L'Evangile selon Marc (MB4017)

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L’ÉVANGILE SELON MARC DANIEL ARNOLD

PUISSANCE ET SOUFFRANCE DE JÉSUS-CHRIST

COMMENTAIRE BIBLIQUE

L’Evangile selon Marc. Puissance et souffrance de Jésus-Christ

Copyright © 2007 Daniel Arnold, 1806 Saint-Légier (Suisse)

Les premières éditions ont été publiées aux Editions Emmaüs.

4e édition du texte © La Maison de la Bible, 2025

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Chemin de Praz-Roussy 4bis

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Tous droits de reproduction ou traduction réservés pour tous pays.

Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la Nouvelle Version Segond Révisée (Colombe).

Image de couverture : AdobeStock

Couverture : Olivia Festal

Mise en pages intérieure : Daniel Arnold, 1806 Saint-Légier, Suisse

Format papier ISBN 978-2-8260-4017-0

Format PDF ISBN 978-2-8260-9554-5

Imprimé en France, sur les presses de Sepec numérique

Daniel Arnold

L’Evangile selon Marc

L’évangile de Marc Puissance et souffrance de Jésus-Christ

Daniel Arnold L’évangile de souffrance de Jésus-Christ

ABRÉVIATIONS

BTB Biblical Theology Bulletin

CBQ The Catholic Biblical Quarterly

Col Bible à la Colombe

Cole Mark (Tyndale New Testament Commentaries)

Dar Bible Darby

FC Bible en Français Courant

GNB Good News Bible

JBL Journal of Biblical Literature

Jér Bible de Jérusalem

JETS Journal of the Evangelical Theological Society

JSNT Journal for the Study of the New Testament

KJ King James Bible

Kuen Encyclopédie des difficultés bibliques, Evangiles et Actes

Lane The Gospel of Mark (The New International Commentary on the New Testament)

LB Living Bible

LXX Version grecque des Septante

NASB New American Standard Bible

NDB Nouveau Dictionnaire Biblique Emmaüs

NEB New English Bible

NEG Bible, Nouvelle édition de Genève

NIV New International Version

NKJV New King James Version

Seg Bible Segond

Sem Bible du Semeur

TB Tyndale Bulletin

TOB Traduction œcuménique de la Bible

Wessell Mark (The Expositor’s Bible Commentary)

UN OUVRAGE ADAPTÉ

AU GRAND PUBLIC

Un ouvrage facile à lire. L’évangile de Marc est passionnant et facile à lire. Le rythme de la narration est soutenu : aucun temps mort. Des épisodes courts et concis rapportent l’essentiel de la vie et du ministère de Jésus-Christ. En moins de trente pages, tout est dit.

Un évangile condensé à l’essentiel. Marc limite sa « biographie » de Jésus aux deux dernières années de son héros. Rien n’est dit sur sa naissance ou son enfance (contrairement à Matthieu et à Luc qui y consacrent chacun deux chapitres : Mt 1-2 ; Lc 1-2). Aucune information n’est donnée sur la première année du ministère de Jésus à laquelle Jean consacre cinq chapitres (Jn 1-5). Même les deux dernières années de la vie de Jésus sont rapportées de manière partielle. Le « long voyage vers Jérusalem », qui mène Jésus vers sa passion, et auquel Luc consacre 10 chapitres (Lc 9.51-19.28), se limite à un chapitre chez Marc (Mc 10). Trois visites à Jérusalem lors de différentes fêtes pendant la dernière année de Jésus sont ignorées. (Jean leur consacre une part importante de son ouvrage : Jn 7-10). La seule période détaillée de la vie de Jésus est sa dernière semaine, à laquelle Marc consacre 6 chapitres (Mc 11 -16), soit plus du tiers de son livre.

Marc a opéré des choix, dont certains sont drastiques. Loin d’affai blir son œuvre, la dimension réduite de son ouvrage en fait sa qualité, car la concision du récit met en évidence les éléments clés du ministère de Jésus. Les bons romans ne sont pas nécessairement les plus longs, et les prédications limitées à 15 minutes sont souvent plus efficaces que celles qui dépassent la demi-heure.

Un livre composé de courts récits. L’évangile de Marc est succinct, mais il est aussi composé de récits succincts. On peut en recenser une centaine. En moyenne, leur longueur se situe entre 6 et 7 versets. Une seule section dépasse 25 versets (le discours concernant la fin des temps : Mc 13). Cette concision des récits convient aux homélies. En une minute, deux au maximum, l’ensemble du récit est lu à l’assemblée. Le prédicateur dispose ensuite du reste du temps pour commenter le texte qui, en raison de sa concision, reste gravé dans les mémoires. La brièveté des récits en facilite aussi la mémorisation. D’ailleurs, un certain nombre de commentateurs pensent que ces récits ont été propagés oralement

avant leur mise par écrit, mais cette opinion reste une simple hypothèse (voir p. 19 ss).

La segmentation de l’évangile en courtes sections permet aussi une lecture « à dose homéopathique » de l’ouvrage. Puisque chaque péricope constitue une unité en soi, il n’est pas nécessaire de lire plusieurs pages pour méditer un texte. La méditation du texte biblique en est alors renforcée, car à vouloir trop lire ou lire trop rapidement, on néglige souvent de nombreuses perles. Une lecture modulaire, limitée à quelques versets, permet de bien apprécier la richesse de chaque texte.

Une mosaïque passionnante à découvrir. Mais attention, l’évangile de Marc n’est pas un patchwork désordonné. Chaque texte est méticuleusement choisi en fonction de l’ensemble. L’évangile est comme une mosaïque. L’unité de base est petite, les péricopes sont courtes et distinctes les unes des autres, mais l’ensemble est harmonieux, et il est donc vital de lire les textes à la lumière de l’ensemble. Comme pour une mosaïque, il faut prendre du recul pour apprécier l’évangile de Marc à sa juste valeur. Alors se dégagent les lignes de force et les progressions du ministère de Jésus. Le « secret messianique » s’éclaircit, et les détails insolites et les attitudes surprenantes de Jésus deviennent porteurs de sens.

PREMIÈRE PARTIE

INTRODUCTION

MARC ET LES AUTRES ÉVANGILES

Similitudes entre les évangiles

Marc est très proche des autres évangiles canoniques, et en particulier de Matthieu et de Luc. Sur les 680 versets de Marc, 75% se retrouvent chez Matthieu, et 65% chez Luc. Moins de 10% lui sont propres.1 Il faut noter cependant que si la grande majorité des récits de Marc se retrouvent dans les deux autres évangiles synoptiques, leur formulation n’est généralement pas identique. On est moins dans une situation de « copiercoller » que dans celle d’une « traduction », et même d’une traduction libre. Un copiste procède mécaniquement et reproduit un texte mot à mot, comme le ferait une photocopieuse. Le traducteur, par contre, doit comprendre un texte afin de pouvoir le reformuler avec des termes différents. Son intelligence et sa sensibilité de la langue sont mises à contribution, ce que les meilleurs programmes informatiques de traduction ne peuvent reproduire. Certains traducteurs s’efforcent de formuler les idées dans un ordre proche de l’original (les tra ductions à équivalence formelle), alors que d’autres s’accordent plus de liberté lorsque le style et la clarté de la traduction l’exigent (les traductions à équivalence dynamique). Les textes parallèles de Matthieu, Marc et Luc ne sont pas des copies carbones. Ils ont indéniablement un air de famille, mais ils ne sont pas pour autant des frères jumeaux.

La ressemblance des récits pose évidemment la question du lien de parenté. Qui a engendré qui ? Quel évangéliste a écrit le premier ? L’un a-t-il directement copié l’autre, ou les deux ont -ils utilisé une troisième source ? La « question synoptique » a fait l’objet de nombreuses études, mais avant de suggérer une solution, il convient de retracer brièvement l’impact de ces similitudes en rapport avec l’intérêt porté à Marc.

L’attention portée à l’évangile de Marc

Un évangile longtemps délaissé. Durant une grande partie de l’histoire de l’Eglise, l’évangile de Marc a été négligé. Pourquoi

1 François Bassin : Introduction au Nouveau Testament. Evangiles et Actes , Emmaüs, 1990, p. 35-43.

s’intéresser à un évangile dont presque tous les récits se trouvent dans les autres évangiles ? D’autant plus que cet écrit ne vient même pas de la plume d’un apôtre ! Le premier commentaire connu date du début du VIIe siècle.2

La recherche du Jésus historique attire l’attention sur Marc.3 La situation change pourtant au XIXe siècle sous l’impulsion des théologiens libéraux qui doutent de l’historicité des écrits de Matthieu, de Luc et de Jean. Pour eux, ces trois évangiles étaient trop marqués par leur auteur pour transmettre une image conforme au Jésus historique. Marc semblait plus neutre, moins coloré par un effort explicatif. Cet évangile pouvait donc servir de base à la reconstruction du Jésus de l’histoire. En raison de la brièveté du texte et de la sobriété des explications théologiques, Marc serait le premier évangile et aurait été utilisé par Matthieu et par Luc. Vu sous cet angle, l’étude de Marc devenait prioritaire, et les commentaires ont soudain proliféré. De négligé, voire d’ignoré, Marc est devenu l’évangile vedette. Remarquons que cet intérêt était orienté. On n’étudiait pas l’évangile pour lui-même, mais pour sa contribution à la connaissance du Jésus historique. Cette étude n’a pourtant pas répondu aux attentes, car plus on étudiait cet évangile, plus on se rendait compte qu’il était, lui aussi, marqué par u ne orientation. Marc ne s’était pas simplement contenté de collecter des textes. Il avait opéré des choix selon une orientation particulière. L’espoir de trouver un texte « neutre » s’écroulait, mais l’attention portée à Marc n’allait pas pour autant disparaître. L’évangile de Marc était après tout plus intéressant qu’on ne le pensait. Le plus court des évangiles allait enfin apporter au monde la richesse de son message. Une troisième étape s’ouvrait dans l’étude de Marc.

Découverte des richesses insoupçonnées de Marc. Dès le début du XXe siècle, certaines études sont centrées sur l’évangile lui -même. Les théologiens s’intéressent d’abord aux diverses péricopes de l’ouvrage, puis aux thèmes de Marc, en particulier au « secret messianique ». On est ainsi passé des études diachroniques (rech erche des sources

2 Michael Cahill : « The Identification of the First Markan Commentary » in Revue Biblique (1994) p. 258-268. Selon Thomas C. Oden & Christopher A. Hall, « Il n’existe aucun commentaire complet de Marc qui a survécu à la période patristique. Il y a un manuscrit par un dénommé Victor, presbytre d’Antioche (environ 500 ap. J.-C.) qui a été identifié à tort comme l’auteur d’un bref commentaire de Marc » (Mark, Ancien Christian Commentary on Scripture , IVP, 1998, p. xxxi). Néanmoins, les Pères ont souvent commenté Marc, alors qu’ils développaient un passage d’un autre évangile (voir ouvrage d’Oden & Hall).

3 Wessell p. 603-605, Stein The Synoptic Problem p. 84.

présumées être à l’origine du texte) aux études synchroniques (étude sur l’unité et les structures d’un texte). L’évangile de Marc, dans sa forme présente, est devenu un objet d’étude prioritaire. « Loin de constituer une suite interminable de péricopes capricieusement rattachées les unes aux autres, ou une succession de plusieurs collections d’épisodes, le texte de Marc est dûment charpenté. L’ouvrage est construit de manière à introduire les destinataires dans une problématique bien précise, et à les acheminer vers un terme consciemment prévu ».4

Notre étude se situe dans ce courant, mais selon une approche évangélique. En d’autres termes, nous accueillons le texte dans sa richesse littéraire et théologique, mais sans pour autant renier ou mettre en doute l’historicité des récits. L’évangile de Marc est tout à la fois un traité théologique inspiré par Dieu, un chef -d’œuvre littéraire harmonieusement structuré et un témoignage historique rigoureux, équilibré et exact dans toutes ses affirmations, qu’elles soient d’ordre théologique ou historique.

Marc est-il le premier

évangile ?

Une priorité largement reconnue

La priorité de l’évangile de Marc sur ceux de Matthieu et de Luc est largement reconnue. Pour certains, elle est un fait acquis, un dossier clos à tout jamais.5 Cette opinion repose essentiellement sur trois critères : (1) la brièveté du récit, (2) la pauvreté, voire l’absence de réflexion théologique, (3) l’analyse détaillée des similitudes et des différences entre les trois premiers évangiles.

Les théologiens libéraux du XIXe siècle étaient convaincus que l’histoire de la composition du texte biblique pouvait s’expliquer par un processus de développement progressif qui allait du simple au complexe. Ils suivaient en cela la voie ouverte par Darwin au sujet de l’évolution

4 Benoît Standaert (L’évangile selon Marc. Commentaire, Cerf, 1997, p. 29). R.T. France voit dans Marc « un drame en trois actes » (The Gospel of Mark. A Commentary on the Greek Text , Eermans, 2002, p. 11 ss).

5 Bruno de Solages (Comment sont nés les Evangiles : Marc, Luc, Matthieu , Privat, 1973, p. 13, 16), parmi d’autres, fait régulièrement mention « des résultats de la critique interne objective ». En 1950, R. Heard affirmait : « Une des plus grandes contributions de la critique néo-testamentaire du siècle précédent a été d’établir sans aucun doute possible que l’évangile de Marc a formé l’une des sources principales utilisées par Matthieu et par Luc, et qu’il est le plus ancien et, d’une certaine manière, le plus important des évangiles » (cité par Simon J. Kistemaker : The Gospels in Current Study, Baker, 1980, p. 104).

des espèces animales. L’ouvrage du biologiste anglais De l’origine des espèces par la voie de sélection naturelle paraissait en 1859, alors que l’Allemand Julius Wellhausen, chef de file du libéralisme, publiait son ouvrage majeur sur la rédaction de l’Ancien Testament ( La composition de l’hexateuque et des livres historiques de l’Ancien Testament ) en 1889. Selon ces théologiens, les hommes sont passés de conceptions primitives de la divinité à des conceptions plus élaborées. Sur la base de ces présupposés, les textes de l’Ancien Testament furent découpés au scalpel en fonction de leur contenu, puis chaque partie fut cataloguée et datée sur la base de l’hypothèse documentaire, appelée aussi la méthode historico-critique. Pour ces théologiens, une évolution des idées religieuses peut se lire aussi dans le Nouveau Testament. Au niveau des évangiles, Jean serait le plus récent, puisqu’il contient les réflexions théologiques les plus élaborées, et Marc serait le plus ancien puisqu’il est plus court que les autres, et semble plus sobre (ou primitif) sur le plan théologique.

Aujourd’hui, de nombreux théologiens évangéliques ont rejoint la conclusion des libéraux sur la priorité de Marc.6 Certes, ils ne considèrent pas les évangiles comme le simple reflet du témoignage évolutif de diverses communautés chrétiennes, mais comme le travail des apôtres et de leurs proches collaborateurs, tous pleinement inspirés par Dieu. Marc est inspiré, disent-ils, et Marc est prioritaire. Ces théologiens acceptent de considérer un processus évolutif sous l’inspiration du Saint -Esprit. Ne parle-t-on pas d’une révélation progressive ? Marc viendrait en premier en raison de sa brièveté et de sa simplicité.7

Libéraux et évangéliques s’efforcent d’expliquer les ressemblances et les différences entre les évangiles en élaborant différentes hypothèses des étapes intermédiaires ayant conduit à la rédaction des quatre évangiles. La théorie dite des Deux sources remporte l’assentiment de la majorité. Matthieu et Luc auraient utilisé deux écrits en plus de leur source particulière : Marc et un autre document appelé Q (de l’allemand Quelle - source). Matthieu et Luc auraient repris presque tout l’évangile de Marc en le modifiant légèrement : amélioration de la syntaxe, condensation de certaines narrations pour éviter que leur document final ne soit trop long. Quant à la source Q – aujourd’hui disparue –, elle aurait

6 Parmi beaucoup d’autres : François Bassin, R. Alan Cole, Keith F. Nickle, Scot McKnight et Robert H. Stein.

7 De nombreux évangéliques ne se prononcent pas ou se tiennent en marge du débat, ou restent extrêmement prudents. Parmi beaucoup d’autres : D. A. Carson Matthew, Simon J. Kistemaker, William L. Lane, Leon Morris Luke, Ned B. Stonehouse et Walter W. Wessell.

contenu les matériaux communs à Matthieu et Luc, mais absents dans Marc. Certains théologiens estiment que deux sources ne permettent pas d’expliquer toutes les particularités des trois évangiles synoptiques et proposent alors des hypothèses documentaires plus complexes. Plus de quatre sources écrites seraient à l’origine de Matthieu et de Luc. Divers auteurs donnent un aperçu détaillé de ces théories.8 Le foisonnement des hypothèses donne le vertige. Qui a raison et comment trancher ? Une seule est-elle démontrable ? Car la difficulté majeure à laquelle se heurtent toutes ces hypothèses de « proto-évangiles » est qu’il ne subsiste aucune trace de tels documents.

Une priorité contestée

Malgré un large consensus, la priorité de Marc ne fait pas l’unanimité parmi les théologiens. Quelques voix discordantes se font encore (ou de nouveau) entendre. D’une part, la priorité de Marc paraît reposer sur des bases bien fragiles, et d’autre part, un ordre Matthieu-Luc-Marc paraît plus cohérent.

La longueur de l’évangile. En lui-même, le critère de la brièveté ne pèse pas lourd. De nombreux exemples peuvent être cités où une œuvre concise conclut un travail plus élaboré. Un chercheur publie souvent après sa thèse un ouvrage de vulgarisation, amaigri de nombreux détails techniques. Des articles dans des revues théologiques précèdent fréquemment un ouvrage qui en reprend simplement les conclusions. Une synthèse est plus courte que les développements qui la précède nt. Un étudiant résumera l’enseignement de son professeur. A chaque fois, un premier travail élaboré est suivi d’un autre plus succinct. La qualité du second travail peut être inférieure, égale ou supérieure au premier. La longueur du texte ne dit rien de la valeur de la contribution. De plus, le critère de la brièveté s’applique de manière ambiguë à l’évangile de Marc. L’évangile est plus court dans son ensemble que les autres évangiles, mais de nombreux récits sont plus élaborés chez Marc que chez Matthieu ou Luc. C’est vrai en particulier des récits de miracles. Sur 18 narrations d’un miracle qui ont un texte parallèle dans Matthieu et/ou Luc, Marc contient 14 fois le récit le plus détaillé, Matthieu 3 fois et Luc 1 fois. Dans d’autres domaines (enseignements de Jésus, récits de controverses), aucun des évangiles synoptiques ne se démarque par sa longueur. Parfois le récit est plus long chez Marc, parfois chez Matthieu et parfois chez Luc. En conclusion, la brièveté de l’évangile de Marc provient du nombre de péricopes qu’il transmet et non de leur longueur respective. Marc aborde moins de situations que les autres évangélistes,

8 Voir en particulier F. Bassin Introduction au Nouveau Testament p. 59-123.

mais elles sont autant, voire davantage développées. Dans tous les cas, il est arbitraire de déduire la priorité de Marc sur la base de la longueur de l’évangile.9

La théologie de Marc. Le critère de la profondeur théologique d’un ouvrage est plus fiable comme base de datation, mais il n’est pas absolu. Le compte rendu d’une conférence effectué par un journaliste est rarement de qualité supérieure au manuscrit de l’orateur. L’inférieur vient après le supérieur, bien que de nombreux lecteurs préfèrent la version résumée. Dans le cas de la Bible, la profondeur de l’enseignement théologique ne dépend pas d’abord de la date de rédaction, mais de l’onction divine. Dans l’Ecriture, c’est Dieu qui se révèle aux hommes, et non des hommes qui s’aventurent à imaginer Dieu.

D’autre part, la profondeur de l’enseignement théologique est difficile à évaluer. L’évangile de Marc en est un parfait exemple. Pendant longtemps, les théologiens n’ont vu chez Marc qu’un amalgame d’anecdotes. Ce n’est que récemment que la pensée théologi que de Marc a été perçue et appréciée. L’évangéliste n’est pas neutre, mais engagé. Les accents de son enseignement se manifestent moins par ses commentaires que par le choix des récits présentés. Aujourd’hui, l es journalistes des chaînes de télévision publiques s’efforcent d’être neutres dans leurs commentaires, mais le choix des images et l’attention consacrée à certains sujets au détriment d’autres (parfois carrément ignorés) reflètent la volonté d’influencer l’auditeur dans une direction particulière.

Marc s’efforce d’influencer ses lecteurs. Il est un auteur engagé, avec des convictions fondamentales à partager. Mais Marc n’est pas un pédagogue grossier, lourd et pédant. Il ne tape pas du poing ni n’élève la voix ; il renonce aux caractères gras et aux titres tapageurs pour attirer l’attention et pour convaincre. Marc suggère, illustre, reprend souvent deux fois une leçon, mais pas d’une manière mécanique et immédiate. Il

9 Selon Stein (qui défend la priorité de Marc), les narrations plus longues de Marc démontrent que l’auteur de cet évangile ne voulait pas faire un résumé de Matthieu et de Luc (Stein p. 48-52). Pourquoi raccourcir un texte en supprimant des récits importants (récits de la nativité, sermon sur la montagne) si par ailleurs on rallonge d’autres récits ? Selon Stein, les narrations plus courtes de certains récits dans Matthieu et Luc s’expliqueraient par le souci des deux auteurs de ne pas rédiger un texte trop long. (Les textes ajoutés à Marc rallongeaient passablement le rouleau). Ces arguments perdent toute pertinence lorsqu’on considère Marc comme une synthèse de l’évangile et non comme un simple condensé. Les thèmes retenus par l’auteur sont logiquement développés.

ne ressemble pas à l’homme qui bégaye et doit s’y prendre à deux fois pour exprimer sa pensée, mais il est un auteur chevronné qui revient sur un sujet après d’autres développements, pour profiter des synergies et de l’enrichissement apportés par d’autres thèmes. Marc n’est pas le rustre précurseur des évangélistes, mais la douce voix de la réflexion synthétique. Marc n’est pas l’Alpha des évangiles synoptiques, mais son Oméga. Il clôt, résume, et permet ainsi aux chrétiens de méditer les thèmes fondamentaux du ministère de Jésus-Christ. Dans notre ouvrage, le génie de Marc est développé aux pages 55-108 de l’introduction et dans le commentaire de l’évangile.

Explications des similitudes et des différences entre les Synoptiques. La priorité de Matthieu permet d’expliquer de nombreuses particularités de cet évangile. William R. Farmer a donné une nouvelle impulsion, dans les milieux libéraux, à la thèse de Griesbach (appelée aussi Owen/Griesbach) qui défendait déjà à la fin du XVIIIe siècle l’ordre Matthieu-Luc-Marc.10 Différents congrès organisés dès 1970 ont rassemblé d’éminents spécialistes du monde entier pour débattre de la question de la priorité de Marc, une question trop longtemps considérée comme un acquis de la recherche néo-testamentaire. Plusieurs orateurs se sont plu à démontrer la subjectivité des arguments en faveur de la priorité de Marc.11

Robert H. Stein12, un ardent défenseur évangélique de la priorité de Marc, reconnaît la pertinence de certains arguments en faveur de la priorité de Matthieu et de Luc. Il estime que « le plus grand argument en faveur de la thèse de Griesbach est l’accord de Matthieu et de Luc en opposition à Marc dans les textes communs aux trois évangiles synoptiques » (p. 132). Cependant, il suggère que les points communs à

10 Des auteurs évangéliques ont aussi élevé des critiques contre l’hypothèse marcienne (Hans-Herbert Stoldt : Geschichte und Kritik der Markushypothese, Brunnen Verlag, 1986), et parfois même contre le principe de dépendance littéraire (Eta Linnemann : Is There a Synoptic Problem ? Rethinking the Literary Dependance of the First Three Gospels, Baker, 1992).

11 William R. Farmer, ed. : New Synoptic Studies. The Cambridge Gospel Conference and Beyond, Mercer University Press, 1983, p. 533. Il faut reconnaître que certains des arguments présentés sont des plus fragiles. Ainsi, Pierson Parker (« The Posteriority of Mark ») estime que Marc date d’une période postérieure en raison de sa méconnaissance de la géographie de la Palestine. C. S. Mann se dit fortement séduit par les arguments de Farmer (Mann, Mark. A New Translation with Introduction and Commentary, Anchor Bible, New York, Doubleday, 1986, 714 p.). Il consacre un chapitre à une évaluation détaillée des arguments en faveur de la thèse de Griesbach (p. 47-66).

12 The Synoptic Problem. An Introduction , Baker, 1987, 292 p.

Matthieu et à Luc pourraient s’expliquer par (1) des coïncidences, (2) la source Q qui contiendrait certains matériaux similaires à Marc, (3) des corruptions textuelles, (4) quelques éléments de tradition orale similaires à Matthieu et à Luc (p. 113-128). Stein reste attaché à la théorie des deux sources, car selon lui, « Le problème fondamental de l’hypothèse de Griesbach est qu’elle ne peut donner une explication convaincante de la raison pour laquelle Marc a été écrit. Pourquoi Marc a -t-il résumé Matthieu et Luc est très difficile à comprendre ».13 Notre thèse est que Marc apporte une synthèse de l’évangile.

Stein invoque la présence d’un plus grand nombre d’araméismes dans Marc pour soutenir que cet évangile est le plus ancien. « Puisque le public cible de Matthieu et de Luc parlait grec, l’insertion d’expressions araméennes ne servait à rien… Leur élimination de Marc est donc compréhensible. Par contre, que Marc ait ajouté ces araméismes, qui n’étaient pas dans ses sources, est inexplicable » (p. 58). Ce genre d’argumentation démontre la somme de présupposés avec laquelle des exégètes comme Stein travaillent. Pour nous, ces araméismes ne sont pas une marque d’ancienneté, mais sont mentionnés par Marc en raison de leur sens (voir le commentaire pour les passages concernés) et par souci d’équilibre général de l’évangile (voir le chapitre sur les dualités p. 77 ss).

David J. Neville14 a jeté un regard plus critique sur l’ordre des péricopes dans les trois évangiles. Sans adhérer à la théorie de Griesbach, il conclut son étude par ces mots : « Bien que les différences d’ordre entre les évangiles synoptiques puissent souvent être bien ex pliquées comme une transposition des péricopes de Marc par Matthieu et par Luc, en aucun cas on ne devrait conclure que c’est la seule explication. Une conclusion impartiale est difficile à atteindre, en partie parce que la littérature concernant les évangiles synoptiques de ces 150 dernières années a été écrite dans l’optique d’une défense ou d’une présomption en faveur de la priorité de Marc, sans prendre en compte d’autres alternatives d’une manière similaire. »

13 C. M. Tuckett (The Revival of the Griesbach Hypthesis. An Analysis and Appraisal. Cambridge Press, 1983, p. 187) arrive à la même conclusion : « Manifestement, Luc et Marc auraient pu faire ce que l’hypothèse (de Griesbach) affirme : ce qui manque encore, c’est une explication détaillée de la raison pour laquelle ils auraient fait cela ».

14 Mark’s Gospel – Prior or Posterior ? A Reappraisal of the Phenomenon of Order , JSNT, Supplement Series 222, Sheffield Academic Press, 2002, 388 p.

Le lien apostolique

Qui a écrit les évangiles ? De nombreuses approches contemporaines accordent une place prépondérante à la communauté chrétienne dans la formation des évangiles. Au début, l’évangile s’est transmis oralement. Certaines péricopes auraient ensuite été mises par écrit. Plus tard, des paroles de Jésus auraient été regroupées. On pense au sermon sur la montagne ou aux cinq grands discours de Jésus contenus dans l’évangile de Matthieu. Certains théologiens identifient ces regroupements avec les « logia de Matthieu » dont parle Eusèbe15. Les péricopes communes à Matthieu et à Luc, mais absentes chez Marc, auraient aussi été réunies dans le document Q. D’autres sources écrites, diversement nommées par les théologiens (proto -Matthieu, proto-Luc, proto-Marc, etc.), auraient aussi pu exister. Finalement, on arrive à la rédaction des évangiles canoniques, d’abord celui de Marc, puis ceux de Matthieu et de Luc, inspirés par Marc et Q (selon le système dit des Deux sources). L’évangile de Jean aurait suivi plus tard. Dans ce processus, ce ne sont pas des auteurs particuliers qui ont façonné les évangiles pour l’essentiel, mais la tradition orale ainsi que diverses communautés chrétiennes. On parle de milieux matthéen, marcien, lucanien, johannique. Matthieu, Marc, Luc et Jean sont généralement éc artés comme auteurs des évangiles, mais la rupture du lien apostolique n’est pas acceptée par tous. Plusieurs auteurs évangéliques continuent à la défendre, tout en acceptant le rôle formateur joué par la tradition orale et l’utilisation de sources écrites par Matthieu, Marc, Luc et Jean.16 Que faut-il en penser ?

Le témoignage de l’Eglise primitive. Le lien apostolique est clairement attesté par les Pères de l’Eglise. Les quatre évangiles ont été composés par deux apôtres (Matthieu et Jean) et deux de leurs associés (Marc et Luc). Nous citons les principaux propos des plus anciens témoins dans la prochaine section, mais avant de le faire, nous voulons

15 « Matthieu réunit donc en langue hébraïque les logia (les paroles de Jésus) et chacun les interpréta comme il en était capable » (Histoire ecclésiastique III.39.16).

16 La qualité de la transmission orale varie selon les personnes, les cultures et le contenu du message. Elle peut être relativement bonne, mais elle se dégrade à chaque génération. Des auteurs évangéliques, catholiques et autres se sont efforcés de montrer l’excellence de la transmission orale. Les paroles de Jésus et en particulier ses paraboles étaient faciles à mémoriser. Voir Gabrielle Baron : Introduction au style oral de l’évangile d’après les travaux de Marcel Jousse , Le Centurion, 1982, 70 p.

rappeler certains éléments trop souvent négligés par les théologiens contemporains.

La rédaction rapide des évangiles. Les évangiles ont été écrits quelques décennies après la mort de Jésus, entre 15 et 55 ans selon les estimations. Les témoins oculaires et certains apôtres en particulier étaient encore vivants au moment de la rédaction des évangiles. Dans ce contexte, il est inapproprié de parler de tradition orale. Qui aurait l’idée d’invoquer « l’impact de la tradition orale » dans le cadre du témoignage d’un footballeur professionnel qui publierait son autobiographie vingt ans après sa participation à une coupe du monde ? Peut-on penser qu’un témoin oculaire ne soit qu’un simple compilateur des récits rapportés par d’autres ? L’expression « tradition orale » désigne normalement la transmission orale d’un récit d’une génération à l’autre, et cela pendant plusieurs générations. Or, la composition des évangiles s’est faite durant la vie de nombreux témoins oculaires, et même par deux d’entre eux (Matthieu et Jean). Eta Linnemann17 parle d’un facteur ignoré dans toutes les hypothèses documentaires : la mémoire.18 Les spécialistes néotestamentaires, au lieu de s’intéresser aux caractéristiques de la transmission orale et de la tradition, feraient mieux d’orienter leurs investigations vers une meilleure compréhension de la mémoire qui est personnelle et sélective. Les détails peu importants pour le témoin sont oubliés. Par contre, certains éléments significatifs pour la personne restent gravés dans sa mémoire. Certains détails sont indélébiles. (Avec l’âge, c’est généralement la mémoire à court terme qui fait défaut.)

Lorsque les souvenirs sont rappelés périodiquement ou échangés avec d’autres personnes, la mémoire en est fortifiée. Nul doute que les a pôtres ont fréquemment évoqué les actes et les paroles de Jésus.19 L’âge des

17 Eta Linnemann : Is There a Synoptic Problem ? Rethinking the Literary Dependance of the First Three Gospels, p. 182.

18 Il y a trois manières de conserver les faits relatifs à un événement : l’écrit, la mémoire et la transmission orale (ou tradition). La forme écrite est manifestement le moyen le plus sûr. La mémoire est excellente, mais limitée dans le temps à une générat ion. Nous pensons que pour les évangiles, la tradition n’a joué aucun rôle, puisqu’on est passé de la mémoire à la forme écrite sans transiter par la tradition.

19 « Quels sont les éléments qui influencent nos souvenirs autobiographiques ? Le premier est la charge affective : un événement est d’autant mieux fixé dans notre mémoire qu’il est chargé affectivement. Certains souvenirs sont particulièrement vivaces, riches en détails, prenant parfois l’aspect de véritables flashes photographiques. Ces souvenirs correspondent à des événements ayant une grande importance personnelle et chargés en émotion. Leur évocation répétée favorise la restitution des détails. » (Christian Derouesné & Antoine Spire : La mémoire, EDP, 2002, p. 40).

disciples, au moment de leur formation, a aussi favorisé une meilleure mémorisation.20 Le rapport d’un témoin permet aussi de mieux comprendre la dimension narrative des récits.21

La conviction des apôtres. Un deuxième facteur important à rappeler concerne la conviction des apôtres au sujet de leur ministère. Les apôtres étaient persuadés d’être appelés par Dieu pour un ministère unique. Déjà du temps du ministère de Jésus, les disciples savent qu’ils sont c hoisis par lui. Leur groupe se limite à douze. Après un premier temps de formation, ils sont envoyés par équipes de deux pour guérir et chasser les démons (Mc 6.7). Exceptionnellement, un groupe plus large est mobilisé (cf. Lc 10.1), mais généralement le groupe se limite aux douze, parfois même à trois (Mc 5.37 ; 9.2). Les douze sont présents dans la chambre haute lors du dernier repas avec Jésus. Lorsque Judas se suicide, les onze cherchent à le remplacer, car le groupe est fixé à douze (en souvenir des douze tribus d’Israël). Seuls deux hommes remplissent les conditions pour remplacer Judas (Ac 1.17-26). Les apôtres sont les meneurs et les dépositaires de l’enseignement de Jésus (cf. Ac 2.42). Lorsque le travail se multiplie, les douze appellent d’autres hommes à la rescousse, non pour les remplacer dans les tâches principales, mais pour les soulager des secondaires (Ac 6.1-6). Paul est un cas particulier, il est le seul apôtre appelé par Jésus après la résurrection. A sa conversion, Paul prend contact avec le groupe des apôtres (Ac 9.27 ; Ga 2.1-10) et son ministère particulier parmi les païens est reconnu par les autres apôtres. Plus tard, Pierre placera d’ailleurs les lettres de Paul au même niveau que les

20 « La longueur de la période rétrospective est un facteur moins important pour la qualité du souvenir que l’âge de la personne au moment où elle a vécu l’événement dont elle doit se souvenir. » (Nadia Auriat : Les défaillances de la mémoire humaine. Aspects cognitifs des enquêtes rétrospectives. Presses Universitaires de France, 1996, p. 55). Certaines enquêtes menées aux Etats-Unis ont montré que l’âge le plus favorable pour enregistrer des événements marquants se situe entre 15 et 27 ans (Auriat p. 62). D’autres auteurs situent cette fourchette entre 10 et 25 ans ( Ulric Neisser & Lisa K. Libby : « Remembering Life Experiences » in The Oxford Handbook of Memory, ed. Tulving & Craik, Oxford University Press, 2000, p. 318).

« Les choses apprises au début de la vie d’adulte sont le mieux retenues » (Rubin cité par Neisser p. 319). Or, Jésus avait environ trente ans quand il a commencé son ministère, et ses disciples étaient probablement légèrement plus jeunes que leur maître.

21 « Les événements marquants de la vie ne sont pas de simples concours de circonstances ; au contraire, nous organisons généralement nos expériences mémorisées dans une narration. ‘La narration est le processus cognitif qui donne du sens à un événement temporel en identifiant les différents aspects comme éléments d’une intrigue’ (Polkinghorne) » (Neisser p. 318).

Ecritures (2 Pi 3.16). En conclusion, n’est-il pas raisonnable de penser que les apôtres, animés d’une aussi forte conscience de leur mandat divin collectif, aient veillé à la transmission écrite de leur témoignage ? Comment imaginer qu’ils se soient désintéressés de la question ? Leur contribution à la rédaction des textes était vitale. Il fallait que l’un d’entre eux ou même plusieurs composent un évangile. Qu’ils aient écrit le texte eux-mêmes (Matthieu et Jean) ou qu’ils aient inspiré et supervisé le travail d’un collaborateur (Marc et Luc) est secondaire. Par ailleurs, la signature des apôtres explique la réception de ces écrits dans toutes les Eglises.

Un message universel. Les apôtres devaient propager le message de l’Evangile jusqu’aux extrémités du monde (Ac 1.8). La mise par écrit s’avérait donc nécessaire.22 En tant que Juifs, ils savaient que Dieu avait confié son message (sa Parole) à des prophètes par le passé, et que ceuxci l’avaient transmis à leurs contemporains, d’abord oralement, puis par écrit. N’était-il pas logique de penser qu’eux aussi devaient procéder de cette manière, d’autant plus que leur message se rapportait à la pleine manifestation de Dieu aux hommes ? A leur époque, les Juifs faisaient une distinction importante entre la Parole écrite de Dieu et l’interprétation des rabbins, transmise oralement. Les apôtres étaient les dépositaires du message divin. Le Christ leur avait confié ses paroles et il avait promis de les leur rappeler (Jn 14.26). Ecrire un texte était impératif pour les apôtres, et Pierre fait peut-être allusion à la rédaction de l’évangile de Marc quand il affirme peu avant sa mort : « J’aurai soin qu’après mon départ vous puissiez en toute occasion vous en souvenir » (2 Pi 1.15).

Un temps de réflexion. La rédaction d’un texte était donc une nécessité, sans être une urgence pour autant. Les apôtres savaient que la foi allait se propager. Certes, des persécutions les attendaient, comme le Christ le leur avait annoncé ; mais il avait aussi assuré que le ro yaume croîtrait en dépit des oppositions. Les apôtres étaient douze et même si l’un mourait, les autres pourraient poursuivre la mission. Avant d’atteindre le monde entier, les apôtres ont logiquement cherché à atteindre leurs voisins, les habitants de Jérusalem et leurs compatriotes.

22 Certains théologiens pensent que les apôtres n’ont pas estimé utile de mettre leur message par écrit, car ils s’attendaient à un retour du Christ de leur vivant. Les écrits du Nouveau Testament ne sont pas aussi explicites. Divers chrétiens pensaient effectivement que Jésus allait revenir de leur vivant (c’est encore le cas aujourd’hui), mais les apôtres semblent plus nuancés (Jn 21.22 -23). De toute façon, l’évangile devait être propagé jusqu’aux extrémités du monde, et avec la meilleure volonté, les douze apôtres ne pouvaient pas achever cette tâche s’ils se limitaient à la prédication.

Un écrit pouvait attendre. De plus, un temps de réflexion ne pouvait être que bénéfique. Jésus avait dit et fait tellement de choses que les disciples avaient besoin d’un peu de recul pour décanter tous ces événements, car il fallait présenter un récit concis, détaillé et cohérent des actes et des paroles de Jésus. Cela ne signifie pas que les disciples étaient dans le flou et sans conviction après la résurrection. Tout indique le contraire. Dès la Pentecôte, les apôtres proclament un message clair, incisif , pertinent, enraciné dans l’Ancien Testament et centré sur la résurrection de Jésus. La prédication de Pierre, à la Pentecôte, à Jérusalem (Ac 2.14-36) et celle de Paul 15 ans plus tard à Antioche (Ac 13.16 -41) présentent des similitudes étonnantes. Certes, l’introduction est différente, mais le cœur du message est le même. Les deux prédicateurs font référence aux mêmes passages vétéro-testamentaires. Cela montre que dès l’origine, le message fondamental de l’Evangile a été bien compris. La Seigneurie de Jésus attestée par sa résurrection est manifeste pour tous. Les apôtres prêchent « la résurrection » avec force et conviction (Ac 4.33). En revanche, l’agencement des actes relatifs à la vie de Jésus nécessite plus de temps.

Les chrétiens ne réalisent pas toujours aujourd’hui la somme des informations et du vécu dont les disciples étaient dépositaires. Pour nous aider à mieux le réaliser, Linnemann (p. 197) a fait une rapide estimation du nombre d’heures consacrées par Jésus à diverses activités durant les trois ans de son ministère. En admettant que Jésus ait prêché aux foules deux heures par jour en moyenne, qu’il ait enseigné ses disciples pendant deux heures et qu’il ait consacré une demi -heure aux signes et aux prodiges, ses disciples auraient entendu 2000 heures de prédication, 2000 heures d’enseignement, et auraient vu Jésus accomplir des prodiges pendant 500 heures ! La dernière parole de l’évangile de Jean est bien connue : « Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses ; si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde même pourrait contenir les livres qu’on écrirait » (Jn 21.25). C’est pourquoi Jean s’est limité à décrire les faits relatifs à des fêtes, en particulier les événements s’étant déroulés lors de courts séjours à Jérusalem. Marc a aussi décrit certains événements fort rapprochés. Les chapitres 4 et 5 de Marc couvrent une période de deux à trois jours et les chapitres 11 à 16, environ une semaine. Toute mise par écrit d’années si riches en gestes et en paroles nécessitait un temps de réflexion. Il fallait aussi placer les événements dans un contexte adéquat. Ainsi Matthieu s’est efforcé de compléter son vécu personnel par quelques informations relatives à la naissance de Jésus (Mt 1-2). Quand le besoin s’en est fait sentir, les apôtres ont veillé à la rédaction de l’évangile. Matthieu semble avoir attendu la persécution

qui a chassé les chrétiens de Jérusalem. Luc a rédigé son récit à la demande de Paul, lorsque celui-ci était emprisonné à Césarée. Marc a rédigé le sien à la demande de Pierre pour aider les chrétiens de Rome à faire face à la persécution démente orchestré e par Néron, dans un temps où Pierre se savait proche de la fin de sa vie (2 Pi 1.12-15). Jean a attendu un âge plus avancé. Il faut dire que les évangiles synoptiques rendaient la rédaction d’un quatrième évangile moins pressante. Les hérésies ultérieures ont pourtant poussé le fils de Zébédée à rapporter d’autres paroles et actes de Jésus pour démontrer l’erreur de certains enseignements.

Sources écrites primaires. L’utilisation de sources écrites pour la rédaction d’un évangile peut se justifier dans le cas de Luc puisqu’il n’a pas été témoin des événements relatifs au ministère de Jésus. Il ne cache d’ailleurs pas les efforts entrepris pour s’informer le mieux pos sible. Il n’aura négligé aucune source importante et aura certainement donné la priorité aux témoins oculaires, en particulier aux disciples et aux personnes proches de Jésus. Son récit de la résurrection semble en effet reposer en grande partie sur le témoignage des disciples d’Emmaüs. Que ses sources se trouvent sous forme orale ou écrite était secondaire. Un témoignage de Pierre, de Marie ou un écrit de Matthieu avait le même poids. Il semble évident que Luc se soit inspiré du texte de Matthieu pour rédiger son évangile (voir p. 32 ss).

La même démarche rédactionnelle se justifie beaucoup moins pour Matthieu, témoin privilégié du ministère de Jésus. Pourquoi s’appuyer sur les écrits de tierces personnes qui n’ont pas vécu les événements comme lui ? (Il n’est même pas certain que des textes antérieurs à Matthieu aient existé.) N’est-il pas raisonnable de penser que le « genre évangile » ait pris naissance avec Matthieu ? Sa formation de publicain l’avait mieux préparé que les autres disciples à la prise de notes. Sa vaste connaissance de l’Ancien Testament ne devait pas simplement l’aider à faire des recoupements entre les textes sacrés et certains aspects de la vie de Jésus, mais elle lui donnait aussi un modèle pour écrire une histoire « sacrée » sous la forme de récits narratifs dynamiques. Le genre « péricope » ne doit pas être cherché dans la prédication orale de l’Eglise primitive, mais dans les textes vétéro-testamentaires. Les miracles d’Elisée, pour ne donner qu’un exemple, sont écrits dans un style analogue aux récits de miracles des évangiles.23

23 L’influence des miracles d’Elisée sur la composition de l’évangile de Jean est d’ailleurs fort intéressante à étudier (voir D. Arnold, Elisée précurseur de JésusChrist, Emmaüs, 2002, p. 204-209).

L’action du Saint-Esprit

En plus des facteurs humains qui militent en faveur d’un lien apostolique, il faut signaler l’action divine. En Jésus-Christ, Dieu est venu en personne sur terre. L’incarnation souligne la ferme volonté de Dieu de se révéler aux hommes et de les sauver de leurs péchés. Dans cette optique, il est facile de concevoir que Dieu ait voulu laisser un témoignage écrit conforme à la réalité des événements et fiable en toutes choses pour les générations futures.

Jésus a choisi ses disciples pour être des témoins. C’est leur fonction première. (Ce point est largement développé dans notre commentaire.) Il est donc normal de penser que Dieu les ait aidés à rédiger correctement leur témoignage. En fait, Jésus a promis – et ses paroles sont toujours dignes de confiance – d’assister ses disciples dans leur témoignage ultérieur, que cela soit devant les cours de justice, devant les foules, ou devant un rouleau (nous dirions une feuille blanche). Le Dieu qui n’a pas hésité à guider en toutes choses la mise par écrit de la révélation passée (l’Ancien Testament), n’allait-il pas guider et inspirer les témoins du Nouveau Testament d’une manière similaire, voire supérieure si c’était possible ?

Le témoignage des Pères de l’Eglise

Ayant montré la cohérence d’une transmission écrite de la vie de Jésus par les apôtres, il nous faut revenir au témoignage de l’Eglise primitive qui souligne clairement le lien apostolique des évangiles et la priorité de Matthieu.

Eusèbe de Césarée, l’un des premiers historiens à avoir composé une histoire de l’Eglise, donne une idée du lien chronologique entre les évangiles lorsqu’il affirme que de tous les apôtres, « seuls Matthieu et Jean nous ont laissé des mémoires des entretiens du Seigneur… Matthieu prêcha d’abord aux Hébreux… Alors que déjà Marc et Luc avaient publié leurs évangiles, Jean, dit-on, avait employé la prédication orale. Finalement, il en vint aussi à écrire » (Eusèbe Histoire ecclésiastique III.24.7).

Eusèbe rapporte aussi le témoignage de Clément qui cite une tradition des anciens presbytres relative à l’ordre des évangiles : « Il (Clément) disait que les évangiles qui comprennent les généalogies ont été écrits d’abord et que celui de Marc le fut dans les circonstances suivantes : Pierre ayant prêché la doctrine publiquement à Rome et ayant exposé l’Evangile par l’Esprit, ses auditeurs, qui étaient nombreux,

exhortèrent Marc, comme il l’avait accompagné depuis longtemps et qu’il se souvenait de ses paroles, à transcrire ce qu’il avait dit : il le fit et transcrivit l’Evangile à ceux qui le lui avait demandé : ce que Pierre ayant appris, il ne fit rien par ses conseils, pour l’en empêcher ou pour l’y pousser. Quant à Jean, le dernier, voyant que les choses corporelles avaient été exposées dans les évangiles, poussé par ses disciples et divinement inspiré par l’Esprit, il fit un évangile spirituel. Voilà ce que rapporte Clément. » (Histoire ecclésiastique VI.14.5-7).

Eusèbe ajoute encore le témoignage d’Origène qui écrit ceci : « Comme je l’ai appris dans la tradition au sujet des quatre évangiles qui sont aussi seuls incontestés dans l’Eglise de Dieu qui est sous le ciel, d’abord a été écrit celui qui est selon Matthieu, premièrement publicain, puis apôtre de Jésus-Christ : il l’a édité pour les croyants venus du judaïsme, et composé en langue hébraïque. Le second est celui selon Marc qui l’a fait comme Pierre le lui avait indiqué : celui-ci d’ailleurs le déclara son fils dans son épître catholique, où il dit : ‘l’Eglise élue qui est à Babylone vous salue, ainsi que Marc, mon fils’. Le troisième est l’évangile selon Luc, celui qui a été loué par Paul et composé pour les croyants venus de la gentilité. Après tous, l’évan gile selon Jean. » (Histoire ecclésiastique VI.25.4-6). Clément et Origène sont d’accord sur l’essentiel : l’identité des auteurs, Matthieu avant Marc, Jean en dernier ; mais leur avis diffère sur des points mineurs : le premier affirme que Luc a été écrit avant Marc, et le second affirme le contraire.

Irénée de Lyon affirme aussi que Matthieu a précédé Marc et Luc, mais il situe la rédaction de Marc et de Luc après la mort (ou le départ) de Pierre et de Paul, alors qu’Eusèbe semble dire que Pierre a approuvé le texte de Marc. Selon Irénée, « Matthieu publia chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’évangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Eglise. Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Evangile que prêchait celui -ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’évangile, tandis qu’il séjournait à Ephèse, en Asie. » (Contre les hérésies III.1.1). Par contre, Eusèbe dit ceci des chrétiens de Rome : « Ils supplièrent Marc, dont l’évangile nous est parvenu et qui était le compagnon de Pierre, de leur laisser un monument écrit de l’enseignement qui leur avait été transmis oralement (par Pierre) : ils ne cessèrent pas leurs demandes avant d’avoir contraint Marc et ainsi ils furent la cause de la mise par écrit de l’évangile appelé ‘selon Marc’. L’apôtre, dit-on, connut le fait par une révélation de l’Esprit ; il se réjouit

du désir de ces hommes et il confirma le livre pour la lecture dans les assemblées. Clément, au sixième livre des Hypotyposes, rapporte le fait et l’évêque d’Hiérapolis, nommé Papias, le confirme dans son témoignage. » (Histoire ecclésiastique II.15).

Ces témoignages nous montrent aussi que le lien entre Marc et la communauté romaine est clairement établi. Quant au lien entre Marc et Pierre, il est encore plus net. Selon Papias, « Marc, qui était l’interprète de Pierre, a écrit avec exactitude, mais pourtant sans ordre, tout ce dont il se souvenait de ce qui avait été dit ou fait par le Seigneur. Car il n’avait pas entendu ni accompagné le Seigneur ; mais, plus tard, comme je l’ai dit, il a accompagné Pierre. Celui-ci donnait ses enseignements selon les besoins, mais sans faire une synthèse des paroles du Seigneur. De la sorte, Marc n’a pas commis d’erreur en écrivant comme il se souvenait. Il n’a eu en effet qu’un seul dessein, celui de ne rien laisser de côté de ce qu’il avait entendu et de ne tromper en rien dans ce qu’il rapportait. » (Histoire ecclésiastique III.39.15). Papias était un disciple de Polycarpe, lui-même disciple de l’apôtre Jean. Son appréciation mitigée de Marc semble colorée par son admiration du quatrième évangile. Jean est le seul a avoir laissé un cadre chronologique indiquant que le ministère de Jésus s’est étendu sur plusieurs années. Papias estime donc que Marc a écrit « sans ordre ». La synthèse du ministère de Jésus effectuée par Jean est plus prononcée que celle de ses prédécesseurs. Marc a donc écrit « sans faire de synthèse des paroles du Seigneur », cela d’autant plus que Marc s’est concentré sur les miracles de Jésus.

En conclusion, les Pères de l’Eglise placent la rédaction de Matthieu régulièrement avant celle de Marc. Même si leur avis diffère sur des points secondaires, l’ordre suivant est fixe : (1) Matthieu, (2-3) Luc ou Marc, (4) Jean. L’origine apostolique des évangiles est indiscutable. Aucun écrivain ne cherche à la prouver, puisqu’elle n’est mise en doute par personne. Les Pères se contentent de commenter les circonstances dans lesquelles les évangiles furent composés. La rédaction de Marc est située à Rome en lien étroit avec la prédication de Pierre, peu avant ou juste après la mort de l’apôtre.24

24 Pierre fait peut-être allusion à la rédaction de Marc dans 2 Pi 1.12-15 : « Voilà pourquoi je vais toujours vous rappeler ces choses… J’aurai soin qu’après mon départ vous puissiez en toute occasion vous en souvenir. » Le lien avec Pierre a été un élément déterminant pour l’intégration de l’évangile de Marc dans le canon des Ecritures.

L’ÉVANGILE SELON MARC DANIEL ARNOLD

Marc a rédigé un évangile concis afin d’aider les chrétiens persécutés à fixer les yeux sur l’essentiel et à ne pas se laisser décourager par les difficultés présentes. Il souligne ainsi la toute-puissance de Jésus et la certitude de la victoire finale.

Son œuvre ressemble au travail d’un orfèvre qui a minutieusement arrangé les pierres précieuses d’une couronne. Chaque récit éclaire la dynamique du ministère de Christ, d’abord caractérisé par de nombreux miracles publics, puis par un enseignement destiné aux disciples et leur annonçant sa crucifixion.

Un commentaire personnel et suivi, qui met en évidence les similitudes et contrastes avec les autres évangiles et qui dévoile des trésors souvent ignorés.

Le tout est complété par une chronologie générale du ministère de Jésus, qui permet de situer les récits de Marc par rapport aux autres évangiles.

Suisse, Daniel Arnold a enseigné à l’Institut biblique et missionnaire Emmaüs durant plus de 30 ans, avant de prendre sa retraite en 2014. Fasciné par les textes narratifs de la Bible, il a publié neuf commentaires bibliques, dont celui-ci, ainsi qu’un ouvrage de référence sur l’éthique chrétienne et deux recueils de pièces de théâtre pour Noël

CHF 29.90 / 27.50 €

ISBN 978-2-8260-4017-0

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