Esther (MB4015)

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DANIEL ARNOLD ESTHER

SURVIVRE DANS UN MONDE HOSTILE

UNE APPROCHE GLOBALE

Esther : survivre dans un monde hostile

Copyright © 2000 Daniel Arnold, 1806 Saint-Légier (Suisse) Les premières éditions ont été publiées aux Editions Emmaüs.

3e édition du texte © La Maison de la Bible, 2025

Case postale 50

Chemin de Praz-Roussy 4bis

CH-1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse info@bible.ch www.maisonbible.net

Tous droits de reproduction ou traduction réservés pour tous pays.

Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la Nouvelle Version Segond Révisée (Colombe).

Image de couverture : Shutterstock

Couverture : Olivia Festal

Mise en pages intérieure : Daniel Arnold, 1806 Saint-Légier, Suisse

Format papier ISBN 978-2-8260-4015-6

Format PDF 978-2-8260-9556-9

Imprimé en France, sur les presses de Sepec numérique

Une approche globale du livre d’Esther Esther

Survivre dans un monde hostile

Survivre dans un monde hostile

Une approche globale du livre d’Esther

Daniel

Commentaire

SOMMAIRE

ABRÉVIATIONS

BA Bible Annotée

CBQ Catholic Biblical Quarterly

JBL Journal of Biblical Literature

JSOT Journal for the Study of the Old Testament

LXX Version grecque des Septante

NASB New American Standard Bible

NCB Nouveau Commentaire Biblique

NDB Nouveau Dictionnaire Biblique

NEB New English Bible

NIV New International Version

RSV Revised Standard Version

TOB Traduction œcuménique de la Bible

TWOT Theological Wordbook of the Old Testament

VT Vetus Testamentum

PRÉFACE

Esther est un livre moderne. Malgré les vingt -cinq siècles qui nous séparent des événements décrits, l’atmosphère générale du livre et les thèmes soulevés sont d’une grande actualité.

Pour commencer, Dieu semble être le grand absent du livre. Aucune mention de son nom. Personne ne parle de lui, ni ne l’interpelle. Ce sécularisme rend le livre très actuel. Mais attention, Dieu n’est pas absent. Il est très présent dans l’histoire d’Esther, mais sa présence est voilée. L’Eternel n’est pas l’acteur principal qui attire les regards, mais le metteur en scène qui, dans les coulisses, o rchestre le mouvement général. Quand il intervient, les renversements de situation sont titanesques.

Le livre d’Esther aborde aussi des questions qui préoccupent l’homme moderne : sexisme, féminisme, racisme, génocide. Mais comment le classer ? Est-il un modèle pour les féministes et les minorités opprimées ? Les avis sont partagés. Certains utilisent le livre comme un guide pour les minorités qui conteste un pouvoir totalitaire, alors que d’autres fulminent contre un ouvrage qui mépriserait les femmes. La question de la manière dont les petits peuvent résister à un tel pouvoir totalitaire se pose également. Ont-ils le droit de séduire et de tromper pour arriver à leurs fins ? Esther est-elle un modèle à suivre ? Quant aux derniers chapitres du livre, ils soulèvent la question des sanctions : la légitime défense, voire la peine capitale, sont -elles permises ou même demandées par Dieu ? Le livre d’Esther est passionnant et actuel. Sa contribution à la question de la survie dans un monde hostile mérite d’être méditée.

Sur le plan littéraire, Esther est une œuvre dynamique et équilibrée, dont la lecture est tout à la fois plaisante et fascinante. Elle interpelle aussi et suscite la réflexion, car l’auteur sait taire certaines informations pour mieux faire réfléchir. Pourquoi Vasthi ne voulait-elle pas se présenter devant le roi ? Pourquoi Mardochée ne s’est-il pas prosterné devant Haman ? Pourquoi Esther n’a-t-elle pas exprimé sa demande immédiatement au roi, mais l’a reportée par deux fois au lendemain ? Dans le monde des intrigues (de la cour), le livre est lui -même une intrigue.

Notre étude d’Esther commence par sept chapitres consacrés à l’ensemble du livre.

1. Un aperçu de l’écho que le livre a reçu dans différents milieux.

2. Une synthèse des données sur les caractères des principaux personnages.

3. Une analyse des caractéristiques littéraires et de la structure du livre.

4. Une comparaison avec quatre autres personnages de l’Ancien Testament.

5. Une réflexion sur le message spirituel, éthique et eschatologique du livre.

6. Un examen des questions historiques : contexte et identification des principaux personnages.

7. Quelques propositions sur la date de rédaction et l’auteur du livre.

Dans la partie « Commentaire », chaque chapitre est précédé de quelques considérations générales, car le souci tout au long du commentaire est d’interpréter le détail à la lumière de l’ensemble. A la fin de chaque chapitre, plusieurs références à d’autres passages de l’Ecriture élargissent la portée des principes soulignés et encouragent le lecteur à poursuivre sa réflexion personnelle.

Pour faciliter la lecture, certains développements plus techniques, ainsi que d’autres interprétations sont souvent renvoyés en note de bas de page. Les lecteurs intéressés par ces aspects pourront aisément s’y référer. Quant aux autres, ils ne verront pas leur lecture alourdie par des éléments secondaires. Dans cette optique, l’analyse de la traduction grecque des Septante est présentée en annexe. Au chapitre 6, les lecteurs moins intéressés par les questions critiques pourront sauter certains développements sur les questions historiques.

PREMIÈRE PARTIE

INTRODUCTION

UN LIVRE APPRÉCIÉ ET CONTESTÉ

Le livre d’Esther compte parmi les plus prisés et les plus critiqués des livres de l’Ancien Testament.

Certains rabbins le jugeaient digne des plus grands honneurs et le plaçaient comme venant immédiatement après le Pentateuque. Le rabbin Simon ben Lakisch (300 ap. J.-C.) le situait au même niveau que la Loi et le plaçait au-dessus des prophètes et du reste de l’Ecriture. Le philosophe médiéval Maimonides (1204 ap. J.-C.) affirmait que, quand tout le reste de l’Ancien Testament disparaîtrait lors de l’avènement du Messie, seuls Esther et la Loi subsisteraient. Esther est le seul livre en dehors du Pentateuque à compter deux Targums (traductions araméennes avec des adjonctions) et l’on trouve plus de manuscrits médiévaux d’Esther que de tout autre livre de l’Ancien Testament. Les centaines de prescriptions contenues dans la Mishna et les Talmuds de Jérusalem et de Babylone, relatives à la transcription et à la lecture du petit « rouleau » d’Esther, attestent l’importance attachée à ce récit. L’intérêt pour ce livre le faisait passer avant l’étude de la Loi et le service de l’autel.1

Ces attitudes tiennent au retournement de situation exposé dans le récit, le peuple juif passant d’une destruction certaine à une domination totale sur ses ennemis. L’espoir suscité par un tel retournement a soutenu de nombreux Juifs persécutés au cours des siècles. Aujourd’hui, la célébration de la fête des Purim et la lecture annuelle de ce livre en cette occasion en font l’un des textes les plus connus dans les milieux juifs.

Cependant, tous les Juifs ne partagent pas cet enthousiasme. Avant l’ère chrétienne, le livre a été retravaillé, plus que tout autre, dans la traduction grecque des Septante (LXX), montrant par là l’insatisfaction de certains milieux de la diaspora vis-à-vis de la version hébraïque du livre. Six adjonctions majeures portent le nombre de versets de 167 à 267, ce qui représente une augmentation de plus de 50% de l’original hébreu. En Palestine, les Esséniens ne semblent pas avoir tenu cet ouvrage en haute estime car, parmi les nombreux fragments de manuscrits retrouvés dans la région de Qumrân, tous les livres de l’Ancien Testament ont pu être identifiés à l’exception d’Esther. 2 Au

1 Bigot col. 854. Le nombre élevé de manuscrits médiévaux s’explique probablement par le fait que la lecture d’Esther était prescrite lors de la fête des Purim (Bendor p. 546).

2 Baldwin pp. 49-50.

concile de Jamina (90 ap. J.-C.), la canonicité du livre fut principalement mise en doute parce qu’il instaurait une nouvelle fête obligatoire, alors que certains estimaient que toutes les fêtes étaient déjà mentionnées dans la loi de Moïse.3 Plus tard, quelques rabbins continuèrent à émettre des réserves, peut-être en raison du mariage d’Esther avec un païen ou de l’absence du nom divin. D’autres ont aussi exprimé leur malaise à l’égard des derniers chapitres, qui vantent le massacre perpétré par les Juifs contre leurs ennemis, craignant sans doute qu’un tel ouvrage suscite l’antisémitisme.

Le monde chrétien a aussi questionné la valeur spirituelle et éthique du livre. L’Eglise d’Orient a exprimé, très anciennement, des réticences à l’égard de la présence du livre d’Esther dans le canon. Athanase se contenta d’en recommander la lecture à ses catéchumènes.4 En revanche, l’Eglise d’Occident a presque toujours accepté sa canonicité, sans toutefois être enthousiasmée par son enseignement, car on voyait mal l’intérêt qu’on pouvait tirer de ce livre, considéré comme trop juif. Le premier commentaire chrétien n’a été écrit qu’en 831 par Rhabanus Maurus, et les rares commentaires produits au Moyen Age avaient tous une orientation homilétique et dévotionnelle plutôt qu’exégétique ; pour dégager des leçons spirituelles, ils recouraient librement à la méthode allégorique.5

A la Réforme, la critique la plus connue émane de Luther, qui a déclaré dans ses Propos de table (Tischreden XXIV) : « Je suis tellement hostile à ce livre (2 Maccabées) et à Esther que je souhaiterais qu’ils n’existent pas, car ils contiennent beaucoup d’impuretés païennes ». Cependant, plusieurs auteurs modernes ont relevé que le témoignage de Luther au sujet d’Esther est ambigu.6 On note en effet chez le Réformateur plus de remarques positives que de négatives, ce qui pourrait laisser entendre que Luther s’opposait principalement aux

3 Selon le Talmud de Jérusalem ( Megillah 70d), la solution trouvée fut que le livre avait été révélé à Moïse au mont Sinaï (cf. Ex 17.14), mais qu’il n’avait pas été écrit avant l’époque de Mardochée (Wright Encyclopedia p. 378).

4 Parmi les Pères de l’Eglise qui ont contesté la canonicité d’Esther, Moore ( Studies p. XXV) cite Méliton de Sardes (env. 167), Athanase (295 -373), Grégoire de Nysse (329-390) en Cappadoce, Théodore de Mopsueste (350 ?-428) en Cilicie, Junilius (542), Leontius (484 ?-543) et Nicéphore (748 ?-829), patriarche de Constantinople. Moore (Archaeology p. 64) situe toutes ces personnes en Asie Mineure et en Mésopotamie.

5 Paton p. 107.

6 Bardtke Neuere Arbeiten pp. 545-546 ; Meinhold Das Buch Esther p. 107 ; Gordis p. 361.

adjonctions grecques de la LXX. Dans sa préface à la traduction allemande, Luther reconnaît que le livre d’Esther contient beaucoup de bonnes choses.

Aujourd’hui, l’appréciation du livre reste partagée. Beaucoup contestent son historicité, en raison de l’absence des noms d’Esther, de Mardochée, d’Assuérus, de Vasthi et d’Haman dans les annales perses et grecques. L’histoire serait aussi trop belle pour être vraie et trop bien écrite pour un simple récit historique. D’autres, en revanche, défendent l’historicité du livre en attirant l’attention sur la concordance entre de nombreux détails narratifs et l’époque perse. Pour eux, le concours exceptionnel des circonstances n’est pas du domaine de l’imaginaire, mais témoigne de l’engagement souverain de Dieu dans la vie de son peuple. Quant à la qualité narrative, elle n’infirme en rien à l’historicité des événements, mais permet simplement de mieux mettre en évidence les leçons de l’histoire.

LE PORTRAIT DES

PRINCIPAUX PERSONNAGES

Contrairement aux autres livres narratifs de la Bible, qui contiennent souvent des dizaines de récits, Esther se limite à une seule histoire qu’on pourrait aisément résumer en une phrase : « Au cinquième siècle av. J.C., la nation juive, menacée d’une ext ermination totale planifiée par un haut fonctionnaire perse, fut sauvée grâce à l’intervention courageuse d’Esther, une belle Juive devenue reine sept ans plus tôt ».

Toutefois, le livre d’Esther renferme plus que cela, car le récit montre plusieurs facettes. On y trouve successivement le rejet de la première reine (chap. 1), le choix d’Esther (chap. 2), les circonstances entourant le projet machiavélique du Premier ministre (chap. 3), les démarches préalables à l’intervention de la reine (chap. 4-5), le concours de circonstances particulier (chap. 6), la colère du roi à l’annonce du complot (chap. 7), le dénouement de l’affaire et le jugement des méchants (chap. 8.1-9.18), l’épilogue administratif (chap. 9.19-10.3). Ces facettes, différentes les unes des autres, forment néanmoins une seule histoire. Le lien entre les différentes parties du récit pose problème aux prédicateurs. Comment prêcher sur une partie du texte, sans y référer constamment à l’ensemble ? Le contraste est grand, par exemple, avec les péricopes des évangiles synoptiques, qui forment des unités tellement bien constituées qu’elles semblent souvent indépendantes les unes des autres.

Esther est le livre d’une histoire. Ce que le prédicateur pourrait regretter – une histoire trop longue pour être lue aux auditeurs –, le lecteur peut l’apprécier. Pour ce dernier, une histoire brève est souvent une histoire trop courte. Elle manque de détails et de relief. Une histoire plus longue permet en revanche de mieux saisir les caractères des personnages. De par sa longueur, l’histoire d’Esther offre au lecteur la possibilité de vivre le récit de l’intérieur.

Nous nous proposons donc de faire un tour d’horizon des principaux protagonistes du récit et de souligner leurs traits de caractère. Nous commencerons par les « méchants » avant de passer aux « bons ». Ce survol des personnages sera particulièrement apprécié des lecteurs qui connaissent déjà bien l’histoire d’Esther. La partie commentaire reprendra ces éléments « au fil du texte » et les approfondira, mais nous

avons jugé utile de regrouper, dans un seul chapitre, les différentes informations sur les personnages principaux.

1. Le monde païen

L’auteur d’Esther brosse un tableau sombre, mais réaliste, du monde profane. L’empire perse est caractérisé par sa puissance, sa séduction et sa dureté. Ces trois aspects apparaissent dès le premier chapitre. Assuérus commence par montrer sa grandeur en organisant une fête de 180 jours. Puis, une apparence de générosité se manifeste par l’invitation, adressée à tous les habitants de la capitale, à consommer le vin royal à volonté. Finalement, la dureté du royaume transparaît à travers le rejet de Vasthi qui, pour n’avoir pas répondu à une simple invitation, est écartée à jamais du trône.

Dans le royaume perse, tout n’est que vantardise, luttes d’influence, amour de l’argent et mépris des plus faibles. Chacun essaie de marquer des points et malheur à qui ne respecte pas ces règles ! Ainsi, Vasthi, l’indépendante, n’est pas aimée. Au premier souffle de contestation, elle est balayée d’un revers de main, non seulement par son mari, mais par tout le conseil des ministres. Pour eux, le moindre signe d’indépendance est une menace. Le roi ne craint pas de recourir aux grands moyens pour marquer la leçon et accroître, si possible, le pouvoir des hommes sur les femmes, des grands sur les petits. Un édit officiel, écrit et traduit dans toutes les langues usitées, est envoyé à chacune des provinces de l’immense empire. Pas une parcelle de terre, pas une âme ne doit ignorer la décision royale.

Plus tard, Mardochée est, lui aussi, réprimandé, lui aussi, pour son indépendance. Fidèle adorateur de l’Eternel, il est haï pour sa droiture et son refus de se comporter comme les autres. Dans son cas, l’intolérance du pouvoir est encore plus virulente, puisque le massacre de tout son peuple est décrété. L’autorité ne témoigne d’aucun remords puisque sa seule préoccupation est de se partager les biens des victimes. Quand l’affaire est conclue, les méchants s’enivrent pendant que le peuple se lamente.

Les méchants sont représentés par deux individus : Assuérus et Haman. Le Premier ministre est le pire des deux.

Haman

Haman veut tous les honneurs et il les veut tout de suite. Rien ni personne ne saurait lui résister. Lorsque le Juif Mardochée refuse de

s’incliner devant lui, il souhaite immédiatement le tuer. Haman va même étendre sa colère au peuple du récalcitrant (3.6). Le seul frein au courroux d’Haman est sa superstition. En effet, le sort jeté pour désigner le jour du jugement le contraint à patienter jusqu’au dernier mois de l’année. Mais même ce délai fixé par les divinités lui est insupportable. Dès que quelqu’un (en l’occurrence sa femme) lui suggère un moyen de le contourner, ne serait-ce que partiellement, Haman s’y engage sans tarder. La nuit même, il dresse une potence pour Mardochée et, dès l’aube, il se présente devant le roi pour demander l’exécution de celui qui refuse de l’honorer (5.14 ; 6.4). Haman est tellement impatient de tuer Mardochée qu’il dresse la potence avant même d’en avoir reçu la permission. Chaque minute gagnée est précieuse, car sa soif de vengeance ne souffre aucun retard.

Qui peut résister à l’arrogante assurance d’Haman ? Il anticipe la réponse favorable d’Assuérus et quand celui-ci lui demande le lendemain « Que faire à un homme que le roi désire honorer ? », le Premier ministre ne peut imaginer que le roi honore un autre que lui. La réponse d’Haman dévoile toute l’étendue de son orgueil. Il veut qu’Assuérus lui rende les honneurs dus au roi (6.8-9). En termes à peine voilés, il exprime son désir de régner.

Haman veut être vu de tous, mais sa propre vision est défaillante. Seule une dénonciation lui permettra de percevoir l’insoumission de Mardochée. Il ne connaît ni l’identité d’Esther ni les liens de parenté qui l’unissent à son ennemi. Il ignore tout de la stratégie d’Esther. Ainsi, la reine l’accuse, à l’instant même où il croit voir en elle sa meilleure alliée, tout comme le roi l’humilie au moment où il pense être honoré.

Haman est aussi l’incarnation même de l’insensé.1 L’impatience motive ses choix et il est incapable de maîtriser sa colère. Celle -ci le prive de joie et l’empêche de jouir du grand honneur que la reine vient de lui accorder (5.11-13).

Orgueilleux, cruel, superstitieux, impatient, arrogant et insensé, Haman n’est pourtant pas sans qualité. La manière dont il manœuvre le roi pour demander l’extermination des Juifs, témoigne d’une grande habileté politique. Il fait miroiter au souverain un avantage financier (dix mille talents d’argent), alors qu’il ne recherche que son propre intérêt (3.9-11). Haman connaît le roi et il sait exploiter ses faiblesses. Par u n décret irréversible, il scelle la décision et empêche le monarque versatile de revenir en arrière.

1 Talmon Wisdom in the Book of Esther p. 444.

Assuérus

Bien que sa méchanceté ne soit pas aussi criante que celle d’Haman, Assuérus incarne aussi les méchants de ce monde. C’est un personnage complexe, mais à l’inverse d’Haman, il n’est pas intégralement mauvais. Il reflète le genre de mal qu’on rencontre chez nombre de personnes, un mal qui est plus passif qu’actif. Chez lui, on observe un laisser-faire coupable et une faiblesse à ne pas vivre de manière juste, plutôt qu’une intention délibérée de faire le mal.

Assuérus présente même un visage sympathique puisqu’il se montre généreux à plusieurs reprises. Il organise une fête de 180 jours, puis invite toute la population de la capitale à boire le vin royal à volonté, durant toute une semaine. Certains ont cru voir en lui une figure de Dieu le Père, mais cette idéalisation ne correspond pas à la réalité, car elle minimise son aspect corrompu.

La générosité d’Assuérus n’est qu’une façade, par laquelle, le roi cherche à se glorifier. Contrairement à Haman qui cherche à s’élever en abaissant et en écrasant les autres, Assuérus cherche la gloire au travers de l’admiration de ses sujets. Il veut paraître tellement riche qu’il se doit d’être généreux. Il veut non seulement entretenir les notables pendant six mois, mais encore le peuple entier pendant une semaine.

Dans le livre d’Esther, Assuérus accorde toujours ce qui lui est demandé. Il approuve toutes les propositions qui lui sont faites. Longue est la liste de ses dons ou de ses approbations :

1. Le roi approuve le conseil de Memoukân de renvoyer Vasthi (« le roi agit selon ce qu’avait dit Memoukân » 1.21).

2. Il suit le conseil de ses serviteurs de chercher une nouvelle et belle reine dans tout le royaume (2.4).

3. Il donne carte blanche à Haman lorsque celui -ci lui demande la mort de tout un peuple (3.11).

4. Il laisse à Haman les biens des Juifs (« L'argent t'est donné, et ce peuple aussi ; fais-en ce que tu voudras » 3.11).

5. Il tend le sceptre à Esther, puis lui offre la moitié du royaume à trois reprises (5.3, 6 ; 7.2).

6. Il accepte la double invitation d’Esther à un repas.

7. Il suit la recommandation d’Haman lorsqu’il veut honorer un homme (« Ne néglige aucun détail de tout ce que tu as exposé » 6.10), même s’il est probable qu’il abaisse volontairement Haman (voir commentaire).

8. Il accorde la vie sauve à Esther et à son peuple.

9. Il remet son sceau à Esther et à Mardochée pour rédiger un nouvel édit.

10. Il accorde à Esther la possibilité de prolonger d’un jour le jugement des ennemis des Juifs à Suse (9.14).

Assuérus est tellement anxieux de satisfaire à ce qu’on lui demande, qu’on le voit même s’efforcer d’anticiper les demandes au point d’en perdre le sommeil (voir commentaire en 6.1).

Cette conduite – à savoir qu’Assuérus donne ce qui lui est demandé –ne souffre aucune exception dans le livre. Ainsi, l’auteur n’exprime jamais un refus du roi, même lorsque ses sujets sont jugés et condamnés.

Vasthi est punie pour avoir refusé d’honorer l’invitation royale, mais il n’est jamais dit que la reine a demandé grâce au roi. Il en est de même pour Haman qui, au moment de sa condamnation, demande grâce à la reine, mais pas au roi. D’un point de vue humain et pratique, il est impensable que le souverain n’ait jamais refusé une demande, mais l’auteur n’en signale aucune, car il veut souligner un caractère majeur d’Assuérus : son désir absolu de plaire et d’éblouir.

Ce désir de plaire est la racine de nombreux maux, car aucune différence n’est faite entre les hommes bons et les mauvais, entre les décisions justes et injustes. Vasthi est écartée et les femmes sont abaissées pour complaire aux ministres et d’une manière générale aux hommes. Mardochée et les Juifs sont livrés au génocide pour complaire à Haman.

Assuérus aspire à une souveraineté totale, à la toute-puissance. Il veut trôner au-dessus de la mêlée et offrir à ses proches ce qu’ils demandent. Mais ce faisant, il n’est finalement qu’une marionnette. Son règne est totalement imprévisible. La pire des injustices peut côtoyer le bien, selon que des hommes mauvais ou bons influencent le roi.

Assuérus est irresponsable. Il dirige sans guider, confiant son sceau royal aussi bien aux mauvais (Haman) qu’aux bons (Mardochée). Il laisse ses ministres et la reine agir presque à leur guise. Certes, ils doivent lui rendre compte de leurs agissements. Haman doit demander la permission d’éradiquer un peuple, puis ultérieurement, l’autorisation de faire pendre son ennemi. Mardochée doit veiller à ne pas contredire le premier édit quand il rédige le second. Esther reçoit la permission de prolonger d’un jour le jugement des ennemis. Ainsi, les personnes influentes du gouvernement sont astreintes à certaines limites, mais Assuérus ne les supervise que de très loin. Au début de l’année, il ne s’informe pas de l’identité du peuple qu’Haman s’apprête à livrer au

massacre, et à la fin de l’année, il ne connaît pas davantage le résultat des massacres dans les campagnes avant d’octroyer à Esther un jour supplémentaire afin de poursuivre les ennemis des Juifs dans la capitale. Assuérus reste le même du début à la fin. Si la justice finit par régner dans son royaume, ce n’est pas parce que le roi a changé de caractère, mais parce que des hommes bons ont fini par accéder aux plus hautes sphères de l’administration perse. Assuérus n’y est pour rien. Ce n’est pas son discernement qui a prévalu, mais la grâce divine.

Le manque de discernement est d’ailleurs une autre constante du tempérament royal. Assuérus se trompe sur presque tout. Quand Haman vient accuser les Juifs d’être une menace pour l’empire (3.8 -9), Assuérus les livre au bon plaisir d’Haman, croyant confier le sort des « méchants » au « bon », alors qu’il accomplit juste l’inverse. Quand le roi s’efforce de connaître la demande d’Esther, il s’égare totalement lorsqu’il se figure que la demande concerne les services non rétribués de Mardochée. Le roi se trompe une nouvelle fois quand il voit Haman affalé sur le divan près de la reine. Au lieu d’y voir une demande de grâce, le roi interprète la position d’Haman comme un acte de violence. Même l’annonce de la potence dressée pour Mardochée est probablement interp rétée, à tort, comme un acte de rébellion d’Haman à l’égard de son souverain.

Les autres personnages négatifs

Haman et Assuérus sont les deux grands personnages malveillants du livre, mais ils ne sont pas les seuls. D’autres personnalités moins en vue manifestent aussi un comportement marqué par le péché, parmi elles figurent les sept ministres d’Assuérus, qui ne pensent qu’à accroître leur domination sur les femmes. Citons aussi Zérech, la femme d’Haman, plus prompte que son mari à souhaiter la mort de Mardochée, mais elle sera aussi la première à se désolidariser d’Haman, devant l’imminence de l’échec (6.13). Notons encore Harbona, l’eunuque au service du roi, qui est prêt à abandonner Haman, dès que le vent tourne en sa défaveur (7.9). Enfin les dix fils d’Haman, qui militent dans le parti de leur père. Autant dire que le mal foisonne dans tout le royaume. Les fe mmes ne sont d’ailleurs pas meilleures que les hommes puisque l’épouse d’Haman semble pire que lui. Le livre n’est ni féministe ni antiféministe. Il est simplement réaliste. Le genre humain entier, hommes et femmes réunis, est mauvais.

Cette présence du mal à tous les échelons de la société engendre une angoisse profonde et insaisissable. Rien n’est plus stable ni sûr, et tout peut advenir, car le mal est partout. Un nouveau monarque n’y changerait

rien. Dans ce climat maléfique, nul n’est à l’abri des injustices : pas même les grands de ce monde. Vasthi est rejetée. Esther est oubliée durant un mois et ne peut même plus approcher le roi sans encourir la peine de mort. Haman est victime de l’aveuglement du roi, qui le condamne pour un mal qu’il n’a jamais commis (violence à l’encontre de la reine et révolte contre le roi).

Qui peut survivre dans ce monde hostile ? Où l’espoir réside-t-il ? Il subsiste à deux niveaux. D’une part, certains hommes bons, courageux et intelligents, s’engagent pour le bien ; d’autre part, l’Eternel continue de veiller sur son peuple. Ces deux aspects font l’objet des développements suivants.

2. Le portrait des fidèles

Les deux Juifs du livre ont un comportement exemplaire. Nous nous pencherons d’abord sur Mardochée, puis sur Esther. Nous nous arrêterons ensuite sur la question éthique soulevée par la mort des ennemis, à la fin du livre, dans laquelle Esther et Mardochée sont impliqués. Enfin, nous jetterons un bref regard sur d’autres personnages au comportement exemplaire.

Mardochée

Mardochée est le contraire d’Haman. Il ne cherche ni à s’élever ni à écraser les plus petits. C’est un homme discret, humble, patient, prévenant envers les faibles, respectueux du droit et de la justice, courageux, ferme dans sa foi. Ce n’est pas sa gloire ou son bien-être qui lui importent, mais l’honneur de Dieu.2

Il prend soin d’Esther quand elle est orpheline (2.7). Il veille sur elle lorsqu’elle est emmenée dans le harem du roi. « Chaque jour Mardochée

2 L’évaluation de Mardochée par les commentateurs est variée. Parmi ceux qui critiquent sévèrement Mardochée, on trouve Bigot (p. 867), Paton (p. 96), Whitcomb (pp. 20-28), Wright (Zondervan… p. 380 et Historicity… p. 45). Selon Bigot, l’auteur du livre blâme la manière d’agir de Mardochée. Plus tard, certains Juifs auraient senti que Mardochée avait eu des torts, puisque les ajouts de la LXX cherchent à justifier son comportement. Paton parle d’insolence lorsque Mardochée refuse de s’incliner devant Haman. Les auteurs évangéliques sont parfois tout aussi critiques. Whitcomb estime que Mardochée et Esther (le héros et l’héroïne du li vre) n’étaient pas des êtres spirituellement régénérés, et Wright suggère que Mardochée est un nationaliste passionné. Le fait de taire son origine juive, dans un premier temps (2.10), pourrait indiquer qu’il est plus opportuniste que pieux. Le développeme nt dans le texte répond aux principales critiques négatives.

DANIEL ARNOLD ESTHER

Le livre d’Esther aide le chrétien à vivre dans un monde qui ne connaît pas Dieu. Comment survivre aux oppressions ? Comment refuser l’inacceptable sans être d’emblée écarté et humilié ?

Confrontés au génocide de leur peuple, Esther et Mardochée ont su garder la tête froide pour saisir avec foi, courage, lucidité, tact et intégrité les possibilités offertes par Dieu.

Ce commentaire analyse chaque chapitre à la lumière de l’ensemble. En introduction ou en annexe sont étudiés : le message du livre et les caractéristiques littéraires, un portrait des principaux personnages, la trame générale du récit et une critique de la traduction grecque du livre d’Esther dans la Septante, qui ajoute cent versets à l’original hébreu.

Suisse, Daniel Arnold a enseigné à l’Institut biblique et missionnaire Emmaüs durant plus de 30 ans, avant de prendre sa retraite en 2014. Fasciné par les textes narratifs de la Bible, il a publié neuf commentaires bibliques, dont celui-ci, ainsi qu’un ouvrage de référence sur l’éthique chrétienne et deux recueils de pièces de théâtre pour Noël

CHF 19.90 / 16.50 €

ISBN 978-2-8260-4015-6

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