ses ordres et ne s’était pas montré. J’en étais soulagé. J’avais déjà suffisamment de problèmes à régler sans me préoccuper de lui. Thaïs était sortie, sans doute pour s’occuper de sa coterie. En tant que noble dame de Djaharqa, elle était à la tête de vastes domaines administrés par plusieurs intendants. Elle ne s’en préoccupait guère, se contentant de récupérer les très confortables revenus qu’ils lui procuraient. L’essentiel de son temps était consacré à la gestion de sa coterie à la cour impériale, le Concile du Brasier Céleste, qui comptait en majorité des mages du Feu.
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Je décidai de rester tranquillement dans le manoir. Les commérages devaient aller bon train après mon ratage social de la veille et je n’avais aucune envie de m’exposer aux regards, aux moqueries et à la désapprobation choquée des courtisans. Au fond, je devais bien reconnaître que Thaïs avait un peu raison. Même si, sur le principe et par curiosité, j’aurais aimé être présenté à l’empereur Qomakath, je n’éprouvais pas une immense déception à l’idée de ce que j’avais manqué la veille. L’empereur n’était qu’un homme, après tout, et je n’avais pas besoin de l’avoir rencontré pour vivre paisiblement à Djaharqa. Qu’aurais-je pu attendre d’une telle entrevue ? Pas grand-chose, à mon avis. Il aurait fallu se répandre en remerciements et en flatteries, une activité pour laquelle je n’avais ni goût, ni talent. L’empereur m’aurait peut-être accordé quelques mots. La belle affaire. On aurait fait grand cas de l’honneur qui m’était consenti, tous se seraient pressés autour de moi dans l’espoir de profiter de ma bonne fortune… jusqu’au prochain événement de la cour, qui aurait drainé tous les regards et m’aurait enfin accordé un peu de paix. Dans les premiers temps de ma vie à Khourmal, alors que je n’étais qu’un tout jeune homme disposant de la protection de Thaïs, j’avais goûté aux intrigues de cour, participé aux grands bals et aux banquets, échangé des piques perfides avec les ennemis de ma protectrice. Le jeu avait eu de l’intérêt pendant quelques cycles mais m’avait finalement lassé. J’étais plus heureux à présent dans les murs du palais, loin de l’agitation stérile de la cour. Mes études et mes livres me comblaient plus que les faux serments d’amitié et les compliments hypocrites. J’étais juste peiné pour Thaïs, qui avait apparemment fait de grands efforts pour me permettre d’obtenir l’insigne honneur de me trouver en présence de son souverain. Je m’installai dans la pièce qui me servait de bureau de travail, dans le fauteuil confortable derrière l’étroite table d’écriture. C’était mon endroit de prédilection. Le lieu où je passais la majeure partie de mon temps à écrire, réfléchir, concevoir mes prochaines expériences. Une lumière chaude passait au travers des panneaux de bois ajourés qui protégeaient les fenêtres. Les bruits de la rue en contrebas montaient vers moi, brouhaha animé et agréable dans ce qu’il avait d’indistinct, un bruit de fond sans aucun sens qui ne troublait pas mes réflexions. Il faisait chaud. N’Djani m’apporta une collation et une carafe entière de jus de fruits allongé d’eau et de glace amenée à grands frais des montagnes les plus proches jusque dans les profondes caves de la maison. A peine la servante eût-elle refermé la porte derrière elle que le démon apparut près de la fenêtre, ses ailes obscurcissant soudain la pièce. Je m’assurai d’un coup d’œil que N’Djani avait bien poussé les panneaux de bois et que personne ne risquait de le voir. Il s’assit sans cérémonie sur la banquette qui jouxtait la fenêtre, jetant un coup d’œil négligent au dehors. - Pas mal, cette maison, commenta-t-il. Je vois qu’on ne se refuse rien. Je l’observai sans répondre. Il était toujours aussi effrayant mais j’avais l’esprit plus clair pour tenter d’analyser ses faits et gestes. Il se montrait très familier. Très peu étonné de tout ce qui se trouvait autour de lui, ce qui tendait à confirmer son affirmation de la veille comme quoi il était déjà venu dans notre monde. Il correspondait physiquement à l’idée que je me faisais de son espèce mais son comportement était déroutant. Il était tellement à l’aise, narquois et, curieusement, presque amical. Trop humain, en somme, pour être honnête. 14
- Alors, dit-il. Qu’est-ce qu’on fait ? Il n’avait plus du tout l’air furieux d’être arraché à son environnement habituel. En fait, il paraissait s’amuser, une chose qui ne me rassurait en rien. - Je me repose, dis-je. Ensuite je créerai à nouveau des glyphes pour te renvoyer chez toi. Il m’adressa un regard dubitatif. - En attendant, repris-je, je veux que tu restes discret. Personne ne doit te voir ni t’entendre. Il souffla avec un air d’ennui sur le visage. - Je ne sais pas… quels sont tes besoins. Dois-tu manger ? Dormir ? - Il me faut une vierge par jour, déclara-t-il avec une lueur gourmande dans l’œil. Jeune. Et jolie aussi. C’est à peu près tout. Je dus faire une tête horrible car il éclata de rire, un son riche et puissant qui me fit grimacer. - Ce que vous pouvez être crédules, se moqua-t-il. Bon, d’accord. Pas de vierge. En fait, ça ne m’intéresse pas vraiment. Ni pour manger, ni pour autre chose. Je suis un démon, pas un homme. Je me débrouillerai pour subsister. Tu n’en entendras pas parler. Passons aux choses sérieuses. Que veux-tu que je fasse pour toi ? Tu n’as vraiment pas d’ennemi qui te cause des problèmes ? Je peux être très dissuasif. Définitivement dissuasif, s’il le faut. Je n’en doutais pas une seconde. - Pourquoi veux-tu m’aider ? lui demandai-je. - Tu m’as invoqué… Il laissa sa phrase en suspens pendant quelques secondes puis ajouta, l’air d’avoir croqué sur quelque chose d’acide : - … maître. Tout ceci ne respirait pas la sincérité. En réponse, je me contentai d’un grognement qui ne signifiait rien. - J’ai entendu que tu avais des soucis avec l’empereur local, dit-il. Tu veux que je m’en occupe ? - Grands dieux, non ! dis-je avec une sueur froide. Ne t’avise pas de t’attaquer à lui, ou à qui que ce soit de la cour. Je n’ai pas besoin que tu tues ou que tu maltraites qui que ce soit ! Je n’ai pas besoin d’être protégé non plus, je n’ai pas d’ennemi. - Alors je ne te sers à rien, dit-il d’un ton bougon. Quel ennui. - Eh bien profite de ces moments pour… te reposer, suggérai-je sans trop y croire. Le regard qu’il m’adressa finit de me convaincre qu’il n’avait nul besoin de repos. Je ne savais que faire de lui. Il était pour le moins encombrant, à un moment où je devais faire en sorte d’amadouer Thaïs pour réparer ma bévue. Je savais par expérience que la réconciliation de la nuit passée ne suffirait pas à effacer ma faute à ses yeux. J’observai à nouveau attentivement le démon alors qu’il se vautrait sans complexe sur la banquette. Il finit par remarquer mon regard sur lui et me lança un sourire carnassier. Je devais beaucoup voir ce sourire au cours des longs cycles à venir.
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Les jours suivants s’écoulèrent sans encombre. Une tranquillité surprenante. Je m’attendais à chaque instant à ce qu’une catastrophe survienne mais les jours se déroulaient paisiblement, du moins aussi paisiblement que possible quand on partageait la vie de Thaïs. J’assistai à plusieurs soirées assez ennuyeuses pour complaire à ma compagne. Je devais me faire pardonner et je mis beaucoup de bonne volonté à endurer les commentaires perfides des courtisans, les questions moqueuses, les mines choquées. Je leur répondis avec tout le flegme dont j’étais capable, par égard pour Thaïs. Sous l’œil attentif de ma compagne, je me fendis de missives dégoulinantes de regrets et de demandes implorantes de pardon en direction de la chancellerie impériale. Je ne reçus jamais aucune réponse, ce qui était au final un signe positif. L’empereur choisissait apparemment de traiter par le mépris mon absence, ce qui signifiait sans doute que je ne serais pas chassé de Djaharqa pour mon outrecuidance. La vie reprit son cours. Thaïs était particulièrement susceptible mais je me montrai plus docile que je ne l’avais jamais été, aiguillonné par une double culpabilité. Le démon, fidèle à sa parole, hantait le palais sans se faire remarquer ni provoquer le moindre scandale. Je soupçonne cependant que Thaïs avait conscience d’une présence inhabituelle chez elle. Son irritabilité trouvait peut-être sa source dans le sentiment étrange d’être observée sans pour autant détecter quoi que ce soit d’anormal. De mon côté, je me gardai bien de dire ou de faire quoi que ce soit qui aurait pu lui mettre la puce à l’oreille. Les semaines passant, je m’accoutumais à la présence du démon. Il m’effrayait toujours mais, après un peu de temps passé avec lui sans incident, je commençais à abaisser ma garde. C’était dangereux. Il n’avait rien, absolument rien d’inoffensif. Si je commençais à le traiter familièrement, je risquais de créer un lien entre nous et, pire, d’oublier ce qu’il était. Il attendait toujours que je sois seul pour se manifester. En général, il le faisait quand j’étais installé dans ma pièce de travail, apparaissant sur la banquette, nonchalant et désœuvré. Il me posait toujours les mêmes questions. Il voulait que je lui donne une mission. Me protéger. Me venger. M’apporter quelque chose, n’importe quoi, que j’aurais pu désirer sans jamais pouvoir l’obtenir. Il ne me demandait pas de le renvoyer chez lui. Je le remarquai assez tôt et, je l’avoue, je profitai de cette omission pour retarder le moment de renouveler mon expérience d’ouverture d’un portail entre les mondes. J’étais curieux. Le démon dévoilait peu de choses de lui mais j’en apprenais malgré tout sur son espèce à chacune de nos rencontres. Petit à petit, il commença à montrer des signes d’impatience et d’agacement. - Ta vie est d’un ennui, gronda-t-il un jour en faisant les cent pas devant moi, ses ailes brassant un air brûlant. - Je ne trouve pas, répondis-je placidement. Il paraissait avoir un grand besoin de se dépenser. Il était de toute évidence une créature très physique et l’inactivité lui pesait. - Je ne peux pas croire que tu sois à ce point dénué de désirs et d’ambition. Ça te convient de rester ici, assis dans cette chaise, à gribouiller des trucs et faire tes petits signes magiques ? Il n’y a rien que tu désirerais plus que tout ? Je suis sûr qu’on peut trouver quelque chose, en cherchant bien.
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- On peut toujours trouver quelque chose, répondis-je avec une désinvolture que je devais regretter par la suite. Car il s’engouffra dans la brèche. - Ah, dit-il avec une satisfaction évidente. Il y a bien quelque chose. Allez, raconte. - Il n’y a rien, me hâtai-je de répondre, mécontent de lui avoir fourni une ouverture. Je suis très bien ici, merci. - Et qu’y a-t-il donc ailleurs, qui ne t’intéresse pas du tout ? Je lui envoyai un regard noir. Je ne voulais pas m’engager à nouveau sur ce terrain. Je ne voulais même pas penser à ce qui pouvait m’attendre ailleurs, bien loin à l’est de Khourmal, dans une ville blanche aux oriflammes frappées d’un livre d’or. Je pense que c’est ce jour-là que la graine commença à germer. Elle avait été plantée en moi depuis bien longtemps, par d’autres que ce démon manipulateur. Mais il savait pertinemment qu’elle était là et qu’il pouvait lui faire prendre racine et me pousser à me lancer à nouveau dans une entreprise que je m’étais juré d’abandonner définitivement. - Pourquoi veux-tu absolument que je quitte Khourmal ? demandai-je, refermant moimême par cette question le piège qu’il construisait autour de moi depuis des semaines. - Parce qu’il y a une insatisfaction en toi, répondit-il, que je peux voir même si tu fais en sorte de t’aveugler toi-même. Je ne comprends pas pourquoi tu refuses d’utiliser les capacités que je mets à ton service. - Parce que c’est un espoir vain, répondis-je. Une chose inaccessible qui ne m’a jamais apporté rien de bon. Je suis heureux, ici. - Vraiment ? - Oui, dis-je sincèrement. Vraiment. Rien ni personne ne m’attends ailleurs. - Ça sonne comme du regret. - Pas du tout. Je sentis un sourd malaise s’emparer de moi. Je m’étais juré de ne jamais retourner à Arkas, de faire une croix définitive sur mon héritage maternel. Et voilà que mes conversations avec le démon ravivaient des souvenirs et des ressentiments que j’aurais préféré oublier. Soudain, je revoyais la cité blanche, les murs de la Guilde du Savoir, la qualité cristalline de l’air du Sextant de la Lumière. Je pouvais presque sentir les odeurs caractéristiques d’Arkas, entendre des conversations en arcanien. Et le désir de retourner en ces lieux, qui m’accueillaient pourtant à chaque fois avec hostilité, revint tenailler mon âme. C’était une mauvaise idée. En tout cas, c’est ce que je me répétai plus d’une fois pour éviter d’y penser. J’avais déjà arpenté ce chemin, pour immanquablement revenir piteux et désolé, blessé par le rejet de celles que je considérais comme mes égales. J’avais promis à Thaïs, et je m’étais promis à moi-même de ne plus retomber dans ce piège. Mais Arkas me hantait, tout comme l’image de ma défunte mère, exigeant de moi promesse sur promesse, l’engagement solennel d’obtenir la reconnaissance de la Guilde et la place qui m’était due dans ses rangs. Je devins maussade, prompt à m’agacer de la moindre contrariété. Thaïs le remarqua sans tarder. Elle connaissait ces signes avant-coureurs. Elle ne les avait que trop vus, par le passé. Elle voulut me faire dire ce que je ne pouvais lui avouer et j’esquivai la discussion, niant toute arrière-pensée.
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Rien n’y fit. Le démon était là, puissant jusqu’à l’indécence, tranquillement insistant, une opportunité telle que je n’en avais jamais eue. Un risque, également. Enorme, inimaginable. Je ne pouvais croire que le démon agissait ainsi innocemment. Il voulait sans doute quelque chose de moi. Je me persuadai que je le contrôlais et qu’il était véritablement à mon service. Une illusion confortable, bien plus rassurante que le sentiment soigneusement réprimé qu’il me manipulait pour obtenir une chose dont j’ignorais tout. Son utilité était manifeste. Il pouvait m’aider. Si je l’emmenais avec moi jusque devant Tris, la maîtresse de la Guilde… Elle serait forcée de me prendre au sérieux, peut-être même de m’accorder ce qui m’avait toujours été refusé : le droit de passer l’Epreuve et de gagner ma place dans la Guilde. Une fois que j’aurais obtenu mon dû, j’aurais sans doute été fixé sur ce que le démon attendait en contrepartie. Une contrepartie qui n’aurait sans doute rien d’anodin mais, après tout, le service rendu n’en aurait-il pas valu le prix ? Thaïs provoqua notre dernière rupture. D’une certaine manière, c’est elle qui me poussa dehors, bien que ses motivations eussent été totalement inverses. Elle me connaissait suffisamment pour savoir ce qui me tourmentait. Elle me coinça un après-midi dans la plus importante des bibliothèques de son palais, une longue pièce aux étagères remplies de parchemins, de tablettes de cire et de rouleaux d’écorce pyrogravés. J’aimais beaucoup fouiner dans cette somme d’écrits, dont certains dataient de plusieurs siècles, même si beaucoup d’entre eux m’étaient totalement incompréhensibles. J’étais perché sur un marchepied, occupé à examiner des tablettes antiques dont la cire craquelée commençait à se détériorer, quand elle se campa derrière moi, les mains crispées sur ses hanches. - Descends de là, me dit-elle d’un ton rien moins qu’aimable. Je lui adressai un regard méfiant. Elle était anxieuse davantage qu’en colère, ce qui me mit sur mes gardes. Je savais gérer ses tempêtes mais j’étais beaucoup moins doué pour la rassurer. J’obtempérai prudemment. - Qu’y a-t-il ? dis-je de mon air le plus innocent. J’avais peur qu’elle ait finalement découvert la présente de mon démon protecteur. - Sois honnête avec moi, dit-elle. Tu veux repartir ? Je ne m’étonnai pas d’une question aussi directe. Thaïs n’aimait pas tourner autour du pot. Cela avait le don de me déstabiliser. Mis ainsi au pied du mur, j’avais toujours tendance à me montrer fuyant, une erreur tactique que je peinais à corriger. J’aurais dû nier immédiatement et fermement. Au lieu de cela, je fis l’erreur de temporiser. - Pourquoi me demandes-tu ça ? questionnai-je. Elle ferma les yeux, une expression accablée sur le visage. - Je le savais, dit-elle. - Je ne vois pas ce qui te fait penser ça, protestais-je avec mauvaise foi. Nous savions tous deux très bien ce qui me trottait en tête, même si je préférais me voiler la face. - Toi, dit-elle d’une voix douloureuse. Simplement toi. Crois-tu que je sois aveugle ? Je te vois, errer comme une âme en peine dans cette maison. Regarder au dehors. Soupirer après une illusion.
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- Je n’ai pas décidé de partir, lui assurais-je. - Mais tu y penses, n’est-ce pas ? Ton esprit a déjà fait ses premiers pas sur cette route, même si ton corps est encore là, devant moi. - Thaïs… - Ah, ne me mens pas ! me coupa-t-elle avec fougue et les premiers germes de la colère à venir. Je connais la vérité. Je le vois à la manière dont ton visage s’allonge face à mes questions. - Je n’ai rien… - Tu m’avais promis ! cria-t-elle sans me laisser le temps d’émettre la moindre objection supplémentaire. Tu ne te souviens pas de l’état dans lequel tu étais la dernière fois que tu es revenu de ce maudit endroit ? Tu es parti des cycles et tu es revenu meurtri et presque brisé. Tu as juré que tu ne retomberais plus dans ce piège. Tu l’as juré devant moi. - Je m’en souviens, dis-je avec flamme. Crois-tu que je puisse oublier ce genre de chose ? - Oui, souffla-t-elle. Je sais que tu l’as oublié. Il y a à nouveau ce feu dans tes yeux, ce désir sans raison ni fin. - Thaïs, je ne vais pas partir. - Cette fois-ci, peut-être ! cria-t-elle soudain. Mais que diras-tu la saison prochaine ? Le cycle prochain ? Quand cette pulsion idiote aura totalement pris le dessus sur toi et que tu ne penseras plus qu’à revoir le sextant de la Lumière ? Ose me dire que tu ne rêves pas d’y retourner ! Que tu n’y as pas pensé, ces derniers temps ! J’aurais pu mentir, prétendre le contraire. Mais j’aimais trop Thaïs pour être malhonnête à ce point avec elle. Et il fallait également qu’elle accepte ce que j’étais. Elle aurait voulu que je me fonde totalement dans sa culture, que j’oublie d’où je venais et pourquoi j’étais là. Mais je n’étais pas khourmali et je ne pourrais jamais le devenir totalement. Je ne le souhaitais pas non plus. Je souhaitais vivre avec elle mais tout en restant l’enfant du sextant de la Lumière que j’étais depuis toujours. - Penser n’est pas agir, dis-je. - C’est le premier pas. Ça commence toujours comme ça. Elle avait raison. La présence et les questions du démon m’avaient fait porter à nouveau le regard au loin. Mais devant sa détresse, bien légitime, je pris la résolution d’étouffer l’élan qui me poussait à repartir dans un de mes vains voyages vers l’est. Tant pis si ça contrariait mon étrange démon. - Pas cette fois-ci, lui dis-je fermement. - Je ne te crois pas, rétorqua-t-elle. Je te connais trop pour te croire. - Que faut-il que je fasse pour te convaincre ? Elle me regarda un long moment en silence, calme comme un feu qui couve, prêt à engloutir la moindre brindille qui commettrait l’erreur de le toucher. - Tu ne le sais pas, souffla-t-elle d’une voix étranglée. Je restai sans voix devant sa détresse, me demandant si je devais l’approcher pour l’amadouer ou lui promettre quelque chose… mais quoi… pour qu’elle cesse de s’inquiéter. - Ah, sois maudit ! cracha-t-elle alors que je restais les bras ballants, et j’eus un coup au cœur en voyant ses yeux briller de larmes contenues. J’espère tellement de toi, Morgas, mais tu ne me donnes jamais qu’un petit bout de ton cœur. Parfois je crois que j’ai réussi
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à chasser ces fantômes, j’ai l’impression que tu es heureux avec moi et que tu n’as plus besoin d’autre chose. Mais ça ne dure jamais. Elle fit un geste exaspéré et les flammes naquirent au bout de ses doigts, vivaces et agressives. Je me maîtrisai pour ne pas reculer devant cette menace, que je savais tout à fait réelle. - Que faut-il que tu fasses, Morgas ? cria-t-elle. Je vais te le dire ! Il faut que tu répondes aux convocations de l’empereur ! Que tu assumes ta place à la cour et dans cette maison ! Que suis-je donc pour toi ? Une maîtresse commode qui t’accueille et t’entretiens quand bon te chante ? Je reculai d’un pas, piqué au vif. Certes, en bien des points, je vivais à ses dépens. Elle m’accueillait chez elle et assurait ma subsistance avec une très grande largesse. Mais jamais elle n’avait présenté les choses sous ce jour. Sa générosité n’avait jamais eu de condition. Quand j’étais plus jeune, aux débuts de notre relation, j’avais été embarrassé de dépendre totalement d’elle. J’arrivais des îles de l’archipel de feu sans aucune ressource, en dehors de ma magie et de ma bonne mine. Je lui avais proposé bien des fois de me rendre utile dans la mesure de mes capacités mais elle avait toujours refusé avec un rire et un haussement d’épaules. Elle était riche et sa fortune s’entretenait sans qu’elle ait besoin de s’en soucier. Elle m’en faisait profiter sans aucun état d’âme. Ce reproche soudain me blessait. Je ne la considérais certainement pas avec autant de désinvolture qu’elle le présentait. Et je n’étais pas sans ressource. Ma mère avait fait en sorte de m’assurer un certain pécule et je réalisai, avec un profond sentiment de honte, que cet argent était à Arkas. Après tout ce qui s’était passé, après mon départ du sextant de la Lumière, qui était censé être le dernier… j’avais laissé là-bas mon héritage financier, comme un rappel permanent de mes véritables racines. - Tu es injuste, dis-je sèchement. Je ne cherche pas à profiter de toi… - Vraiment ? Tu vas et tu viens comme bon te semble ! Et je suis assez faible pour t’accueillir à chaque fois, dans ma maison et dans mon lit ! Mais c’est terminé, Morgas ! Si tu n’es pas capable de te contenter de moi et de la vie que je t’offre ici, alors va-t’en ! Mais je te préviens, si tu quittes cette maison, ça sera la dernière fois. - Je t’ai dit que je ne voulais pas partir ! dis-je, indigné par cet ultimatum, le cœur déchiré entre mon amour pour elle et mon désir grandissant de trouver ma place dans la Guilde de Nar. - Tu mens ! hurla-t-elle, et les flammes grandirent sur ses mains, jusqu’à ce que je puisse sentir leur chaleur ardente sur mon visage. - Je ne mens pas, Thaïs, mais si tu me pousses vers la porte, sache que je la prendrai ! Mais ce sera parce que tu m’y auras poussé. Les larmes roulèrent sur ses joues, douloureuses, mais j’étais à présent aussi furieux qu’elle, trop pour vouloir l’apaiser. Elle m’accusait de vouloir partir tout en me poussant dehors. Et j’avais envie de reprendre cette maudite route. Le démon avait bien fait son travail et j’étais empêtré dans des désirs contradictoires. L’attitude de Thaïs ne m’incitait pas du tout à tempérer mes paroles et mes décisions. - Je le savais, déclara-t-elle avec dépit. Je te connais trop bien ! - C’est toi qui me jette dehors, Thaïs ! - Tu meurs d’envie de repartir ! Tu crois que je ne le vois pas ?
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- Oui, je veux repartir ! cédai-je, excédé par son insistance et par l’injustice de cette situation. Une dernière fois, je pourrais tenter ma chance ! - Ta chance ? Quelle chance ? - La chance d’être reconnu par mes pairs, tout simplement. Tu devrais le comprendre ! - Tu es reconnu ici. Tu fais partie de la cour, tu pourrais même faire partie de ma famille si tu le voulais vraiment ! Ça ne te suffit pas ? - Je voudrais rester ici, auprès de toi, dis-je avec fougue. Thaïs, j’aime ma vie ici, j’aime ce que nous avons… Mais malheureusement il me manque quelque chose. Une chose que je ne peux pas obtenir en restant ici, malgré tout ce que tu me donnes. J’aimerais qu’il en soit autrement, mais ce n’est pas le cas. Je n’y peux rien. Je fais tout ce que je peux pour l’oublier mais ça ne marche pas. Et cette fois-ci j’ai une chance de parvenir à mes fins. Aujourd’hui j’ai un atout que je n’ai jamais eu auparavant. - Vraiment ? Je me demande bien ce que c’est. Je ne trouve pas que tu aies changé. Tu es toujours le même imbécile orgueilleux, incapable de profiter de ce que tu as. Je te déteste, Morgas ! D’un geste rageur, elle me lança l’orbe de feu qu’elle tenait dans sa main. Je l’esquivai, pour le voir avec horreur s’écraser sur les étagères et leur précieux contenu, qui s’embrasa immédiatement. - Thaïs ! criai-je, à la fois indigné qu’elle ait osé m’attaquer et inquiet de voir ces trésors partir en fumée. - Disparais de ma vue, Morgas, hurla-t-elle dans ma direction, une nouvelle orbe de flamme au bout des doigts. Et je te préviens, si tu quittes cette maison, ne reviens jamais ! Je ne t’ouvrirai plus ma porte ni mon cœur ! - Tu me chasses ? dis-je d’un ton outré. - Tu n’es déjà plus là, gronda-t-elle. Je ne veux plus te voir. Nous échangeâmes un regard d’acier qui me sembla durer une éternité. Puis je lui tournai le dos, dans le crépitement des flammes dévorant bois, écorce et parchemins, et quittai la pièce d’un pas rageur et blessé. Il me fallut peu de temps pour préparer mes affaires. Comme si, inconsciemment, j’avais toujours été prêt au départ. Le démon vint me regarder faire mais s’abstint de tout commentaire. Je suppose qu’ayant enfin obtenu ce qu’il voulait, il se contentait de s’assurer que je suivais bien la route toute tracée pour moi. Au moins évita-t-il de se pavaner, comme s’il avait compris combien ce nouveau départ était déchirant pour moi. J’avais le cœur lourd de quitter Thaïs dans ces circonstances mais ce n’était pas notre première rupture. La plus violente depuis longtemps, certes, mais il y avait toujours en moi le sentiment que, quoi qu’il arrive, nous serions toujours indéfectiblement liés. Malgré les épreuves, nous étions irrémédiablement attirés l’un vers l’autre et je ne doutais pas que son ultimatum s’évaporerait comme neige sous la lune le jour où je reviendrai, quelques saisons plus tard, victorieux ou non. Je sortis de la maison sans saluer qui que ce soit, partant comme un voleur, accompagné de la présence subtile et invisible du démon. Arrivé au milieu de la rue, je me retournai pour jeter un dernier regard à la grande maison. J’étais certain d’y revenir un jour et de retrouver Thaïs, envers et contre tout, présente pour m’accueillir.
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Je revins en effet dans cette demeure, mais bien des cycles plus tard, dans des circonstances que je n’aurais jamais imaginées à cet instant. Je ne revis jamais Thaïs. Mais ceci est une autre histoire.
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