Eustache - Dans l'ombre de l'homme en noir (MB3385)

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Hélène Guyot

Eustache, dans l’ombre de l’homme en noir


A mon petit-neveu et mes petites-nièces Camille, Lauriane, Marie, NoÊmie, SalomÊ et ThÊo

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Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Cadre historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 1. Une famille sans histoire ou presque... . . . . . . . . . . . . 15 2. Une grave décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 3. Perdu loin de la maison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 4. Un bien curieux apprentissage . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 5. La fin d’un cauchemar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 6. Le retour de l’enfant perdu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 7. A la rencontre de «l’homme en noir» . . . . . . . . . . . . . 77 8. Eustache à l’école de Calvin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 9. Le départ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Courte biographie de Jean Calvin . . . . . . . . . . . . . . . . . 111


1 Une famille sans histoire ou presque

«... Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous... » murmurait une jeune femme à genoux tout en récurant à grandes eaux les dalles d’un long corridor mal éclairé. Inlassablement, comme une machine, elle répétait les phrases pieuses inculquées dans son enfance. Elles étaient pour elle une sorte de talisman, une formule magique qui la gardait de toute mauvaise influence. Lorsqu’elle marmonnait ces prières, il lui semblait revêtir une enveloppe protectrice. Ainsi, rien de mal ne pouvait lui arriver, croyait-elle. Cependant, Jean-Daniel Lecomte, son mari, n’était pas du même avis. Maintes fois, il avait repris Anne, sa jeune épouse, lorsqu’il l’entendait répéter ses litanies. Il la grondait gentiment, toutefois, son cœur était attristé de voir qu’elle était comme liée par ces chaînes de prières monotones récitées en vitesse. Pourtant, lui aussi était issu d’une famille catholique très pieuse où les prières machinales fusaient d’un bout à l’autre de la journée. Jadis, il lui semblait que tous ces murmures tissaient une sorte de toile sur sa tête, une toile protectrice, peut-être, mais qui le séparait du ciel, tel un toit infranchissable. Or, lors du passage à Genève d’un certain Guillaume Farel, les paroles de ce réformateur

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étaient parvenues à creuser quelques trous dans cette voûte pesante. Ces trous étaient peu à peu devenus fentes à travers lesquelles Jean-Daniel entrevoyait le ciel, insondable, le ciel, habitation de Dieu. L’accès lui en était alors apparu possible. «Etant donc justifiés par la foi, affirmait l’apôtre Paul dans son épître aux Romains, nous avons la paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ» (Romains 5:1). Guillaume Farel l’avait vivement encouragé à se procurer une Bible dans laquelle il puisait matin et soir, se taillant ainsi un chemin vers Dieu au travers d’habitudes catholiques aussi dures que du granit. «La Parole de Dieu est vivante... plus tranchante qu’une épée à deux tranchants...» était-il écrit dans la Bible (Hébreux 4:12). Jean-Daniel, plongé dans sa lecture, en avait parfaitement conscience et si les bulldozers avaient existé à cette époque, il aurait certainement comparé la Parole de Dieu à ces puissantes machines ou même à un marteau piqueur. Au fur et à mesure de sa lecture, les idées préconçues, inculquées dans sa jeunesse, perdaient pied, culbutaient, et aucun argument n’arrivait à les redresser. D’autres idées prenaient leur place, des idées qui ressemblaient à des pitons plantés sur une falaise par un alpiniste audacieux à l’assaut d’un sommet. Alors, parfois, du haut de son perchoir, JeanDaniel considérait ses habitudes abandonnées. Qu’elles étaient donc fragiles et misérables! Il se souvenait aussi des paroles de Guillaume Farel. Cet homme, qu’il vénérait, ne cherchait aucunement à dissimuler son horreur des mœurs dissipées et des désordres qui régnaient à Genève. Il soulignait aussi la nécessité, voire l’urgence, de réorganiser les écoles. Lorsque, de sa voix tonitruante, il haranguait l’assemblée des nouveaux convertis au protestantisme, Farel répétait souvent que ce ne pouvait être qu’en étudiant la Bible qu’on arriverait à mener à bien toutes les réformes qui lui tenaient à cœur. La Parole de Dieu les inspirerait et les guiderait dans cette grande entre-

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prise. Mais tout cela prendrait du temps et Farel ne cachait pas le besoin qu’il éprouvait d’être secondé dans son ministère.

Tout en récitant ses prières, Anne, pieds nus et manches retroussées, poursuivait avec ardeur ses nettoyages. Le bonnet blanc fiché sur sa tête aux boucles sombres avait quelque peu glissé sur le côté. De temps à autre, ses mains étant mouillées, elle le redressait tant bien que mal à l’aide de son avant-bras. Sa longue jupe brune, bien qu’elle l’eût relevée, était toute trempée, de même que son jupon à dentelle et le bord de son tablier blanc. A l’autre extrémité du corridor, un enfant blond d’une dizaine d’années avait atterri tout soudain au bas de l’escalier et semblait prêt à sauter joyeusement dans les flaques d’eau. Il était très proprement vêtu d’une sorte de guêtres, d’une culotte bouffante et d’un gilet de velours d’où sortaient les manches, le col généreux et le jabot d’une chemise de toile claire. Il tenait dans sa main un cerceau et un bâtonnet. Visiblement, il s’apprêtait à aller jouer dehors, le long des rues jusqu’à la Tour Baudet. Anne, sa mère, interrompant son travail et ses prières s’écria: – Non, Eustache! Fais attention! Arrête-toi, attends un peu. Je n’en ai plus pour longtemps à éponger toute cette eau. Je ne veux surtout pas que tu abîmes les chaussures que ton père vient de te confectionner. Remonte vite à l’étage. Je t’appellerai dès que tu pourras passer. A contrecœur, l’enfant remonta l’escalier. Par jeu, il avait passé son cerceau par-dessus sa tête. Il le tenait des deux mains et il se mit à sautiller d’une marche à l’autre en faisant le plus de bruit possible. – Eustache! Doucement! lui cria sa mère d’un ton lourd de reproches.

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Puis, secouant la tête au risque de faire tomber son bonnet dans l’eau qu’elle venait de répandre, elle se remit à frotter le sol. A l’aide d’une serpillière, elle épongea le liquide savonneux qui recouvrait les dalles. Le temps avait été mauvais ces derniers jours et l’eau noire, recueillie dans sa grande écuelle, en disait long sur les chaussures crottées des locataires. Pour passer son ennui, Eustache, poussant un profond soupir, se mit à la fenêtre. Il aimait observer les passants à leur insu. Quelques personnes montaient péniblement la rue pavée: des femmes, venant du marché avec leurs lourds paniers d’où dépassaient des poireaux sous lesquels on devinait des carottes, des navets, des oignons, divers choux, des céleris et autres légumes destinés au pot-au-feu. Le regard d’Eustache fut bientôt attiré par un homme vêtu de sombre. Il marchait seul, lentement, en fixant le sol. Sa longue barbe noire pointue descendait presque jusqu’à la taille sur son manteau à larges manches. Sur sa tête, Eustache remarqua un curieux bonnet de feutre qui lui cachait les oreilles. Il n’en avait jamais vu de semblable. Lorsque cet étrange personnage arriva sous la fenêtre d’où l’observait Eustache, son profil austère se détacha sur le mur crépi de la maison d’en face et l’enfant fut soudain pris d’une terreur incontrôlable. Craignant d’être vu, il fit un bond en arrière, le cœur battant la chamade. Dans sa précipitation, il heurta une table basse qui bascula, entraînant dans sa chute une pile de gros volumes appartenant à son père. Attirée par le bruit, Anne, qui avait enfin fini son travail et vidé son écuelle d’eau sale et malodorante dans la rue, se précipita dans la chambre: – Eustache, s’écria-t-elle, tu ne peux donc pas rester tranquille un moment? Et qu’est-ce donc que tous ces livres par terre? L’aurais-tu fait exprès? Eustache était resté immobile, figé dans une attitude peureuse et il fixait sa mère de ses grands yeux d’un bleu

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intense, s’attendant à être sévèrement grondé. Il avait l’air si ahuri que sa mère ne put s’empêcher d’éclater de rire: – Allons, aide-moi à ramasser tout cela avant que ton père ne rentre. Que dirait-il s’il voyait sa Bible et ses précieux volumes éparpillés sur le tapis? Ensemble, ils remirent les livres sur la table. Cependant, le mutisme inhabituel d’Eustache et son air effaré ne manquèrent pas de surprendre Anne, sa mère: – Mais qu’est-ce qu’il se passe, Eustache? On dirait que tu as rencontré un spectre! Tu peux aller jouer, maintenant, le corridor est sec. Allez, prends ton cerceau, mais ne t’éloigne pas trop. Fais en sorte d’être là lorsque ton père rentrera à l’heure du souper. Et ne te salis pas, ajouta-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait d’être sévère. Sans enthousiasme, Eustache ramassa son cerceau et son bâtonnet et descendit l’escalier. Avant de franchir le seuil de la maison, il jeta un regard craintif vers le haut de la rue où l’étrange personnage avait l’air de se rendre. Puis, jugeant que la voie était libre, il s’élança dans la ruelle qui menait à la Tour Baudet. Ce ne fut qu’après s’être adonné à toutes sortes de jeux en compagnie d’autres enfants qu’il se remit tant soit peu de sa peur. Mais dès qu’il fut rentré à la maison, Eustache ressentit à nouveau un malaise. Il s’approcha prudemment, sur la pointe des pieds, de la fenêtre restée ouverte et inspecta la rue. Elle était déserte. Aucune barbe menaçante ne pointait à l’horizon. Il resta longtemps pensif à regarder au dehors. Il était si profondément plongé dans ses réflexions qu’il n’entendit pas son père qui montait l’escalier dont les quelques marches de bois, à l’entrée de l’appartement1, émettaient pourtant de puissants grincements. Lorsque ce dernier posa la main sur son épaule, Eustache sursauta, s’attendant peut1. A l’intérieur des maisons, à cette époque, les escaliers montant à l’étage supérieur étaient souvent en pierre et s’élevaient en colimaçon, comme dans la tour d’une cathédrale.

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être à voir derrière lui l’homme à la barbe pointue. Surpris de sa réaction inhabituelle, le père s’exclama: – Eh! Eustache, réveille-toi! Tu m’as l’air bien songeur. Que se passe-t-il donc? Aurais-tu fait des sottises? En guise de réponse, Eustache saisit la large main de son père et la serra contre lui, comme pour y chercher un réconfort. Le père hasarda encore quelques questions, mais l’enfant se contenta de secouer ses boucles blondes sans lui donner de réponse. Jean-Daniel Lecomte se rendit alors à la cuisine où sa femme finissait de préparer le repas du soir. – Que s’est-il passé, Anne? Eustache m’a l’air tout bouleversé. S’est-il fait gronder? – Non, non, répondit la jeune femme. Je n’y comprends rien. J’étais occupée à récurer le corridor et Eustache est resté seul à l’étage en attendant que j’aie fini. Lorsque je suis remontée, je l’ai trouvé immobile dans un coin de la chambre, l’air apeuré, comme s’il avait fait une grosse bêtise. Anne n’osa pas mentionner à son mari la chute de ses précieux bouquins de peur qu’il ne punisse son fils. Visiblement, l’enfant n’avait pas fait exprès de renverser la table sur laquelle ils étaient empilés. – A table!2 cria-t-elle, pensant qu’Eustache oublierait ce qui le préoccupait devant une bonne soupe de légumes fumante. Or, tout au long du repas, l’enfant garda le silence et un air des plus sérieux. Distraitement, il émiettait son pain et oubliait de manger. 2. Selon les historiens mentionnés dans la bibliographie, les repas principaux se prenaient alors à 10 h. 30 – le dîner – et à 18 h. – le souper. La journée commençait de très grand matin, et ce que nous appelons le petit déjeuner était pratiquement inexistant et ne consistait souvent qu’en un morceau de pain. Dès l’aube, les artisans étaient à leur travail. Ils ne s’arrêtaient guère qu’une petite heure pour les repas et restaient souvent à la tâche jusqu’à la tombée de la nuit. C’étaient de longues journées laborieuses qui duraient de 14 à 16 heures!

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2 Une grave décision

Au cours des semaines qui suivirent, Eustache eut maintes fois l’occasion d’observer à la dérobée celui qu’il s’entêtait à appeler peureusement «l’homme en noir». Bien que son père lui eût répété à plusieurs reprises qu’il n’avait rien à craindre de ce personnage, l’enfant gardait en lui une méfiance inexplicable. L’école où il avait appris à lire, à écrire et à tailler les plumes d’oie était, certes, assez sévère. En dépit de son zèle et du soin qu’il apportait à ses devoirs, Eustache n’échappait pas aux punitions et même aux coups de baguette ou de fouet du maître et de son adjoint. Somme toute, s’il trouvait un plaisir évident dans la lecture, il n’aimait pas vraiment la classe et sa rigueur. Cependant, il était bien loin d’obtenir le monopole des taloches et des réprimandes. S’il échappait parfois au châtiment, c’était grâce à sa bonne tenue et à sa façon polie de répondre lorsqu’on l’interrogeait. Les bons résultats qu’il rapportait à la maison ne manquaient pas de réjouir son père qui faisait grand cas de l’instruction. Luimême n’avait pas eu la chance de bénéficier d’un enseignement très poussé. A l’école, il n’avait guère appris que les rudiments de la lecture, grâce auxquels il s’était mis à gri-

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gnoter, puis à dévorer des ouvrages de plus en plus épais et compliqués. La Bible restait, toutefois, son livre préféré. Il ne se lassait pas de la lire et de l’étudier. D’autre part, il s’efforçait d’inculquer à ses proches l’amour qu’il portait au Saint Livre. Depuis quelque temps, Jean-Daniel fréquentait les cours bibliques donnés par Jean Calvin, tout en travaillant sans relâche dans son échoppe durant la journée. Le métier de cordonnier, il l’avait appris avec son père dont il avait hérité les outils. Habile et fantaisiste à ses heures, il était arrivé à se constituer une très bonne clientèle qui appréciait le confort et, parfois, l’originalité des chaussures qu’il confectionnait avec le plus grand soin. Eustache aimait à regarder son père frapper à petits coups précis de son marteau, quelques clous entre les dents. Une chaude odeur de cuir flottait constamment dans sa minuscule boutique et venait chatouiller agréablement le nez de l’enfant fasciné par l’adresse de son père. Un jour, lui aussi ferait des chaussures, car il ne pouvait imaginer qu’il puisse en être autrement. Mais, tout en usant du marteau, en découpant le cuir et en tirant son alêne1, Jean-Daniel songeait parfois à l’avenir de son fils. Les cours bibliques qu’il suivait lui-même, à la chapelle située derrière la cathédrale, lui laissaient entrevoir un autre avenir que celui de cordonnier pour Eustache qui semblait doué pour l’étude. Pourquoi ne l’inscrirait-il pas dans cette école de la rue Verdaine, récemment rénovée par Maître Calvin?2 Là, il obtiendrait à coup sûr une parfaite éducation doublée d’une solide instruction religieuse. Il deviendrait un jour professeur ou pasteur, qui sait? Ce que Jean-Daniel n’avait pu réaliser pour lui-même, Eustache, lui, 1. Alêne: poinçon servant à percer et coudre le cuir. 2. Le réformateur avait aussi mentionné son intention de construire un collège où l’on enseignerait, en plus du latin, le grec et l’hébreu. Ce projet ne se réalisa qu’en 1559.

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pourrait certainement arriver à l’accomplir. Mais pour cela, il faudrait travailler plus encore, afin de gagner de quoi payer des vêtements chauds, car cette école, à ce qu’il paraissait, n’était pas chauffée, et l’hiver, il y faisait un froid humide et insalubre. En plus, Eustache aurait aussi besoin de livres. Jean-Daniel aimait son métier et un surcroît de travail pour une telle cause n’était pas pour l’effrayer. Il n’avait qu’un fils, et il étudierait dans les meilleures écoles!

Le soir, dès qu’Eustache était couché, Jean-Daniel, au lieu de se replonger, comme il en avait l’habitude, dans son livre, à la lumière vacillante de sa lampe à huile, interrompait à tout moment sa lecture pour faire part de ses projets à Anne, son épouse. Or, sa façon d’envisager l’avenir d’Eustache n’enchantait guère la jeune femme qui ne montrait pas beaucoup d’intérêt pour la lecture et l’instruction. Elle avait toutefois un profond respect pour les gros volumes qui absorbaient chaque soir toute l’attention de son mari. Conciliante, en épouse soumise, elle approuvait ses projets. Mais la mention de cette école et du nom de Calvin lui fit néanmoins froncer les sourcils et s’écrier: – Souhaites-tu donc vraiment que ton fils ressemble un jour à un homme aussi austère que Maître Calvin? As-tu remarqué sa maigreur? A mon avis, il ne doit pas souvent manger à sa faim! Je me demande parfois si un professeur gagne suffisamment sa vie, sans parler de la vie de sa famille car, ajouta-t-elle en riant, je compte bien avoir une ribambelle de petits-enfants! Bien que surpris par cette remarque, Jean-Daniel, calmement, tenta de la rassurer: – Si Maître Calvin est pâle et d’une si impressionnante maigreur, cela est dû à sa maladie, ou plutôt devrais-je dire ses maladies. D’autre part, il passe son temps le nez dans les

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livres et ne voit guère le soleil. Imagine-toi un peu cet homme, malade, à ce que l’on dit, et travaillant, malgré cela, pour ainsi dire jour et nuit! Sans compter qu’il est aussi d’une telle humilité que pour se nourrir, il se contente souvent de fort peu, trop peu même. – Oui, bien sûr, approuva Anne, mais il y a aussi le fait qu’Eustache ne s’est jamais tout à fait remis de la crainte que lui inspire Maître Calvin qu’il continue à appeler «l’homme en noir». – Oh! Ça lui passera plus vite que tu ne le penses, conclut Jean-Daniel en haussant les épaules. Curieux, Eustache, peu habitué à ce que ses parents conversent ainsi à la tombée de la nuit, se mit à tendre l’oreille. De son lit, il entendit qu’il était presque chaque soir question de lui et de son éventuelle entrée dans une nouvelle école. Lorsque le nom de Calvin vint ponctuer la conversation de ses parents, Eustache se recroquevilla dans son lit. Il revoyait l’inquiétant personnage dont il avait la hantise et la peur l’envahit telle une vague maléfique. Angoissé à l’idée que ses parents voulaient peut-être se débarrasser de lui et l’abandonner dans une institution qui ne lui disait rien de bon, Eustache perdit sa gaieté habituelle. Toutefois les jours et les semaines passaient sans qu’il ne soit ouvertement question d’un changement d’école. Eustache commençait à espérer que ses parents auraient oublié leur projet lorsqu’un soir, après le souper, son père le prit à part et lui annonça sa décision de le faire entrer prochainement dans une nouvelle école où il recevrait un enseignement hors du commun. Il l’y avait d’ailleurs déjà inscrit et, dès l’arrivée de nouveaux professeurs, les études sérieuses pourraient commencer. Eustache, mis devant un tel fait accompli, comprit qu’il était inutile de s’y opposer. Il se prit alors à souhaiter que les illustres professeurs dont il était question n’arrivent jamais à Genève.

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Ce soir-là, seul dans son lit, il tenta de trouver une issue à son malheur, mais en vain. La sombre silhouette de «l’homme en noir» surgissait à tout moment devant ses yeux, tel un corbeau gigantesque, et venait troubler son sommeil. Les jours suivants, il se réfugia dans un mutisme obstiné. Il perdit l’appétit et l’envie de jouer. Mais ses parents mirent cela sur le compte d’une crise de croissance et ne s’en inquiétèrent pas outre mesure. La nuit tombée, ils poursuivaient leur conversation et élaboraient des projets d’avenir pour leur fils, sans se douter qu’une paire de petites oreilles les écoutaient dans l’ombre.

Cependant, en dépit des vœux d’Eustache, les professeurs ne tardèrent pas à arriver à Genève. Deux semaines avant la date fatidique prévue pour son entrée dans cette fameuse école, Eustache n’y tint plus. Alors que ses parents se réjouissaient visiblement de ce qu’ils considéraient comme un privilège exceptionnel, Eustache, tourmenté par cette effroyable perspective, prit la décision de se cacher. Après une nuit durant laquelle ses sombres pensées l’avaient tenu éveillé, il se leva de bonne heure et dès qu’il eut mangé une tranche de pain tartiné de miel et bu un bol de lait, il s’en fut jouer dehors. Quelques rues plus loin, au coin de la place où sa mère avait l’habitude de faire son marché, Eustache aperçut un grand char, apparemment abandonné, recouvert d’une bâche noire. «La cachette idéale», pensa-t-il en se faufilant à l’intérieur. Le jour se levait à peine et sous la bâche régnait une obscurité quasi totale. Eustache, tassé tout au fond du chariot, ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil.

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Lorsque, environ deux heures plus tard, il se réveilla, il fut tout surpris de constater que, tandis qu’il dormait, le char s’était mis en marche, tiré, vraisemblablement, par un cheval dont les sabots martelaient le chemin. Pris de panique, il souleva délicatement un coin de la bâche. Sans qu’il s’en soit rendu compte, le char était sorti de la ville et traversait, à ce moment-là, la campagne en direction d’une colline. Que faire? Eustache n’avait pas prévu cette éventualité. Il lui fallait à tout prix s’échapper et rentrer à la maison au plus vite. Sauter du char en marche? Il hésitait, craignant de se faire mal en tombant. Arrivé au pied de la colline, le cheval ralentit et Eustache en profita pour se glisser rapidement hors de sa cachette. Il se retrouva au milieu d’un chemin pierreux et, espérant que l’homme qui conduisait le cheval par la bride ne se soit pas aperçu de sa présence, il s’enfuit en courant, dans l’espoir de regagner rapidement la maison. Or le bruit qu’il fit en se sauvant fut entendu par l’homme qui se retourna en s’écriant d’une voix forte: – Eh! Qu’est-ce que c’est? Qui va là? Mais déjà, le claquement des pas d’Eustache s’était perdu au tournant du chemin. L’homme attendit un moment encore avant de grimper à l’avant de son char. N’entendant aucun bruit suspect, il agita alors les brides en criant: «Hue!». Et le convoi repartit lentement, en cahotant. Il faisait grand jour déjà. Eustache, qui s’était caché derrière les buissons bordant la route, laissa le véhicule s’éloigner. Puis, le danger disparu à l’horizon et son souffle repris, il s’aventura prudemment hors de sa cachette. Mais où était-il donc? Loin de la ville. Loin de toute habitation. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait seul, perdu dans la campagne.

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3 Perdu loin de la maison

Assis au bord du chemin, Eustache eut, avant tout, une pensée pour ses parents. Il devait être dix heures, l’heure à laquelle sa mère préparait le dîner1. Peut-être était-elle en train de l’appeler par la fenêtre pour qu’il rentre avant l’arrivée de son père. Ne le voyant pas venir, ses parents finiraient par se mettre à table sans lui, pensant qu’il apparaîtrait d’un moment à l’autre et se préparant à le réprimander vertement pour son retard. Mais quelle serait leur stupéfaction lorsqu’ils se rendraient compte de sa disparition? Eustache essayait de les imaginer, mais cette pensée le remplissait d’un malaise qu’il n’arrivait pas à s’expliquer. Un véritable combat se livrait en lui et un sentiment de tristesse l’envahissait à la seule pensée de ses parents qui, assurément, ne lui voulaient aucun mal. Il pensa alors à sa nouvelle école et une sombre silhouette passa devant ses yeux. Oui, il avait voulu se cacher afin d’éviter toute rencontre avec «l’homme en noir», mais s’enfuir, loin de la maison et de ses parents, il ne l’avait pas vraiment souhaité. Qu’allait-il faire? Comment retrouverait-il le chemin de la ville? De grands arbres lui masquaient l’hori1. Voir la note 2 du premier chapitre.

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