Vivre en chrétien aujourd’hui
Sous la direction
d’Alain Nisus, Luc Olekhnovitch et Louis Schweitzer
Sous la direction de Alain Nisus, Luc Olekhnovitch et Louis Schweitzer
Vivre en chrétien aujourd’hui
Repères éthiques pour tous
Vivre en chrétien aujourd’hui. Repères éthiques pour tous
– Textes d’Alain Nisus, Louis Schweitzer, Daniel Arnold, Luc Olekhnovitch, Henri Blocher, Hélène Farelly, Frédéric de Coninck, Paul Hégé, Michel Charles, Danielle Drucker
– Illustrations de Joël Büchli, Guido Delameillieure, Brunor, Duf, utilisées avec autorisation.
© et édition: La Maison de la Bible, 2015, 2021
3e édition 2024
Chemin de Praz-Roussy 4bis
1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse
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Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la version Segond 21 © 2007 Société Biblique de Genève www.universdelabible.net
ISBN édition imprimée 978-2-8260-3617-3
ISBN format epub 978-2-8260-0340-3
ISBN format pdf 978-2-8260-9666-5
Imprimé en République tchèque par Finidr
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1.
Table des matières
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6.
7. Le travail et les loisirs.............................................................................................
1. Les questions éthiques liées au travail
2. Travail et vocation............................................................................................523
3. Injustices et conflits au travail ....................................................................541
4. Le risque du surinvestissement ..................................................................567
5. Le sens profond du travail ...........................................................................581
8. La société et l’Etat...................................................................................................591
1. Les fondements possibles ............................................................................593
2. Lignes directrices ............................................................................................
3.
4. L’Eglise et le politique ....................................................................................629
5. La question des moyens ...............................................................................639
9. La nature....................................................................................................................
1. Jalons pour une théologie de l’environnement ..................................
2. Un comportement écoresponsable
3. L’usage des ressources ..................................................................................681
4. Le statut de l’animal
Qu’est-ce qu’il y a d’incorrect là-dedans?
Introduction Alain Nisus
Tu es vraiment sûr que…?
Ce ne serait pas bien si…?
Tu ne crois pas que tu devrais…?
QUESTIONS
Ça ne peut pas être bien? Si?
Je ne sais pas non plus ce qui est bien et ce qui est mal!!!
Ce n’est pas mieux quand…?
Tu ne trouverais pas bien de…?
Tu trouves ça juste?
Ça ne peut pas être si mal que ça! Si?
Quelques mots pour commencer
Pas de foi sans éthique
La foi chrétienne ne se réduit pas à un ensemble de doctrines ou à un catalogue de dogmes. Elle est d’abord relation confiante, abandon existentiel à Dieu pour le salut et la vie entière. Elle est aussi adhésion de tout l’être (volonté, intelligence, émotions…) au message de l’Evangile (Romains 10.9-10). Mais, si de telles affirmations sont justes, quel est l’intérêt de l’éthique (ou de la morale1) pour le chrétien? N’est-ce pas la spiritualité qui importe? La foi n’est-elle pas «au-delà de toute morale»?
En fait, s’il faut veiller à ne pas transformer la foi en un catalogue de doctrines, il ne faut pas non plus la réduire à une spiritualité tout intérieure, indifférente à la vie du croyant, à son comportement en société. Ce serait une dénégation de notre réalité de créatures: nous sommes créés en image de Dieu et en tant que frères/sœurs de notre prochain.
Dieu s’intéresse donc à notre relation avec lui, mais aussi à notre comportement individuel et social.
Loin d’être une fuite hors du monde, la foi se traduit dans des comportements concrets: il n’y a pas de disjonction opérée dans la Bible entre le religieux et l’éthique, entre le rituel / le cultuel / le cérémoniel / le spirituel et la morale / le comportement / l’agir / la pratique.
La morale est indispensable, car par notre comportement (et aussi notre attitude, notre «mentalité») nous montrons comment l’Evangile influence notre vie concrète et la transforme.
1 Voir p. 35-36 la discussion sur la distinction des mots éthique et morale.
Si nous ne sommes pas sauvés par nos œuvres, nous sommes sauvés en revanche pour de belles œuvres qui glorifient Dieu (Ephésiens 2.9-10). Le Nouveau Testament a recours à l’image de l’arbre et du fruit pour souligner que la foi agit par l’amour déployé dans les relations sociales. Une foi saine, réfléchie, implique une conduite – ou un «marcher» ( peripatein) pour parler comme l’apôtre Paul – qui glorifie Dieu.
Nous ne sommes donc pas encouragés au laxisme spirituel. Pour le dire autrement avec un langage plus «dogmatique»: la sanctification suit immédiatement la justification; d’acte récepteur, la foi devient activité productrice (Ephésiens 4.1-3; 4.17–6.9; 2 Pierre 1.3-11). Jean Calvin (15091564) faisait remarquer qu’il est «nécessaire de comprendre, tout d’abord, que la foi n’est pas passive et sans œuvres bonnes, bien que ce soit par elle que nous obtenions, par la miséricorde de Dieu, une justice gratuite» (Institution de la religion chrétienne 3.11.1).
Comment nous comporter en tant que croyants? Comment mener une vie qui glorifie Dieu dans notre conduite de tous les jours? Marcher d’une manière digne de Dieu suppose d’opérer un certain nombre de choix éthiques. Quels sont les fondements de ces choix? Pour le croyant, ils sont théologiques. L’éthique chrétienne, c’est l’effort de penser les actes ou les choix, c’est l’explicitation des fondements, des raisons, des sens, des motifs, des arguments, des sources, etc. de ces actes ou choix.
Par ailleurs, l’éthique ne se limite pas aux choix et actes; elle s’intéresse plus largement à la personne que nous sommes dans sa globalité (ses forces et faiblesses, qualités et vices, etc.) et à celle que nous allons devenir par la grâce de Dieu. Le cheminement chrétien est, en effet, une construction de la personne humaine telle que Dieu la souhaite, avec son caractère et ses vertus.
Des questions très complexes
Pourquoi écrire un gros livre sur l’éthique? Ne nous suffit-il pas d’être croyants ou encore «remplis de l’Esprit» pour nous comporter de manière adéquate? Ne suffit-il pas de lire les Ecritures (c’est-à-dire la Bible) attentivement pour être informés de ce que Dieu attend de nous en matière
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de comportement? L’important, n’est-ce pas la mise en pratique de leur enseignement (voir Jean 13.17 )?
Il est clair que les Ecritures sont la boussole du chrétien en matière de comportement. Cependant, une lecture «naïve» des textes peut vite conduire à une éthique dégénérée en «moralisme» ou en «légalisme». Des chrétiens ne font-ils pas souvent comme si la Bible était une sorte de code de lois (un ensemble d’interdits, de choses autorisées ou défendues), contenant toutes les exigences de Dieu, valables et applicables partout et toujours, sans prendre en compte la complexité des situations ou encore des motivations, des buts, etc. des individus dans leur agir?
Certes, il faudra prendre position dans différents débats, mais l’éthique ne peut pas être un simple catalogue «prêt à l’emploi». Il est nécessaire de faire acte d’intelligence, de discernement, de foi et de responsabilité devant les différentes questions: c’est la réflexion éthique qui y aidera.
En outre, comme c’est le cas d’ailleurs pour la théologie en général1, l’enseignement éthique est dispersé dans les Ecritures et non organisé systématiquement. Certains textes bibliques contiennent des éléments (parfois approfondis) d’élaboration éthique. C’est le cas par exemple du décalogue (Exode 20.1-17 ou Deutéronome 5.1-22), de nombreux éléments du Pentateuque (du Lévitique en particulier), des apostrophes prophétiques (Amos, Michée, Esaïe…), du Sermon sur la montagne (Matthieu 5–7 et Luc 6.20-49) ou des différentes exhortations que l’on trouve dans les épîtres du Nouveau Testament (Romains 12–14; Ephésiens 4–6; Jacques; 1 Pierre), mais le travail d’élaboration systématique nous incombe. Il nous faut rassembler, interpréter, synthétiser, organiser, systématiser cet enseignement épars et parfois l’actualiser.
De plus, si l’homme n’a pas fondamentalement changé, si les recommandations bibliques restent pertinentes, force est de constater que les sciences et les techniques ont fait des progrès considérables. Les progrès de la science, de la médecine et de la biotechnologie, en particulier, constituent une chance inouïe, mais ils nous placent aussi devant des problèmes nouveaux qui ne sont pas traités directement dans les Ecritures (voir les questions de bioéthique en particulier).
1 Voir, par exemple, Alain Nisus (sous dir.), Pour une foi réfléchie. Théologie pour tous, La Maison de la Bible, 2011.
Au demeurant, nous vivons dans des sociétés pluralistes et sécularisées. Si, par le passé, la morale commune était en plusieurs de ses aspects assez proche de la morale chrétienne – on a pu parfois dire que la morale laïque était une morale chrétienne sécularisée –, n’assiste-t-on pas à un éloignement progressif – plus ou moins rapide en fonction des sujets – de l’éthique et valeurs de nos sociétés d’avec celles du christianisme? Il y a de nos jours une sorte de «polythéisme des valeurs» que l’on doit prendre en compte dans la réflexion éthique.
Toutes ces choses rendent donc la tâche plus ardue. Il convient de mettre en interaction l’exégèse (l’interprétation) des textes bibliques et la situation contemporaine, de maintenir les principes directeurs de l’Ecriture (après les avoir mis au jour par une exégèse rigoureuse), tout en les appliquant à des situations complètement nouvelles: cela engage un profond travail de réflexion.
De quoi parle ce livre
– Comment, devant des réalités difficiles et des problèmes extrêmement complexes, opérer des choix éthiques clairs?
– Certains choix vont nous engager très profondément (en matière de bioéthique, d’alimentation, de comportement écologique, de sexualité, dans nos relations avec les autres, etc.). Comment alors opérer un discernement éthique?
– Comment entrer en dialogue sur les questions éthiques avec ceux qui n’ont pas la même foi et les mêmes valeurs que nous?
– Comment proposer une éthique nourrie de la foi au Christ qui n’épouse ni «le politiquement correct» ni «l’éthiquement correct», mais qui soit tout de même pertinente et audible dans une société pluraliste, sécularisée?
C’est à de telles questions, délicates, que ce livre essaie de répondre. Avant d’entrer dans le vif du sujet et d’aborder de front ces questions éthiques complexes, il est bon de définir les mots et les concepts.
– De quoi parlons-nous?
– Qu’est-ce que l’éthique?
– Doit-on la différencier de la morale?
– Quelles sont les grandes traditions éthiques?
– En quoi diffèrent-elles de l’éthique chrétienne?
– Quels sont les fondements d’une éthique chrétienne?
– Comment parvient-t-on à un discernement et à un choix éthiques?
C’est à ces questions que répond la première grande section, dans laquelle les fondements sont posés.
Elle est suivie de sections abordant plus spécifiquement différents sujets importants:
– les rapports avec les autres, dont l’usage de la parole;
– l’anthropologie et les questions liées au corps, en particulier;
– le début et la fin de vie;
– la sexualité et la famille;
– l’argent;
– le travail et les loisirs;
– l’éthique sociale;
– l’écologie, les animaux.
Nous avons pris le pari de signaler les nuances, les débats, voire les désaccords entre les chrétiens sur les différentes questions abordées, en signalant les arguments des uns et des autres. Différents rédacteurs abordent parfois le même texte ou le même sujet sous un angle différent. Nous n’avons pas cherché à harmoniser leurs approches respectives mais avons conservé les nuances entre eux.
Le lecteur ne sera peut-être pas d’accord avec tout ce qui se trouve dans cet ouvrage, mais il sera en mesure – en tout cas, nous l’espérons –de comprendre les problèmes qui se posent, les enjeux, les arguments en présence; il pourra ainsi entrer dans un discernement éthique en toute intelligence.
Comment utiliser ce livre
On peut lire cet ouvrage de la première à la dernière page afin d’avoir une vue d’ensemble des questions éthiques contemporaines, mais on pourra aussi le «consulter»: on ira (comme pour un dictionnaire) chercher l’information en fonction de ses besoins, de ses préoccupations.
* La table des matières au début du volume et l’index des noms et thèmes à la fin faciliteront les recherches thématiques ciblées.
* L’index des références bibliques permet, à partir d’un verset qui pose problème dans la Bible, de repérer les éventuels commentaires ou emplois qui en sont faits dans Vivre en chrétien aujourd’hui.
Selon le modèle de Pour une foi réfléchie, divers encarts ont été intégrés.
Gros plan
Sous le titre «Gros plan» figure généralement un approfondissement, comme par effet de zoom, sur l’interprétation d’un texte biblique, sur la position d’un penseur, sur une thématique.
Stop info
Parfois, l’emploi d’un terme technique ou d’un mot peu courant est nécessaire pour exposer correctement une pensée. Les «Stop info» servent à l’expliquer (s’il apparaît plusieurs fois dans le livre, il peut valoir la peine d’aller regarder dans l’index des noms et thèmes où pourrait se trouver sa définition) ou à fournir un renseignement supplémentaire utile.
Perspective historique
Comment a évolué la réflexion sur un sujet au cours de l’histoire ou quelle était l’argumentation d’un penseur important? Les encarts «Perspective historique» cherchent à le montrer. Parce que le passé est souvent utile pour mieux comprendre le présent.
[FAQ Foire aux questions
Des jeunes ont posé des questions, avec une formulation plus ou moins abrupte. Nous avons tenté d’y apporté une réponse… Leur liste figure au début de chaque grande section, avec la page à laquelle est proposée cette réponse.
Active-neurones
Certaines pensées sont utiles pour nous aider à réfléchir, que nous soyons d’accord avec elles ou pas. C’est le but des «Active-neurones»: stimuler encore plus la réflexion, si besoin était!
Introduction
Les rédacteurs du texte
Les différents rédacteurs de Vivre en chrétien aujourd’hui sont tous francophones. Leur travail s’est effectué sous la direction d’Alain Nisus, Luc Olekhnovitch et Louis Schweitzer.
Daniel Arnold
Rédaction: les autres.
Professeur à l’Institut Biblique et Missionnaire Emmaüs pendant 32 ans, docteur en théologie, passionné par les textes narratifs et les structures littéraires, il est l’auteur de plusieurs commentaires bibliques. Il a rédigé un ouvrage d’éthique biblique dans lequel il s’efforce de montrer l’harmonie entre l’Ancien et le Nouveau Testament.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «Il date du temps de ma conversion à l’âge de 22 ans. Etudiant en sciences économiques, je me suis rapidement posé la question de mon engagement chrétien dans le monde des affaires. Comment vivre ma foi sans compromis? Par la suite, d’autres questions éthiques se sont posées, en particulier lorsque j’ai dû élaborer un cours d’éthique. La recherche d’une approche biblique générale a été au cœur de mes préoccupations, car elle fait souvent défaut dans la réflexion des chrétiens évangéliques.»
Henri Blocher
Rédaction: la famille et la sexualité.
Doyen honoraire et professeur émérite de théologie systématique à la FLTE (Faculté Libre de Théologie Evangélique, à Vaux-sur-Seine), il a aussi occupé de 2003 à 2008 la chaire dite Gunther Knoedler de théologie systématique à la Graduate School of Biblical and Theological Studies du Wheaton College, près de Chicago. Le grade de Doctor of Divinity, h.c., lui a été conféré par le Gordon-Conwell Theological Seminary (1989) et par le Westminster Theological Seminary (2014).
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique? «C’est un trait original, quasiment unique, de la religion biblique, que l’union intime de la foi et de la vie morale, de la révélation divine et de l’éthique; jamais l’une sans l’autre.» Pourquoi l’intérêt pour la partie que j’ai rédigée en particulier? «A cause de l’importance de la sexualité dans la réalité humaine, conformément à l’anthropologie biblique, et des assauts contemporains contre l’éthique chrétienne qui la concerne.»
Michel Charles
Rédaction: l’usage des ressources.
Ingénieur des Mines et docteur ès sciences physiques, il est retraité du Commissariat à l’Energie Atomique où il a été, notamment, expert en matériaux pour le nucléaire, puis responsable national des enseignements en «Sécurité, Sûreté, Qualité» à l’Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires. Il a également enseigné à l’Institut National Polytechnique et à l’Université Joseph Fourier de Grenoble. Il a aussi été président de la Fédération des Eglises Evangéliques Baptistes de France, et président de l’Alliance Evangélique Française.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «Mon activité professionnelle m’a amené au cœur du problème de l’énergie nucléaire et des risques industriels en général et, en tant que chrétien, j’ai été interpellé par les enjeux de la gestion de ces risques pour la société. D’où une réflexion spécialement motivante, au-delà des problèmes techniques, sur nos modes de vie, et, finalement, sur le sens profond de l’engagement du chrétien dans la société.»
Danielle Drucker
Rédaction: le statut de l’animal.
Docteur vétérinaire avec des spécialisations en santé publique vétérinaire, biologie et protection de l’environnement, elle a exercé pendant plus de 20 ans au sein du ministère chargé de l’agriculture. Elle est diplômée de la FLTE et est désormais pasteur de l’Union des Eglises Evangéliques Libres.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «C’est celui de tout chrétien qui cherche
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humblement à concrétiser dans sa vie ce qu’il discerne de la volonté de Dieu et, en particulier, dans le domaine des relations être humainanimal où j’ai pu développer mon expérience professionnelle.»
Frédéric de Coninck
Rédaction: le travail et les loisirs.
Professeur de sociologie à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées (ENPC), directeur du laboratoire d’excellence Futurs Urbains à l’Université Paris Est, il est l’auteur de nombreux ouvrages de réflexion théologique et éthique.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «La mise en œuvre de la foi dans une situation concrète est une épreuve parfois décevante, mais indispensable. Jésus-Christ est venu à notre rencontre et il nous a sauvés. Une fois que nous sommes devenus des hommes nouveaux, il nous invite à marcher à sa suite. Et c’est là que l’éthique, qui éclaire les situations que nous rencontrons, et qui nous fournit les éléments d’une sagesse pratique, trouve toute son importance.»
Hélène Farelly
Rédaction: l’argent.
Professeur agrégée d’économie et droit en classes préparatoires.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «J’aime mettre en relation la Parole de Dieu avec l’économie, domaine auquel je m’intéresse et sur lequel je travaille dans le cadre de mon métier. Il est passionnant de découvrir et approfondir comment le message biblique concerne à la fois la vie individuelle et la vie en société.»
Paul Hégé
Rédaction: un comportement écoresponsable.
Après des études d’ingénieur, il a travaillé dans l’industrie et l’enseignement technique pendant une vingtaine d’années. Il a ensuite suivi un master spécialisé d’écoconseiller à l’INSA de Strasbourg et accompagne aujourd’hui des établissements médico-sociaux vers un fonctionnement plus écoresponsable.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «Ancien d’une communauté mennonite, je considère que les chrétiens et les Eglises sont appelés à s’engager davantage sur les questions liées à la crise environnementale, à la fois par fidélité au Dieu créateur et pour une présence au monde pertinente aujourd’hui.»
Alain Nisus
Rédaction: introduction, jalons pour une théologie de l’environnement, divers éléments épars.
Après avoir été pasteur une dizaine d’années, il est professeur de théologie systématique et vice-doyen de la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine (FLTE).
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «Je m’intéresse principalement à la théologie systématique, en particulier à la dimension sociale de l’existence chrétienne – ma thèse de doctorat en théologie portait sur les questions ecclésiologiques –; or l’éthique, c’est aussi le souci du prochain, d’où mon intérêt pour les questions liées à ce domaine. En outre, je reste persuadé que dans un monde pluraliste, l’éthique reste l’un des «lieux» où les chrétiens peuvent apporter un témoignage vivant et une contribution stimulante à la société.»
Luc Olekhnovitch
Rédaction: le corps, la vie et la mort.
Pasteur de l’Union des Eglises Evangéliques Libres de France et président de la Commission d’éthique protestante évangélique, il est titulaire d’un DEA de la FLTE et a suivi les séminaires du Département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres (Paris). Il a rédigé de nombreux articles sur l’éthique en général, biomédicale en particulier.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «Il vient, je pense, d’une révolte contre l’injustice. Dire ce qui est droit devant Dieu dans un monde injuste est déjà une première façon de rétablir l’équilibre. Mais dénoncer est insuffisant. L’amour du Christ et du prochain me poussent à descendre dans la vallée de l’ombre des tortuosités du cœur humain et
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des complexités sociales, pour y défricher un chemin de vie sous sa houlette. Ce qui est passionnant avec la bioéthique, c’est qu’on touche tout de suite à l’essentiel: la vie, la mort, le sens de l’existence; on ne peut se contenter d’un «compromis raisonnable» sur l’euthanasie, par exemple. Quant au corps, c’est devenu aujourd’hui un lieu de tension éthique particulier (procréation assistée, transsexualisme, etc.). Quelle éthique qui ne soit ni mépris ni culte du corps? A notre époque qui exalte la maîtrise du corps, comment accueillir sa misère sans la miséricorde du Christ?»
Louis Schweitzer
Rédaction: les bases d’une éthique chrétienne, la société et l’Etat.
Professeur d’éthique et de spiritualité à la FLTE, il donne des formations à la spiritualité chrétienne et à l’accompagnement spirituel dans le cadre de l’association «Compagnons de route». Il a été membre du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) en France de 2009 à 2013.
Pourquoi cet intérêt pour l’éthique (en général) et pour la partie que vous avez rédigée en particulier? «L’éthique m’a toujours intéressé car elle est la rencontre entre la foi, la théologie, la philosophie et la vie concrète et la société. C’est cette situation «à la frontière» qui la rend passionnante et complexe.»
1. Les bases d’une éthique chrétienne
Je n’arrive pas à savoir ce qui est bien et ce qui est mal.
Tu n’as qu’à écouter ton cœur.
Louis Schweitzer
Mais, mon cœur n’est pas au top. Je ne peux pas vraiment m’y fier!
Faut-il distinguer le droit de la morale?
p. 29
Y a-t-il une différence entre les éthiques chrétiennes et non chrétiennes?
p. 43
L’amour peut-il se commander? p. 61
Comment concilier coutume et morale?
p. 74
Est-ce qu’on trouve vraiment toutes les réponses dans la Bible?
p. 78
Y a-t-il une différence entre éthique catholique et éthique protestante?
p. 91
Faut-il distinguer la morale de la religion?
p. 97
Les anciens ont-ils toujours raison? p. 108
1. Principes d’une éthique chrétienne
Introduction
De quoi parle-t-on?
L’éthique est un mot à la mode, mais on ne sait pas toujours très bien ce qu’il veut dire. La morale fait plus vieux jeu et sonne moins bien…
En fait, tout le monde ou presque fait de l’éthique sans le savoir. Dès que l’on essaie de discerner le bien du mal, dès que l’on commence à se demander ce qu’il serait bien de faire dans telle situation, on fait de l’éthique, même si on n’en a pas conscience. La question n‘est donc pas de faire de l’éthique ou non mais de savoir quelle éthique suivre.
Si je m’indigne devant le comportement de quelqu’un, c’est généralement parce qu’il me semble en contradiction avec certains principes qui me sont chers et que je peux penser universels. Mais souvent les personnes ou les groupes, voire les partis politiques, défendent des principes contradictoires. Ils défendront telle ou telle position au nom de leurs principes et, en regardant d’un peu plus près, on discernera facilement quelle est l’éthique qui sous-tend leur action. Reconnaissons quand même que ce discernement est parfois rendu un peu difficile lorsque de grands principes sont invoqués pour «couvrir» et «faire passer» plus facilement des actions ayant pour but réel de défendre des
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intérêts ou des projets qui ne seraient pas toujours avouables. Mais si certains débats éthiques portent sur de grands sujets de société, l’éthique concerne aussi notre vie à chacun. Que ferai-je dans telle situation? Tel choix est-il légitime ou non? La vie de chacun est tissée des réponses que nous donnons à ces questions…
Et les chrétiens dans tout ça?
Les chrétiens (occidentaux en particulier) sont dans une position qui n’est pas des plus simple. Pendant longtemps, la majorité des gens – même ceux qui, à titre personnel, n’étaient pas chrétiens – défendaient en gros une éthique commune. Les grandes valeurs étaient à peu près reconnues de tous et ceux qui s’en éloignaient cherchaient souvent à sauvegarder les apparences. Ou alors le conflit se déclenchait entre plusieurs manières de comprendre les valeurs invoquées. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Sur un certain nombre de sujets, les valeurs dominantes de la société sont en contradiction assez forte avec les valeurs chrétiennes. Beaucoup de jeunes se retrouvent ainsi plus ou moins tiraillés entre d’une part ce qu’ils entendent de leurs amis, de leurs professeurs, les messages que transmettent les films qu’ils regardent, et d’autre part ce qu’ils entendent à l’église…
Mais pourquoi les chrétiens ont-ils besoin d’une éthique? On pourrait penser que la Bible suffit et qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher plus loin. Les choses sont un peu plus compliquées, pour plusieurs raisons.
* Tout d’abord, beaucoup de questions se posent dont la réponse immédiate n’est pas dans la Bible. Le monde a changé depuis que ses derniers livres ont été rédigés. L’évolution scientifique et technique pose de nouvelles questions auxquelles nous devons répondre. Par exemple, tout ce qui relève de la bioéthique ne peut pas trouver de réponse directe dans la Bible. Cela veut-il dire qu’elle serait dépassée et n’aurait rien à nous dire? Bien sûr que non! C’est elle qui donne les fondements, les principes directeurs, mais nous devons les appliquer en fonction de situations complètement nouvelles, et cela suppose un véritable travail de réflexion.
* Nous ne devons pas non plus croire qu’il suffit d’ouvrir la Bible pour en tirer tout simplement une éthique qui serait acceptée par tous les chrétiens. Elle nous parle d’événements (pour n’évoquer que ceux situés entre Abraham et la venue de Jésus) qui couvrent une période de plus de 2000 ans, et ses livres ont été écrits à des époques très diverses. La loi de Moïse dit des choses parfois assez différentes de ce que Jésus enseigne, et la situation du peuple qui sort d’Egypte et s’installe en Canaan n’est pas celle des communautés chrétiennes des premiers siècles qui sont minoritaires et parfois persécutées dans l’Empire romain. Il faut donc non seulement lire l’Ecriture, mais l’interpréter pour la comprendre et surtout pour comprendre de quelle manière elle nous concerne aujourd’hui. Et tous les interprètes ne sont pas unanimes. Nous pouvons croire à l’inspiration des Ecritures et chercher à leur être fidèles et ne pas être d’accord sur ce qu’elles nous disent. Par exemple, certains lutteront contre la peine de mort au nom de la Bible, alors que d’autres la défendront en se fondant sur elle. Certains justifieront bibliquement la guerre dans certaines situations, alors que d’autres penseront que la révélation invite à une non-violence radicale. On pourrait trouver bien d’autres sujets sur lesquels les chrétiens peuvent être en désaccord.
Croire ne nous dispense pas de réfléchir. Il y a les grands sujets sur lesquels la révélation semble claire et d’autres qui demandent plus de réflexion. Et c’est à chaque chrétien de se faire sa propre conviction à partir de la révélation de Dieu.
Lesbasesd’uneéthiquechrétienne
2. Les grandes pensées éthiques
Raisons d’un survol
Pour mieux comprendre la spécificité d’une éthique chrétienne, il est bon de nous pencher d’abord sur les manières principales dont nos contemporains réfléchissent et vivent.
On peut avoir l’impression que leur manière de penser n’a guère de fondements sur lesquels baser une éthique particulière. Tout se passe bien souvent comme si la seule valeur plus ou moins fictivement partagée était la liberté de l’individu. Non seulement nous voulons être libres de faire ce qui nous plaît tant que cela ne nuit pas à d’autres, mais nous estimons avoir droit à cette liberté. Combien de fois nous assistons à une évolution sur des points importants, simplement parce que certains font pression pour que la société évolue et que personne ne voit au nom de quoi il serait possible de s’y opposer!
[FAQ
Faut-il distinguer le droit de la morale?
Le droit concerne la loi, la règle de vie commune qu’une société se donne. L’existence d’une telle règle est une nécessité, ne serait-ce que pour limiter les effets du péché dans un monde atteint par la chute. Or, cette loi va non seulement évoluer dans le temps, mais différer d’un pays à l’autre. Ainsi, l’euthanasie est autorisée dans certains pays et interdite dans d’autres.
La loi est le reflet de la culture d’un pays et, dans des pays démocratiques, de l’équilibre majoritaire à un moment donné. Mais une
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chose n’est pas morale parce qu’elle est légale. Dans l’Etat nazi, la persécution des Juifs était légale; elle n’en était pas morale pour autant. Un Martin Luther King (1929-1868) combattant la ségrégation raciale aux Etats-Unis opposait la morale à une loi qu’il considérait comme injuste.
La morale cherche ce qui est juste, le droit dit ce qui est permis. Il s’agit de deux perspectives différentes. Mais il est vrai que, pour qu’une loi soit acceptée, il faut qu’elle corresponde plus ou moins à ce qu’une majorité de personnes considèrent comme conforme à la morale. Cependant, la loi peut tolérer des actes qu’elle ne juge pas bons. On peut par exemple accepter que la loi autorise l’avortement comme un moindre mal dans certaines situations, sans pour autant le considérer comme un acte juste. Ainsi, dans la Bible, la loi d’Israël accepte le divorce. Or, Jésus rappelle qu’il ne correspond pas à la volonté parfaite de Dieu, mais qu’il est autorisé à cause de la dureté du cœur des hommes (Matthieu 19.8). La loi doit tenir compte de la faiblesse humaine pour pouvoir être applicable.
Quelques grandes théories classiques
Nous allons essayer de survoler quelques grandes théories éthiques qui se sont maintenues à travers les siècles. Si elles peuvent être nées loin dans le temps, elles ont influencé jusqu’à aujourd’hui la réflexion de beaucoup, y compris une partie de la réflexion chrétienne. A commencer par l’éthique de la vertu et l’éthique du devoir.
L’éthique de la vertu
On appelle également l’éthique de la vertu «éthique eudémoniste». Eudémonisme vient du mot grec qui signifie bonheur et décrit une éthique partant du principe que le bonheur est le but de la vie humaine.
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«Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelque différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues.
La volonté (ne) fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre.»
Blaise Pascal, Pensé es 425 (Brunschvicg), 148 (Lafuma)
La question sera bien sûr de définir ce que peut être le bonheur.
Celui qui peut être considéré comme le grand porte-parole de cette manière de considérer l’éthique est le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.). Il constate que pour la plupart des hommes, une vie réussie est une vie heureuse. C’est sur la nature du bonheur que les avis divergent. Pour lui, le bonheur ne réside pas dans le plaisir, les honneurs ou la richesse. Pour un être humain, le bonheur consiste à bien vivre sa vie d’homme. Et Aristote parlera ici de vertu: la vertu d’un couteau est de bien couper, celle d’un médicament est de bien soigner…
Ce genre d’éthique suppose trois choses:
1° la conscience de l’être humain que nous sommes appelés à devenir,
2° la lucidité sur ce que nous sommes,
3° la proposition du chemin pour aller de l’un à l’autre.
Lorsque les Grecs parlent de vertus, ils ont en tête une image de l’homme qui pourrait trouver sa source dans les grandes épopées d’Homère. L’essentiel réside en quatre vertus principales, que l’on appelle «vertus cardinales»: la prudence, la tempérance, la force et la justice. Elles sont une orientation stable de la personne. Ce n’est pas parce que l’on accomplit une fois un acte courageux que l’on est courageux, mais accomplir de tels actes nous rend courageux. Elles représentent en même temps le but et le chemin: le bonheur consiste à mener une vie vertueuse, mais le chemin pour y parvenir est l’exercice des vertus. Qu’il le veuille ou non, l’homme est un être d’habitudes. Il peut en avoir de bonnes, qui deviendront des vertus, ou de mauvaises, et l’on parlera alors de vices.
On comprend bien qu’une telle approche ait pu facilement être reprise par la tradition chrétienne. Ses plus grands penseurs de l’Antiquité ou du Moyen Age ont interprété l’éthique chrétienne à partir de ce type
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d’approche. C’est le cas d’Augustin (354-430) ou de Thomas d’Aquin (12241274). Il faut dire qu’ils étaient très influencés, dans leur manière de penser, le premier par Platon (vers 427-347 av. J.-C.) et le second par Aristote. Notons au passage que nous sommes tous influencés, consciemment ou non, par les manières de penser de la société dans laquelle nous vivons. Si nous nous voulons fidèles à l’Ecriture, nous ne pouvons nous empêcher de la lire avec nos lunettes particulières, et cela est vrai de tout temps…
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Augustin et l’augustinisme Ordonné prêtre en 391 et consacré évêque d’Hippone (alias Annaba, dans l’Algérie moderne) en 395, Augustin a eu à combattre divers enseignements jugés erronés: donatisme, manichéisme, pélagianisme. Son œuvre reposait sur le principe Crede ut intellegas («Crois pour comprendre», en latin): il s’agissait de comprendre la doctrine chrétienne contenue dans l’Ecriture. Il soulignait la corruption totale de l’homme, mais aussi la primauté de la grâce divine. On parle d’augustinisme pour la conception théologique héritée de lui qui met l’accent sur la grâce divine et, à propos des rapports entre l’Eglise et l’Etat, pour la conviction que le pouvoir temporel (l’Etat) doit être soumis au pouvoir spirituel (l’Eglise)
Thomas d’Aquin et le thomisme
Théologien catholique (dominicain) italien, Thomas d’Aquin insistait sur la nécessité de la raison, dans le cadre de la foi. Il est considéré comme l’un des principaux maîtres de la philosophie scolastique et de la théologie catholique. Il distinguait théologie naturelle et théologie révélée, vérités accessibles à la seule raison et vérités de la foi, définies comme adhésion à la Parole de Dieu, mais estimait qu’elles pouvaient être intégrées dans un système synthétique harmonieux.
On parle de thomisme pour le courant de pensée issu de ses enseignements. Tiré de Alain Nisus (sous dir.), Pour une foi réfléchie, La Maison de la Bible, p. 882-823, 893
Les vertus cardinales seront reprises par la théologie chrétienne comme le sommet des vertus humaines. Mais, au-dessus d’elle, nous trouverons les vertus théologales: la foi, l’espérance et l’amour qui viennent directement de Dieu. Thomas d’Aquin soulignera que, lorsque Dieu travaille en nous, les autres vertus humaines peuvent être transfigurées par lui.
Le but de la vie est bel et bien le bonheur, et celui-ci réside dans la communion avec Dieu.
Le schéma que nous avons présenté plus haut est facile à reprendre dans une perspective chrétienne. Le modèle que nous devons atteindre est la personne même du Christ, c’est à son image que l’Esprit nous transforme peu à peu. Notre point de départ, c’est notre situation d’homme pécheur et séparé de Dieu et le chemin qui nous conduit de l’un à l’autre est la sanctification. Chaque «oui» que nous disons à Dieu rend le «oui» suivant plus facile. En revanche, chaque «non» que nous lui disons, en parole ou en actes, nous fait pencher de l’autre côté, et l’on parlera alors d’endurcissement, comme dans le cas du pharaon (Exode 5–11).
Une telle approche de l’éthique a été critiquée par la Réforme qui craignait d’y voir une valorisation du salut par les œuvres. D’autres approches sont devenues plus habituelles. Néanmoins, elle a été remise en valeur au 20 e siècle par des philosophes et des théologiens, y compris dans les milieux protestants. Le plus important est sans doute le théologien américain Stanley Hauerwas (né en 1940).
L’éthique du devoir
Si l’éthique de la vertu nous parlait de la personne que nous devons être et devenir, l’éthique du devoir veut répondre à la question: «Que faire pour bien faire?» Elle est essentiellement une éthique du commandement. On l’appelle aussi «éthique déontologique». Elle correspond assez bien à la manière dont l’Ancien Testament présente la loi.
Les réformateurs ont orienté leur manière de penser l’éthique dans ce sens: pour eux, elle est avant tout une obéissance au commandement de Dieu.
En philosophie, c’est surtout Emmanuel Kant (1724-1804) qui la représente, même s’il déconnecte le commandement de la révélation de Dieu.
La morale de Kant est tout entière une morale du devoir. L’important est d’agir par devoir, en fonction des principes, indépendamment de l’idée de résultat. Aucun sentiment, aussi noble soit-il, ne préside à l’action morale.
La seule chose bonne par elle-même est la bonne volonté, c’est-à-dire la volonté de faire notre devoir. Il ne s’agit pas ici de la simple intention «pieuse» mais de la volonté qui fait le bien.
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Kant n’invente pas une morale nouvelle; il essaie de dégager des jugements moraux de la conscience commune, l’élément universel qui s’y trouve engagé. Dans l’existence, la loi morale se présente comme un commandement et dans la philosophie comme un impératif. Une action vraiment morale est parfaitement désintéressée. Kant se demande d’ailleurs si une telle action a existé un jour.
On connaît les célèbres impératifs catégoriques qui représentent le devoir:
– «Agis seulement selon une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.»
– «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité en ta personne et en celle d’autrui, toujours comme fin et jamais simplement comme moyen.»
Emmanuel Lévinas (1906-1995), un philosophe très influencé par la Bible et la tradition juive, plaçait cet impératif qui s’impose à moi dans le visage de l’autre, qui est comme un commandement qui m’est adressé de ne pas tuer.
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«Cet infini [de sa transcendance], plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot: «Tu ne commettras pas de meurtre.» L’infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d’autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture absolue du Transcendant.»
«L’être qui s’exprime s’expose, mais précisément en en appelant à moi de sa misère et de sa nudité – de sa faim – sans que je puisse être sourd à son appel.»
Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, biblio essais, Le livre de poche, 2003 (1971 pour l’édition originale), p. 217, 219
Des approches contradictoires?
Ces deux approches de l’éthique (celle de la vertu et celle du devoir) ont souvent été perçues comme contradictoires. Mais ce n’est sans doute pas vrai. Elles peuvent l’être si on les pousse l’une comme l’autre au bout de leur logique. En fait, chacune a besoin de l’autre.
* Une éthique des vertus ne se conçoit pas sans valeurs qui peuvent être présentées comme des devoirs.
* Une éthique du commandement doit accepter qu’il ne suffit pas de savoir où est le bien pour le mettre en pratique. C’est notre expérience à tous: je ne fais pas toujours ce que je sais devoir faire; je ne fais souvent que le bien dont je suis capable à ce moment-là.
La construction de la personne est donc un élément indispensable de l’éthique. Un penseur comme Paul Ricœur (1913-2005) tentait, à sa manière, d’articuler les deux approches.
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L’éthique et la morale
Le mot «éthique» a plutôt bonne presse. Cela fait bien de s’en préoccuper. La morale, elle, nous fait peur. L’éthique fait penser à une réflexion qui plane un peu dans les hauteurs et n’engage à rien. Alors que la morale nous rappelle les cours de morale, des obligations et des sanctions: tout ce que nous ne supportons plus…
Y a-t-il entre ces deux mots une différence réelle? En fait, cela dépend des gens.
A l’origine, les deux mots ont exactement le même sens et dérivent d’un mot qui signifie mœurs; l’un vient du grec (ethos), l’autre du latin (mores). Pendant longtemps, ils ont été strictement synonymes. Mais peu à peu, une différence a été de plus en plus acceptée. La morale se rapporterait à un ensemble de normes qui pourraient s’imposer en un lieu et une époque, et l’éthique correspondrait plutôt à la réflexion sur la recherche du bien. Un philosophe comme Paul Ricœur distinguait «par convention», l’éthique, qui serait «la visée d’une vie accomplie», de la morale, qui serait l’«articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte»1
Un théologien évangélique comme Henri Blocher (né en 1937), pourtant à bien des égards admirateur de Ricœur, proteste contre cette distinction dans laquelle il voit surtout une manière de dévaluer, voire de disqualifier la morale au profit de l’éthique. «La distinction insinue une hiérarchie. Et dans l’inégalité qu’on crée, c’est la morale qui souffre: elle qui évoque si tristement le devoir mal-aimé de nos contemporains…»2
1 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, Points Essais, p. 200.
2 Henri Blocher, «Pour fonder une éthique évangélique», Théologie évangélique n° 40 et 41, 1997, p. 2 sur Internet.
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«Qu’en est-il maintenant de la distinction proposée entre éthique et morale? Rien, dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des termes ne s’impose. L’un vient du grec, l’autre du latin; et les deux renvoient à l’idée intuitive de mœurs, avec la double connotation que nous allons tenter de décomposer, de ce qui est estimé bon et de ce qui s’impose comme obligatoire. C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique à la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte. […] On reconnaîtra aisément, dans la distinction entre visée et norme, l’opposition entre deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique. On se préoccupe d’établir, sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, mais non sans une grande attention aux textes fondateurs de ces deux traditions: 1) la primauté de l’éthique sur la morale; 2) La nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. […]
On ne verrait donc pas Kant se substituer à Aristote en dépit d’une tradition respectable. Il s’établirait plutôt entre les deux héritages un rapport à la fois de subordination et de complémentarité, que le recours final de la morale à l’éthique viendrait finalement renforcer.»
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 200, 201
La complémentarité entre les deux approches est particulièrement vraie d’une éthique chrétienne. Ces deux dimensions sont en effet assez facilement repérables dans la Bible:
* D’une part, nous trouvons un enseignement de vie qui s’exprime dans le commandement. C’est vrai dans l’Ancien Testament avec la loi, mais ça le reste dans le Nouveau avec l’enseignement des apôtres et, plus encore, avec celui de Jésus.
* D’autre part, la dimension des vertus se trouve également et dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau. Des livres comme l’Ecclésiaste ou les Proverbes enseignent une sagesse. Ils décrivent l’homme sage et l’attitude de respect envers Dieu qui est la sienne. Et si le Sermon sur la montagne reprend et accentue certains
commandements de la loi («il vous a été dit, mais moi je vous dis…»), les Béatitudes (Matthieu 5.1-12) présentent bel et bien l’image de la personne que nous sommes appelés à devenir.
Des courants associés
Nous avons décrit rapidement les deux approches très classiques de l’éthique à partir des exemples d’Aristote et de Kant. Mais on pourrait leur rattacher bien des penseurs et des courants. L’éthique des vertus domine la philosophie grecque et les philosophes stoïciens (Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle aux 1er et 2e siècles apr. J.-C.), avec leurs spécificités, ne font que continuer cette tradition. Toutefois, éthiques du devoir et de la vertu se rencontrent bien au-delà du monde occidental. On pourrait mettre dans cette catégorie la pensée de Confucius (551-479 av. J.-C.) qui a eu une importance immense pour toute la tradition chinoise.
Quelques autres courants
fréquemment rencontrés
La plupart des éthiques rencontrées jusqu’ici s’imposaient à nous. Soit à partir de ce qui était considéré comme la nature humaine, comme dans le cas d’Aristote par exemple, soit comme l’expression de la volonté de Dieu pour nous. Même l’impératif catégorique de Kant s’impose, un peu comme s’il descendait du ciel. Et c’est d’ailleurs à partir de ce sens moral que Kant postule la nécessité de l’existence de Dieu.
Cependant, d’autres approches éthiques sont possibles. Elles se veulent pleinement et seulement humaines et trouvent d’autres fondements que la vertu ou le devoir. Elles peuvent avoir leurs racines chez des penseurs très anciens, mais elles rencontrent un succès particulier auprès de nos contemporains. C’est le cas de l’hédonisme, de l’utilitarisme et du relativisme.
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L’hédonisme
L’hédonisme est une théorie qui peut sembler très à la mode. Elle fonde l’éthique sur la recherche du plaisir. Restera ensuite à définir le plaisir à rechercher. Un des grands penseurs de cette tradition est Epicure (342-270 av. J.-C.). Il se situe comme les autres penseurs grecs dans la recherche du bonheur, mais le trouve dans le plaisir. Méfions-nous du sens de certains mots. Le mot «épicurien» désigne aujourd’hui une personne qui aime jouir des choses de la vie (bonne chère, sexualité, plaisirs de toutes sortes). Or, la pensée d’Epicure est assez différente. Le plaisir tel qu’il le conçoit suppose une ascèse du contentement: si je veux être heureux, je dois me contenter de peu, ainsi je ne risquerai pas de manquer et ne trouverai pas le malheur dans une recherche éperdue du plaisir. Le véritable épicurien aura donc un comportement assez différent de celui que nous imaginons souvent.
Chaque jour, je lutte fébrilement…
pour devenir quelqu’un de zen et serein!
Tous les hédonistes ne sont pas ainsi; beaucoup recherchent le plaisir pour eux-mêmes en ne se donnant comme limite que la place de l’autre. Ainsi, le philosophe Michel Onfray (né en 1959), qui se réclame de l’hédonisme et de l’athéisme, résume cette philosophie à la formule de Nicolas Chamfort (moraliste français, 1741-1794): «Jouis et fais jouir sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale.»1
On comprend facilement en quoi cette manière de penser correspond bien à notre époque individualiste.
Notons cependant que, de même que Augustin ou Thomas d’Aquin se situaient dans la perspective d’une recherche du bonheur, considérant que c’est en Dieu que celui-ci pouvait être atteint, certains chrétiens d’aujourd’hui, comme John Piper,
1 Chamfort, Œuvres complètes, chapitre 5, Pensées morales.
se réclament d’un hédonisme chrétien, pensant eux aussi que le véritable plaisir réside dans la communion avec Dieu et la vie à laquelle il nous appelle. L’utilitarisme
L’utilitarisme trouve son fondement dans les conséquences qui pourront découler d’une action. C’est pour cette raison que l’on parlera aussi de «conséquentialisme». Il ne s’agit pas d’une forme d’égoïsme ou de recherche de plaisir personnel. Ce qui est recherché, c’est ce qui procure le maximum de bien-être au maximum de personnes (ou, plus largement, d’êtres vivants). Ce sont deux philosophes anglais qui sont à l’origine de cette approche: Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (18061873). La recherche du bien-être du plus grand nombre peut, chez certains auteurs, se rapprocher de l’hédonisme.
Notons que le bien, dans cette approche, ne s’impose pas mais se calcule. Tout se passe en dehors de toute transcendance, qu’il s’agisse de Dieu ou d’un principe absolu. Cela peut séduire nos contemporains pour lesquels rien ne s’impose, mais l’appréciation de ce qu’est le maximum de bien-être pour le maximum de personnes peut ouvrir la porte à bien des débats… Le relativisme
On connaît la formule de Blaise Pascal (1623-1662): «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.» Il ne faisait que reprendre Montaigne (1533-1592): «Quelle vérité est-ce là qui devient mensonge au-delà des montagnes qui la bornent?»1
Les convictions servant de repères pour la morale varient dans une certaine mesure d’une culture à une autre. Beaucoup, depuis longtemps, s’en sont aperçus. Mais c’est encore plus vrai sans doute aujourd’hui, où souvent, au sein d’une même culture, il n’y a plus de conviction commune.
1 Montaigne, Essais, livre II, 12, Apologie de Raymond de Sebonde, § 420, traduction en français moderne par Guy de Pernon.
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Toute affirmation éthique se heurte à la question: «Pourquoi dire cela? Au nom de quoi défendre telle position?» Bien des évolutions récentes reposent ainsi sur la volonté d’un petit nombre d’aller vers plus de liberté ou d’affirmation de soi et sur l’incapacité des autres de dire pourquoi ils pourraient s’y opposer.
Gros plan
L’éthique de situation
Une forme chrétienne de l’approche relativiste se retrouve dans ce que l’on a appelé l’«éthique de situation», qui a connu une certaine notoriété en milieu protestant dans les années 1970 et 1980. Pour cette éthique, tout peut se résumer à un centre unique qui est l’amour. Nous sommes appelés à vivre cet amour, à le mettre en pratique dans les situations concrètes de notre existence.
Il y a là une grande part de vérité. En effet, toute éthique doit être «en situation» et ne pas s’en tenir à de grands principes. Mais l’éthique de situation va plus loin: au nom de cet amour, tous les autres principes sont relativisés. Il est tout à fait envisageable de mentir, de tromper, de commettre l’adultère, de tuer, si c’est «par amour». Chaque situation nous dictera donc la conduite à tenir…
Cette relativisation de l’éthique repose également en partie sur les critiques qui lui ont été adressées par ceux que Paul Ricœur a appelés «les maîtres du soupçon»: Marx, Nietzsche et Freud. Chacun d’eux l’a fait à sa manière.
Karl Marx (1818-1883)
Marx a beaucoup écrit sur l’économie et la politique. Sa pensée reprend celle du grand philosophe Hegel, en l’interprétant de manière strictement matérialiste. De son point de vue, l’éthique a depuis longtemps choisi son camp: celui des oppresseurs. Elle a pour but de justifier la classe sociale dominante et de réprimer ceux qui veulent changer les choses. Elle est donc disqualifiée. C’est la vie réelle des hommes qui détermine leur conscience et non l’inverse. La science – car le marxisme se veut scientifique – n’a que faire de la morale. Enfin, en possédant la clé scientifique de l’histoire, le marxisme a forcément raison dans ses choix, qui sont ainsi justifiés au nom d’une fin qui relève de l’eschatologie.
La pensée de Marx simplifiée et adaptée a servi de catéchisme à des millions de gens au 20 e siècle dans les pays communistes et dans les partis révolutionnaires.
Friedrich Nietzsche (1844-1900)
Dans un de ses livres, La généalogie de la morale, Nietzsche reproche à celle-ci de ne pas supporter la vie telle qu’elle est, avec ses désordres et ses antagonismes. La morale ne serait que le langage figuré des passions et singulièrement de la principale, celle de dominer. Les instigateurs de la moralité étaient des avortons, des ratés de la vie, qui voulurent compenser leur faiblesse et se protéger des forts. Ils inventèrent alors la fiction du libre arbitre. Si l’oiseau de proie se conduit en oiseau de proie, il est alors coupable, sans excuses. D’une certaine manière, la morale est ainsi contre nature. Le christianisme fut l’atout principal de ce machiavélisme. Il est l’expression de la volonté de revanche des faibles. La morale est donc une machine à condamner et à damner.
L’innocence que Nietzsche célèbre va se situer au-delà du bien et du mal. L’enfant que nous avons à devenir, Zarathoustra (Nietzsche écrivit Ainsi parlait Zarathoustra comme une sorte de nouvel évangile) nous le présente dans l’exigence de l’individu pleinement libre qui tend vers le surhomme.
Sigmund Freud (1856-1939)
Freud est avant tout médecin et psychiatre. Il est le créateur de la psychanalyse et a très largement influencé toute la psychologie. Il ne cherche pas à lutter contre la morale. Il entend simplement l’expliquer et donc la relativiser en mettant au jour les mécanismes psychologiques dont elle est issue. La conscience morale est appelée sur-moi. Celui-ci est le résultat des interdits parentaux intégrés dans l’enfance. Il est utile pour limiter l’intrusion des pulsions issues de l’inconscient qui rendraient la vie difficile. Mais s’il règne en maître sur nous, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Le thème majeur n’est plus la vie juste mais la vie saine et, si les deux peuvent se retrouver en plus d’un point, elles peuvent aussi prendre des chemins radicalement différents.
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Ces critiques venant d’horizons différents ont marqué le 20 e siècle et continuent, dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, à faire planer un doute sur la validité d’une pensée éthique et surtout de la morale.
Le rôle de la foi
Croire ou ne pas croire en Dieu fait-il une différence? Chaque nouvelle éthique apporte son point de vue et la plupart des positions reposent sur les fondements de toute une philosophie.
La plupart des grandes éthiques reposaient sur une métaphysique ou étaient en tout cas en relation avec elle. Il pouvait s’agir du Dieu des chrétiens ou de Dieu dans un sens plus philosophique, comme pour les philosophes grecs. Si les grandes éthiques chinoises, comme celle de Confucius, ne reposent pas sur l’existence d’un Dieu, elles postulent néanmoins un ordre universel qui sous-tend et structure le comportement attendu des humains. Même Kant, connu pour sa critique rationaliste, postule l’existence de Dieu pour donner tout son sérieux à l’impératif catégorique.
Que l’homme soit seul dans l’univers, sans avoir à rendre compte à qui que ce soit, sinon parfois à ses semblables, ou qu’il ait un créateur qui lui a donné des règles et des lois, change évidemment beaucoup de choses.
Dans son roman Les frères Karamasov, Dostoïevski (1821-1881) fait dire à un de ses personnages: «Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis.»1 Nietzsche va dans le même sens: «Cet ultime secret: rien n’est vrai, tout est permis.»2 Et c’est en effet ce que pensent beaucoup de nos contemporains. Peut-être ne peut-on pas tout faire à cause des autres et de leur regard, mais s’ils détournent la tête…
Ce qui est important, c’est que, s’il n’y a aucun Dieu ni aucun absolu pour les fonder, ce sera à nous de créer les valeurs susceptibles d’orienter notre vie. Et les autres seront tous dans la même situation.
1 Dostoïevski, Les frères Karamasov II, Gallimard, Folio, 1973, p. 333-334.
2 Nietzsche, La généalogie de la morale, Idées, Gallimard, 1964, p. 228.
D’où l’impossibilité de trouver une morale commune qui s’imposerait à une société. C’est ce que reconnaît et même confesse Jean-Paul Sartre (1905-1980):
L’existentialisme, au contraire, pense qu’il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible; il ne peut plus y avoir de bien a priori, puisqu’il n’y a pas de conscience infinie et parfaite pour le penser; il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir, puisque précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. Dostoïevski avait écrit: «Si Dieu n’existait pas, tout serait permis.» C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent, l’homme est délaissé parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. […]
La troisième objection est la suivante: vous recevez d’une main ce que vous donnez de l’autre; c’est-à-dire qu’au fond les valeurs ne sont pas sérieuses, puisque vous les choisissez. A cela je réponds que je suis bien fâché qu’il en soit ainsi; mais si j’ai supprimé Dieu le père, il faut bien quelqu’un pour inventer les valeurs. Il faut prendre les choses comme elles sont. Et par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne signifie pas autre chose que ceci: la vie n’a pas de sens a priori L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 19682, p. 35-36
L’autre grande différence réside dans l’idée que nous nous faisons de l’homme. Est-il essentiellement bon? Dans ce cas, il nous faudra surtout lutter, comme le marxisme a pu vouloir le faire, contre les puissances qui le corrompent. Est-il au contraire radicalement mauvais? L’éthique sera alors indispensable pour limiter les effets de sa corruption. Est-il enfin quelque part entre l’ange et la bête, comme le disait Pascal? Dans tous les cas, est-il perfectible?
Nous verrons que toutes ces dernières questions se retrouvent dans les approches chrétiennes de l’éthique.
[FAQ Y a-t-il une différence entre les éthiques chrétiennes et non chrétiennes?
Il peut y avoir, dans bien des domaines, des points communs entre une éthique chrétienne et d’autres approches. Mais une différence essentielle demeure: le socle de toute éthique chrétienne sera la
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volonté de Dieu telle qu’elle est reçue dans la révélation. D’autres éthiques religieuses auront d’autres points de départ; les éthiques philosophiques reposeront essentiellement sur la raison. Par ailleurs, si, sur certaines questions de société, des éthiques diverses se retrouveront parfois – alors qu’elles pourront également s’opposer dans ces mêmes domaines –, en ce qui concerne la vie du chrétien et de la communauté qu’est l’Eglise, il y aura bien des choses spécifiques, directement liées à la vie et à l’enseignement de Jésus-Christ. La révélation, le salut, le péché, la grâce: tous ces éléments se retrouveront aussi bien dans l’éthique chrétienne que dans la spiritualité de chaque chrétien.
Les «classiques»:
A lire pour aller plus loin
Aristote, Ethique à Nicomaque
Epictète, Manuel
–, Entretiens
Sénèque, divers traités et Lettres à Lucilius
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même
Epicure, Lettres, maximes et sentences
Thomas d’Aquin, Textes sur la morale
Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs
Kierkegaard, Crainte et tremblement
Nietzsche, Généalogie de la morale
–, Ainsi parlait Zarathoustra
Sartre, L’existentialisme est un humanisme
Mais aussi:
Laurent Lemoine, Eric Gaziaux, Denis Müller (sous dir.), Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Cerf, 2013
Monique Canto-Sperber (sous dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1997
Jacques Maritain, La philosophie morale. Examen historique et critique des grands systèmes, Salvator, 2009
Jean Vanier, Le goût du bonheur. Au fondement de la morale avec Aristote, Presses de la Renaissance, 2000
Emmanuel Lévinas, Ethique et infini. Essai sur l’extériorité, Biblio essai, 1971
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995
Alasdair MacIntyre, Après la vertu, PUF, 1997
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3. Fondements d’une éthique chrétienne
L’autorité de la
révélation
Pour tous les chrétiens, et encore plus pour les protestants, la révélation de Dieu dans l’histoire humaine et tout particulièrement dans la personne de Jésus-Christ telle que nous la trouvons dans l’Ecriture sainte, tient une place décisive dans toute réflexion théologique.
Cependant, plus encore peut-être que pour les autres domaines de la réflexion chrétienne, reconnaître en éthique l’autorité de la Bible comme Parole de Dieu ne suffit pas, et cela pour plusieurs raisons.
* Tout d’abord, il y a diverses manières de présenter l’éthique dans les livres bibliques. Une des grandes différences entre l’ancienne alliance et la nouvelle se situe dans la place de la loi et son interprétation. De grands débats ont opposé des théologiens – au sein même de la théologie protestante – sur cette question. Et il ne s’agit pas de questions purement académiques, car les conséquences peuvent être extrêmement importantes. Entre la manière de suivre radicalement Jésus et son enseignement dans le Sermon sur la montagne que prônent les anabaptistes (non-violence, séparation d’avec le monde, etc.) et la cité-Eglise de Genève sous Calvin à la même époque, ainsi que les développements que l’on trouvera dans le puritanisme anglais avec la reconnaissance du pouvoir des magistrats jusque sur les questions religieuses, la différence est profonde. Pourtant, les uns et les autres se fondent sur l’Ecriture reçue comme Parole de Dieu.
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* Dans cette pluralité se retrouve également une pluralité de situations dans l’histoire biblique elle-même. Jésus, au cœur d’un peuple qui est sous la loi, ainsi que l’Eglise de Jérusalem, auront à faire face à des problèmes bien différents de ceux que rencontreront Paul et les Eglises qu’il a fondées au sein de la culture gréco-romaine. Pour ne pas parler de la situation d’Israël, dans l’Ancien Testament, véritable peuple-Eglise, nation théocratique pour laquelle la volonté de Dieu ne se distingue pas de la loi civile. Et souvenons-nous que nous lisons ces textes à partir de notre propre situation qui est encore extrêmement différente de celles-ci.
* Enfin, nous avons (les chrétiens et les Eglises d’aujourd’hui) à faire face à des questions éthiques qui ne se sont jamais posées. La science et la technique, l’évolution des sociétés, nous posent des problèmes pour lesquels il ne peut pas y avoir de réponse déjà écrite, parce que nous sommes les premiers à nous les poser en ces termes.
Il s’agit donc, pour nous, de décrire les grands courants éthiques que l’on retrouve dans le canon biblique, avant de chercher à déterminer un centre et une structure susceptibles de nous permettre de comprendre la pertinence du texte biblique pour aujourd’hui et de nous aider dans notre approche des textes à partir des questions contemporaines.
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Le puritanisme
Le puritanisme est un mouvement de contestation de l’autorité des évêques et de refus de l’uniformité, doublé d’une grande rigueur morale, né vers la fin du 16e siècle dans l’Eglise anglicane. De nombreux puritains ont quitté l’Angleterre pour rallier les Etats-Unis au 17e siècle.
Tiré de Alain Nisus (sous dir.), Pour une foi réfléchie, La Maison de la Bible, p. 880
L’éthique biblique
Nous aurons bien sûr l’occasion de revenir plus en détail sur tel ou tel aspect de l’éthique biblique, mais il est bon de survoler les textes de la révélation pour que nous puissions prendre conscience de leur diversité.
L’éthique de l’Ancien Testament
L’alliance et la loi
L’éthique est au cœur de l’ancienne alliance, au point que pour certains théologiens tout ce qui précède l’alliance nouvelle peut être qualifié de «loi». Il est vrai que l’alliance repose principalement sur un «tu dois faire» et non sur un «tu dois croire». Israël est appelé à sanctifier le Dieu saint, c’est-à-dire à accomplir sa volonté sur la terre.
Le cœur de l’alliance avec le peuple d’Israël est bien le Pentateuque, les 5 premiers livres de la Bible, à la fois récit d’une relation entre Dieu et son peuple, narration et ensemble de codes légaux. Voici les principaux codes de lois que l’on trouve dans les premiers livres de la Bible:
* le décalogue – Exode 20.1-17; Deutéronome 5.6-21;
* le livre de l’alliance – Exode 20.22–23.33;
* lois sur les sacrifices – Lévitique 1–7;
* lois de purification – Lévitique 11–15;
* lois de sainteté – Lévitique 16–26.
Le plus célèbre de ces codes est certainement celui que nous connaissons sous le nom de «dix commandements» ou «dix paroles». Il s’agit d’une sorte de condensé pédagogique des principes essentiels que l’on retrouve dans toute la loi. Alors Dieu prononça toutes ces paroles: Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir d’Egypte, de la maison d’esclavage.
Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi.
Tu ne te feras pas de sculpture sacrée ni de représentation de ce qui est en haut dans le ciel, en bas sur la terre et dans l’eau plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas, car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux. Je punis la faute des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me détestent, et j’agis avec bonté jusqu’à 1000 générations envers ceux qui m’aiment et qui respectent mes commandements.
Tu n’utiliseras pas le nom de l’Eternel, ton Dieu, à la légère, car l’Eternel ne laissera pas impuni celui qui utilisera son nom à la légère.
Souviens-toi de faire du jour du repos un jour saint. Pendant 6 jours, tu travailleras et tu feras tout ce que tu dois faire. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Eternel, ton Dieu. Tu ne feras aucun travail, ni
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toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton esclave, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui habite chez toi. En effet, en 6 jours l’Eternel a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve, et il s’est reposé le septième jour. Voilà pourquoi l’Eternel a béni le jour du repos et en a fait un jour saint.
Honore ton père et ta mère afin de vivre longtemps dans le pays que l’Eternel, ton Dieu, te donne.
Tu ne commettras pas de meurtre.
Tu ne commettras pas d’adultère.
Tu ne commettras pas de vol.
Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son esclave, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni quoi que ce soit qui lui appartienne.»
Exode 20.1-17
Il ne s’agit pas de dissocier l’alliance de la loi. Le décalogue lui-même commence ainsi: «Je suis l’Eternel ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison d’esclavage.» Le début de l’alliance passée entre Dieu et son peuple est l’œuvre de Dieu et de son amour. C’est pourquoi, les commandements commencent par rappeler les actes libérateurs de Dieu. Et le premier commandement souligne bien la dimension d’amour que manifeste la loi: «Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi» (Exode 20.3). C’est ainsi que l’on peut parler de la «jalousie» de Dieu; elle est l’expression de son amour exclusif.
Comme dans le Nouveau Testament, c’est donc bien la grâce de Dieu qui est première. La fidélité du croyant est la réponse à cet amour divin. Cette priorité de la grâce sur la loi n’est donc pas essentiellement différente de ce que nous retrouverons dans le Nouveau Testament: «Voici mon commandement: aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés» (Jean 15.12) ou «Quant à nous, nous [l’]aimons parce qu’il nous a aimés le premier» (1 Jean 4.19).
Il faut garder en mémoire qu’il s’agit dans ces lois de l’alliance conclue avec un peuple. Elles sont donc à la fois l’expression de la volonté de Dieu et une législation appelée à réglementer une vie en société dans des conditions particulières. Nous verrons plus loin qu’il y a là une limite à la pertinence de certaines d’entre elles pour nous aujourd’hui, mais aussi de précieuses indications sur les applications politiques et sociales possibles de la volonté de Dieu. L’enseignement de Jésus dégagera l’expression
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parfaite de la volonté de Dieu de son expression limitée dans la loi d’un peuple particulier à une époque particulière.
La loi est chemin de vie. Celui qui la pratique vivra par elle (Deutéronome 30.11-20).
On a fait remarquer que bien des prescriptions de la loi de Moïse n’ont rien de très spécifique et peuvent se retrouver dans les législations d’autres peuples. Il existe par exemple de grandes ressemblances avec les législations de l’Orient ancien. Ainsi la loi du talion (Exode 21.23-25; Lévitique 24.17-20) est proche de certains aspects du code de Hammourabi (18e siècle av. J.-C.):
Si quelqu’un a crevé l’œil d’un homme libre, on lui crèvera un œil. […]
Si quelqu’un a cassé la dent d’un homme libre, son égal, on lui cassera une dent.
Code de Hammourabi § 196, 200
Les prophètes
La dimension prophétique accompagne sans cesse la loi. Elle est comme la mise en œuvre vivante de la relation entre Dieu et le peuple. Certes, il y a la loi qui régule les relations de l’alliance, mais Dieu intervient et parle. Il n’abandonne pas Israël à l’interprétation des docteurs, il fait connaître sa pensée par des prophètes inspirés.
Le Dieu des patriarches s’adresse directement à eux. Mais même durant la vie de Moïse, celui qui apporte la loi, cette dimension demeure. L’Esprit vient sur 70 anciens et ils se mettent à prophétiser (Nombres 11.24-25). C’est à cette occasion que Moïse se prend à rêver que tout le peuple devienne un peuple de prophètes (Nombres 11.29). Toute l’histoire d’Israël est accompagnée par ce ministère prophétique sous une forme ou une autre. Par le ministère de ses serviteurs, Dieu rappelle sans cesse le peuple à la pratique de la justice, à l’esprit de la loi. Une grande part de l’Ancien Testament est composée des textes écrits par les prophètes qui disent la volonté de Dieu et appliquent la loi dans des circonstances historiques particulières. L’aspect social tient également une grande place dans les exhortations prophétiques.
Ecoutez la parole de l’Eternel, Israélites, car l’Eternel a un procès avec les habitants du pays: il n’y a pas de vérité, pas de bonté, pas de
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connaissance de Dieu dans le pays. Il n’y a que parjures et mensonges, assassinats, vols et adultères. On recourt à la violence, on commet meurtre sur meurtre. C’est pourquoi le pays sera dans le deuil; tous ceux qui l’habitent seront abattus, de même que les bêtes sauvages et les oiseaux du ciel; même les poissons de la mer disparaîtront.
Osée 4.1-3
La sagesse
Un certain nombre de livres bibliques ouvrent à une approche plus classique dans le monde antique: celle de la sagesse. Le lien avec Dieu et sa volonté demeure, mais ce qui est souligné, c’est plutôt l’idée d’une acquisition des qualités résumées dans le terme de sagesse: l’amour, la bonté, la sincérité, la droiture, la maîtrise de soi, etc. En d’autres termes, on passe de l’éthique du commandement à celle des vertus, dualité que nous retrouverons (Ecclésiaste; Proverbes 1.1-4, etc.)
Proverbes de Salomon, fils de David, roi d’Israël, pour connaître la sagesse et l’instruction, pour comprendre les paroles de l’intelligence, pour recevoir des leçons de bon sens, de justice, d’équité et de droiture, pour donner du discernement à ceux qui manquent d’expérience, de la connaissance et de la réflexion aux jeunes.
Proverbes 1.1-4
Ces différentes approches sont complémentaires et expriment les diverses facettes de la volonté de Dieu pour son peuple.
L’éthique
du Nouveau Testament
Nous pouvons discerner, dans le Nouveau Testament, plusieurs situations assez profondément différentes.
L’enseignement de Jésus
La parole de Jésus vient en quelque sorte se placer au sein même du peuple qui vit de la loi de Dieu. Et elle s’opposera fréquemment aux pharisiens, précisément ceux qui prennent au sérieux la mise en pratique de cette loi. Jésus se situe dans une situation complexe par rapport à la loi:
Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir.
Matthieu 5.17
Cet «accomplissement» peut être compris de deux manières, comme en français: mettre effectivement en œuvre ou porter à son degré de perfection.
De fait, Jésus ne vient pas pour abolir, mais il manifeste une souveraine liberté qui blesse profondément la volonté de fidélité des pharisiens. Sa liberté à l’égard des personnes jugées impures (Matthieu 9.10-13), du sabbat ou de règles précises (Matthieu 12.1-8) choque leur notion de pureté. On a l’impression qu’il dégage l’esprit de la loi de la lettre dans laquelle l’ont enfermée les casuistes d’Israël. Il remet les choses à leur place: «Allez apprendre ce que signifie: Je désire la bonté et non les sacrifices » (Matthieu 9.13) ou: «Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat» (Marc 2.27 ).
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Casuiste
La casuistique désigne d’abord l’application de principes généraux à des cas particuliers, puis l’argumentation morale permettant de résoudre les situations où l’on ne perçoit pas avec évidence ce qu’il faut faire. Elle est devenue synonyme de subtilité dans l’argumentation.
Mais Jésus va parfois plus loin en prenant le contrepied de la loi ellemême. Le texte de Jean 8.1-11 sur la femme adultère (canonique, même s’il n’a sans doute pas été écrit par Jean) montre Jésus ne condamnant pas une femme que la loi aurait condamnée. De même, et comme a contrario, il semble se montrer plus strict que Moïse sur la question de la répudiation (ou divorce, Matthieu 19.3-9). Il justifie cette position en distinguant la loi de Moïse, donnée «à cause de la dureté de votre cœur», de sa propre parole qui exprime la volonté de Dieu «au commencement».
Les pharisiens l’abordèrent et, pour lui tendre un piège, ils lui dirent: «Est-il permis à un homme de divorcer de sa femme pour n’importe quel motif?» Il répondit: «N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, a fait l’homme et la femme et qu’il a dit: C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’un? Ainsi, ils ne sont plus deux mais
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ne font qu’un. Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni.»
«Pourquoi donc, lui dirent-ils, Moïse a-t-il prescrit de donner une lettre de divorce à la femme lorsqu’on la renvoie ?» Il leur répondit: «C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de divorcer de vos femmes; au commencement, ce n’était pas le cas. Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, et qui en épouse une autre commet un adultère, [et celui qui épouse une femme divorcée commet un adultère].»
Matthieu 19.3-9
L’enseignement de Jésus dégage donc la volonté de Dieu telle qu’elle est en elle-même des accommodements nécessaires dans l’ancienne alliance pour en faire une législation applicable. C’est pourquoi le Sermon sur la montagne – qui est une présentation un peu systématique de l’enseignement de vie de Jésus (Matthieu 5–7 ) – oppose fréquemment le «il a été dit» au «mais moi je vous dis» qui annonce une radicalisation quasiment inaccessible (Matthieu 5.21-48), tout en maintenant une sorte de rapport dialectique avec les applications possibles. C’est à la perfection de Dieu qu’est d’ailleurs rapportée toute l’éthique du Sermon sur la montagne: «Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait» (Matthieu 5.48). L’invitation reprend une formule de l’Ancien Testament: «Vous serez saints, car je suis saint, moi, l’Eternel, votre Dieu» (Lévitique 19.2).
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Un rapport dialectique
On parle de rapport dialectique à propos d’interactions dynamiques et fécondes entre éléments opposés.
Jésus sort ainsi du rapport permis/défendu pour montrer un chemin nouveau qui n’est accessible, désirable et supportable pour l’homme que parce que son salut n’en dépend plus, étant placé dans la foi dans la grâce de Dieu.
Le centre de tout l’enseignement de Jésus est l’amour, l’amour du prochain qui, articulé avec l’amour de Dieu, résume toute la loi (Marc 12.29-31). Et cet amour est non seulement l’amour du frère mais celui de l’étranger souffrant, comme le montre le commentaire qu’il fait de cette parole dans la parabole du bon Samaritain (Luc 10.25-37 ). Plus encore
– et l’on s’approche du radicalement nouveau – il s’agit de l’amour de l’ennemi, de celui qui vous maltraite et vous persécute (Matthieu 5.4448). Cet amour gratuit et parfaitement désintéressé est enraciné par Jésus dans l’amour et la sainteté sans limites de Dieu (Luc 6.36; Matthieu 5.48; cf. Lévitique 19.2). Non content de l’enseigner, il le vivra en donnant sa vie pour les hommes (Jean 15.13).
Pendant la durée du ministère de Jésus, l’éthique est comme incarnée en une personne qui non seulement enseigne la volonté parfaite de Dieu mais en «est» l’expression. Cette fidélité à la volonté du Père, cette humanité parfaite, Jésus va les vivre jusqu’au bout, jusqu’à la mort sur la croix. Par la résurrection de son Fils, Dieu authentifie en quelque sorte cette révélation en Jésus-Christ, manifestant que c’est bien sa volonté qui était ainsi exprimée.
L’enseignement des apôtres
Les disciples de Jésus – d’abord un petit groupe de Juifs – se retrouvent seuls et, avec l’aide de l’Esprit, ils fondent l’Eglise. Celle-ci représente une réalité radicalement nouvelle, appelée à affronter des questions que son maître n’a pas eu l’occasion de traiter.
Dans un tout premier temps, l’Eglise est une communauté de Juifs au sein d’Israël, constituée principalement de l’Eglise de Jérusalem. Elle est la continuatrice assez directe de la situation de Jésus. On voit qu’elle conserve le caractère provisoire et exceptionnel que les disciples ont connu. La mise en commun des biens va dans ce sens (Actes 4.34-37 ).
Mais très vite, la communauté des disciples se répand dans le bassin méditerranéen et touche des populations non juives. Etre chrétien cesse alors partiellement d’être une manière d’être juif pour devenir une situation accessible à celui qui n’a pas commencé par connaître la loi et dont la culture a été la culture ambiante, gréco-latine. La loi cesse d’être le terreau naturel sur lequel l’Evangile pousse pour devenir une entité extérieure et, à ce titre, problématique. C’est Paul principalement qui aura à affronter cette question et qui aidera les croyants d’origine non juive à vivre cette situation.
Mais l’Eglise s’installe aussi dans la durée. Comment vivre avec famille et charge dans la société un enseignement que les premiers disciples ont entendu et vécu comme un appel à plein temps? La toute première Eglise,
à Jérusalem, a elle aussi donné l’impression que rien ne devait vraiment durer. La mise en commun des biens (Actes 2.44-45) correspondait à une communauté provisoire qui ne semblait pas vraiment penser à l’avenir. L’abandon des biens que demandait Jésus et ce «quasi-communisme» de la première Eglise va ainsi se transformer en un enseignement plus modéré sur la solidarité et l’égalité (2 Corinthiens 8.13-14).
Paul et les autres auteurs du Nouveau Testament vont également envisager la transformation progressive que la venue de l’Esprit suscite dans la totalité de l’existence. On retrouvera ainsi la dimension des vertus et de la transformation du caractère en termes de fruit de l’Esprit (Galates 5.22). Cela n’empêche pas de nombreux textes de Paul de présenter des accents très semblables à ceux du Sermon sur la montagne (Romains 12.9-21; Ephésiens 4.32–5.2).
L’approche éthique de la révélation biblique
Après avoir survolé l’ensemble des textes bibliques servant de fondement et de norme à toute réflexion éthique chrétienne, reste à définir les chemins d’approche. Il s’agit de voir les textes «en relief» et de comprendre ainsi quelle est la juste manière de les lire et de les interpréter.
Jésus, centre de la révélation
Nous avons déjà souligné que l’éthique de l’ancienne alliance se voulait aussi une législation politique. Et celle-ci se situe dans un contexte qui est assez radicalement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui.
Or, quel est, pour les chrétiens, le centre de la révélation de Dieu? Si Jésus est bien la Parole faite chair, la deuxième personne de la Trinité venue parmi les hommes, il est l’expression même de la nouvelle création de Dieu. Sa vie et sa parole correspondent à l’expression parfaite
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et complète de la volonté de Dieu. Il est donc, et lui seul, le centre et le sommet de la révélation. C’est sa personne et son enseignement qui sont pour nous l’autorité dernière et c’est avec ce point de départ et cette référence constante que nous devons chercher à comprendre le reste de la révélation.
1° L’Ancien Testament reste l’expression de la volonté de Dieu dans un temps et un contexte donnés. Nous n’appartenons plus à la situation concernée, mais nous ne pouvons que recevoir avec reconnaissance son éclairage. A condition cependant de nous rappeler que nous ne devons l’interpréter qu’à partir de la lecture qu’en fait Jésus, celle-ci étant normative pour nous. Il serait faux de recevoir comme directement normatif tel ou tel passage de l’Ancien Testament sans auparavant l’éclairer à partir de la révélation accordée en Jésus-Christ.
A condition de la lire ainsi, il serait toutefois dangereux à plus d’un titre de nous passer de la révélation de l’ancienne alliance:
a. parce qu’elle nous rappelle aussi l’ordre de la création de Dieu, ordre que la nouvelle création en Jésus-Christ ne vient pas abolir mais restaurer;
b. parce qu’elle nous éclaire dans des situations sociales que nous connaissons aujourd’hui encore (toujours à cause de la «dureté» de notre cœur);
c. parce que sans le fondement de l’Ancien Testament, nous ne pouvons pas comprendre l’éthique de Jésus, qui en est toujours nourrie, qui la continue ou qui en prend le contrepied.
2° Les épîtres, c’est-à-dire l’enseignement des apôtres, sont extrêmement précieuses car elles montrent comment l’enseignement de Jésus a été interprété et reçu dans une situation différente de celle dans lequel il a été donné. Nous ne sommes plus dans le contexte du monde gréco-romain, mais cette première adaptation canonique et inspirée peut nous indiquer des directions, des chemins que nous pouvons suivre pour éclairer nos propres questions. Néanmoins, c’est toujours à la condition de voir dans ces enseignements ou ces pratiques la volonté, guidée par l’Esprit saint, de mettre en œuvre ce qui a été reçu du Christ lui-même.
3° Nous devons également être très attentifs à l’interprétation du texte biblique par les chrétiens qui nous ont précédés. Les situations historiques de l’Eglise à travers les siècles ont présenté d’autres particularités
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encore, et leur compréhension de l’éthique de Jésus fait partie de l’héritage à partir duquel nous avons à tracer notre propre route. Il ne s’agit plus ici d’une dimension normative mais du simple respect dû aux pères dans la foi qui, eux aussi, avaient l’Esprit de Dieu.
Nous sommes donc appelés à recevoir toute l’Ecriture comme guide de notre réflexion éthique, mais en mettant les textes à leur place. C’est l’enseignement de Jésus – donné par sa vie comme par sa parole – qui doit être et rester le centre de la révélation. Telle parole de l’Ancien Testament ne peut pas être prise seule, comme si elle nous donnait la vérité dernière. Nous devons examiner de quelle manière elle s’inscrit dans la reprise de la loi par Jésus, de quelle manière celui-ci a pu la confirmer ou la modifier. De la même manière, il est bon de chercher à comprendre comment un passage des épîtres cherche à reprendre ou à actualiser un enseignement du Seigneur.
La place de l’Esprit saint dans le discernement éthique
Nous ne devons pas oublier, précisément à cause de la révélation biblique, que toute théologie chrétienne doit être trinitaire. Lorsque nous parlons de révélation, nous pensons bien sûr prioritairement à la révélation dans l’histoire que représente la venue du Christ. Il est clair cependant que nous avons déjà besoin de l’Esprit saint pour accéder à une juste interprétation des témoignages qui nous la transmettent. Mais, alors que nous avons à faire face à des questions nouvelles, nous ne pouvons passer sous silence le don de l’Esprit que Jésus annonce et dont le témoignage apostolique rend compte, et qui nous concerne, en dehors même de notre lecture du texte biblique, dans notre existence de croyants.
Jésus annonçait la venue de celui qui enseignerait toutes choses et rappellerait tout ce que lui-même avait dit (Jean 14.26). Il conduit dans toute la vérité en annonçant ce qui vient de Jésus (Jean 16.13-14). Ainsi, c’est la présence même de Christ qui est promise, ainsi que sa lumière.
L’apôtre Paul souligne, pour sa part, que l’homme est incapable d’examiner les profondeurs de Dieu mais que l’Esprit qui nous est donné nous permet de faire preuve de discernement:
L’homme dirigé par l’Esprit juge de tout. […] En effet, qui a connu la pensée du Seigneur et pourrait l’instruire? Or nous, nous avons la pensée de Christ.
1 Corinthiens 2.15, 16
Cette perspective trinitaire qui ne sépare jamais le Christ de l’Esprit nous permet de recevoir la révélation biblique comme fondement et norme de notre réflexion, mais également de nous engager avec confiance dans l’approche de questions nouvelles pour lesquelles l’assistance de l’Esprit nous est promise.
C’est d’autant plus important que l’éthique concerne au moins autant notre propre transformation, le renouvellement de notre intelligence, que la solution de problèmes concrets qui demeureraient comme extérieurs à nous-mêmes. Nous savons bien que nous sommes souvent seulement aussi fidèles que nous en sommes capables. C’est cette capacité qu’il nous faut développer et c’est l’Esprit qui, portant en nous ses fruits, nous fait progresser dans une compréhension vraie et concrète de la volonté de Dieu.
Le commandement d’amour
Le commandement d’amour, centre de l’éthique
Tout lecteur du Nouveau Testament sait qu’au centre de l’enseignement de Jésus et des apôtres, il y a l’amour.
«Maître, quel est le plus grand commandement de la loi?»
Jésus lui répondit: «Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est le premier commandement et le plus grand. Et voici le deuxième, qui lui est semblable: Tu aimeras ton
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prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes.»
Matthieu 22.36-40
Le commandement d’amour est présenté par Jésus comme le plus important mais aussi comme celui dont tout le reste dépend, toute la loi (qui en devient alors comme une sorte de commentaire) et les prophètes. Tout doit être compris à sa lumière. Il est à proprement parler le cœur de l’éthique chrétienne, c’est-à-dire à la fois son centre et son moteur, ce qui donne vie et sens à tout le reste.
Ce double commandement fondamental, nous le trouvons déjà dans l’Ancien Testament:
Tu aimeras l’Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.
Deutéronome 6.5
Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis l’Eternel.
Lévitique 19.18
Cependant, c’est Jésus qui le place ainsi au centre et lui donne une telle importance. Il s’agit d’une lecture que lui fait de ce qui existe avant lui dans la révélation de Dieu. Une lecture que personne n’avait faite avant lui de cette manière.
Dans les livres de la loi, les deux aspects de l’amour de Dieu et du prochain ne sont pas clairement articulés comme ils le deviennent dans l’enseignement de Jésus.
En grec, plusieurs termes peuvent être traduits par «amour».
* C’est agapè qui est le terme spécifique pour qualifier ce que l’amour chrétien peut avoir de particulier et c’est de lui que nous parlerons. Il est l’amour qui donne et qui se donne et dont la traduction technique était autrefois (à partir du latin caritas) «charité». Mais les mots ont des fortunes diverses et l’histoire de celui-ci rend son usage difficile.
* Le mot philia désigne l’inclination vers quelqu’un ou quelque chose, c’est l’amour d’amitié.
* Quant à éros, l’amour qui désire, qui prend et qui possède, si présent dans la pensée grecque et la nôtre, il ne se trouve pas dans le Nouveau Testament.
L’amour peut-il se commander?
Il peut sembler aujourd’hui paradoxal de parler de commandement d’amour tant il est habituel de penser que «l’amour ne se commande pas». L’amour est aujourd’hui lié presque exclusivement au sentiment, au désir, aux pulsions. On le voit bien dans certains films: toutes les infidélités sont justifiées à partir du moment où c’est «l’amour» qui en est la cause; vouloir rester fidèle à une parole donnée relève de l’hypocrisie, alors que suivre ce que l’on ressent découle de la seule vertu qui demeure: l’authenticité. C’est que le mot amour, dans notre société, recouvre un champ très large de significations.
L’amour dont il est question ici est différent. Il est don, souci de l’autre, et relève plus de la volonté et de l’action que du désir et du sentiment. C’est pour cette raison qu’il peut devenir commandement. Lorsque Jésus nous demande d’aimer nos ennemis, il ne nous demande pas d’éprouver à leur égard un sentiment de tendre affection mais de leur vouloir du bien. Ce que nous éprouvons n’est pas exclu et viendra peut-être, en son temps.
L’amour de Dieu et l’amour du prochain
A la question: «Quel est LE grand commandement de la loi?» Jésus répond en en citant deux: celui de l’amour de Dieu, qui était en effet au centre de la foi d’Israël («Ecoute, Israël! L’Eternel, notre Dieu, est le seul Eternel. Tu aimeras l’Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force», Deutéronome 6.4-5), et celui de l’amour du prochain, qui est présenté comme «semblable» (Matthieu 22.36-40). Nous nous trouvons ainsi devant deux commandements qui n’en forment finalement qu’un.
Déjà dans l’Ancien Testament, l’amour de Dieu se manifeste par l’obéissance aux commandements (Deutéronome 11.1, 13, 22; 19.9; 30.15-16; cf. 1 Jean 5.3). Or, ce sont tous les commandements qui sont résumés dans celui de l’amour du prochain (Romains 13.8-10). L’amour est l’accomplissement de la loi. Ainsi, l’amour du prochain est le signe de l’amour de Dieu.
Si quelqu’un dit: «J’aime Dieu», alors qu’il déteste son frère, c’est un menteur. En effet, si quelqu’un n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas?
1 Jean 4.20
Le frère devient en quelque sorte le représentant symbolique de Dieu (comme en Matthieu 25.31-46). Ce lien étroit entre l’amour du frère et l’amour de Dieu peut d’ailleurs se trouver en sens inverse:
Nous reconnaissons que nous aimons les enfants de Dieu au fait que nous aimons Dieu et respectons ses commandements.
1 Jean 5.2
La principale conséquence est que ce lien entre amour de Dieu et amour du frère souligne l’unité indissoluble entre éthique et spiritualité. Tout amour de Dieu, aussi mystique soit-il, est creux, vide et surtout suspect, s’il ne s’incarne pas et ne se concrétise pas dans l’amour concret des frères et sœurs. La piété et l’éthique se tiennent, et c’est d’ailleurs ce qui explique que les grands réveils aient été à l’origine des principales œuvres sociales des Eglises.
La source
du commandement d’amour
Nous pourrions penser que la source suffisante du commandement d’amour se trouve dans le commandement de Dieu lui-même. La volonté de Dieu suffit. Ce serait cependant rester très en deçà de la révélation. Celle-ci fait en effet remonter le commandement d’amour dans l’être même de Dieu.
«Dieu est amour», déclare la Première lettre de Jean à deux reprises (1 Jean 4.8, 16). L’amour qui nous est demandé n’est que la conséquence et comme le reflet de celui que Dieu a pour nous. Maintes fois, le Nouveau Testament revient sur le caractère premier de l’amour de Dieu. C’est lui qui nous a aimés, et il nous revient donc de nous aimer en retour. Nous sommes appelés à être les imitateurs de Dieu (Ephésiens 4.32–5.2). La manière dont Dieu nous a aimés, c’est en faisant don de lui-même en Jésus-Christ (Jean 15.12-13; 1 Jean 4.10-11, 19).
Lorsque Jésus parle de l’amour des ennemis, c’est encore sur Dieu qu’il fonde son commandement: «…afin d’être les fils de votre Père céleste. En effet, il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes» (Matthieu 5.45).
Il conclut ce passage et toute une partie de son enseignement par une invitation finale qui semble bien résumer sa pensée et la fonder: «Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait» (Matthieu 5.48), formule que Luc rendra un peu différemment: «Soyez donc pleins de compassion, tout comme votre Père aussi est plein de compassion» (Luc 6.36), ce qui nous rapproche encore du commandement d’amour.
C’est le moment de nous rappeler que l’amour est avant tout un fruit de l’Esprit (Galates 5.22). Dieu est amour, et son Esprit suscite en nous l’amour à son image. Encore une fois, l’amour est dans la nature même de Dieu, et son œuvre en porte nécessairement la marque. En entrant dans cette dynamique de l’amour, nous laissons Dieu nous approcher de lui.
L’amour vient de Dieu, et toute personne qui aime est née de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.
1 Jean 4.7-8
Cet amour, œuvre et fruit de l’Esprit, est donc le signe principal d’une naissance nouvelle «de Dieu». Il est également le seul chemin sûr de la connaissance.
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La parabole du serviteur impitoyable
La parabole du serviteur impitoyable (Matthieu 18.23-35) montre bien que c’est la grâce de Dieu qui suscite la nôtre. C’est l’amour de Dieu, amour reçu sans aucun mérite de notre part, qui entraîne notre amour pour les autres. Comprendre la grâce, c’est entrer dans cette dynamique. Rester en dehors, c’est ne pas nous laisser porter, ouvrir et entraîner par l’amour de Dieu et donc, c’est nous fermer à son amour.
L’exigence de réciprocité qui conclut la parabole («C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur») s’explique ainsi, de même que la demande du Notre Père sur le pardon et le commentaire que Jésus en donne (Matthieu 6.12, 14-15).
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L’amour sans limites
Le propre de l’amour chrétien est de ne pas être sélectif et de faire sauter les barrières qui ordinairement le maintiennent dans des limites «raisonnables» (ma famille, ma nation, mes amis, mes frères dans la foi, etc.).
L’amour du prochain
«Tu aimeras ton prochain comme toi-même»: tel est déjà le commandement que nous trouvons dans Lévitique 19.18 . Un peu plus loin (Lévitique 19.34), ce commandement est appliqué à l’étranger: «Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un Israélite, comme l’un de vous; vous l’aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers en Egypte.»
Quel est le sens de ce «comme toi-même»? Le meilleur commentaire en est sans doute donné par Jésus lui-même dans le Sermon sur la montagne: «Tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux» (Matthieu 7.12). Et il ajoute: «car c’est ce qu’enseignent la loi et les prophètes». Donc, aimer l’autre comme moi-même, c’est me comporter envers lui comme je souhaite qu’il se comporte envers moi.
C’est le propre de notre nature humaine pécheresse de vouloir limiter le cercle de ceux que Dieu nous demande d’aimer. D’où la question finement perverse du pharisien qui avait bien discerné le centre de la loi et son double commandement: «Et qui est mon prochain?» (Luc 10.29). A partir d’où suis-je dispensé d’aimer, à partir d’où suis-je autorisé à détester l’autre ou, au moins, à défendre mon intérêt personnel en toute bonne conscience?
Jésus répond par la parabole du bon Samaritain (Luc 10.30-37 ) qui va renverser toute cette manière d’envisager les choses. Celui qui est donné en exemple est un Samaritain, c’est-à-dire un étranger, quelqu’un dont on se méfie et que l’on rejette, et de plus un hérétique pour les Juifs qui écoutent. Les «gens bien», prêtres ou lévites, se détournent du service du blessé pour des raisons certainement très pieuses, et c’est ce personnage douteux qui va se comporter comme le prochain de l’inconnu sans connaissance.
Comme le souligne Martin Luther King (1929-1868) dans son livre La force d’aimer, à la question non posée: «Qu’est-ce qu’être le prochain?» Jésus répond: «C’est manifester un amour universel (il ne s’arrête pas aux frontières), un amour dangereux (le Samaritain risque sa vie) et un amour excessif (le Samaritain paie de sa personne et fera plus que son devoir: il continue de s’occuper du blessé, paie pour lui et reviendra plus tard).»
Le renversement réside surtout dans le fait que la question ne porte plus sur des limites mais sur la manière dont je peux être, moi, le prochain de ceux qui sont dans le besoin. Toutes les limites sont abolies. L’amour est bel et bien universel, aussi universel que l’amour de Dieu.
L’amour tel que nous le présente Jésus est extrêmement concret. Il suppose le don de soi à l’autre, à l’imitation de l’amour de Dieu: «Voici comment nous avons connu l’amour: Christ a donné sa vie pour nous; nous aussi, nous devons donner notre vie pour les frères et sœurs. Si quelqu’un qui possède les biens de ce monde voit son frère dans le besoin et lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu peut-il demeurer en lui? Petits enfants, n’aimons pas en paroles et avec la langue, mais en actes et avec vérité» (1 Jean 3.16-18).
C’est cet amour qui résume, comme le dit Paul à son tour, tous les commandements; il est donc l’accomplissement de la loi (Romains 13.8-10).
L’amour de l’ennemi
Avec l’amour du prochain ainsi compris, tout est dit. Mais c’est un peu comme si Jésus savait que nous serons toujours tentés de reposer la question du pharisien et de recréer de nouvelles barrières. Il enfonce donc le clou en donnant un enseignement que le temps n’a pas réussi à banaliser mais que l’Eglise s’est efforcée de réduire à des dimensions convenables: celui de l’amour des ennemis.
Déjà dans le livre de l’Exode, nous trouvons des commandements qui vont dans le sens de l’amour de l’ennemi:
Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi alors qu’il est égaré, tu le lui ramèneras. Si tu vois l’âne de ton ennemi s’effondrer sous sa charge et que tu hésites à le décharger, tu l’aideras néanmoins à le décharger.
Exode 23.4-5
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Ce n’est toutefois que dans les Evangiles que nous trouvons cet enseignement affirmé avec une telle force (cf. Matthieu 5.38-48 ou Luc 6.27-36 ):
Vous avez appris qu’il a été dit: Œil pour œil et dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta chemise, laisse-lui encore ton manteau.
Matthieu 5.38-40
Vous avez appris qu’il a été dit: «Tu aimeras ton prochain et tu détesteras ton ennemi.» Mais moi je vous dis: Aimez vos ennemis, [bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous détestent] et priez pour ceux [qui vous maltraitent et] qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père céleste. En effet, il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les collecteurs d’impôts n’agissent-ils pas de même? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire? Les membres des autres peuples n’agissent-ils pas de même? Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait.
Matthieu 5.43-48
Il est important de bien comprendre que l’ennemi dont il est question n’est pas un ancien ennemi déjà presque ou tout à fait repentant. Non, il s’agit d’un ennemi dans toute la plénitude du terme. Nous sommes invités à répondre avec amour à ceux qui nous agressent, qui nous frappent, qui nous traînent en justice, qui prennent notre tunique ou qui nous imposent des corvées. Tendre l’autre joue, c’est casser le cycle infernal de la violence: le premier acte suscite la réponse qui justifie la violence suivante. La «non-violence», elle, reçoit l’acte violent, l’accueille et ne le renvoie pas. Il s’agit d’un amour qui veut sauver et l’ennemi et les autres de cet engrenage et qui, pour cela, accepte de souffrir.
Jésus commente ce passage en montrant que nous ne faisons en cela rien d’autre que nous comporter comme le Père qui aime tous les hommes et pas seulement les bons et les justes, mais aussi les injustes et les méchants. Notre amour du méchant est donc à l’image de celui de Dieu qui aime lui-même ses ennemis. Jésus est mort pour des pécheurs, donc des ennemis de Dieu. «Voici comment Dieu prouve son amour envers nous: alors que nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous»
(Romains 5.8). Tout l’Evangile est là, dans cette grâce qui touche ceux qui précisément ne la méritent pas.
Jésus continue en soulignant que là seulement se trouve l’originalité de son enseignement. Aimer ceux qui nous aiment n’a rien de spécial: tout le monde en fait autant, c’est naturel. Les pécheurs comme les noncroyants espèrent aussi recevoir en retour et ont de l’amour pour leurs semblables ou leurs complices.
Paul exprime bien l’essentiel dans le chapitre 12 de sa lettre aux Romains. Il invite à l’amour de l’ennemi: «Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez pas» (Romains 12.14). Puis il donne comme la synthèse de cette approche:
Ne rendez à personne le mal pour le mal. Recherchez ce qui est bien devant tous les hommes. Si cela est possible, dans la mesure où cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. Ne vous vengez pas vous-mêmes… Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien.
Romains 12.17-19, 21
Aimer notre ennemi, c’est être vainqueurs du mal par le bien et c’est là toute la dynamique de l’amour selon Jésus. C’est bien parce que l’amour se manifeste toujours dans notre monde pécheur qu’il prend si souvent, dans le Nouveau Testament, la forme du pardon. Il est l’amour en acte, l’amour qui surmonte l’offense, qui est vainqueur du mal par le bien. Il est important de souligner ici ce que signifie l’amour de l’ennemi et la sorte d’amour qui est impliquée. Il ne s’agit pas d’éprouver pour quelqu’un qui nous maltraite une sorte d’affection qui aurait bien des chances d’être pathologique. Aimer, c’est vouloir du bien; c’est la volonté qui est concernée, non le sentiment.
Mais moi je vous dis: Aimez vos ennemis, [bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous détestent] et priez pour ceux [qui vous maltraitent et] qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père céleste.
Matthieu 5.44-45
Les passages entre crochets manquent dans plusieurs manuscrits. Mais, qu’ils soient d’origine ou ajoutés pour expliquer ce que Jésus a dit, ils représentent un excellent commentaire de ce commandement d’aimer ses ennemis: «Bénissez, faites du bien, priez…» Il s’agit de nous comporter
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de manière positive à l’égard d’une personne qui nous maltraite parce que nous voulons son bien malgré tout. C’est le seul moyen de ne pas être emportés nous-mêmes par le mal qui domine notre adversaire. C’est ce que dit Paul en Romains 12, lorsque, après avoir invité ses lecteurs à ne pas se venger mais à laisser toute justice à Dieu, il conclut ainsi un long passage traitant de l’amour des ennemis:
Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, car en agissant ainsi, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête.
Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien.
Romains 12.20-21
L’amour du frère
Nous n’abordons l’amour du frère qu’en dernier, de peur qu’il ne soit mal compris. C’est en effet à la lumière de tout ce qui a été dit que son sens peut nous apparaître clairement. L’amour du frère n’est pas moindre que celui de l’ennemi. Il doit s’agir du même amour, aussi radical, aussi «gratuit» que peut l’être l’amour du prochain, «l’amour» dont parle Jésus. L’amour du frère ne doit en aucun cas relever de l’égoïsme sacré ou de la fraternité des nantis spirituels. Il ne s’agirait plus de l’amour de Jésus, mais nous serions retombés dans un amour semblable à celui des «païens» et des «péagers». D’ailleurs, l’enseignement si riche que nous trouvons dans l’Evangile de Jean ou dans les épîtres vise précisément l’amour fraternel, mais nous avons vu qu’il concerne toutes les formes de l’amour tel que Jésus le comprend.
La seule spécificité de l’amour fraternel, c’est l’espérance de la réciprocité. Dans le monde, l’amour que Dieu suscite doit être comme un signe de Dieu pour les hommes, mais nous ne devons pas attendre de retour. D’où l’accent sur l’amour des ennemis. Dans l’Eglise, il en va autrement. Ou, du moins, il pourrait, il peut parfois en aller autrement. C’est un nouveau mode de relations qui peut alors se construire entre personnes qui, toutes, sont animées par l’Esprit de Dieu.
La communauté, l’Eglise corps du Christ, est le lieu par excellence où cette relation nouvelle devient visible et parle au monde:
Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. C’est à cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples: si vous avez de l’amour les uns pour les autres.
Jean 13.34-35
L’Eglise est appelée à être le lieu où l’enseignement de Jésus et, plus profondément, la vie nouvelle suscitée par l’Esprit, la vie véritable, avantgoût de ce que sera la vie de la création nouvelle, sont déjà partiellement mais réellement expérimentées, vécues et visibles. La nature de l’Eglise est ainsi d’être une communauté de paix et de pardon. Cela ne veut pas dire un lieu qui ne connaît pas les conflits – ce serait placer mythiquement l’Eglise hors du monde et de la réalité – mais un lieu qui connaît et pratique le pardon et la réconciliation. La grande question qui sépare les Eglises non violentes des autres sera de savoir dans quelle mesure et jusqu’où cet amour de Dieu doit être vécu dans l’Eglise et par l’Eglise dans le monde
«Si je n’ai pas l’amour…»
Non seulement l’amour est le cœur, le centre, le moteur du comportement conforme à la volonté – et, nous l’avons vu, à l’être même – de Dieu, mais il est aussi le critère de validité de tout le reste. C’est ce que nous apprend l’hymne à l’amour de l’apôtre Paul en 1 Corinthiens 13.
Les dons spirituels les plus magnifiques et la meilleure théologie ne valent rien sans l’amour. «N’avons-nous pas prophétisé en ton nom? N’avons-nous pas chassé des démons en ton nom? N’avons-nous pas fait beaucoup de miracles en ton nom?» (Matthieu 7.22-23). La foi la plus forte elle-même, celle qui transporte les montagnes, et tous les sacrifices de mes biens ou de ma vie ne valent rien sans l’amour.
Ainsi, c’est bien l’amour, marque et trace de l’Esprit de Dieu en nous, qui donne consistance et valeur à tout le reste. Et si, finalement, trois choses sont appelées à demeurer, la plus grande des trois est l’amour, encore une fois parce que Dieu est amour et que l’amour est de Dieu. On comprend bien pourquoi, après nous avoir invités à aspirer aux dons les meilleurs, l’apôtre voulait indiquer la voie «par excellence» (1 Corinthiens 12.31).
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Chaque fois qu’une éthique chrétienne, serait-ce pour les meilleures raisons du monde, cesse de placer l’amour concret au centre et lui préfère d’autres «valeurs» ou la rigueur du commandement de Dieu, elle cesse d’être chrétienne en oubliant que c’est précisément l’amour qui est le cœur du commandement de Dieu.
A lire pour aller plus loin
Jean Ansaldi, Ethique et sanctification, Labor et Fides, 1983
Daniel Arnold, Vivre l’éthique de Dieu. L’amour et la justice au quotidien, Emmaüs, 2010
Dietrich Bonhoeffer, Ethique, Labor et Fides, 1969
Jacques Ellul, Le vouloir et le faire, Labor et Fides, 1964
–, Ethique de la liberté I et II, Labor et Fides, 1973
Eric Fuchs, Comment faire pour bien faire?, Labor et Fides, 1995
–, Tout est donné, tout est à faire. Les paradoxes de l’éthique théologique, Labor et Fides, 1999
–, L’éthique protestante. Histoire et enjeux, Labor et Fides, 1990
Stanley Hauerwas, Le royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Bayard, 2006
Francisco Lacueva, Bien vivre sa vie, Grâce et vérité, 1983
Oliver O’Donovan, Résurrection et expérience morale. Esquisse d’une éthique théologique, PUF, 1992
Christopher Wright, Vous serez mon peuple, Sator, 1989
–, L’éthique et l’Ancien Testament, Excelsis, 2007
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4. Comment aborder une question éthique
Nous allons essayer de déterminer les éléments à prendre en compte dans toute réflexion chrétienne sur un problème éthique particulier qui se pose aujourd’hui. Cette «méthode» pourra être appliquée à tous les sujets qui se poseront inévitablement, que ceux-ci soient plus ou moins explicitement traités dans l’Ecriture ou qu’ils soient radicalement nouveaux. Il serait en effet dangereux de donner la réponse qui nous semble évidente sans prendre le temps de réfléchir. Les manières de penser qui nous sont habituelles ne sont pas toujours justes…
L’attention à la réalité
Les éléments de la situation
Lorsqu’une question se pose, elle est généralement motivée par une situation concrète. La tentation est grande de donner une réponse avant d’avoir pris en compte la totalité de la question. Une réponse ne sera pertinente que si elle a compris, autant qu’il est possible, les différents aspects du problème.
* Quels sont les différents problèmes auxquels il faut trouver une solution ou auxquels telle solution essaie de répondre?
* Quel est le contexte (historique, social, idéologique, etc.) qui a pu motiver le problème et certaines tentatives ou propositions de solution?
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* Quelles sont les différentes conséquences que telle solution va entraîner et risque-t-il d’y avoir, parmi elles, de nouveaux problèmes non perçus au départ?
L’attention aux personnes
Derrière les grands principes ou les questions posées, il y a généralement des personnes et souvent des souffrances. Or ces dernières ne sont pas toujours où on le croit. L’opinion générale de la presse ou le sens commun nous informent, mais ils se trompent souvent et sont manipulables. Gardons-nous d’oublier la dimension personnelle de tout problème: dans une perspective chrétienne, elle doit rester première. Cette priorité ne doit toutefois pas nous faire oublier qu’une solution semblant prendre en compte la situation dramatique de certaines personnes peut avoir des conséquences importantes à plus long terme en changeant les données de l’équilibre social ou des principes sur lesquels repose la société. D’autres situations personnelles douloureuses en résulteront peut-être…
Un exemple: il y a des personnes en fin de vie qui endurent une situation extrêmement pénible pour elles comme pour leur entourage. On pourrait en déduire qu’il serait bon que la société permette d’abréger leurs souffrances. Les campagnes médiatiques se sont souvent fondées sur des cas particuliers montés en épingle pour faire évoluer les situations. C’est ce qui s’est passé dans certains pays qui ont légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté. Or, cela aboutit à la fragilisation de personnes déjà en situation de faiblesse. Il est donc toujours important d’élargir notre perception et de ne pas nous laisser aveugler par la situation des personnes les plus visiblement concernées. Dans ce cas, on peut dire que l’arbre risque de nous cacher la forêt.
[FAQ Comment concilier coutume et morale?
Qu’une pratique soit ancienne et acceptée naturellement par tous ne prouve en rien son caractère moral. Ce n’est pas «parce que tout le monde triche» qu’il devient juste de tricher ou plus largement
«parce que tout le monde fait ainsi» qu’il serait bon de le faire également. Les coutumes humaines ont toutes besoin d’être corrigées par l’Evangile. Ne pas avoir de contact avec les pécheurs pour ne pas risquer d’être souillé était la coutume chez les Juifs pieux du temps de Jésus. C’est pour cette raison qu’ils étaient choqués de la liberté avec laquelle il entretenait des relations avec des pécheurs notoires.
Les coutumes d’un pays peuvent être plus ou moins influencées par la foi chrétienne, mais aucune ne lui correspond parfaitement. Ce n’est pas parce que c’est la tradition et que nous avons toujours fait ainsi qu’une chose est bonne.
C’est pourquoi, lorsque nous pensons devoir réagir à certains changements de la société, demandons-nous ce qui pouvait être injuste dans les pratiques anciennes. Ce n’est pas sur elles et sur le passé que nous devons nous fonder, mais sur le Christ et ce qu’il nous demande…
Les éclairages bibliques particuliers
Les problèmes qui se posent à nous aujourd’hui sont rarement traités directement et explicitement dans l’Ecriture. Il importe donc de nourrir notre réflexion de tous les aspects du texte biblique qui peuvent éclairer la situation. La première démarche, une fois le sujet convenablement délimité, consistera à chercher dans l’ensemble de la Bible les passages susceptibles d’éclairer la question que nous nous posons sous tel ou tel angle.
Dans son contexte particulier – celui d’une législation concernant tout un peuple –, l’Ancien Testament nous apporte une loi et une histoire qui ont du sens et indiquent des choix possibles à une époque. Ces textes peuvent nous aider à discerner ce qui est mal, ce que la Bible condamne, même si nous devons toujours nous rappeler que nous ne sommes plus
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sous le même régime. Il importe de tenir compte de la distance qui nous sépare de la situation dans laquelle ces textes ont été écrits.
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Jugement moral et conséquences
Sur des questions délicates, il est fréquent de voir certains souligner la distance – culturelle et théologique – qui nous sépare de l’Ancien Testament. Ainsi, les textes de la loi relatifs à l’homosexualité (Lévitique 18.22; 20.13) seraient disqualifiés pour cette raison. Cependant, il faut distinguer entre ce que nous pourrions appeler le jugement moral porté sur telle ou telle action et les conséquences qui en découlent. L’adultère est puni de mort dans la loi de Moïse (Lévitique 20.10); le Nouveau Testament maintient pleinement le jugement moral porté sur la situation d’adultère, mais les conséquences de ce jugement doivent être comprises à la lumière de l’amour et de la grâce qui sont au centre de l’enseignement de Jésus. Le texte de Jean 8.1-11 sur la femme adultère (texte qui n’apparaît pas dans les plus anciens manuscrits, qui n’est pas du même auteur que l’Evangile, mais dont la canonicité est généralement reconnue) en est un exemple frappant. Sur l’homosexualité, les textes du Nouveau Testament semblent reprendre le jugement négatif de la loi (Romains 1.18-32; 1 Corinthiens 6.9-10; 1 Timothée 1.8-11), mais nous devons les recevoir avec l’éclairage de l’annonce de la grâce de Dieu pour les pécheurs.
Jésus lui-même, face à une question sur le divorce, reprend de grandes affirmations de l’Ancien Testament pour fonder sa réponse et souligner la force du lien du mariage (Matthieu 19.3-9).
Le Nouveau Testament offre des situations différentes. Les Evangiles présentent la parole de Jésus, sa vie et celle des disciples. C’est là que nous pouvons trouver l’essentiel des valeurs qui nous sont proposées, les grands principes qui doivent orienter notre existence. Les Actes et les épîtres nous montrent comment ces paroles ont été adaptées dans le contexte d’Eglises installées dans d’autres cultures et nous présentent des situations parfois relativement proches de celles que nous connaissons.
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Principe et application Ainsi, Jésus, dans le contexte de son ministère, met l’accent sur la nécessité de tout abandonner pour le suivre (Luc 12.33) et l’on connaît sa rencontre avec le jeune homme riche (Matthieu 19.16-24); les chrétiens de l’Eglise de Jérusalem semblent s’inscrire dans la même ligne: «Personne ne disait que ses biens lui
appartenaient en propre, mais ils mettaient tout en commun» (Actes 4.32).
On peut penser que la réflexion de l’apôtre Paul, dans un tout autre contexte et dans la perspective d’une Eglise entrant dans la durée, adapte le même principe à une situation nouvelle: il invite l’Eglise de Corinthe à la générosité en faveur de celle de Jérusalem: «En effet, il ne s’agit pas de vous exposer à la détresse pour en soulager d’autres, mais de suivre un principe d’égalité: dans les circonstances actuelles votre abondance pourvoira à leurs besoins, afin que leur abondance aussi pourvoie à vos besoins» (2 Corinthiens 8.13-14).
Nous nous trouvons ainsi devant une évolution. De fait, la perspective créationnelle a souvent besoin de la révélation en Christ pour être comprise. L’Ancien Testament nous montre comment cette perspective a été adaptée, en fonction du péché et de la dureté de notre cœur, dans une situation historique du passé. Les épîtres néotestamentaires proposent elles aussi, mais dans «l’autre sens» chronologique, une adaptation dans le cadre d’une communauté chrétienne minoritaire au sein d’autres cultures, non juives.
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Créationnel
En théologie, on emploie le terme «créationnel» pour qualifier un élément tel qu’il a été déterminé lors de la création du monde par Dieu.
A nous de poursuivre les lignes pour discerner comment la même intention peut être incarnée dans notre situation actuelle. Dans ce sens, et sans que cela ne présente aucun caractère normatif, la manière dont les chrétiens à travers l’histoire ont pu comprendre une question peut aussi fournir des informations très instructives.
Nous devons reconnaître qu’il faut parfois beaucoup de temps pour que certains principes bibliques portent des fruits concrets dans la société. Ainsi, dans l’Antiquité, l’esclavage était une institution, dans le monde gréco-romain. L’apôtre Paul a eu des affirmations mettant cet ordre en question: lorsqu’il déclare qu’il n’y a plus de différence devant Dieu entre un esclave et un homme libre (Galates 3.28), lorsqu’il adresse à Philémon une lettre pleine de tact au sujet de son esclave converti Onésime, les fondements de l’esclavage sont mis en cause, mais la petite Eglise naissante n’est pas en mesure de changer quoi que ce soit à l’ordre social. Plus tard,
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des nations «chrétiennes» (catholiques et protestantes) pratiqueront l’esclavage d’une manière sans doute plus dure encore que dans l’Antiquité. Et il faudra attendre encore avant que l’influence de l’Evangile n’amène certains à condamner cette pratique et, finalement, à la rendre illicite.
[FAQ
Est-ce qu’on trouve vraiment toutes les réponses dans la Bible?
Non, bien sûr. Il existe énormément de questions pour lesquelles la Bible ne fournit pas de réponse immédiate et explicite. Les progrès de la science, par exemple, nous posent des questions que les auteurs bibliques n’auraient pas pu imaginer. Qu’on ne s’attende donc pas à trouver dans la Bible un traité de bioéthique. Cependant, si des questions nouvelles se posent, l’être humain reste le même, et tout ce qu’elle dit est souvent d’une étonnante actualité parce qu’elle nous parle des hommes et des femmes que nous sommes avec leurs ombres et leurs lumières. Cet enseignement pose les grands principes et les bases solides sur lesquelles nous pouvons continuer de bâtir. Comme nous l’avons vu, Paul avait déjà à affronter des questions que Jésus n’avait pas abordées. Il le fait en cherchant à être fidèle à l’enseignement de son maître et à l’Esprit qui le guide. Et ses réponses nous aident à continuer sur cette voie. ]
Nous pouvons donc dégager plusieurs choses de cette enquête dans le texte biblique: certains grands principes qui demeurent et qui peuvent nous orienter, mais aussi la manière dont ces principes ont pu être appliqués à des époques différentes. Ainsi, l’adultère est condamné par l’ensemble de l’Ecriture, et ce principe reste pleinement d’actualité pour nous aujourd’hui. Mais si nous nous penchons sur les conséquences concrètes de cet acte et l’attitude à avoir à l’égard de ceux qui ont pu le commettre, la distance est grande entre la condamnation à mort que l’on trouve dans le Deutéronome (Deutéronome 22.22) et l’attitude de Jésus disant à la femme adultère en Jean 8.11: «Moi non plus, je ne te condamne pas; vas-y et désormais ne pèche plus.»
Ce que nous avons vu précédemment sur la manière de lire la Bible «en relief» et en privilégiant ce qui nous vient de Jésus s’applique bien sûr dans ce cas.
Le rapport à l’Evangile
On pourra s’étonner que l’on ressente le besoin d’ajouter «l’Evangile» au texte biblique lui-même. Il ne s’agit pas ici des livres que nous appelons ainsi mais de l’éclairage permanent et fondamental qui est au centre du message de la révélation. Comment les messages de la grâce de Dieu, de l’amour du prochain et de l’ennemi, de la repentance et du pardon, de l’œuvre de l’Esprit et de la sainteté viennent-il s’inscrire dans la question posée?
Exigence et grâce
Jésus apporte sur les situations qui se présentent et les questions éthiques deux éclairages nouveaux:
* D’une part, il pousse l’exigence beaucoup plus loin que ce qui existait avant lui. Il dévoile quelle est la volonté profonde de Dieu, parfois au-delà de ce qui était exprimé dans la loi et qui tenait compte de la «dureté» du cœur des hommes (Matthieu 19.8). Cette radicalité de son enseignement, nous la percevons tout particulièrement dans le Sermon sur la montagne: là où la loi interdit le meurtre, Jésus rappelle que se mettre en colère contre son frère ou l’injurier est tout aussi grave (Matthieu 5.21-22); là où elle interdit l’adultère, il parle du simple regard de convoitise et de ce qui se passe dans le cœur (Matthieu 5.27-28)… Il porte donc l’exigence divine à un point qui peut nous paraître inaccessible.
* Mais il le fait précisément parce que sa parole est également porteuse de grâce. «Allez apprendre ce que signifie: Je désire la bonté (ou la miséricorde) , et non les sacrifices. En effet, je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs» (Matthieu 9.13).
C’est précisément parce que sa parole apporte d’abord la grâce de Dieu qu’elle peut aller aussi profondément dans l’exigence.
Ces grandes orientations – l’exigence et la grâce – se retrouveront au cœur de toute éthique qui se veut chrétienne et inspirée par l’Evangile.
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D’un côté la nécessité de dire le vrai, de dire que le péché est péché, que le mal ne doit pas être déguisé sous des apparences trompeuses, que l’exigence de Jésus est radicale et que nous n’avons pas d’autre direction à suivre que la sainteté et la perfection de Dieu. Mais de l’autre, la miséricorde et l’amour envers le pécheur que Jésus est venu apporter. Nous ne sommes pas appelés à juger les personnes ni à les condamner pour nous rassurer nous-mêmes. En Jean 8.11, Jésus ne condamne pas la femme adultère; il l’invite à changer de vie: «Vas-y et désormais ne pèche plus.»
Bien des différences entre chrétiens dans l’appréciation de situations éthiques sont liées à cette tension toujours présente. En effet, il s’agit d’une sorte de chemin de crête, et il est facile de tomber d’un côté ou de l’autre. Nous pouvons être tellement attachés à l’exigence que nous retombons dans une sorte de légalisme, comme si notre justification et notre salut dépendaient de notre capacité à obéir à la loi. Et l’on sait bien que cela a existé dans l’histoire de l’Eglise. Mais l’erreur inverse existe également, et elle constitue sans doute une tentation plus forte encore dans notre société: en insistant essentiellement sur la grâce, nous risquons de laisser complètement de côté l’exigence et de tolérer facilement le péché. La grâce, comme le disait le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), devient alors une «grâce à bon marché» et Dieu, une sorte de distributeur automatique de pardon et de salut.
L’un va avec l’autre et ne se comprend droitement que dans cette tension. Mais il ne sera pas toujours facile d’évaluer les conséquences pratiques de cette double affirmation. Les uns mettront plus l’accent sur l’exigence, le fait d’appeler les choses par leur nom; les autres sur la miséricorde et la possibilité laissée aux personnes de changer et de repartir sur de nouvelles bases. Cette tension est constitutive de l’éthique chrétienne et nous devons la garder en mémoire dans toute réflexion sur des sujets concrets.
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«La grâce à bon marché est l’ennemie mortelle de notre Eglise. Actuellement, dans notre combat, il en va de la grâce qui coûte.
La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à liquider, le pardon au rabais, la consolation au rabais, le sacrement au rabais.
[…] La grâce à bon marché, c’est la justification du péché et non point du pécheur. Puisque la grâce fait tout toute seule, tout n’a qu’à rester comme
avant. ‘Toutes nos œuvres sont vaines.’ Le monde reste monde et nous demeurons pécheurs ‘même avec la vie la meilleure’ […]
La grâce qui coûte, c’est le trésor caché dans le champ: à cause de lui, l’homme va et vend joyeusement tout ce qu’il a; c’est la perle de grand prix: pour l’acquérir, le marchand abandonne tous ses biens. […]
Elle coûte parce qu’elle appelle à l’obéissance; elle est grâce parce qu’elle appelle à l’obéissance à Jésus-Christ; elle coûte parce qu’elle est pour l’homme au prix de sa vie; elle est grâce parce que, alors seulement, elle fait à l’homme cadeau de sa vie; elle coûte parce qu’elle condamne le péché; elle est grâce parce qu’elle pardonne le pécheur.
Dietrich Bonhoeffer, Le prix de la grâce, Delachaux & Niestlé, 1967, p. 11-13
Nous avons affirmé que la révélation en Jésus-Christ est le centre de l’éthique chrétienne et que c’est à sa lumière que tout doit être compris. Il faut garder cela à l’esprit en examinant les différents points qui suivent.
Le modèle
création-chute-rédemption
Le «modèle» création-chute-rédemption est le schéma qui sous-tend la théologie protestante classique. C’est une lecture de l’Ecriture extrêmement importante dans toute réflexion éthique. L’oublier, c’est risquer de confondre des domaines qui doivent rester distincts pour être compris (même et surtout lorsqu’ils sont en interaction) et de négliger des éléments clés.
Création
La création, c’est à la fois la perspective originelle et (d’une certaine manière) la perspective finale. Originelle parce que la création de Dieu est bonne et que ce que Dieu en dit est comme le «mode d’emploi» de cette création et de la vie humaine en particulier. Finale parce que la perspective eschatologique est au moins aussi le retour au projet initial de Dieu
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(Matthieu 19.8). Si le renouvellement de toutes choses est appelé à dépasser l’état initial, c’est en l’assumant et l’accomplissant. L’ordre créationnel subsiste donc; savoir dans quelle mesure et comment il est connaissable fait l’objet de grands débats.
Chute
Sans une conscience précise du péché, il est impossible de comprendre la réalité de la situation humaine dans le monde. Nous ne sommes plus dans le projet de Dieu tel qu’il s’est exprimé dans la création. La volonté comme l’intelligence de l’homme sont touchées par le péché. Jusqu’où?
Là encore, il s’agit d’une question discutée et qui pourra avoir de grandes conséquences.
Souvenons-nous que l’éthique chrétienne se situe dans un monde déchu, un monde où l’on frappe sur la joue, où l’on exerce la contrainte et où l’on tue. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’amour se décline de manière privilégiée sur le mode du pardon.
Rédemption
C’est très précisément dans le cadre de la rédemption que nous réfléchissons. Toute éthique chrétienne se situe dans le mouvement de salut qui, accompli par Jésus et suscité par l’Esprit, se veut un retour vers la norme de la volonté divine. C’est lorsqu’on a reconnu le péché dans toute sa profondeur qu’on peut prendre la pleine dimension de la rédemption. L’éthique chrétienne ne se veut pas seulement une norme; elle se situe au cœur même de la vie de l’être racheté par Christ. Un être qui, poussé et rendu apte par l’Esprit, entre dans une transformation radicale de sa vie à l’image de son Seigneur.
Nous nous situons entre le monde de la chute dont Dieu nous extrait mais au sein duquel nous vivons et celui du royaume auquel nous participons déjà partiellement mais qui n’est pas encore manifesté dans sa plénitude. Et nous ne vivons pas cette dimension de manière solitaire: nous la vivons en Eglise, au sein d’une communauté nouvelle, animée par l’Esprit, qui est comme un avant-goût du royaume de Dieu au cœur du monde et à la suite du Christ. C’est une des significations du baptême, signe de l’union avec Jésus-Christ dans sa mort comme dans sa résurrection.
L’homme: créé à l’image de Dieu
Toute perspective éthique repose en grande partie sur une certaine conception de l’homme. Lorsque le livre de la Genèse présente la création, il souligne la volonté de Dieu de faire l’homme à son image et à sa ressemblance (Genèse 1.26-27 ). Sans approfondir cette question, nous allons simplement dégager certains aspects particulièrement importants dans une perspective éthique.
Pour la tradition chrétienne, l’«image de Dieu» caractérise les aspects rationnels et moraux de l’être humain, ainsi que son aptitude à la sainteté. L’homme est un être susceptible d’avoir une relation privilégiée avec Dieu, d’entrer en dialogue et être en communion avec lui. Il est aussi une personnalité capable de choisir, de vouloir et d’aimer.
Ajoutons que cette ressemblance est liée à la domination sur le monde créé, comme si l’être humain, «lieutenant» de Dieu, était le gérant de la création.
Rappelons-nous que, lors de la création, il ne s’agissait pas de possibilités mais de réalité. La justice, la connaissance et la sainteté sont des caractéristiques de l’homme créé par Dieu, donc tel que Dieu le veut.
Après la chute, c’est-à-dire aussi bien dans l’histoire de l’humanité que dans notre réalité actuelle, l’image de Dieu subsiste-t-elle encore pour une part? Les positions ont sur ce point été diverses.
* Pour l’optimisme catholique, l’image de Dieu a seulement été plus ou moins blessée; certains aspects de la personne ont été touchés, en particulier sa volonté, mais pour l’essentiel, l’image subsiste. C’est surtout vrai de la pensée de Thomas d’Aquin (1224-1274). Augustin (354-430), Bernard de Clairvaux (1090-1153) ou Anselme de Cantorbéry (1033-1109) avaient une vue moins positive.
* Pour d’autres – comme une tradition luthérienne ou des théologiens protestants du 20 e siècle tels Karl Barth (1886-1968) ou Emil Brunner (1889-1966) –, l’image a complètement disparu et ne peut être retrouvée que dans et par le Christ. Cette perspective prend fortement
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en compte le péché et son impact sur l’homme mais semble sousestimer le caractère structurant et essentiel de l’image de Dieu en l’homme.
De fait, il semble clair que l’image subsiste en l’homme malgré la chute (Genèse 9.5-7; Actes 17.28-29; Jacques 3.9-10). C’est d’ailleurs ce qui fonde l’extrême valeur de tout être humain, indépendamment de sa foi ou même de son salut. Néanmoins, le péché a tellement déformé cette image que l’on peut dire qu’il s’agit d’une caricature, et c’est le travail de la grâce de restaurer cette image dans sa plénitude.
La connaissance réelle de l’image de Dieu, dans la situation qui est la nôtre, passe par la connaissance de Christ. C’est lui qui est l’image de Dieu dans sa plénitude («Le Fils est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création», Colossiens 1.15), et seule la régénération permet de comprendre ce qu’est cette image.
Or le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Nous tous qui, sans voile sur le visage, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés à son image, de gloire en gloire, par l’Esprit du Seigneur.
2 Corinthiens 3.17-18
L’homme: libre et capable de faire le bien?
Les conséquences éthiques de la question de la liberté de l’homme sont importantes. L’homme réel, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est-il par lui-même capable de faire le bien, capable de discerner la volonté de Dieu? Une première – et sans doute trop rapide – réponse pourrait résumer le débat en disant que le catholicisme répond traditionnellement oui à cette question, tandis que le protestantisme répond non. Il est en fait possible de distinguer deux attitudes extrêmes:
Vivre en chrétien aujourd’hui
Sous la direction d’Alain Nisus, Luc Olekhnovitch & Louis Schweitzer
Un monde qui change. Des défis toujours nouveaux qui surgissent. Un écart de 2000 ans entre les enseignements de Jésus-Christ et l’époque contemporaine. Pas facile, pour le chrétien du 21e siècle, de savoir comment agir et réagir!
Vivre en chrétien aujourd’hui cherche à offrir les outils qui permettront aux croyants de vivre leurs convictions au quotidien: les bases sur lesquelles réfléchir, les questions à se poser, les principes à mettre en œuvre.
*rédaction par des francophones de différentes dénominations
* aperçu des diverses positions adoptées au fil de l’histoire et de leurs arguments
*définition des termes techniques et index
*questions des plus jeunes… avec des réponses
*citations de théologiens et autres penseurs
*illustrations
Textes : Alain Nisus, Louis Schweitzer, Daniel Arnold, Luc Olekhnovitch, Henri Blocher, Hélène Farelly, Frédéric de Coninck, Paul Hégé, Michel
Charles, Danielle Drucker
Illustrations : Joël Büchli, Guido Delameillieure, Brunor, Duf