Damaris Kofmehl a écrit plusieurs témoignages de vie. Elle-même domiciliée au Brésil et engagée dans des missions d’entraide, elle a côtoyé de près les personnages et les situations dont ses récits se font l’écho.
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DAMARIS KOFMEHL
«La vie n’a aucun sens. Voilà la conclusion à laquelle elle était parvenue. Une conclusion définitive. Eliana avait le regard fixé sur sa main remplie de cachets et réfléchissait au temps qu’il lui faudrait pour passer de l’autre côté. Allait-elle mourir dans d’atroces souffrances? Cette dose suffirait-elle?» Que s’est-il donc passé pour qu’Eliana, la jeune Brésilienne qui peinait à trouver un sens à la vie, finisse par s’engager auprès des plus démunis afin de leur apporter une espérance? L’histoire d’Eliana, c’est un parcours peu ordinaire, qui passe par les boîtes de nuit et la samba avant de côtoyer les caïds de la drogue et les spirites. Un parcours où se mêlent noirceur et lumière, misère et richesse, mais qui débouche sur une vie digne d’être vécue.
ELIANA LA VIE APRÈS LA SAMBA
DAMARIS KOFMEHL
ELIANA
LA VIE APRÈS LA SAMBA
29.09.2004 17:05:27 Uhr
Eliana
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Damaris Kofmehl
Eliana, la vie après la samba
Titel der im Brunnen Verlag Basel erschienenen deutschen Originalausgabe: «Eliana – Samba imBlut» © 2003 by Brunnen Verlag Basel Traduction: Trudy Baudrier
© et édition: La Maison de la Bible, 2004, 2012 CH-1032 Romanel-sur-Lausanne www.maisonbible.net ISBN édition imprimée 978-2-8260-3455-1 ISBN format epub 978-2-8260-0060-0 ISBN format pdf 978-2-8260-9791-4
Table des matières
Préface
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0007
Première partie Samba do Brasil – les années night-club . . . . . .0009 1. Désespérée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0011 2. Une nouvelle chance . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0021 3. Et maintenant? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0033 4. En Angleterre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0041 5. Sais-tu danser la samba? . . . . . . . . . . . . . . . .0051 6. L’accident . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0061 7. Le test . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0069 8. C’est parti! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0079 9. L’Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0093 10. Les esprits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0103 11. Le vol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0113 12. Sargentelli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0125 13. Au-delà des frontières de l’Angleterre . . . . .0137 14. São Paulo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0147 15. Papa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0159
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Deuxième partie Feu et sang – la vraie vie commence! . . . . . . . . .0169 16. La rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0171 17. Le tournant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0183 18. Un nouveau défi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0195 19. Le Vila dos Pescadores . . . . . . . . . . . . . . . . . .0211 20. L’aventure commence . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0219 21. Sexe et crime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0231 22. Cristina . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0239 23. L’appel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0249 24. Le feu se propage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .0257
Préface
Peu après le changement radical de ma vie, je confiais désespérée à mon amie: «Que dois-je faire? J’ai raconté mon histoire à tout le monde! A qui puisje la raconter encore?» Mon amie sourit et fit seulement: «Ne t’inquiète pas. Le monde est bien assez grand. Tu auras encore beaucoup d’occasions de raconter ton histoire.» L’une de ces occasions se présente avec ce livre, et j’espère de tout cœur que ce ne sera pas un simple livre, mais qu’il pourra servir à aider tous ceux qui pensent qu’il est impossible d’être heureux. Eliana Santana
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16 La rencontre
«Feu et sang – l’Armée du Salut»: voilà ce qui était écrit sur l’écusson dessiné au-dessus de l’entrée de la petite église. Eliana tira une grosse bouffée de sa cigarette et, le cœur battant la chamade, frappa à la porte. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas mis les pieds là. Beaucoup de choses s’étaient passées depuis lors. Beaucoup trop! Eliana avait changé. Elle n’était alors que la petite fille naïve et indécise qui fréquentait l’école du dimanche de tante Eunice. Depuis, elle était devenue une jeune femme mûre qui ne se laissait pas facilement intimider. Pourtant, elle n’en menait pas large devant le portail qu’elle avait si souvent franchi dans son enfance. Elle redevenait la fillette d’antan qui manquait d’assurance, et elle se sentait tout à coup bizarrement honteuse. La clé tourna dans la serrure, et la lourde porte à vantaux s’ouvrit en grinçant. Eliana jeta rapidement sa cigarette et l’écrasa avec le pied. Une femme d’un certain âge avec des cheveux blancs noués en chignon, vêtue d’un tablier et de chaussures de plage,
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Eliana, la vie après la samba apparut dans l’ouverture. Eliana la connaissait. Cette femme sympathique, de forte corpulence, s’était toujours rendue utile là où on avait besoin d’elle. Et visiblement cela continuait. Quand elle vit la mince jeune fille noire devant la porte, elle poussa un cri de joie. – Eliana, je crois rêver. C’est vraiment toi? – Salut, Luisa, balbutia Eliana, embarrassée. Je voulais juste passer vite fait. La vieille dame se jeta sur elle et la serra contre elle. «Elle n’a pas du tout changé», pensa Eliana. – Quelle surprise! s’écria Luisa en reculant d’un pas. Laisse-moi te regarder! Elle posa ses mains sur les épaules d’Eliana et la détailla de la tête aux pieds. Les cheveux crépus de la jeune femme étaient coupés aussi régulièrement que les arbustes d’ornement d’un jardin anglais. Elle portait un feutre noir, un pantalon court et des chaussures de sport. En outre, avec ses lunettes de soleil elle avait l’air d’une star de cinéma. – C’est bien que tu sois venue! s’exclama Luisa enthousiaste. Rentre, je nous fais du café. Tu as bien quelques minutes. Avant qu’Eliana ne puisse s’y opposer, Luisa l’avait déjà attirée dans l’église et avait fermé la lourde porte en bois derrière elle. Un sentiment étrange s’empara d’Eliana alors qu’elles traversaient la salle de réunion. Tout était comme avant: les bancs, le pupitre, le vieux piano, le drapeau brésilien dans un coin, celui de l’Armée du Salut dans l’autre. Rien n’avait changé, à part elle. Luisa la dirigea vers la salle commune et lui offrit une chaise. Puis elle poussa un paquet de gâteaux vers elle et mit de l’eau à chauffer pour le café. – Alors, raconte maintenant, mon enfant. Où habites-tu? Qu’est-ce que tu fais? Où as-tu traîné pendant toutes ces années?
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La rencontre – Eh bien, j’habite à différents endroits. J’ai loué un appartement avec des collègues à Campinas où je travaille pendant le week-end. Sinon, j’habite chez ma sœur au Vila dos Pescadores ou parfois aussi chez ma mère. C’est là que mes cousines m’ont dit que tu aimerais bien me voir. – Alors, tu as eu mon message. Comme je suis contente que tu sois venue! Continue à raconter. J’ai entendu dire que tu étais allée en Italie. – Oui, confirma Eliana. Si tout va bien, je repartirai dans quelques semaines avec une nouvelle troupe au Japon, puis en Allemagne. – Non?! s’émerveilla Luisa. Et qu’est-ce que tu fais? Eliana toussota. – En fait, je suis danseuse de samba. La vieille dame recula imperceptiblement, et Eliana remarqua qu’elle s’efforçait de cacher son dégoût. Elle s’empressa de changer de sujet de conversation et prit des nouvelles de sa famille. Mais il était visible que la profession d’Eliana l’avait profondément choquée, et celle-ci décida de ne plus en parler. Elle avala le café rapidement en quelques gorgées, prit congé de Luisa et promit de revenir bientôt. – Viens dimanche pour le culte, proposa Luisa en la regardant droit dans les yeux. Tu es toujours la bienvenue, Eliana. Vraiment. Eliana murmura un rapide: «Merci pour le café» et fut tout à coup très pressée de s’en aller. Le dimanche suivant, elle apparut effectivement au culte. Munie de ses lunettes de soleil, elle s’assit au dernier rang et se promit de partir incognito, dès la prière finale, pour éviter de devoir répondre aux questions gênantes. Eliana était perdue dans ses pensées avant même que le culte ne commence. Son regard tomba
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Eliana, la vie après la samba sur le drapeau jaune, rouge et bleu de l’Armée du Salut. Tante Eunice leur avait expliqué la signification de ces couleurs à l’école du dimanche. Eliana se rappelait chaque mot: «Le jaune représente le feu du Saint-Esprit. Le rouge, le sang de Jésus. Le bleu est la vie pure que nous devons mener avec l’aide de Dieu.» Mener une vie pure? pensa Eliana amère. Le monde de la samba dans lequel elle évoluait était exactement le contraire de la pureté et de la noblesse. En une année, elle avait eu plus d’aventures que l’année ne compte de mois. Ses meilleurs amis étaient travestis, gays, lesbiennes, prostitués, trafiquants de drogue et criminels. En majorité, c’étaient des personnes sans scrupules ni morale, prêtes à tout pour de l’argent ou le succès. Elle-même dansait, fumait et traînait la nuit dans les bars en leur compagnie. En outre, depuis la mort de son père, elle s’était entièrement vouée à l’alcool et se faisait un malin plaisir de se mesurer au jeu de la boisson avec tous les hommes jusqu’à les faire rouler sous la table. Non, sa vie était tout sauf «agréable à Dieu», comme le disent les chrétiens. Est-ce que Dieu pourrait aimer quelqu’un comme elle? A la fin du culte, alors qu’elle allait s’éclipser discrètement, on lui posa la main sur l’épaule. Se retournant, elle se trouva face à une femme qu’elle se souvenait vaguement avoir connu du temps de son enfance. – Eliana! la salua la femme, un sourire hypocrite sur les lèvres. C’est bien que tu sois venue. Et d’un ton critique elle ajouta rapidement: Luisa prétend que tu danses la samba. C’est vrai? «Génial! pensa Eliana. Ça y est, toute l’église est au courant de ma vie dissolue.»
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La rencontre – Je suppose que tu sais que c’est un péché de danser la samba, continua la femme en ouvrant de grands yeux. Tu ne peux pas servir Dieu et le diable en même temps! Eliana eut envie de lui arracher les yeux. Pour qui se prenait-elle pour se mêler de sa vie et lui faire la morale sans même la connaître vraiment? – Je ne peux pas arrêter de danser la samba, expliqua-elle poliment mais en même temps d’un ton provocant, c’est comme ça que je gagne ma vie. – Tu dois te décider, mon enfant, insista la femme d’un ton impérieux et avec un sourire si doucereux qu’elle lui donnait envie de vomir. Soit la samba, soit l’église! Il n’y a pas d’autre possibilité. – Si c’est cela, le choix, fit Eliana énervée, alors je ne viendrai plus à l’église et je garde mon boulot! Elle était profondément déçue et blessée. Elle aurait dû s’y attendre: elle était trop mauvaise pour se trouver dans cette société. Il y avait des péchés qui devaient être plus graves que d’autres! Furieuse, elle se détournait pour s’en aller quand un homme lui barra la route et lui prit la main. C’était Walter, qu’elle connaissait aussi depuis son enfance et qu’elle avait toujours trouvé plutôt bizarre. Avec les autres enfants, ils s’étaient souvent moqués derrière son dos de sa façon d’être, gauche et fantasque. Il était maigre, avait le nez et les dents de travers, et il zézayait. Mais ce qu’il lui dit, ce dimanche-là, lui alla droit au cœur. – Reviens à l’église, l’invita-t-il sans lâcher sa main et sans détourner son regard d’elle. Je prie pour toi. Eliana baissa la tête, honteuse. Elle murmura un merci à peine audible et quitta l’église à grands pas pour éviter de devoir discuter de sa vie avec d’autres personnes. La critique acerbe de cette femme lui
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Eliana, la vie après la samba avait enlevé toute envie de retourner à l’église, mais les simples paroles de Walter résonnèrent encore pendant des heures dans son cœur. Il fallait que ce soit une personne qu’elle avait méprisée pendant toute son enfance qui prie pour elle! Comment étaitce possible? Peut-être Dieu s’intéressait-il quand même à sa vie gâchée? Elle n’arrivait pas à se défaire de l’idée que la réponse à toutes ses questions se trouvait dans ce Dieu dont tante Eunice leur avait parlé à l’école du dimanche. Elle avait besoin de ce Dieu. Elle savait qu’elle avait besoin de lui. Et pourtant, elle n’avait plus le courage de continuer à le chercher. Pas tant que les gens pieux de l’église lui feraient des leçons de morale. Plusieurs mois s’écoulèrent sans qu’Eliana ne remette les pieds à l’Armée du Salut. La blessure qui lui avait été causée était trop profonde. Mais, chaque fois qu’elle passait devant la petite église en revenant de son cours de danse, elle se sentait attirée comme par un aimant. Un jour, elle prit son courage à deux mains et frappa de nouveau à la porte. Luisa la reçut chaleureusement. – Eliana! Je me disais justement que c’était l’heure de la pause-café. Rentre! – Je n’ai pas beaucoup de temps, fit Eliana, mais Luisa ne lui demanda pas son avis et l’entraîna vers la salle commune. – Heureusement que tu es venue. Il y a ici quelqu’un que tu dois absolument connaître. – Qui? – Notre nouvel officier! déclara Luisa. Enfin, je ne suis plus toute seule pour faire tourner cette boutique. Dieu a entendu nos prières, et il nous a envoyé une femme pasteur!
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La rencontre Eliana s’immobilisa. Rien que le mot «pasteur» la faisait sursauter. Si une simple membre d’église l’avait autant critiquée, combien plus une femme officier allait-elle lui remonter les bretelles. – Je crois qu’il vaut mieux que je revienne une autre fois, fit-elle pour essayer de se sauver. Je voulais juste dire un petit bonjour. – Eliana, notre officier ne mord pas! affirma Luisa. Tu vas l’aimer. – Je n’ai vraiment pas le temps. Luisa ne se laissa pas impressionner. Elle s’approcha de l’escalier qui menait au premier étage et cria d’une voix impitoyablement forte: – Margaret! De la visite pour toi! Eliana avait envie de disparaître sous terre. – Luisa, s’il te plaît! – Ne fais pas tant de manières, répliqua la femme aux cheveux blancs. Margaret est une personne charmante. Elle est anglaise. Une porte s’ouvrit à l’étage, et une jeune femme qui devait avoir 35 ans fit son apparition. – Margaret, cria Luisa en lui faisant signe de descendre, je voudrais te présenter quelqu’un! – Si cette femme me critique parce que je danse la samba, tu ne me reverras plus jamais ici! bougonna Eliana tandis que la jeune Anglaise appelée Margaret descendait l’escalier. Elle avait de petits yeux bleus, était de taille moyenne, mince, et plutôt pâle. – Hello! salua-t-elle Eliana avec un accent anglais et en lui tendant la main avec un large sourire. Je suis Margaret, le nouvel officier. – Eliana, murmura celle-ci poliment en évitant de la regarder dans les yeux. Puis Luisa fit exactement ce qu’Eliana avait tant redouté. Elle se tourna vers elle et lui intima:
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Eliana, la vie après la samba – Allez, dis à Margaret comment tu gagnes ta vie. Dis-lui en quoi consiste ton travail. Eliana ne savait pas si elle devait partir en courant, sauter à la gorge de Luisa ou bien se murer dans le silence. Elle ne savait qu’une chose: c’était la fin. Dès que cette femme pasteur l’aurait condamnée, comme tous les autres, pour son péché mortel, elle partirait sans un mot, et jamais elle ne reviendrait. Plus jamais. – Alors, qu’est-ce que tu fais? interrogea à son tour Margaret. Eliana baissa la tête. Sachant que c’était la dernière fois qu’elle mettait les pieds dans les locaux de l’Armée du Salut, elle dit tristement: – Je suis danseuse de samba. Voilà, c’était dit. Elle l’avait proclamé avec ses lèvres. Tremblante, les épaules affaissées, comme un mouton à l’approche du loup, Eliana attendait le verdict. Elle savait bien que son péché était impardonnable et qu’un officier de l’Armée du Salut – représentant de Dieu! – ne pourrait jamais approuver une activité aussi sacrilège. Elle était la pire de toutes les pécheresses et méritait la pire des punitions. Mais ce qui se passa alors fut tout simplement incroyable. – Tu danses la samba?! L’Anglaise au visage pâle sauta en l’air d’enthousiasme et gesticula comme une folle. Eliana, c’est le ciel qui t’envoie! J’ai toujours voulu connaître quelqu’un qui danse la samba! Est-ce que tu pourrais m’apprendre?! Eliana tressaillit comme si elle avait reçu un coup, et Luisa faillit s’évanouir. – M… Margaret! balbutia-t-elle. Tu n’as pas bien compris: Eliana danse la samba dans des boîtes de nuit.
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La rencontre Margaret ne lui accorda aucune attention. Visiblement, elle était tellement fascinée d’être en face d’une danseuse de samba qu’on ne pouvait plus l’arrêter. – Ça fait cinq ans que je suis au Brésil et que j’aimerais en savoir plus sur cette danse brésilienne, continua-t-elle joyeusement, mais personne parmi les chrétiens n’a voulu répondre à mes questions. Ils pensent tous que tout ce qui a un rapport avec la culture brésilienne est par principe un péché. Et enfin je fais la connaissance de quelqu’un de ce milieu! C’est fou! Eliana ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle restait sans voix. Elle s’était attendue à tout, sauf à cela. Luisa, quant à elle, fut prise d’une quinte de toux. Elle pensait qu’il était de son devoir d’attirer l’attention de Margaret sur son immense erreur. – La Bible nous dit très clairement que nous ne devons pas marcher sous le même joug que les infidèles, déclara-t-elle sévèrement. – Mais la samba fait partie de la culture brésilienne! protesta Margaret. – Et qu’en est-il du carnaval où des danseuses de samba parcourent les rues à moitié nues? s’emporta Luisa qui trouvait choquant qu’un officier de l’Armée du Salut puisse s’intéresser à la samba. Penses-tu que Dieu prenne plaisir à ce… ce spectacle obscène? – Pourquoi est-il si difficile de faire une distinction entre la samba d’une part, et le carnaval et le sexe d’autre part? répliqua l’Anglaise du tac au tac. Pour toi c’est blanc bonnet et bonnet blanc, mais pour moi la samba a une valeur culturelle, et c’est à cet aspect-là que je m’intéresse. Voilà, c’est tout. Avec la meilleure volonté du monde, je ne vois pas pourquoi tout le monde voit rouge dès que j’aborde cette question.
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Eliana, la vie après la samba Luisa se détourna en secouant la tête, et Margaret prit les mains d’Eliana en lui répétant: – Montre-moi comment on danse la samba, s’il te plaît! – Eh bien… je…, murmura Eliana gênée en jetant un regard sceptique sur Luisa. Je n’sais pas… – Je t’en prie! Quand j’étais petite, j’ai voulu apprendre à danser, mais mes parents m’ont inscrite à un cours de piano. Je n’aurais jamais osé avouer mon rêve secret. Pourtant j’aime bouger au rythme de la musique. – Moi aussi, j’aime ça, dit Eliana, et elle remarqua qu’un sourire détendu épanouissait son propre visage. Pour la première fois de sa vie, elle avait l’impression de rencontrer quelqu’un qui ressentait la même chose qu’elle. Et que cette personne soit officier de l’Armée du Salut donnait encore plus d’importance à la chose. – Ça fait cinq ans que j’attends un tel moment, répéta Margaret qui mourrait d’envie de savoir. Montre-moi quelques pas, Eliana! – Tu veux vraiment que je te montre comment on danse la samba? demanda Eliana. Elle n’arrivait toujours pas à admettre que cette Anglaise au teint clair soit sérieuse. – Evidemment! s’exclama Margaret. Ou bien tu penses qu’il n’y a que les Brésiliennes qui soient capables de bouger leurs hanches? Elle agita son bassin de façon comique, et Eliana ne put s’empêcher de rire. – D’accord, fit-elle amusée. Je vais te montrer. Fais tout simplement comme moi, Margaret. Lorsque Eliana se mit à danser en plein milieu de la salle de l’Armée du Salut, suivie par une Margaret docile et concentrée, Luisa faillit avoir une crise car-
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La rencontre diaque, tant elle était outrée. C’en était trop! Une femme officier qui dansait la samba, et en plus au milieu de l’église! C’était un scandale! Offusquée, elle regarda les deux jeunes femmes pendant un moment, puis elle quitta la salle de façon démonstrative, la tête haute. Mais Eliana et Margaret étaient trop concentrées sur leur danse pour s’en apercevoir. Quand Eliana jeta enfin un regard sur sa montre, elle se rendit compte qu’il était sept heures du soir. Elles avaient dansé tout l’après-midi! C’était incroyable! – Que ça fait du bien! constata Margaret, essoufflée. Il faut absolument que tu reviennes, Eliana. Je veux en savoir plus sur la samba. Tu dois m’apprendre tout ce que tu sais. – D’accord, acquiesça Eliana. Quand est-ce que tu es libre? – Qu’est-ce que tu penses de demain après-midi? Vers trois heures? – Je serai là, promit Eliana d’une voix ferme. Elle se sentait légère et enjouée quand elle quitta l’Armée du Salut ce soir-là. Elle attendait déjà leur prochain rendez-vous avec l’impatience d’un petit enfant. Cette Anglaise l’avait vraiment impressionnée. Elle était complètement différente des chrétiens moralisateurs qu’elle avait rencontrés jusque-là. Tellement rafraîchissante! Et en un après-midi elle avait conquis ce que personne n’avait jamais réussi à conquérir: le cœur d’Eliana!
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17 Le tournant
A quinze heures précises, Eliana se tenait devant la porte de l’Armée du Salut. Margaret l’accueillit avec un sourire. – Entre, Eliana. Je nous fais du café. Pendant que Margaret mettait de l’eau à bouillir, Eliana parcourut le petit appartement et regarda, curieuse, les divers objets, livres, tableaux et photos qui lui tombaient entre les mains. – Tes parents? Elle désignait une photo encadrée, posée sur une commode, représentant une gentille petite femme avec un bouquet de fleurs et un homme grand, aux cheveux gris, qui avait l’air tout aussi sympathique. Margaret acquiesça. – Ils sont encore en vie? Margaret hocha de nouveau la tête affirmativement. – Mon père est mort, déclara Eliana, laconique. – Je suis désolée, dit Margaret. – Moi aussi, fit Eliana, amère. Je l’ai beaucoup aimé.
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Eliana, la vie après la samba – De quoi est-il mort? – Il était alcoolique. Elle s’installa sur le canapé et saisit un CD en anglais sur la table basse. – Tu n’as pas le mal du pays, de l’Angleterre? – A dire vrai, non, déclara Margaret. Quand je suis arrivée ici, il y cinq ans, je ne me sentais effectivement pas très bien. Je ne parlais pas un mot de portugais, tu sais. C’était terrible pour moi. Les premières semaines, je n’ai mangé que des sandwichs au fromage parce que je n’arrivais pas à faire comprendre à ma logeuse que j’ai horreur des sandwichs au fromage. Et puis, partout ces cafards répugnants! Eh bien, je m’y suis faite, j’ai appris la langue, et voilà le résultat: je ne connais aucun endroit au monde où je préférerais être. Elle prit l’eau bouillante et en remplit deux grandes tasses à ras bord. Puis elle s’installa, elle aussi, confortablement sur le canapé. – Et qu’en pense ta famille? demanda Eliana. – Ils se sont faits à l’idée que leur fille a définitivement perdu la raison. La jeune Anglaise arborait un sourire moqueur. Entre-temps, j’ai contaminé ma meilleure amie avec la fièvre brésilienne. Elle est venue me rendre visite et a soudain eu la certitude que Dieu la voulait également au Brésil. Elle travaille maintenant dans une église à Campinas. – Campinas? s’exclama Eliana, surprise. Je danse à Campinas! – Ah, oui? Alors tu dois absolument aller la voir. Elle s’appelle Joan, et elle est officier de l’Armée du Salut comme moi. Tu l’aimeras. Margaret avala une gorgée de son café et reposa la tasse brûlante sur la table.
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